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Dans leur version contemporaine, les principales règles d’aménagement des rapports collectifs de travail au Québec édictées par le législateur se trouvent dans le Code du travail[1]. Ce régime privilégie la voix « et la loi du milieu » (le droit substantif est établi par la négociation des conditions de travail grâce au syndicat) et l’intervention de l’État se limite à l’énoncé d’un cadre procédural, tout en instaurant un idéal démocratique (Morin et al., 2010 : 935-936). Ainsi structuré ce régime est l’expression du pluralisme industriel (Fudge et Tucker, 2000 : 251-306; Brunelle et Verge, 2003 : 728; Collins, 1987 : 193).

Même à son apogée, force est d’admettre que ce modèle ne parviendra jamais à englober plus de la moitié des travailleurs au pays (Fudge, 2010 : 34). C’est donc l’action législative qui offrira au travailleur logé à l’extérieur des zones d’action syndicale des conditions de travail minimales. À partir de ce moment, il « est clair que la négociation collective n’est plus l’unique véhicule du développement des conditions de travail » (Verge, Trudeau et Vallée, 2006 : 59). Ainsi, l’autonomie collective et l’intervention directe de la loi apparaissent comme les deux piliers du droit du travail dans la détermination des conditions de travail.

Malgré la sophistication des actions menées par le législateur (édification d’un tissu protecteur de normes minimales du travail) et par l’action syndicale pour assurer une meilleure protection aux travailleurs, de récentes statistiques démontrent la résurgence d’une pauvreté laborieuse. Ce phénomène est en étroite relation avec l’accroissement des inégalités et l’augmentation de l’emploi précaire[2] surtout pour certains groupes de travailleurs[3]. Or, Rodgers et Rodgers (1989 : 4) établissent un lien direct entre le degré de protection obtenu par la négociation des conditions de travail et la lutte contre la précarité. Le syndicat aurait donc un rôle crucial à jouer en négociant des conditions de travail pour les travailleurs précaires.

L’objectif de cet article consiste à établir que le judiciaire a pris le relais du législateur en ce qui a trait à l’avancement de la représentation collective des précaires. Naturellement, l’ampleur du sujet nous invite à n’en examiner que quelques aspects. Notre choix portera sur l’accès à la représentation collective de certains travailleurs précaires à partir de l’actualité juridique. En effet, dès 2001, la Cour suprême du Canada a opéré un revirement jurisprudentiel par lequel elle reconnaissait une plus vaste portée à la garantie constitutionnelle de la liberté d’association (alinéa 2d de la Charte canadienne des droits et libertés)[4]. Cet arrêt servira de point de départ à notre réflexion. Nous chercherons à déterminer en quoi l’actualité juridique récente offre les ingrédients nécessaires à une meilleure représentation collective des travailleurs précaires.

Si la législation et l’action collective ont été vues plus tôt comme des piliers destinés à soutenir et assurer la détermination des conditions de travail, la synergie entre ces deux sources de droit n’est plus à l’ordre du jour. Nos analyses montrent que les travailleurs précaires souffrent d’un manque d’appui de la part du législateur pour leur ouvrir l’accès à la syndicalisation, et que depuis 2001, le pouvoir judiciaire semble avoir pris le relais du législateur dans cette mission. À l’évidence, l’action judiciaire se révèle être un terreau plus fertile pour l’épanouissement de la représentation collective des précaires. Un épanouissement que nous démontrerons par l’analyse de deux cas, celui des responsables d’un service de garde et des travailleurs migrants agricoles, avant d’ouvrir pour conclure la discussion sur les implications d’un tel changement pour la représentation des précaires.

La représentation collective des travailleurs précaires : un cadre juridique en mutation

En l’espace de quelques années, nous sommes passés d’un contexte juridique peu propice à la représentation des précaires en raison de l’actualité législative à une situation de renouveau, initiée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Health Services and Support – Facilites Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique[5].

Les obstacles à la représentation collective des précaires

Si la loi a été le véhicule par lequel les rapports collectifs du travail se sont imposés pour rétablir l’équilibre de rapport de force existant entre l’employé et l’employeur, elle a aussi été le moyen d’exclure certains travailleurs précaires de la représentation collective. Rôle tantôt actif tantôt passif de la législation du travail qui a eu pour effet de fermer ou d’éroder l’accès à la protection du Code. Explicites, implicites ou de facto, ces exclusions concernent pour partie des travailleurs précaires. Mais la loi n’est pas la seule responsable, car après avoir accédé à la syndicalisation, plusieurs études montrent que le salarié syndiqué précaire n’obtient pas toujours le plein accès aux droits négociés.

Les exclusions explicites, implicites et de facto du Code du travail

Le Code énonce de façon laconique ce qu’il entend par « salarié » et exclut explicitement ou implicitement de ce groupe certains d’entre eux. L’actualité judiciaire nous invite à traiter plus particulièrement de l’une de ces exclusions, énoncée à l’article 21, alinéa 5 du Code : « Les personnes employées à l’exploitation d’une ferme ne sont pas réputées être des salariés aux fins de la présente section, à moins qu’elles n’y soient ordinairement et continuellement employées au nombre minimal de trois ».

Initialement, le motif avoué d’une telle exclusion était de tenir à l’écart de la syndicalisation les petites exploitations agricoles de type familial. Aujourd’hui, ce sont essentiellement des travailleurs migrants et immigrants qui occupent ces postes, le plus souvent saisonniers, précaires, où les conditions de travail et de vie sont parfois difficiles, dangereuses et discriminatoires, et pour lesquels ils obtiennent en retour une faible rémunération et peu de protection sociale. Questionnée depuis longtemps par la doctrine (Moran et Trudeau, 1991 : 159; Mimeault et Simard, 1999 : 388), cette disposition vient d’être déclarée inapplicable par la Commission des relations du travail (CRT)[6].

Aux exclusions explicites s’ajoutent celles dites implicites, car, en dépit de son principe d’ouverture, le Code n’accorde la reconnaissance légale du droit d’association qu’aux personnes désignées comme « salariées ». Ainsi, en principe, sont exclus ceux qui fournissent leur prestation de travail contre une rémunération, mais sans lien de subordination juridique, c’est-à-dire les travailleurs autonomes. Or, plusieurs d’entre eux vivent sous la dépendance d’un donneur d’ouvrage, et à ce jour les politiques publiques sont restées muettes sur cette situation, laissant aux tribunaux le soin de trancher au cas par cas cette question (Bernier, Vallée et Jobin, 2003 : 76; Bernstein et al., 2009a : 177 et 2009b : 19). Pourtant, si l’on compare le revenu familial des travailleurs indépendants avec celui des salariés, on constate que le ratio de pauvreté est, dans tous les cas, plus élevé chez les travailleurs indépendants (Chaykowski, 2005 : 38). Et lorsque ces derniers bénéficient d’avantages sociaux, c’est le plus souvent grâce au régime de leur conjoint. Parmi les travailleurs indépendants, certains dépendent de la vente de leur force de travail pour vivre sans que les lois du travail les entourent de leur halo de protection. Certes, la Commission des relations du travail adopte une démarche dite « pragmatique » en tentant, lorsqu’un tel litige lui est soumis, de déceler le vrai entrepreneur du faux. Mais est-il nécessaire de livrer ces travailleurs aux incertitudes d’une démarche judiciaire souvent longue et coûteuse (Coiquaud, 2007) ? On peut en douter. Il y a dix ans, le législateur a introduit l’article 20.0.1 au Code pour contrer la « déqualification du salarié » en travailleur indépendant (Blouin, 2003 : 137). En dépit de son caractère novateur, cette mesure reste limitée dans son application. Elle n’est qu’un « garde-fou » à l’égard de l’employeur qui envisage une déqualification à l’occasion d’un changement apporté au mode d’exploitation de son entreprise.

Enfin, d’autres formes d’exclusions sont liées aux difficultés d’assurer l’accès à la syndicalisation des salariés précaires; des exclusions de facto. Les modalités de travail rendent parfois difficile la formation d’une association de salariés (Vallée, 1999)[7]. Le syndicat doit alors déployer des ressources importantes pour y parvenir. Par exemple, plusieurs tentatives de syndicalisation du secteur de la restauration se heurtent à la présence de nombreux contrats à temps partiel et à un fort taux de roulement du personnel, rapporte le rapport Bernier, Vallée et Jobin (2003 : 76). À cette situation, il faut ajouter la situation des travailleurs sans statut légal[8] qui se voient exclus de l’application du Code et des autres lois du travail (Bernstein, 2009 : 237) dans des secteurs tels que les blanchisseries, la transformation de la viande. En somme, l’ossature du régime proposé laisse nombre de travailleurs orphelins de toute représentation en vertu du Code, et les prive des bénéfices d’une convention collective négociée. Bien sûr, le portrait ne serait pas global si nous n’évoquions pas le fait que le législateur a créé de toutes pièces certains régimes de rapports collectifs pour mieux s’adapter aux contraintes sectorielles[9] (Bernier, Vallée et Jobin, 2003 : 91-94), mais cela dépasse notre propos.

Nombreux sont les obstacles à franchir pour permettre au travailleur précaire de s’organiser et de négocier collectivement des conditions de travail, mais, une fois levés, les hostilités ne prendront pas nécessairement fin, car le salarié précaire peut se voir priver de certains droits pourtant acquis en vertu de son statut de salarié syndiqué.

L’autonomie collective génératrice d’exclusion

Ce phénomène n’est pas nouveau. Il a été documenté à au moins deux reprises par la doctrine, mais semble s’intensifier ces dernières années (Blouin, 2003 : 137; Bernier, 2007 : 14). À la faveur des difficultés économiques de plusieurs industries et plus généralement de l’instabilité économique régnante, la négociation des conditions de travail semble plus ardue. Dans ce contexte, le résultat de la négociation collective peut conduire à exclure, de l’accès à certains droits négociés, un groupe de salariés pourtant visés par l’accréditation. Le plus souvent, il s’agit de ceux titulaires d’un statut précaire, par exemple, les occasionnels, les temporaires. En 2003, Rodrigue Blouin dénonçait cette pratique et fournissait les arguments juridiques pour l’invalider en regard du Code (Blouin, 2003 : 165).

En 2007, c’est au tour de Jean Bernier qui réalise une vaste étude sur cette question à partir d’un échantillon de 156 conventions collectives, couvrant au total 34 307 salariés répartis au sein d’accréditations d’au moins 75 salariés et contenant des dispositions particulières négociées pour les salariés atypiques dans l’hôtellerie, la restauration, l’alimentation, le commerce de détail, et les secteurs manufacturier et municipal. Il conclut que « les salariés ayant un emploi atypique sont en quelque sorte les parents pauvres du régime québécois de la négociation collective » (Bernier, 2007 : 14). Il constate sans équivoque que ces travailleurs n’ont pas accès de façon égale à nombre d’avantages pécuniaires parmi lesquels se trouvent les salaires. Dans 49 % des conventions collectives, des disparités salariales sont négociées et il en est de même, mais dans des proportions différentes, pour les congés payés et les avantages sociaux. Certaines clauses, quoique valablement négociées, ont même pour effet de priver ou de rendre improbable l’accès à des emplois permanents de qualité. De plus, les protections classiques offertes par les conventions collectives ne sont réservées qu’à certains. Par exemple, 13 % d’entre elles limitent l’accès à l’arbitrage de grief[10], ou en restreignent l’accès dans 20 % des cas, rapporte Bernier.

Alors que les syndicats ont une propension marquée à négocier une protection des droits d’ancienneté dans le but de contenir l’« arbitraire patronal », cette étude révèle que plus de 60 % des conventions collectives prévoient que certaines catégories de salariés n’accumulent aucune ancienneté ou le font uniquement au prorata des jours ou des heures travaillées. Enfin, si les conventions collectives contiennent des règles destinées à régir l’exercice des droits liés à l’ancienneté, elles sont, dans 87 % des cas, rédigées de façon à mieux protéger les salariés permanents à temps plein, mais elles contribuent également à restreindre l’accès à ces postes et avantages aux autres. L’auteur conclut alors que « toutes les catégories d’emploi atypiques sont touchées », en particulier les étudiants, les travailleurs occasionnels et à temps partiel, et plus particulièrement les femmes et les immigrés (Bernier, 2007 : 7).

Que faut-il en conclure ? Que l’acteur syndical alimente le credo de la précarité ou que le contexte économique conduit à affaiblir le pouvoir de négociation du syndicat ? La couverture actuelle offerte par le Code aux travailleurs précaires est loin d’accorder toute la protection dont ils auraient besoin pour assurer leur représentation collective. Force est de constater que l’adaptation aux nouvelles formes d’organisation du travail n’est pas encore réalisée et qu’au surplus, la résistance que peut opposer l’acteur syndical au moment de négocier des conditions de travail tend à s’affaiblir dans certains secteurs économiques, ce qui amplifie le phénomène de précarisation en accordant une partie seulement des droits négociés à cette frange de travailleurs. Face à ces obstacles, il semble que la Cour suprême ait semé au gré des années les éléments favorables à une meilleure prise en considération du travailleur et du travailleur précaire. De plus, le nouvel entendement que donne la Cour à la liberté d’association paraît créer des circonstances opportunes pour assurer une meilleure représentation collective des travailleurs précaires.

L’audace prétorienne : les ingrédients favorables à la représentation collective des travailleurs précaires

En 2001, la Cour suprême du Canada vient confirmer l’interprétation selon laquelle la liberté d’association peut protéger des activités qui en elles-mêmes sont de nature collective[11]. Plus tard, elle affirme que l’activité de négociation collective est protégée par la liberté constitutionnelle d’association, ce qui signifie que la liberté d’association comprend, pour les salariés, le droit à la tenue de rapports collectifs en vue de l’élaboration de leurs conditions de travail. En accordant cette portée à la liberté d’association, la Cour suprême allait favoriser l’accès à la représentation collective de certains travailleurs « précaires ». Ce revirement jurisprudentiel suit une évolution lente, mais continue de la reconnaissance par la Haute Cour du travailleur et du travailleur précaire. Ces deux mouvements combinés créent un contexte plus favorable à la reconnaissance de la spécificité et du besoin de protection collective de ces travailleurs.

L’identification des travailleurs précaires 

Il aura fallu distinguer la particularité des relations du travail avant que les juges de la Cour suprême ne reconnaissent parmi les salariés ceux qui sont « vulnérables » ou « précaires ». L’analyse des arrêts à cet égard démontre le déploiement progressif d’une approche dite « contextuelle » qui s’avérera favorable à une meilleure prise en considération des besoins de représentation des travailleurs précaires.

Dans le Renvoi relatif à l’Alberta, il s’agissait de déterminer si une loi du travail interdisant le recours à la grève et au lock-out était contraire à la Charte (alinéa 2d). L’ex-juge en chef Dickson, prenant la plume de la dissidence, écrit : « La liberté d’association constitue la pierre angulaire des relations de travail modernes. Historiquement, les travailleurs se sont unis pour aplanir les inégalités de puissance de négociation inhérentes aux relations employeur-employé et se prémunir contre des conditions de travail injustes, dangereuses ou favorisant l’exploitation[12] ». Plus tard, ce même juge, dans l’arrêt Slaight Communications Inc., affirme, au nom de la majorité, que les employés sont un groupe vulnérable dans la société canadienne, et cite la doctrine britannique en appui à son argumentation : « L’objectif principal du droit du travail a toujours été et, nous nous permettons de dire, sera toujours de neutraliser l’inégalité du pouvoir de négociation qui est et doit être inhérent dans les relations employeur-employé[13] ». Cette vulnérabilité, affirme le juge Iacobucci dans l’arrêt Wallace, n’est pas étrangère à l’importance que nous accordons comme société à l’emploi[14]. Cette inégalité du rapport de force n’est pas limitée au contrat de travail lui-même, mais touche à « presque toutes les facettes de la relation entre l’employeur et son employé[15] ». Dans ce contexte, il convient de neutraliser le rapport de force, car, comme l’affirmait l’ex-juge en chef Dickson : « Le travail est l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société. L’emploi est une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien-être sur le plan émotionnel[16] ».

Mais la Cour va plus loin, elle reconnaît les salariés comme un groupe hétérogène dans lequel il est possible d’identifier ceux qui ont un besoin plus important de protection. Cette approche réaliste et contextuelle va permettre une meilleure prise en considération des besoins de protection juridique des travailleurs atypiques. En 1986, saisie d’un pourvoi à l’occasion d’un recours en inconstitutionnalité d’une loi ontarienne relativement à la détermination des jours fériés dans le commerce de détail, la Cour se penche sur la situation des salariés dans ce secteur. L’ex-juge en chef indique qu’ils sont particulièrement vulnérables, car moins de 10 % d’entre eux sont syndiqués. Et il cite un rapport qui précise que « les caractéristiques de la main-d’oeuvre employée dans le commerce de détail, dont la faible syndicalisation, la forte proportion de femmes et la composition généralement hétérogène [font que] cette main-d’oeuvre est particulièrement vulnérable aux pressions subtiles et même ouvertes du patronat […][17] ». « Il faut donc se préoccuper d’abord des salariés peu qualifiés, non syndiqués et peu instruits dont l’apport continu des revenus est essentiel au soutien de leur famille, et qui sont les moins mobiles […] et les moins à même de s’exprimer pour qu’on remédie à leurs griefs[18] ». Lorsque le juge examine la possibilité d’introduire dans la législation le droit pour le salarié de refuser de travailler le dimanche, il déclare qu’« un tel régime serait loin de permettre d’atteindre les objectifs […] Il ne tiendrait pas compte de la pression coercitive subtile qu’un patron peut exercer sur un salarié. La vulnérabilité des salariés du commerce de détail en fait un groupe qui a peu de chances de résister à ces pressions[19] ». Une analyse semblable à l’égard d’une autre catégorie de travailleurs sera menée relativement à la question de la détermination de l’âge de la retraite. Dans l’affaire McKinney, la juge Wilson, dissidente sur cette question, précise : « Les immigrants, les femmes et les travailleurs non spécialisés représentent un pourcentage très disproportionné des travailleurs non syndiqués. [Ce sont eux qui] seront les plus durement touchés par l’absence de protection législative[20] ».

Plus tard, en traitant le caractère non discriminatoire d’une disposition législative, la juge L’Heureux-Dubé (dissidente), dans l’affaire Egan c. Canada[21], rappelle qu’il est important de prendre en compte « le contexte social » pour considérer la discrimination et elle cite comme exemple « la vaste majorité des travailleurs domestiques [qui sont] des femmes immigrantes, un sous-groupe qui a été traditionnellement exploité et marginalisé dans notre société. Les juges doivent se montrer sensibles aux réalités de ceux qui subissent la distinction lorsqu’ils en pèsent l’impact sur les membres du groupe touché[22] ». Elle ajoute : « Nul ne contesterait que deux projectiles identiques, lancés à la même vélocité, peuvent néanmoins laisser une marque différente selon le genre de surface atteinte. De la même manière, les groupes qui sont plus vulnérables sur le plan social ressentiront les effets préjudiciables d’une distinction d’origine législative plus vivement que les groupes qui ne sont pas aussi vulnérables[23] ». C’est dans cette perspective réaliste et contextuelle qu’en 2001, les juges de la Cour suprême identifient les travailleurs agricoles comme étant des travailleurs « vulnérables » : « Les travailleurs agricoles n’ont ni pouvoir politique, ni ressources pour se regrouper sans la protection de l’État, et ils sont vulnérables face aux représailles patronales ; […] les travailleurs agricoles [] sont mal rémunérés, ils ont des conditions de travail difficiles, une formation et une instruction limitées, un statut peu élevé et une mobilité d’emploi restreinte[24] ».

En somme, cette approche contextuelle, combinée aux derniers développements jurisprudentiels, offre un terrain fertile pour la représentation collective des précaires.

La reconnaissance de la liberté constitutionnelle de négociation

La doctrine est unanime pour reconnaître dans l’arrêt Health Services les traits d’un grand arrêt en droit du travail. Nous nous contenterons ici de brosser à grands traits ses apports. Il faut toutefois rappeler qu’en 2001, la Cour suprême a délaissé une approche individualiste pour reconnaître la dimension collective de la liberté d’association dans le contexte particulier des travailleurs agricoles qui n’ont ni pouvoir ni ressources, et où la protection de l’État est requise pour donner un sens à la liberté d’association[25] : « […] au minimum, doit être reconnu aux travailleurs agricoles le droit de se syndiquer prévu à l’art. 5 de la LRT [Loi sur les relations de travail], avec les garanties jugées essentielles à son exercice véritable, comme la liberté de se réunir, de participer aux activités légitimes de l’association et de présenter des revendications, et la protection de l’exercice de ces libertés contre l’ingérence, les menaces et la discrimination[26] ».

En juin 2007, la Cour suprême[27] confirme ce virage majeur de la jurisprudence. Dans cet arrêt, la Cour est saisie d’un recours en inconstitutionnalité à l’égard de dispositions contenues dans une loi régissant le secteur de la santé en Colombie-Britannique qui venaient modifier certains droits négociés dans les conventions collectives. Adoptant une analyse historique des relations du travail, la Cour examine le droit de s’associer avec d’autres personnes, en vue de négocier collectivement, à titre de droit fondamental. Elle conclut que l’alinéa 2d) de la Charte constitue « l’aboutissement d’un mouvement historique vers la reconnaissance d’un droit procédural de négocier collectivement[28] ». La Cour abandonne l’approche formelle, au profit d’une approche contextuelle (Coutu, Fontaine et Marceau, 2008 : 13; Brunelle, 2009 : 249). Pour elle, un consensus international se dégage pour affirmer l’existence d’un droit de négociation collective en droit international, et qu’il y a lieu de reconnaître ce droit dans le contexte canadien en vertu de l’alinéa 2d)[29], conformément aux engagements pris par le Canada.

Selon la Cour, le concept de liberté d’association comprend désormais « un droit procédural de négocier collectivement[30] ». Un droit de portée restreinte toutefois, puisqu’il ne garantit ni l’atteinte de résultats ni le droit de revendiquer un modèle particulier de relations du travail ou de négociation, mais il vient protéger le processus. Par conséquent, le pouvoir judiciaire laisse au législateur la latitude de créer des régimes ad hoc de représentation, pourvu qu’ils comportent certains éléments de base. Et ce droit, attribué aux syndiqués, devrait s’étendre aux non-salariés (Brunelle, 2009 : 250-251). La Cour semble ainsi paver la voie d’une meilleure accessibilité à la représentation des travailleurs précaires.

Si la Cour protège le processus de négociation, elle précise toutefois que le mécanisme de protection ne sera déployé que lorsque l’atteinte est substantielle « au point de constituer une entrave non seulement à la réalisation des objectifs des syndiqués (laquelle n’est pas protégée), mais aussi au processus même qui leur permet de poursuivre ces objectifs en s’engageant dans de véritables négociations avec l’employeur[31] ».

Tout récemment, la Cour suprême a confirmé la nouvelle norme établie par l’arrêt Health Services. Elle réaffirme la protection par l’alinéa 2d) du droit de s’associer pour atteindre des objectifs collectifs. Cette protection constitutionnelle exige l’établissement d’un véritable processus de dialogue où l’association d’employés peut présenter des observations à l’employeur. Ce dernier doit en prendre connaissance et en discuter de bonne foi. Elle confirme aussi la reconnaissance d’un « droit dérivé de négociation collective, c’est-à-dire le droit à un processus qui permet aux employés de formuler des observations et d’obtenir leur examen de bonne foi par l’employeur, qui doit en outre participer à un dialogue véritable à leur sujet[32] ». Toutefois, la Cour rappelle que seule la loi ou la mesure de l’État qui entrave substantiellement la capacité de réaliser des objectifs collectifs contrevient à l’alinéa 2d) et que la Constitution n’exige nullement du législateur l’élaboration d’un modèle de relations du travail uniforme.

Enfin, la Cour rappelle que les principes dégagés dans l’arrêt Health Services découlent directement de ceux énoncés par l’arrêt Dunmore et qu’ils doivent faire l’objet d’une interprétation téléologique et conforme aux valeurs canadiennes et aux engagements internationaux du pays.

Sur cette toile de fond tissée par nos cours, quelles sont les retombées pour la représentation collective des travailleurs précaires ? Et quels sont les limites et les défis que nous devrons dégager ? Nous tenterons d’y répondre dans les prochaines lignes.

Les effets de ces développements : vers un système de représentation pour les précaires ?

Sans être en mesure de dégager tout le potentiel créateur et les failles de l’arrêt Health Services, juges et législateur ont mis en pratique les enseignements de la Cour suprême à l’égard de certains travailleurs précaires. Nous examinerons les cas des responsables d’un service de garde[33] et celui les travailleurs agricoles au Québec, pour en tirer les enseignements.

Les suites de l’arrêt Health Services

À la suite de l’arrêt Health Services, les tribunaux québécois ont été saisis de recours en inconstitutionnalité de plusieurs lois brimant le droit d’association de travailleurs précaires. Nous analyserons successivement le cas des RSG et celui des travailleurs agricoles migrants.

Le cas des responsables d’un service de garde[34]

La situation des RSG est particulièrement intéressante pour illustrer les retombées de l’arrêt Health Services sur l’accès au droit d’association des travailleurs précaires. En 1997, dans le cadre de sa politique familiale, le gouvernement envisage d’étendre le réseau de services de garde à la petite enfance. Le réseau qu’il subventionne est assuré par les centres de la petite enfance où des éducatrices salariées syndiquées assurent le service de garde en installation et par des RSG qui oeuvrent depuis leur résidence privée à titre de travailleuses autonomes. Très vite, les RSG tentent de s’organiser collectivement. Tentatives qui après moult débats judiciaires seront couronnées de succès. Certaines se voient reconnaître le statut de salarié et obtiennent l’accès à la syndicalisation. Mais ce succès sera de courte durée puisqu’en décembre 2003, le gouvernement adopte une loi destinée à encadrer et structurer l’exercice des services de garde qui aura pour conséquence de mettre un terme au processus de syndicalisation des RSG. En effet, cette loi, d’ailleurs remplacée en 2005[35], en plus de définir et de structurer l’offre de services de garde éducatifs à l’enfance et ses modalités de fonctionnement[36], présume du statut de non-salarié des RSG et les corsète dans un régime spécifique.

Trois centrales syndicales[37] déposent alors une plainte au Comité de la liberté syndicale du Bureau international du travail, lequel conclut en 2006 que le Canada a violé la Convention no 87[38]. En octobre 2008, en s’appuyant sur les enseignements de l’arrêt Health Services, la Cour supérieure[39], saisie d’un recours en inconstitutionnalité, invalide la loi de 2003 au motif qu’elle est contraire à la liberté d’association protégée par l’alinéa 2d) de la Charte et à l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne[40] (liberté d’association), ainsi qu’au droit à l’égalité (article 15(1) de la Charte). Et elle conclut : « En faisant fi des instruments internationaux et de la décision du Comité de la liberté syndicale, en ne reconnaissant que les associations qui ne revendiquent pas le statut de salarié, en choisissant de mettre en place un système de reconnaissance purement discrétionnaire qui n’offre aucune garantie de neutralité et d’objectivité, qui ne prévoit aucune protection contre l’ingérence du gouvernement et qui n’incorpore aucune obligation pour celui-ci de négocier les conditions de travail ni ne sanctionne le refus de négocier ou les pratiques déloyales liées à la négociation, ces lois empêchent les RSG […] et leur syndicat d’exercer leur liberté syndicale et violent l’alinéa 2d) de la Charte et l’article 3 de la Charte québécoise. Ce contrôle total constitue une ingérence sur les questions importantes de la négociation et sur l’existence même du syndicat. Cette atteinte au droit d’association garanti par l’alinéa 2d) est substantielle au sens de l’arrêt Health Services[41] ».

Quant à l’atteinte au droit à l’égalité, la juge Grenier retient en premier lieu une approche contextuelle pour apprécier l’atteinte à l’égalité : « Les femmes dont il est question dans ce jugement sont dans une situation de vulnérabilité qui découle en grande partie de la nature de leur emploi typiquement féminin, mais également de l’ensemble des conditions qui entourent l’exécution de ce travail dans la sphère domestique, ce qui entraîne l’isolement et la solitude. Ces femmes constituent donc une minorité historiquement défavorisée et les lois 7 et 8 [de 2003] viennent renforcer la vision stéréotypée associée au travail féminin[42] ». La juge conclut « que les lois 7 et 8 créent une distinction fondée sur un motif énuméré (sexe) et analogue (travail de care à domicile exécuté majoritairement par des femmes), et que cette distinction a pour effet de perpétuer un préjugé défavorable à l’égard des personnes qui exécutent ce travail, par l’application d’un stéréotype voulant que ce type de travail ne soit pas du vrai travail[43] ». Au final, la Cour supérieure suspend la déclaration d’invalidité pour permettre au législateur de reprendre la plume et de proposer un régime respectueux des balises fixées par Health Services.

En juillet 2009, la Loi sur la représentation de type familial et de certaines ressources intermédiaires et sur le régime de négociation d’une entente collective les concernant voit le jour. Elle créée de toutes pièces un régime de représentation et de négociation exclusif[44] aux RSG dont plusieurs éléments sont empruntés au Code, à la différence que la loi s’adresse à des travailleuses autonomes[45]. Ce n’est pas cette nouvelle loi qui fixe le statut des RSG, mais plutôt la LSGEE qui prend le soin de lever toute ambiguïté au sujet de leur statut en intimant au bureau coordonnateur d’agir dans le respect de leur statut de travailleuses autonomes[46]. Voici une étrange façon de tourner la page sur les débats judiciaires et législatifs passés, en fixant a priori le statut des travailleuses au moyen d’une présomption légale, et de dispenser ainsi les parties de tout débat sur la question.

La LRTF se veut une réponse aux blâmes adressés au gouvernement par la juge Grenier. Elle établit un régime de représentation pour les seules RSG (art. 1) (Morin et al., 2010 : 913-920 ; Desmarais, 2009 ; Pelletier, 2009 : 14). Elle ne trouve application ni auprès des éducatrices oeuvrant dans les centres de la petite enfance, ni auprès de la remplaçante que la RSG embauche pour l’assister ou la remplacer (art. 1, al. 2, LRTF). Cette loi dote les RSG de mécanismes leur permettant d’établir collectivement certaines conditions relativement aux matières déterminées par la loi, en s’inspirant du Code. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement puisque nous sommes en présence de travailleuses autonomes ? Parmi les qualités et les conditions de représentation requises pour la reconnaissance d’une association de personnes responsables d’un service de garde (art. 13, al. 1, et 14 LRTF), un territoire doit être précisé (art. 8, al. 3, et 9 LRTF) puisque le travail de la RSG s’effectue à domicile et non dans l’établissement d’un employeur. Une fois reconnue, cette association a le devoir de défendre et promouvoir les intérêts économiques, sociaux, moraux et professionnels des personnes responsables (art. 18 (1) LRTF) et de négocier et de conclure une entente collective (art. 5 LRTF). La distinction entre les deux régimes, celui pour les RSG édicté par la LRTF et celui des éducatrices en CPE organisé par le Code du travail, découle essentiellement du fait que les RSG sont considérées comme travailleuses autonomes et, de ce fait, le législateur prend le soin d’adapter son vocabulaire. D’ailleurs, la LRTF, comme le Code, prohibe certains comportements dans l’exercice de ce pouvoir de représentation (art. 20).

Il faut davantage chercher la spécificité de ce régime dans le champ ou l’assiette de négociation (art. 30 et suiv. de la LRTF). À la différence du Code, où les parties sont invitées à négocier sur toutes les conditions de travail (art. 62 du Code), la négociation de chaque association permet essentiellement d’établir le montant de la subvention versée par le gouvernement aux RSG et de fixer une procédure de mésentente relative à l’interprétation et l’application de la convention collective. Elle établit les conditions et les modalités de congés et d’indemnisation suite à la suspension, la révocation ou le non-renouvellement de sa reconnaissance. L’enjeu majeur de la négociation réside donc dans l’établissement d’un « financement équitable » (art. 32, al. 3, LRTF) pour les RSG. Il s’agit de monnayer des « rétributions » qui correspondent au différentiel de protection et d’avantages sociaux existant entre le statut de travailleur autonome et celui de salarié. L’entente collective qui en résulte ne peut cependant conduire à modifier une « règle, norme ou mesure » établie par la LSGEE, ni ses règlements, ni l’entente de service entre la RSG et les parents (art. 33 LRTF). Et si les négociations de cette entente collective achoppent, des moyens de pression pourront être exercés selon les conditions d’acquisition et les modalités propres au régime.

En somme, ce régime propose un modèle assez novateur, si on tient pour acquis que les RSG sont des travailleuses autonomes. Toutefois, au regard de l’historique qui entoure l’établissement de ce régime, il peut être choquant de voir qu’aujourd’hui, les RSG et les associations qui les représentent s’appliquent à reconquérir des droits et des acquis sociaux qui devaient leur revenir de plein droit du fait de leur statut de salarié obtenu avant 2003. En grossissant le trait, peut-on affirmer que le service de garde offert à domicile plutôt que dans un centre de la petite enfance justifie de telles distinctions juridiques ? Je n’en suis pas certaine. À l’inverse, aurait-on eu une telle mobilisation de la part des RSG et des acteurs sociaux sans l’avènement de cette loi de 2003 qui, rappelons-le, avait été adoptée sans consultation véritable des syndicats et sous le bâillon à l’Assemblée nationale ? Probablement pas.

Une analyse fine des ententes collectives signées au printemps 2010 et l’observation attentive de leur application dans le temps permettront de poser un regard éclairé sur cette question. Chose certaine, après environ dix années de batailles juridiques, un premier régime de travail voit le jour. Il s’adresse majoritairement à des femmes, travaillant de façon autonome et à domicile. À ce titre, c’est un premier pas vers la recherche de solutions pour l’amélioration du sort des travailleurs précaires. Toutefois, il faut prendre en considération que le vis-à-vis « patronal » dans ce cas est l’État et non les parents-clients, ce qui rend le modèle difficilement exportable de ce point de vue.

Il convient maintenant d’aborder le second cas. Il touche des hommes issus de minorités visibles disposant d’un statut de travailleur migrant : les travailleurs agricoles migrants.

Le cas des travailleurs agricoles migrants

Ce cas concerne l’accès à la syndicalisation des travailleurs agricoles saisonniers migrants embauchés dans le cadre d’un programme fédéral, le Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS).

Rappelons à cet égard que le Code contient à l’article 21, alinéa 5, une exclusion explicite. Et c’est précisément la validité constitutionnelle de cette disposition que la Commission des relations du travail (CRT) a été appelée à examiner le 16 avril 2010[47] à la suite d’une requête en accréditation[48]. Elle indique que le syndicat jouit du caractère représentatif requis par la loi et remplit les autres conditions pour l’obtention d’une accréditation. La partie patronale s’oppose au processus d’accréditation pour le non-respect de l’article 21, alinéa 5 du Code, qui prévoit que les personnes employées à l’exploitation d’une ferme ne sont pas réputées être des salariées pouvant être visées par une accréditation syndicale si elles n’y sont pas « ordinairement et continuellement » au nombre minimal de trois. De son côté, la partie syndicale conteste la validité constitutionnelle de cette disposition. La CRT devait donc décider si l’article 21, alinéa 5 du Code viole, sans justification, la liberté d’association et le droit à l’égalité des salariés visés par la requête du syndicat. En date du 16 avril 2010[49], elle déclare l’exclusion inopérante, car contraire à la liberté constitutionnelle d’association (alinéa 2d) de la Charte et à l’article 3 de la Charte québécoise. Cette exclusion les prive d’accéder à un véritable régime de négociation collective de leurs conditions de travail.

Pour parvenir à cette solution, la CRT adopte une approche contextuelle. Elle souligne qu’une disposition législative dont il faut examiner la constitutionnalité ne peut se faire in abstracto. Il ne faut pas se limiter à l’examen de la seule espèce, précise le commissaire. Ce régime d’exclusion, qui date des années 1960, « touche des milliers de travailleurs engagés dans des fermes[50] ». « En l’absence de tout autre régime pouvant permettre d’atteindre les mêmes fins, l’exclusion du régime général prévue au Code empêche les travailleurs saisonniers exclus d’[influer] véritablement sur leurs conditions de travail. L’État contribue ainsi à ce que soit niée à ce groupe de personnes la plénitude des avantages qui découlent de la liberté d’association qui est constitutionnellement garantie à leur égard[51] ».

La CRT ne considère pas pour autant qu’il faille une action positive de l’État en vue d’étendre la protection légale, mais en excluant ces travailleurs, l’État entrave leur capacité à s’associer et à défendre leurs intérêts en matière de relations du travail[52]. Cette entrave est qualifiée de « substantielle » par le commissaire, car elle exclut le salarié du régime de négociation et de la reconnaissance syndicale[53]. Cette exclusion les prive d’accéder à un véritable régime de négociation collective de leurs conditions de travail. L’article 21, alinéa 5 du Code constitue donc, pour cette raison, une atteinte à leur liberté d’association.

Sur la violation du droit à l’égalité, le commissaire rejette l’argument syndical, car « il a été déterminé que la différence de traitement ne résultait pas d’une caractéristique personnelle de ces personnes ou de ce groupe de personnes, ni même de leur statut de travailleurs agricoles, mais plutôt du type d’entreprise dans lequel ils sont embauchés[54] ». Quant à l’analyse des instruments internationaux, la CRT juge suffisant de reprendre à son compte les propos de la Haute Cour dans l’arrêt Health Services sur ce point.

Alors quelle conclusion tirer de cette décision ? En premier lieu, il faut souligner l’importance de cette décision. Il s’agit d’une victoire pour ces milliers de travailleurs migrants agricoles qui viennent, saison après saison, effectuer des travaux dans les fermes en sol canadien. Des travaux exigeants s’il en est et dans un milieu qui, parfois, est empreint de discrimination[55]. L’accès à la syndicalisation, s’il est confirmé, permettra d’accorder, à un lien d’emploi caractérisé par la précarité, la saisonnalité et la non-citoyenneté, un ancrage, une permanence institutionnelle à travers le syndicalisme. Il s’agit d’une double victoire, tant à l’égard des obstacles dressés par la législation – cette décision écarte une disposition jugée dépassée – qu’à l’égard des travailleurs titulaires d’emplois précaires[56]. En réinstaurant la liberté syndicale, un nouvel avenir s’offre à ces travailleurs. En deuxième lieu, il est important de noter que celle-ci fait actuellement l’objet d’une révision judiciaire et que l’affaire Fraser aura inévitablement un impact sur le sens et la solution à dégager dans cette affaire[57].

Les implications pour la représentation des précaires

Si les récents développements jurisprudentiels de la Cour suprême vouent à un bel avenir la représentation collective des travailleurs précaires, les défis à relever restent immenses. Rappelons qu’en 2001, la Cour a d’abord reconnu pour la première fois que la liberté d’association ne couvre pas seulement l’exercice individuel de cette liberté, mais aussi certaines activités collectives. Ce premier pas a été avancé par la Cour en considérant notamment que les travailleurs agricoles n’avaient ni pouvoir politique, ni les moyens de se regrouper, ni la capacité de résister aux représailles patronales.

Cette approche contextuelle, propice à une meilleure prise en considération des besoins de représentation collective des travailleurs précaires, a été par la suite confirmée et précisée dans les arrêts Health Services et Fraser. La Cour dans l’affaire Health Services ajoute que la liberté d’association comprend « un droit procédural à la négociation collective », un droit de portée restreinte puisque seul le processus fait l’objet d’une protection, qu’aucun modèle en particulier ne pourra être revendiqué et qu’enfin, pour que les tribunaux interviennent, il faudra une « atteinte substantielle ».

L’autre bonne nouvelle de cette avancée jurisprudentielle est le poids accordé par les juges au droit international du travail. Si les juges avancent de façon prudente sur ce terrain puisqu’ils ne lui accordent qu’une « valeur persuasive », ils semblent désormais ouverts à s’y référer et reconnaître qu’en certaines matières, il y a un « consensus » sur la question (Blackett, 2009 : 365). Nous voyons là une ouverture intéressante au moment même où les syndicats mobilisent eux aussi les outils et les institutions de droit international pour faire avancer la cause des travailleurs précaires.

Au total, les décisions rendues dans le sillage de l’arrêt Health Services au Canada créent de nouvelles perspectives d’avenir pour la représentation collective des travailleurs précaires et de ceux qui, parmi eux, sont souvent les plus vulnérables, les travailleurs migrants temporaires. Il est à noter que chaque année un nombre croissant de travailleurs migrants franchissent nos frontières à la faveur de différents programmes gouvernementaux[58] toujours plus ouverts, pour combler une pénurie de main-d’oeuvre dans un secteur particulier. Ce phénomène migratoire ne semble pas vouloir se tarir, bien au contraire, et ouvre donc de nouvelles perspectives d’accès à la représentation collective de ces travailleurs. Ceci est d’autant plus vrai que la protection constitutionnelle ne va pas jusqu’à imposer un modèle particulier de relations du travail. Elle protège un processus, mais ne garantit pas l’atteinte de résultats ni le droit de revendiquer un modèle particulier de relations du travail ou de négociation. Par conséquent, une porte s’ouvre à l’articulation d’une pluralité de systèmes de représentation collective destinés aux précaires, et c’est sans doute plus une opportunité qu’un obstacle. En effet, le modèle proposé par le Code ne semble pas toujours une plateforme adéquate pour représenter les travailleurs précaires; il suffit de se rappeler l’existence d’un nouveau régime de représentation collective des RSG pour en attester.

En somme, ces développements constituent une opportunité pour une meilleure représentation collective des précaires; il est à souhaiter que dans un avenir prochain les acteurs sociaux s’appuient sur ces différents leviers pour faire progresser la cause des précaires.

Conclusion

Nous avons commencé cet article en soulignant l’influence de la négociation collective et de la loi dans l’édification du droit du travail, il nous revient de le terminer en tentant de tirer les enseignements récents de la Cour suprême sur cet aspect. À ce propos, Christian Brunelle a brossé une cartographie fort intéressante de la mobilisation des pouvoirs judiciaires, législatifs et gouvernementaux à l’égard de nos rapports collectifs de travail à travers le temps (Brunelle, 2010). Par cet exercice, il montre comment l’action syndicale se déploie dans un premier temps en marge du droit, le syndicat n’obtenant pas à l’évidence la faveur des juges. Il constate même que « le plateau de la liberté syndicale est d’une désolante légèreté » (p. 16). Ce n’est qu’au début du 20e siècle, à force de revendications sur la scène politique, que l’action syndicale se voit légitimée par le droit. Le mouvement syndical obtient non seulement sa reconnaissance juridique, mais aussi son autonomie par rapport aux juges qu’il veut garder à bonne distance. Sa vitalité est telle que le contenu des conventions collectives servira d’inspiration dans l’élaboration des lois sociales. Ce cycle vertueux va s’achever à la fin des années 1970 lorsque plusieurs phénomènes vont remettre en cause le rôle de l’État et ses façons de faire. Les effectifs syndicaux fondent et avec eux l’influence politique des syndicats. Ce ne sont plus les pouvoirs politiques qui assurent une plus grande justice sociale, mais les juges.

De toute évidence, les développements récents dans le domaine des relations du travail donnent raison à une telle analyse. Face à l’indifférence ou l’impuissance de l’État, les tribunaux adoptent une approche contextuelle qui sert de levier d’action au mouvement syndical pour faire droit à leur revendication tant sur la scène nationale qu’internationale (Trudeau, 2010). Nos tribunaux voient dans les instruments internationaux une « source persuasive » pour l’interprétation des chartes (Verge et Roux, 2010 : 452-460 ; 469-473). En outre, la Cour suprême a indiqué qu’en règle générale, la Charte n’oblige pas l’État à prendre des mesures positives pour préserver et faciliter l’exercice de libertés fondamentales. En dépit de ce principe, le gouvernement peut se voir imposer des obligations positives visant à étendre la protection légale à des groupes, notamment aux travailleurs précaires, selon l’approche contextuelle. Cette ouverture conduira-t-elle alors à une multiplication des régimes spéciaux de travail ? Ne risquons-nous pas de nous engouffrer dans une spirale législative inflationniste ? En effet, l’introduction des lois spéciales rend parfois conditionnel et incertain l’accès à ces régimes. Il reviendra alors aux juges d’en décider. Mais, l’accès au Code ou à des régimes spéciaux à coup de procédures judiciaires ne semble pas une situation valable à long terme. À n’en pas douter, ces procédures nuisent aux intérêts des travailleurs concernés, engloutis dans une spirale judiciaire sans fin. N’a-t-il pas fallu une dizaine d’années aux RSG pour se voir attribuer un régime de représentation ? Le cas échéant, ces procédures ne risquent-elles pas à moyen terme de nuire aux travailleurs ? Il faut aussi considérer que la multiplication des régimes spéciaux ne permettra pas d’introduire la souplesse requise pour, qu’à leur tour, ils s’adaptent aux évolutions du marché du travail de demain.

Dans une perspective plus optimiste, il est possible d’envisager que la pluralité des régimes de représentation permettrait de dessiner à moyen terme les contours d’une réglementation adaptée et transposable à une plus grande diversité de travailleurs précaires. Et, qui sait, de redessiner un régime de droit commun des rapports collectifs pour le Québec contemporain.