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Je n’entreprends de faire ni une géographie, ni une histoire, ni un inventaire économique, ni une description politique. Le sujet que j’envisage est à la fois plus restreint et plus large, puisqu’il s’agit de préciser la position internationale du Canada dans l’équilibre économique et politique du XXe siècle, c’est-à-dire ses contacts géographiques, son équilibre ethnique, sa place comme producteur et comme consommateur dans les échanges internationaux, ses possibilités dans le domaine de la culture, son rôle singulier d’interprète entre les États-Unis et l’Angleterre, et finalement ses chances, non encore pleinement assurées, de survie comme entité nationale indépendante.

Siegfried, [1937] 1947, p. V-VI.

Quand il visite pour la première fois le Canada en 1898, André Siegfried est âgé de 23 ans à peine. Il y retournera à sept reprises, en 1900, 1902, 1904, 1914, 1919, 1935 et 1945 (Sanguin, 1992). Sa connaissance de ce pays est donc loin d’être seulement théorique.

L’originalité de Siegfried est de s’attacher aux « transferts culturels », ce en quoi il anticipe un courant récent d’historiographie (Espagne et Werner, 1988). De la même manière mais bien plus tôt, Siegfried se démarque des comparaisons internationales classiques, centrées sur les évolutions nationales : au lieu de présupposer des aires culturelles closes, il observe les relations concrètes entre des espaces (européens, nord-américains et coloniaux) et la façon dont elles se structurent. Les processus de différenciation existent mais n’excluent pas les parts étrangères des constructions nationales. Siegfried s’interroge sur les relations entre les sociétés, sur leurs points de contact et zones de tensions. Sans doute le concept européen de nation appliqué à l’entité canadienne se trouve-t-il parfois conforté par son analyse, mais jamais au détriment de la prise en compte des interférences étrangères. Le cas particulier du Canada montre que le niveau national ne constitue pas forcément la référence pertinente sur le plan comparatif. D’où la nécessité de conduire un travail de réarticulation entre le national et le sociétal, conçus comme des niveaux différents de lecture (sur l’approche sociétale, voir Maurice et Sorge, 2000).

À partir de trois champs significatifs (l’éducation, la politique intérieure et les échanges internationaux), j’interrogerai les usages de la comparaison chez Siegfried.

1. Repères biographiques

Fils d’un ministre de centre gauche de la IIIe République, Siegfried (1875-1959) est élevé dans la tradition libérale et protestante d’une famille havraise appartenant à la haute bourgeoisie d’affaires (Goguel, 1975). Lycée Condorcet, École libre des sciences politiques (ELSP), doctorat en droit : sa trajectoire scolaire est celle d’un « héritier de la République ». À la suite de quatre échecs aux élections législatives (entre 1902 et 1910), il se détourne de la carrière politique et devient le pionnier d’études scientifiques sur les résultats électoraux (cf. le Tableau politique de la France de l’Ouest, 1913). Sa carrière académique se poursuit jusqu’à son élection en 1933 au Collège de France (chaire de géographie économique et politique) et à l’Académie française en 1944. S’il revêt cette année-là l’habit vert d’académicien et se retrouve l’année suivante premier président de la Fondation nationale des sciences politiques (institution prestigieuse, issue de l’évolution de l’ELSP), c’est qu’il n’a pas frayé avec le régime de Vichy, refusant de siéger dans son conseil national. Et ce, malgré « le paradigme racialiste siegfriedien » (Blondiaux et Veitl, 1999, p. 21-22) que Pierre Birnbaum (1993) s’efforce d’inscrire dans une filiation obnubilée par l’hérédité ethnique (Taine, Le Bon et Barrès). Beaucoup d’intellectuels, de droite comme de gauche, en France comme dans les pays anglo-saxons, partagent alors cette vision fondée sur la récurrence de traits culturels (lesquels sont censés constituer une « race ») : Siegfried entend cependant dépasser la connotation biologique de la notion de race, même s’il n’y parvient pas toujours.

Précisément, Le Canada, les deux races paraît en 1906, à la suite de son voyage de 1904. Les études sur la réception de cet ouvrage au Canada mettent en évidence l’opposition entre les journaux libéraux (favorables) et la presse d’obédience catholique, ultramontaine et conservatrice (hostile). Ce clivage s’inscrit dans un débat qui annonce les controverses des années 1950 entre la doctrine toute-puissante de l’Église catholique et les sciences sociales, lesquelles aspirent à occuper une place significative dans la société canadienne (Trépanier et Trépanier, 1979)[1]. L’écrit de Siegfried est souvent rattaché à un courant de pensée conservateur d’exaltation de la « race » française. Or cette interprétation constitue un anachronisme puisqu’en 1906 Siegfried milite à gauche (il représente le Bloc des Gauches aux élections législatives en France dans les années 1900). Cette sensibilité politique de jeunesse est manifeste quand il défend, dans l’ouvrage en question, le principe de laïcité, à l’opposé des thèses ultramontaines.

Ces éléments biographiques ne sont pas là pour le décor. Mis en regard, ils peuvent prendre une valeur explicative des pôles d’intérêt de Siegfried, de sa perception des deux Canada, de son attrait enfin pour la démarche comparatiste.

2. Un comparatisme bien tempéré

De par sa formation intellectuelle, le modèle de comparaison qui au départ influence Siegfried est celui de l’historien Hippolyte Taine, revu et corrigé par le fondateur de l’ELSP, Émile Boutmy (Favre, 1981). La méthode de Taine repose sur la triade « race – milieu – moment » : Siegfried la fait sienne, tout en accordant une attention particulière aux facteurs géographiques, souvent présentés de façon poétique, comme si le milieu, véritable personnage tutélaire, forgeait la race et imposait un moule culturel, quel que soit le moment. Cette méthode descriptive et démonstrative, Siegfried l’acquiert puis la professe sur les bancs de l’ELSP[2] (« on compare le destin des contrées où un trait qu’on pense déterminant est présent et celui des contrées où il est absent », Favre, 1981, p. 441). L’approche peut paraître sommaire et Siegfried ne s’en contentera pas, faisant appel à divers registres, parmi lesquels l’influence de Taine se dissout. Pour Boutmy, même si le caractère national détermine les évolutions historiques, il faut tenir compte du fait que « les nations ne sont pas si isolées qu’elles n’agissent les unes sur les autres ». Siegfried retiendra la leçon, sans succomber au déterminisme alors triomphant de la « science positive » : on peut expliquer cette réticence à coller à un moule théorique par une agilité d’esprit peu commune, où l’on retrouve la marque d’une vieille tradition française de philosophie politique, de Montesquieu à Tocqueville.

L’analyse comparée ne porte pas seulement sur les deux « races », au sens ethnico-culturel que ce vocable prenait à l’époque (Augustin, 1999) : l’anglaise et la française. Elle place les deux parties à l’intérieur d’un faisceau de comparaisons internationales où prédominent les figures de la Grande-Bretagne, de la France et des États-Unis, de leur empire colonial (notamment les Dominions britanniques, que Siegfried a visités lors de son tour du monde de 1900-1901). Destin canadien et devenir des relations internationales sont imbriqués, comme en témoigne « la singulière complexité d’un pays géographiquement américain, politiquement britannique et largement français par son origine, international d’autre part du fait de ses préoccupations économiques » ([1937] 1947, p. VI).

Bien que peu formalisée, cette méthode comparative opère comme levier analytique et permet de comprendre les rapports entre les deux « races », lesquels s’inscrivent dans des contextes géohistoriques et s’expliquent par des homologies de positions. Cette volonté systématique de comparaison frappe chez un auteur du début du XXe siècle. Siegfried garde le souci de saisir l’espace ou plutôt les tensions spatiales : le contexte international est dégagé à partir de l’étude des conditions de vie dans plusieurs pays et mis en regard avec la situation française, qui fait office de pivot comparatif (Goguel, 1975).

L’abbé Yon (1966, 1975) fait remarquer l’objectif ambivalent de Siegfried : dégager à la fois la rivalité et la coexistence des deux « races », sur la base d’une pensée typologique. Mais au-delà de cette confrontation au sein de l’entité canadienne, le projet comparatiste est beaucoup plus ambitieux puisqu’il part du Canada pour envisager l’ensemble des relations internationales. Pourtant, il ne reste pas abstrait : au coeur de ses analyses, Siegfried recourt au récit de voyage (Bergeron, 1990). Le type et le récit cohabitent chez lui.

3. Le système éducatif : « la forte tradition romaine qui a pétri ce pays et ce peuple »

Yon (1966, 1975) constate la large place accordée par Siegfried au facteur religieux : l’étude est « psychologique » au sens où elle cherche les raisons profondes et persistantes du fossé entre les deux « races », mais aussi de la survie d’un peuple, de sa culture et de sa religion au milieu d’un continent anglo-saxon hostile. Contrairement à la presse ultramontaine du début du siècle, l’abbé soutient que l’ouvrage respecte les croyances catholiques. Il ajoute cependant que la position de Siegfried y est paradoxale car, tout en concédant au clergé catholique un rôle névralgique dans le maintien de la présence française en Amérique du Nord (dans la province de Québec comme au Manitoba, en Ontario ou aux États-Unis[3]), elle exprime au bout du compte le point de vue que les prêtres ne devraient pas interférer dans la vie privée des Canadiens français et dans leur choix politique aux élections. Dans un discours célèbre, le premier ministre canadien de l’époque, Wilfrid Laurier, avait déjà défendu le même point de vue, au risque de s’attirer les foudres d’une Église encore omniprésente dans le champ politique.

Figure

Schéma du comparatisme d’André Siegfried

Schéma du comparatisme d’André Siegfried

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La tradition catholique romaine est selon Siegfried ce qui donne un socle et un sens à la société canadienne-française :

Ce que la culture canadienne doit au clergé catholique […] : une langue solide, avec des écrivains excellents ; une forte culture classique, avec tous ses avantages ; un lien resté étroit avec la culture européenne ; la tenue morale qui résulte d’une forte discipline spirituelle.

Siegfried, [1937] 1947, p. 231.

Faisant contrepoids à la conquête britannique, l’omniprésence du clergé permet à la fois le maintien de la culture française et la préservation du catholicisme, les deux phénomènes étant étroitement liés (Trépanier et Trépanier, 1979). Mais l’ancrage catholique, qui fait la force et l’unité de cette société, se retourne contre elle : par sa position de guide spirituel et de médiateur culturel, le clergé catholique en est le rouage principal ; or, si la machine se grippe, c’est qu’il fait obstacle à son bon fonctionnement : « [Les maîtres canadiens français] n’arrivent pas à donner à leurs élèves l’éducation vraiment pratique que reçoit la jeunesse anglo-saxonne et qu’eux-mêmes sont les premiers à déclarer nécessaire au progrès de la race canadienne française » (Siegfried, 1906, p. 120)[4].

Il faut remarquer que trente ans plus tard, il pose un diagnostic similaire :

Cette culture est desservie par ce même clergé. Tout l’enseignement est entre ses mains, et sa première préoccupation est de se recruter lui-même en prenant pour lui l’élite de ses élèves ; sa seconde préoccupation est d’écarter ce qu’il redoute, et il stérilise ainsi bien des semences qui eussent utilement levé ; sa troisième préoccupation est de rendre impossible tout ce qui se fait sans lui. Constatons qu’il n’a pas donné au peuple canadien français l’éducation technique qui lui eût permis de revendiquer sa place dans la structure économique du pays : excellents dans les professions libérales, les Canadiens français demeurent largement étrangers au développement industriel ; dans les usines l’état-major est anglais ou américain, la masse ouvrière est française.

Siegfried, [1937] 1947, p. 231.

Dans un article critique où Siegfried est souvent cité, Gilles Paquet (1986) propose une autre explication qui ne tient pas seulement au « retard éducatif » accumulé en raison de l’obscurantisme du clergé et relativise le point de vue sur le conservatisme chronique, d’inspiration catholique, qui aurait annihilé au XIXe siècle et durant une bonne partie du XXe l’esprit d’entreprise des Canadiens français. La domination des capitaux britanniques puis états-uniens aurait eu en l’occurrence un rôle beaucoup plus important que la faiblesse culturelle ou une prédisposition plus conservatrice (que les Anglo-Saxons). Le poids de la religion est ici ramené à de plus justes proportions, en tout cas évalué corrélativement à des facteurs socioéconomiques. Il apparaît effectivement trop simple de s’en tenir ici au seul clivage des « races ».

Paquet souligne que les Canadiens français pouvaient faire montre eux aussi d’esprit d’initiative par la création de petites entreprises locales, de coopératives, ou par l’amélioration de leurs moyens de communication. Plus tard, dans les années 1960, le Québec prend d’ailleurs la tête du Canada en maints domaines économiques, par le biais notamment d’un secteur public efficace. L’éclairage apporté par Paquet amène à réviser les jugements à la fois naturalistes et culturalistes de Siegfried sur les « déficiences » des Canadiens français en matière de technologie et de gestion économique : les décennies récentes montrent que ces « retards » étaient essentiellement dus à un contexte de domination[5]. Influencé par la psychologie des peuples, à la façon de Boutmy et des sciences politiques françaises de l’époque (Favre, 1981), Siegfried cède parfois à la tentation, très répandue alors, de naturaliser conduites, attitudes et problèmes rencontrés au Canada français, et cela même s’il s’en défend à plusieurs reprises. Bien qu’il faille se garder de tout anachronisme à ce propos, le mot de « race » participe indéniablement de cette approche naturaliste. L’attachement à la psychologie des peuples joue de mauvais tours au comparatisme de Siegfried en le sclérosant[6]. En 1937, celui-ci en vient cependant à une analyse moins statique, quand il repère « un certain mécontentement [qui] se dessine contre des maîtres qui n’ont pas su orienter comme il le fallait leurs élèves, sans doute par crainte que, dans le contact industriel, ceux-ci ne se corrompent » (Siegfried, [1937] 1947, p. 231).

Globalement, la comparaison avec la France et le Canada anglais fait ressortir (à travers l’analyse du système d’enseignement) les traits culturels saillants de la province canadienne, et du coup ses excès, ses faiblesses, ses travers : « C’est le point d’aboutissement logique [former de bons catholiques] d’un système d’enseignement qui est juste l’envers de l’enseignement laïque » (Siegfried, 1906, p. 122). En revanche : « chez les Canadiens anglais, l’enseignement secondaire et supérieur présente un caractère fort différent. Il s’inspire du protestantisme et des méthodes anglo-saxonnes : c’est un contraste frappant » (Siegfried, 1906, p. 123).

Siegfried scinde donc son exposé en deux moments distincts, où il oppose l’éducation française et l’éducation anglo-saxonne, tant les contrastes lui semblent marqués. Il s’arrête sur l’exemple de l’Université Laval, fondée en 1852 : « la grande institution canadienne française est sous la surveillance étroite de l’Église, dont elle est en réalité partie intégrante, puisqu’on peut à bon droit la considérer comme un simple développement du petit et du grand séminaire de Québec » (Siegfried, 1906, p. 118). C’est tout le système éducatif qui se trouve sous la férule de l’Église :

L’enseignement catholique canadien, qu’il soit primaire, secondaire ou supérieur, ne tend nullement à libérer les esprits de l’autorité des doctrines. Il les conserve au contraire dans le respect le plus complet du dogme, de son interprétation officielle et en général des décisions de l’Église. Ainsi, l’Université, loin d’être comme dans certains pays un milieu où s’agitent les idées nouvelles, où se préparent les évolutions du lendemain, devient au contraire un instrument efficace de conservation.

Siegfried, 1906, p. 123.

Siegfried reste nuancé en rappelant la prégnance du contexte : « Dans son caractère rigoureusement catholique, [l’Université Laval] répond exactement aux tendances des Canadiens de la province de Québec. Si on veut la juger impartialement, il est donc important de ne pas la séparer de son milieu » (Siegfried, 1906, p. 119).

Le regard de Siegfried sur le Canada français ne manque pas de se porter sur le double mouvement d’exaltation de l’Ancien Régime et de dénigrement de la République, qu’on retrouve par exemple dans les programmes scolaires d’histoire (Allard, 1999). On y insiste en effet sur les persécutions révolutionnaires des années 1790 et l’offensive laïque de la IIIe République contre l’enseignement de l’Église. La laïcité sert ici de contre-modèle :

le but n’est pas simplement de former des hommes, selon la conception humaniste, mais de former des catholiques : médecins catholiques, avocats catholiques, commerçants catholiques. L’esprit critique n’a jamais été recommandé par l’Église ; elle a ses dogmes qu’elle enseigne et qu’on ne discute pas. […] l’étude de la philosophie se confond presque avec celle de la théologie : elle se fait en latin, suivant une ancienne tradition, et dans un sens absolument dogmatique.

Siegfried, 1906, p. 122-123.

Venant d’une France laïque, en pleine querelle liée à l’expulsion des congrégations de l’instruction publique, protestant de surcroît, Siegfried est sensible à cette question. L’emprise de l’Église catholique, on la retrouve d’ailleurs dans la vie politique : « Les plus enthousiastes, lorsqu’ils envisagent les destinées de leur race, ne veulent ni ne savent séparer la religion de la politique » (Siegfried, 1906, p. 287).

Le politologue australien Alexander (1960) critique ce qu’il juge comme une absence de clairvoyance chez Siegfried en ce qui concerne l’évolution ultérieure de la société canadienne-française. Réduisant le travail de ce dernier à une dénonciation du conservatisme réactionnaire et de l’isolationnisme linguistique et spirituel des Canadiens français, Alexander tire de son propre séjour en 1958 au Canada des arguments en faveur de changements notables dans le Canada français, qu’il s’agisse de l’organisation industrielle, du monde du travail, des milieux académiques ou des institutions religieuses. D’après lui, il convient d’émettre des appréciations sensiblement différentes par rapport aux jugements exprimés en 1906 et en 1937 par Siegfried : il évoque notamment une montée de la tolérance entre les secteurs anglo-saxons et français, et regrette que Siegfried n’ait pas mieux anticipé ces tendances, même dans ses écrits d’après-guerre[7].

4. Le système politique : « deux partis presque également conservateurs »

En comparant les travaux géographiques effectués par des Français sur le Canada, Pierre George (1977) montre que Siegfried oriente ses études vers la géographie politique, quand Raoul Blanchard adopte une approche de géographie historique et descriptive, et Pierre Deffontaines un point de vue quasi ethnologique. Ce qui intéresse Siegfried, ce sont en effet les questions qui touchent à l’équilibre des groupes en présence et passent par l’analyse de la vie politique du Canada tout entier (Sanguin, 1989). Dans le fonctionnement politique, le clergé catholique est encore incontournable : « Chez les Canadiens français, on n’obtient guère le succès qu’avec l’appui ou au moins la neutralité de l’Église ; ceux qu’elle combat ne peuvent réussir, ou alors il faut qu’ils s’adressent à l’autre race » (Siegfried, 1906, p. 34).

Or les Canadiens français, de par leur nombre (plus d’un million et demi au début du XXe siècle, soit 30,7 % de l’ensemble du Dominion, ceci sans tenir compte de la forte émigration vers la Nouvelle-Angleterre), occupent « dans la Colonie, une place si importante qu’aucun gouvernement sérieux ne peut s’y établir et durer sans son concours » (Siegfried, 1906, p. 286).

S’il y a clivage, partition, bipolarisation, c’est au regard d’une complexité telle que l’opposition des « races » en devient une parmi d’autres. Ainsi les rouges (aile gauche du parti libéral) prolongent la tradition « radicale » du chef des Patriotes, Papineau, mais sont néanmoins combattus par l’Église : « Les rouges devinrent immédiatement pour l’Église un objet de haine farouche et il fallut près d’un demi-siècle aux libéraux actuels, successeurs pourtant bien assagis des rouges, pour gagner la neutralité, je n’ose dire l’appui des autorités ecclésiastiques » (Siegfried, 1906, p. 235).

Comme le souligne Siegfried, « M. Laurier, dès son entrée au Parlement local de Québec en 1871 et au Parlement fédéral en 1874, affecte de répudier le radicalisme français pour se réclamer hautement du libéralisme gladstonien » (Siegfried, 1906, p. 236). Le triangle comparatif fonctionne là encore : « Le parti libéral anglais est le plus prestigieux des modèles. C’est de lui que M. Laurier s’est toujours recommandé » (Siegfried, 1906, p. 237). Laurier, un Canadien français catholique, premier ministre du Canada à la suite de la victoire électorale des libéraux en 1896, épouse le libéralisme britannique plutôt que le radicalisme français : conviction et tactique vont ici de pair, puisque c’est le seul moyen de défendre l’idée d’ordre public et de ne pas effaroucher l’Église catholique. Troublant paradoxe que de constater ces convergences entre tenants de la philosophie politique libérale (d’inspiration anglo-saxonne) et intérêts de l’Église catholique canadienne !

Pour comprendre le recentrage politique des libéraux, ajoutons que « le Canada ne juge pas avec faveur 1789 et 1793 ; 1848 l’effraie et l’évolution radicale et surtout anticléricale de la IIIe République lui paraît regrettable » (Siegfried, 1906, p. 238). À bien des égards, les débats canadiens se déroulent donc au miroir de l’Europe et de ses idéologies politiques (reflet négatif de la situation française, image positive du système anglais).

Dans la deuxième partie de son ouvrage de 1906 (« Les partis politiques canadiens. Leur psychologie, leurs programmes »), Siegfried insiste sur une autre polarité de l’échiquier canadien : le bipartisme. Le jeu politique entre adversaires libéraux et conservateurs est décrit avec précision, de même que les combinaisons, l’instabilité et la corruption qu’il engendre (scandales politico-financiers des années 1870, en relation avec l’établissement de la voie ferrée transcontinentale, cf. 1906, p. 258-259).

La dualisation de la vie politique cache en fait les convergences entre les deux partis dominants :

La crainte des idées rouges semble s’être profondément ancrée parmi ceux qui s’appellent encore à Québec les rouges. Par peur de paraître trop avancés, ils ont même si bien convaincu l’opinion de leur modération qu’on ne voit plus aujourd’hui très bien ce qui, au point de vue des doctrines politiques, les sépare de leurs adversaires conservateurs.

Siegfried, 1906, p. 239.

S’il survient une pomme de discorde, c’est au regard de la politique internationale, les libéraux étant dénoncés par les conservateurs comme pro-américains, à une époque où la question de l’annexion aux États-Unis était encore sensible :

Les conservateurs tendaient à une union plus étroite avec la mère patrie. Ils y tenaient d’autant plus volontiers qu’ils pouvaient alors, non sans vraisemblance, accuser leurs adversaires libéraux de pactiser avec les États-Unis et de cacher des sentiments annexionnistes sous leur adhésion aux formes diverses et parfois équivoques de la réciprocité commerciale.

Siegfried, 1906, p. 261.

Mais au fond, ces querelles politiciennes ne sont que broutille, puisqu’« il n’y a plus vraiment, dans l’arène politique canadienne, que le gouvernement et l’opposition, ou encore que deux partis presque également conservateurs » (Siegfried, 1906, p. 268). Siegfried insiste fortement sur les convergences de programme entre les partis libéral et conservateur : « [Les libéraux] ne sont-ils pas les premiers à reconnaître qu’entre eux et les conservateurs la différence est devenue parfois imperceptible ? » (Siegfried, 1906, p. 245).

Ce diagnostic, il peut l’arrêter grâce à une comparaison avec le système politique français : d’un côté, au Canada, avec le clergé catholique en position d’« arbitre politique », un processus de nivellement à travers lequel les programmes des partis sont interchangeables ; de l’autre, en France, des programmes contrastés, des clivages prononcés en raison de la puissance d’un parti ouvrier.

Le chapitre XXVII de l’ouvrage de Siegfried (p. 269-281) est d’ailleurs consacré à « l’absence de tiers parti ouvrier » au Canada, aux difficultés que rencontrent les embryons d’un tel parti pour récolter une audience : « La question de classe n’a jusqu’à présent tenu, dans la vie publique du Canada, qu’une place tout à fait minime » (Siegfried, 1906, p. 269).

D’une part, « le Dominion reste surtout un pays agricole » (Siegfried, 1906, p. 269). D’autre part, bien qu’importants, les « centres de production industrielle sont clairsemés et fort distants les uns des autres » (Siegfried, 1906, p. 269-270). De ce fait, et en raison de la « frappante différence d’origine, de langue, de caractère [des ouvriers], il n’existe pas à proprement parler au Canada de classe ouvrière. La distance qui sépare le travailleur industriel du travailleur de la terre n’est pas aussi grande que chez nous et de plus elle se franchit sans la moindre difficulté » (Siegfried, 1906, p. 270-271).

Si l’on prend le cas particulier de l’ouvrier canadien-français, on retrouve à nouveau l’influence de l’Église :

La psychologie du campagnard québécois, devenu ouvrier, ne se modifie guère : il reste complètement dans la main du clergé et son nouveau caractère professionnel n’efface en rien son caractère national. On a vu bien des grèves arrêtées par l’influence des curés et, dans nombre de cas, les ouvriers se sont soumis à des conditions qu’ils auraient pu ne pas accepter, simplement parce que le prêtre avait conseillé la soumission. L’Église fait tous ses efforts pour que les travailleurs français et anglais restent aussi séparés que possible : il y va, pense-t-elle, de la préservation de la race.

Siegfried, 1906, p. 271.

Néanmoins, Siegfried note l’élection à Montréal, en février 1906, d’un candidat ouvrier (Verville) au Parlement fédéral. D’après lui, « la récente formation d’un parti ouvrier en Angleterre n’a sans doute pas été étrangère à cet événement et il est à croire que, dans un avenir prochain, le monde ouvrier canadien tentera de suivre cet exemple » (Siegfried, 1906, p. 281). Cependant, les « machines électorales des libéraux et des conservateurs » lui paraissent trop puissantes pour laisser une place à un tiers parti ouvrier, à moins qu’une crise traverse la colonie (vision prémonitoire de la Grande Dépression des années 1930 ?), auquel cas « d’autres partis naîtront sûrement […] et nulle machine alors ne pourra les en empêcher » (Siegfried, 1906, p. 281).

Pour résumer l’approche du système politique par Siegfried, la comparaison (notamment par rapport à la France et au Royaume-Uni) révèle le consensus politique canadien, au-delà ou en deçà des clivages religieux : les partis représentatifs ne s’opposent plus sur le fond, ils gèrent la situation dont ils héritent tour à tour.

5. Les transferts entre le Canada et la France : « notre attitude ne saurait être celle de l’oubli et de l’abstention »

Le comparatisme de Siegfried prend ici une autre tournure dans la mesure où l’analyse est fondée non pas sur une mise en regard de deux ou plusieurs sociétés, mais sur les contacts entre le Canada français et la France, préfigurant ainsi la problématique des transferts culturels.

Les obstacles

En ce domaine comme en d’autres, le clergé catholique constitue un frein au développement des relations culturelles, politiques et économiques entre la France et les deux Canada. Des raisons sérieuses font cependant envisager un essor de ces relations, mais l’influence du haut clergé canadien-français doit être pour cela neutralisée, notamment grâce à la bonne volonté des milieux politiques des deux pays. L’évolution depuis le Second Empire et surtout la IIIe République est à cet égard significative, mais le poids de l’histoire entre les deux pays se fait toujours sentir : « Il y a entre nous l’Atlantique et la Révolution française » (Siegfried, 1906, p. 142)[8].

Il enfonce le clou : « Cette opposition latente à tout ce qui représente la France est spécialement le fait de l’Église. Laissés à eux-mêmes, la plupart des Canadiens, surtout dans les villes, seraient très heureux de connaître et d’entendre davantage les représentants, même les plus audacieux, de nos partis avancés. C’est l’Église qui se met en travers, et elle est encore bien puissante » (Siegfried, 1906, p. 34-35)[9].

Même au niveau des études supérieures, l’Église fait barrage :

Que les libres penseurs ou libéraux français viennent en Amérique semer la graine de leurs idées, ou que les Canadiens aillent en France chercher des inspirations, le mal, aux yeux de l’Église, est le même. Aussi ne pousse-t-elle pas la jeunesse qui lui est confiée à aller terminer ses études dans notre pays. C’est ainsi qu’elle ne voit pas avec ferveur la création de bourses pour l’Université de Paris. À notre capitale, suspecte d’irréligion, elle préférerait Lille, Fribourg ou Louvain, villes plus catholiques. Mais Fribourg ou Louvain, ce n’est plus la France ![10]

Siegfried, 1906, p. 36.

Entre 1906 et 1937, son opinion ne change pas sur ce point :

[Le] double handicap [de la culture canadienne-française], c’est la dépendance excessive où elle se trouve par rapport au clergé, et ce provincialisme qui méconnaît parfois la nécessité d’un lien étroit avec la France. Reconnaissons aussi que, dans les relations culturelles avec la France, le clergé canadien se montre singulièrement méfiant et réticent : le vieux pays, qui a connu 1789, lui apparaît comme dangereux, il n’y envoie les jeunes Canadiens qu’avec crainte ; et, quand ceux-ci rentrent, on les soumet à une sorte de quarantaine.

Siegfried, [1937] 1947, p. 231.

L’autre obstacle est économique : la place de la France dans le commerce canadien demeure en effet minime (quatrième rang en 1904, derrière les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, ce qui revient à « un chiffre d’affaires tout à fait restreint » : trente fois moins que les États-Unis, vingt fois moins que la Grande-Bretagne).

Les ouvertures

Cependant, plusieurs éléments rendent Siegfried plus optimiste quant aux relations entre la France et le Canada : la convention de 1895 ; les négociations officieuses et officielles, en 1901-1902, pour obtenir des tarifs commerciaux minimaux de part et d’autre (bien qu’elles n’aient pas abouti, en raison de pressions protectionnistes côté canadien et de l’intervention discrète du gouvernement anglais pour que la Grande-Bretagne soit la seule puissance à bénéficier de la clause de la nation la plus favorisée) ; l’ouverture d’une ligne de navigation directe entre les deux pays, subventionnée par le Canada (mais son chiffre d’affaires étant insuffisant, elle n’a pu être maintenue). Pour Siegfried, il ne fait aucun doute que « le gouvernement canadien est très bien disposé envers la France » (Siegfried, 1906, p. 403). Il en va de même pour la politique de la France à l’égard de « son ancienne colonie » (voir Siegfried, 1906, p. 404-406). Les chances de ce rapprochement paraissent d’autant plus sérieuses qu’« en raison de l’Entente cordiale, le gouvernement de Londres ne cherchera certainement dans notre désir souvent manifesté d’une pareille politique aucune arrière-pensée de nature à l’effrayer » (Siegfried, 1906, p. 405)[11].

De plus, malgré les efforts de l’Église pour réduire les liens avec la France, Siegfried ne croit pas au statu quo : « Il est impossible qu’une infiltration ne se produise pas. L’isolement que l’Église souhaite pour le Canada est contraire à toute la logique de notre époque. À ce titre, il ne peut durer » (Siegfried, 1906, p. 39).

Il suffit de contacts directs pour que les politiciens radicaux de la IIIe République déjouent la méfiance qu’ils inspirent, de même que tombe leur prévention à l’égard des Canadiens catholiques : « Ceux de nos hommes politiques qui sont allés sur les bords du Saint-Laurent, non en partisans ou en sectaires, mais en Français, au sens large du mot, ont trouvé là-bas des réceptions telles qu’ils sont incapables de jamais les oublier » (Siegfried, 1906, p. 143).

Ce n’est pas la moindre des gageures, si l’on donne foi au tableau initial brossé par Siegfried[12]. Du côté français, on est de plus en plus attiré par le Canada : « les touristes, les commerçants, les hommes politiques y multiplient leurs voyages » (Siegfried, 1906, p. 395). Mais de l’autre côté aussi, les efforts sont manifestes :

à Paris, des amis fidèles du Canada exercent en sa faveur une active propagande. Des livres nombreux, des articles de journaux innombrables paraissent, des conférences sont organisées. [Bien des villes françaises] ont reçu la visite de Canadiens illustres ou notables qu’elles avaient invités, ou même de simples inconnus qui venaient faire une sorte de pèlerinage au lieu d’où leurs ancêtres étaient sortis.

Siegfried, 1906, p. 395.

L’idée de séparation : ne serait-ce qu’un rêve ?

Ce que préconise Siegfried concernant l’attitude de la France à l’égard du Canada n’est pas très éloigné de la vision du général de Gaulle, et annonce le leitmotiv de la diplomatie et des gouvernements français depuis les années 1970 : « ni ingérence, ni indifférence ». Le ton gaullien avant la lettre est manifeste, avec par exemple la métaphore du « rameau »[13]. Mais, comme on le sait, l’opinion du général se démarquera de celle de Siegfried en ce qui concerne la question de « la souveraineté du Québec » (notion du reste anachronique en 1906)[14] :

Dans leur besoin d’affirmer leur individualité nationale et religieuse, [les Canadiens français] rêvent volontiers de conditions dans lesquelles ils pourraient s’épanouir librement et sans contrainte. Des conceptions hâtives et mal mûries sont nées ainsi. On parle quelquefois par exemple d’une République indépendante, où la race française d’Amérique se gouvernerait et se développerait à sa guise, sans avoir à compter avec les Anglais. Il en est de ce rêve comme celui de l’abbé Casgrain : les idéalistes seuls peuvent le croire réalisable.

Siegfried, 1906, p. 288-289.

En évoquant la figure emblématique du chef nationaliste Henri Bourassa, à laquelle il rend hommage (voir Siegfried, 1906, p. 144-145), Siegfried défend une position que partagera plus tard André Malraux : « Une vraie volonté nationale ne prend pas forcément la forme d’une indépendance territoriale. […] vous serez plus solides si vous fondez votre politique sur votre culture que si vous la fondez dans l’indépendance politique » (Malraux, 1976).

On pourrait recouper ces propos avec la réflexion de Siegfried sur la pénétration culturelle de la francophonie en Amérique, sans que soit nécessaire l’acquisition d’une indépendance, jugée utopique (Siegfried, 1906, p. 294-295) : « [les plus pratiques des Canadiens français] sont obligés de reconnaître que, pour longtemps encore, pour toujours peut-être, l’autonomie est pour eux le seul régime possible » (Siegfried, 1906, p. 289).

Cette position s’explique si l’on considère que la vieille Europe demeure le point de repère cardinal, comme dans le finale du Canada, les deux races :

La nation canadienne, même devenue américaine par les moeurs, peut cependant rester indéfiniment colonie de l’Angleterre. Victoire américaine, dira-t-on. Certes. Mais victoire aussi de la politique anglaise, qui réalise là son véritable chef d’oeuvre. Et, dans cette destinée si tragique et si variée, n’ayons garde d’oublier la vieille civilisation française, qui jette vers l’avenir un cri joyeux d’espérance.

Siegfried, 1906, p. 412.

Comment comprendre cette sympathie d’un Français à l’égard de la « Perfide Albion », qui s’accompagne d’une méfiance envers les États-Unis ? À la fin du XIXe siècle en France, avec les courants leplaysiens dont Siegfried est proche intellectuellement, le mouvement d’étude des pays anglo-saxons se développe et prend souvent une orientation anglophile : les publications tirées d’études monographiques remportent d’ailleurs des succès d’estime et de librairie (Savoye, 1994, p. 211)[15]. Cette anglomanie traverse du reste le champ intellectuel français au-delà des clivages politiques habituels. Seuls les milieux populaires semblent y échapper, comme le montrent les réactions à la visite officielle d’Édouard VII à Paris, le 1er mai 1903, où le souverain anglais est hué par la foule.

La valorisation par Siegfried du maintien des liens coloniaux entre la Couronne britannique et le Canada s’explique également par la sensibilité à l’idéologie colonialiste, qui commence alors à marquer des points en France. Suivant les traces de son père (Jules Siegfried est ministre du commerce, de l’industrie et des colonies en 1893, et devient à partir de 1898 le président du « groupe colonial »[16] au Sénat), il fait montre en 1906 d’une certaine admiration à l’égard de l’Angleterre en tant que puissance démocratique mais aussi coloniale, la première au monde et doublement respectée à ce titre.

Cette digression sur les tendances colonialistes et leurs porte-voix en France n’est pas artificielle : Pierre et Lise Trépanier (1979) notent qu’est à peine mentionnée, au cours des vifs débats dans le Canada français sur l’ouvrage de Siegfried (1906), l’analyse que ce dernier propose du colonialisme en partant du contexte mondial où s’inscrit le cas canadien. Seule la comparaison interne au Canada fait l’objet, dans ce contexte de réception, de réactions et d’appréciations différentes. Est exemplaire à cet égard l’ouvrage de Jean Charbonneau (1918), dans lequel est posé, dans le chapitre VIII (tome 2, p. 179-191), « le problème de la haine des races », avec des formulations empruntées à Siegfried, mais focalisées sur le face-à-face interne, sans évoquer les enjeux extérieurs. La conclusion échappe à cette règle, mais pour célébrer, de façon incantatoire, « l’Unité des petits Peuples latins ». Dans son tome 3, Charbonneau procède de même, en assimilant la vie politique du Canada à son « Histoire Constitutionnelle », où s’affrontent la « Volonté de Domination » (anglaise) et la « Volonté de Conservation » (française). Alors que Siegfried s’efforce pourtant de montrer la complexité des clivages et des alliances dans le jeu politique canadien (à travers notamment le cas du parti libéral, dont les députés et les électeurs sont majoritairement anglophones, tandis que son chef est un catholique francophone). De ce point de vue, l’ouvrage de Siegfried n’atteint pas, dans un premier temps, son objectif parmi le lectorat canadien-français, là même où il était censé ouvrir des brèches et explorer des voies nouvelles. Ce n’est que plus tard, à l’orée de la Révolution tranquille, que l’analyse de Siegfried va bénéficier d’une audience plus favorable et plus attentive (à l’égard de la mise en perspective internationale) chez les intellectuels et les étudiants.

Revenons à l’anglophilie de Siegfried : que le Canada tout entier reste anglais ne lui apparaît donc pas comme un facteur de conservation sociale ou un frein au progrès économique. Il y décèle au contraire un gage de progrès dans la stabilité : « Trois solutions sont possibles. Ou bien, la situation actuelle se prolongera indéfiniment, le Canada demeurant colonie de l’Angleterre. Ou bien, ce lien venant à se rompre, il deviendra indépendant. Ou bien enfin, il sera annexé par les États-Unis » (Siegfried, 1906, p. 407).

L’éventualité d’un Canada français indépendant ayant été écartée, nous l’avons vu, elle n’est même plus évoquée à titre d’hypothèse dans la conclusion synthétique de l’ouvrage (chapitre XXXVII : L’avenir du Canada dans l’Amérique du Nord), où Siegfried considère que « le statu quo [le maintien du Dominion dans la couronne britannique] a des chances solides de durée » (Siegfried, 1906, p. 407).

Il ajoute de façon plus judicieuse : « le péril d’une annexion [par les États-Unis] existe mais sous une forme autre que celle de la conquête militaire ou politique. Ce n’est pas la nation américaine qui menace la nation canadienne ; c’est plutôt la civilisation américaine qui menace de supplanter au Canada la civilisation britannique » (Siegfried, 1906, p. 411), ce qu’il semble redouter. La première solution (rester Dominion britannique) est donc défendue plus pour préserver une identité canadienne (distincte des États-Unis) que pour entériner le fait colonial. Moins un joug qu’un bouclier.

Siegfried persiste et signe dans ses écrits ultérieurs :

Un Canada français indépendant, c’est une conception visionnaire ; tout au plus un Dominion français séparé serait-il concevable. Si, dans le cadre de la Confédération, l’élément français devenait un jour la majorité, hypothèse improbable mais néanmoins plausible, je crois que les Canadiens anglais ne resteraient pas dans l’union. Si, par contre, l’élément français devient simplement, comme c’est vraisemblable, une minorité croissante, il est loisible de penser que son influence s’exercera dans le triple sens d’une résistance à la centralisation fédérale, d’une opposition persistante à l’impérialisme, et finalement d’un loyalisme froid, mais solide, au lien britannique, par crainte des États-Unis.

Siegfried, [1937], 1947, p . 230.

Notre dernière partie sur les relations avec la France montre que la comparaison entre pays peut devenir un instrument de valorisation réciproque, avec l’idée que les transferts favorisent la connaissance et la compréhension de l’autre. Elle passe par une métamorphose de soi, laquelle révèle une conversion lucide au langage de l’autre : face aux distances que représente le Canada, Siegfried ne précise-t-il pas que « l’observateur européen doit changer d’esprit, de mesure et même de vocabulaire » ([1937] 1947, p. 3) ?

Le comparatisme joue ainsi d’abord comme vecteur distinctif[17] : on discerne, on discrimine (« À bien des égards, nous sommes trop différents pour pouvoir nous comprendre intégralement », Siegfried, 1906, p. 393). Mais ensuite, doit émerger la dimension interculturelle ou intersociétale, sans quoi sont occultées les logiques transversales et les dynamiques frontalières.

Dans un article de géopolitique, Maurice Veilly (1966) fait allusion à la suggestion de Siegfried d’après laquelle un Canada politiquement indépendant de toute puissance étrangère pourrait un jour constituer un pont entre Européens et Américains. Il met en parallèle cette réflexion et la thèse ultérieure de Claude Julien, selon qui l’Europe aura besoin du Canada pour contrebalancer le pouvoir international des États-Unis. Sur ce point précis, depuis l’implosion du bloc soviétique, la pensée de Siegfried redevient d’une singulière actualité. Ses considérations géopolitiques sur l’équilibre du monde, mais aussi sur la place des peuples et des cultures, se nourrissent forcément de comparaisons internationales : non pas en termes de performances (les moyennes nationales pouvant se révéler des leurres, tant les disparités provinciales ou régionales, à l’intérieur d’un pays et d’un pays à l’autre, sont souvent criantes), mais comme outil théorique visant à dégager les relations, les interférences et les transferts d’une aire à une autre. De ce point de vue, la leçon de Siegfried, même teintée d’eurocentrisme, ne peut être négligée.