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En garde ! est tout entier tourné vers les représentations de la tuberculose et leur influence sur le vécu des malades. Aussi l’approche se veut-elle ethno-anthropologique plutôt qu’historique.

Dans une première partie, l’auteure dépeint l’évolution des perceptions de la tuberculose et du tuberculeux au sein de la population : passage graduel d’une étiologie reposant sur l’hérédité au mécanisme de la contagion et cohabitation de ces deux schèmes causaux ; remplacement du mal de l’âme qui rend beau, durant la première moitié du XIXe siècle, par le fléau social qui afflige les pauvres en raison de leur ignorance et de leurs comportements malsains tels l’habitude de cracher et l’alcoolisme ; tendance des malades à cacher leur problème, d’abord en raison de la honte rattachée à une tare héréditaire, puis pour éviter l’isolement social qu’entraîne la peur de la contagion ; modifications au discours des responsables sanitaires qui, après avoir amplifié cette peur en insistant sur le caractère contagieux de la maladie, cherchent à rassurer en vue de convaincre les malades de recourir aux services des médecins et des sanatoriums ; succession des mesures sanitaires adoptées suivant l’évolution de ces représentations. La deuxième partie, hors un passage sur la pharmacopée populaire, est consacrée aux conceptions scientifiques de la tuberculose et aux traitements privilégiés par les médecins. L’accent est mis sur la cure hygiéno-diététique en milieu sanatorial et sur ses différents avatars. De la suralimentation au régime équilibré, de l’air des montagnes à celui des zones périurbaines, le lecteur est convié au spectacle d’une médecine impuissante qui, devant l’échec de toute médication, entend fournir à l’organisme les conditions idéales pour qu’il se répare de lui-même. Les techniques chirurgicales employées surtout à partir des années 1930 reposent sur le même principe et, souligne l’auteure, sont entachées des mêmes insuccès.

Ces deux premières parties de l’ouvrage ont été préparées à l’aide essentiellement d’archives gouvernementales, des archives de deux sanatoriums (Hôpital Laval et sanatorium du Lac Édouard) ainsi que de diverses publications médicales. Elles présentent surtout des matériaux assez bien connus puisque étudiés par plusieurs auteurs d’Europe et d’Amérique, illustrés ici à l’aide du cas québécois.

L’intérêt du livre réside essentiellement dans la troisième et dernière partie qui porte sur le vécu des malades, sur leur expérience individuelle de la maladie et des traitements reçus. Sont ici abordés la catastrophe que représente la révélation de la maladie, le sentiment de rejet et d’incompréhension qui s’ensuit, la difficile décision de rester chez soi ou de migrer au sanatorium pour une longue période, les conséquences de l’hospitalisation pour le tuberculeux et ses proches notamment en termes affectifs, la confrontation avec la mort toujours présente et appréhendée, la souffrance morale des patients. Mais c’est un tout autre aspect de la vie en sanatorium qui constitue le coeur de l’ouvrage : le développement chez les patients d’une conscience de groupe à partir des années 1930. L’auteure présente le sanatorium comme un milieu de transition où se forme une nouvelle identité du malade basée sur les pratiques et les rituels propres à la cure sanatoriale. Mis à l’écart de la société, logeant à la même enseigne et s’entraidant moralement, les patients en viennent à former un groupe cohésif et solidaire qui possède ses propres règles et son esprit de corps. Centrales dans l’édification de cette conscience de groupe, figurent la nécessité de conserver un « bon moral » et l’idée que la maladie et la cure sanatoriale représentent pour chacun une expérience enrichissante. C’est ainsi une vision idéalisée de la vie au sanatorium qui va se développer et teinter les souvenirs des rescapés. L’ouvrage se situe ici dans la lignée de celui où Sheila M. Rothman (Living in the Shadow of Death. Tuberculosis and the Social Experience of Illness in American History, 1994) met en relief la construction d’une sous-culture sanatoriale qui permet aux patients de mieux vivre leur hospitalisation prolongée et ses suites.

C’est à travers l’analyse de quelques récits de vie sanatoriale publiés ainsi que de six entrevues réalisées avec des ex-patients que l’auteure a pu explorer l’expérience vécue par les tuberculeux hospitalisés. Quelques réserves sont à émettre sur l’usage de ces sources. Les auteurs des récits de vie sanatoriale et les ex-patients interviewés proviennent de milieux aisés ou ont participé à la lutte antituberculeuse, ce qui colore nécessairement leurs perceptions. Une majorité d’entre eux ont d’ailleurs été hospitalisés au sanatorium du Lac Édouard, un établissement bien différent des autres sanatoriums puisque destiné surtout à une clientèle aisée. Il se trouve que la majeure part de la clientèle des sanatoriums était issue des milieux populaires. De même, les femmes ne sont représentées que par une infirmière, une ex-administratrice de sanatorium et une religieuse, ce qui est bien loin de l’employée de manufacture. Or, le Québec avait cette particularité en Occident au XXe siècle de compter plus de victimes de la tuberculose chez les femmes que chez les hommes. Dans une société où le genre représentait une ligne de partage déterminante à bien des égards, il est vraisemblable que la vie sanatoriale ait été perçue différemment par les hommes et les femmes. L’auteure avertit le lecteur de certains de ces biais, mais nous estimons que son analyse même n’en tient pas suffisamment compte. En somme, si cet ouvrage possède cette rare qualité de donner voix aux patients, il ne donne voix qu’aux plus aisés d’entre eux ou à ceux qui ont participé à la lutte antituberculeuse, c’est-à-dire à une minorité dont l’expérience sanatoriale et les perceptions sont vraisemblablement distinctes de celles de la masse des tuberculeux. Cette réserve exprimée, la lecture du livre de Louise Côté s’avère fructueuse pour ceux qu’intéresse l’histoire de la santé publique ou l’anthropologie médicale, et certains des matériaux présentés, en particulier les extraits de lettres envoyées au ministère de la Santé, aident à lever le voile sur des réalités peu connues.