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En octobre 2001, Recherches sociographiques, associée pour la circonstance avec le Département de sociologie de l’Université Laval et le groupe de recherche sur le XXe siècle québécois, renouait avec la tradition des colloques fermés de la revue en participant à la création des Séminaires Fernand-Dumont et en assurant de son soutien les organisateurs des premières éditions de ces séminaires.

Selon le projet de ses initiateurs, Les Séminaires Fernand-Dumont sont des lieux de rencontre et de discussions bisannuels réunissant autour d’un thème commun un groupe de professeurs ou de chercheurs provenant de diverses disciplines. Dans la lignée des travaux engagés et scientifiques de Fernand Dumont, à qui ils rendent hommage, ils ont pour objectif général de stimuler les débats intellectuels sur les grandes questions qui traversent les sociétés occidentales et, partant, la société québécoise. Deux rencontres ont déjà été tenues, qui ont commencé à mettre en forme cette intention. Celle de l’automne 2001 s’intitulait L’antilibéralisme au Québec au XXe siècle et elle se proposait de revenir sur les critiques, théoriques et pratiques, du libéralisme au vingtième siècle afin de revoir dans la lumière de ces mouvements de contestation et de recherche les actuelles résistances au fameux néolibéralisme ; celle de l’automne 2003 s’intitulait Le Canada français. Son temps, sa nature, son héritage et elle voulait se faire l’écho des nombreux essais sur la nation québécoise parus depuis la fin des années 1980 et tenter un premier bilan de débats récents en histoire et en sociologie qui ont tourné autour de la question du Canada français, de ses gloires et de ses misères. Ces deux premières rencontres, organisées essentiellement dans le giron du Département de sociologie de l’Université Laval, ont réuni dans chaque cas et conformément à l’intention originale, entre trente et quarante personnes provenant d’une dizaine d’universités et d’autant de disciplines. Elles ont rencontré un accueil enthousiaste de la part de ceux et celles qui ont été invités à y participer et ont fourni une occasion exceptionnelle de confronter des perspectives et de développer à loisir des échanges intellectuels esquissés dans d’autres lieux. La rencontre de l’automne 2005, dont l’organisation ne relèvera pas du Département de sociologie de l’Université Laval, sera sans doute plutôt portée par un effort de prospective, si cela n’est pas trop s’aventurer que de le dire ainsi, vu que les organisateurs en sont encore aux réflexions sur le thème.

En décidant d’associer la revue à cette série de rencontres fermées, notre intention n’était nullement de procéder à des choix ou de proposer des exclusives mais plutôt d’élargir la dynamique des échanges intellectuels, quitte à le faire dans un contexte qui donnerait à la discussion le temps dont elle a besoin. Baptisés en hommage à la mémoire de Fernand Dumont, les séminaires bisannuels tenteront de mettre en valeur une approche bien « dumontienne », c’est-à-dire une certaine tendance au recul, à la saisie seconde de la connaissance objective, et un certain goût pour la synthèse théorique des résultats de la recherche. Les thèmes, à portée universelle, qui les occuperont seront traités, comme c’est le cas chez Dumont encore une fois, mais aussi chez la plupart des sociologues de cette génération, à la lumière de leur signification pour notre société. Nous serons largement satisfaits si ces Séminaires parviennent à offrir à ceux qui étudient la société québécoise un lieu de rencontre où pourront se rejoindre les disciplines maintenant isolées des sciences sociales et humaines et si nous pouvons contribuer au dialogue entre les producteurs « primaires » de la connaissance spécialisée et les utilisateurs « secondaires » de ses résultats avérés. Comme c’est à ce dialogue qu’est suspendue la forme synthétique du savoir où s’éprouve la pensée d’un monde et comme c’est cette pensée que notre revue veut servir en cultivant l’art des faits, nous avons estimé qu’il était de notre mission de favoriser l’émergence d’une telle institution.

La forme du séminaire fermé, qui est celle de ces rencontres, permet de nouer des dialogues, de confronter des thèses et, le cas échéant, d’expliciter des oppositions. Cette formule a de plus le mérite d’élargir la délibération critique à toute l’assemblée, plutôt que de la réserver à quelques conférenciers. Elle est en somme la forme pédagogique qui convient au rapport entre pédagogues. Elle exige cependant, en contrepartie, de ne réunir qu’un nombre limité de participants bien choisis, mais assez nombreux pour couvrir l’éventail des orientations de recherche et des points de vue. Les contraintes de sélection, de variété et de représentativité qui s’imposent ici, les initiateurs des Séminaires ont fait le pari de les surmonter dans la durée et de les annuler en faisant de ce forum une institution permanente de la communauté savante. C’est en circulant entre les groupes et les orientations que les Séminaires éviteront les exclusions. Sans sous-estimer les qualités de ses commencements, nous croyons donc que c’est seulement quand ce lieu de rencontre sera devenu, à l’image de cette revue, un espace public à l’usage de ceux qui étudient le Québec que son succès pourra être avéré.

Alors que de leur côté Les Éditions Nota Bene ont créé une collection spéciale qui verra à la publication de l’ensemble des présentations et des échanges ayant occupé les deux jours que durent les séminaires[1], le rôle éditorial de Recherches sociographiques sera d’accueillir des articles issus de ces rencontres que des participants auront jugé opportun de soumettre à son attention et à son évaluation. Ces articles, qui pourront être soit le développement d’un argument esquissé à la rencontre, soit la reprise en forme scientifique régulière du texte initial d’une présentation, seront alors rassemblés dans un numéro spécial de la revue, ou bien ils feront la matière, comme dans le cas présent, d’une section d’un numéro régulier.

Le séminaire d’octobre 2001

Le séminaire de 2001 abordait la question de la critique du libéralisme au XXe siècle. À l’heure où triomphe un nouveau libéralisme issu de la critique adressée au système mixte d’après-guerre, où le communisme est devenu un mauvais souvenir des sociétés occidentales et où la social-démocratie semble avoir perdu aussi bien la bataille de l’efficacité économique que celle de la satisfaction des besoins du « bénéficiaire », il a semblé opportun d’interroger les critiques passées du système libéral pour en éprouver les postulats, en comprendre la teneur et en rappeler l’histoire. La critique contemporaine du néolibéralisme étant en quelque sorte la critique d’une critique, nous baignons aujourd’hui dans une sorte d’anti-néolibéralisme diffus mais confus, aussi mal assuré des principes de son adversaire que de ses propres finalités, et nous nous demandons parfois si l’histoire du XXe siècle n’aurait pas fini par liquider les oppositions pratiques et théoriques au libéralisme en enlevant à la social-démocratie son repoussoir communiste après que ce dernier eut épuisé, en même temps que la fraternité des peuples, l’idée à laquelle il s’accrochait. Revenir, dans l’histoire du XXe siècle, sur les mouvements et les doctrines qui ont proclamé la faillite du libéralisme et qui ont tenté de lui trouver une issue, c’était, en quelque sorte, revenir à la source du problème. C’était se demander si le grand fait de l’histoire récente n’aurait pas été de désarmer aussi bien la critique de l’idéologie libérale que la recherche pratique de voies alternatives et de permettre aujourd’hui, dans l’espace de ce moratoire confus, un renversement complet du système « libéral » lui-même, renversement qui ne laisserait subsister sous ce terme indéfinissable que la connotation de progrès social qui lui fut associé dans l’histoire moderne. Et c’était, finalement, inviter les participants à se demander si le « socialisme d’ici » que Dumont appelait à imaginer appartient maintenant au domaine des curiosités historiques ou à celui des projets qui vivent au creux des réserves de tradition d’une société.

Les contributions que nous publions ici, après un trop long délai qui – heureusement – n’enlève rien à leur valeur, sont comme autant de contrepoints particuliers aux échanges du séminaire. Les articles de Stéphane Kelly et de Jean-Philippe Warren, deux fortes illustrations du bouillonnement idéologique et politique déclenché par la Crise, peuvent être lus en parallèle, l’un explorant la dynamique cahoteuse et surprenante du New Deal canadien, l’autre montrant la pertinence de la version canadienne française du même effort de dépassement. Kelly montre en effet que, du projet de Bennett à son application par Mackenzie King, le New Deal canadien s’est déplacé du terrain d’une régulation du marché destinée à limiter le pouvoir économique des monopoles vers celui d’un interventionnisme étatique d’inspiration social-démocrate destiné à soutenir les consommateurs et que jamais dans l’histoire de cette transformation du « système canadien » la solution corporatiste d’un dialogue des grands acteurs de l’économie n’a représenté une hypothèse ou une force sociale de premier plan. Or, nous rappelle Warren, dans le triangle formé par les trois « néos » des années trente – le néo-libéralisme de la protection du marché contre les géants « anonymes », le néo-socialisme du soutien d’État à la consommation de masse et le néo-corporatisme du dialogue des forces sociales organisées –, c’est justement ce troisième sommet qui jouira de la faveur dominante des élites intellectuelles et sociales du Canada français, adhésion massive que Warren explique par la nature « para-étatique » du Canada français et qu’il met en rapport avec le caractère, décentralisé, horizontal et segmenté, de l’organisation économique que laissait entrevoir la doctrine corporatiste. Les deux articles montrent l’opposition quasi parfaite des deux sociétés d’alors sur ce point, le Canada anglais se refaisant finalement autour d’une puissante bureaucratie centrale à la faveur de décisions constitutionnelles issues du Conseil privé de Londres, le Canada français achevant de s’épuiser dans l’effort d’« imaginer » des solutions qui auraient été en adéquation avec une forme d’existence collective marquée par l’absence d’institutions économiques coextensives à sa dispersion.

Les élites favorables au corporatisme n’étaient pas toutes également antilibérales, puisque les valeurs chrétiennes attachées à la prééminence de la « personne » et à sa responsabilité devant la communauté gardaient pour plusieurs toute leur force ; mais certaines l’étaient sans arrière-pensées quand elles s’attaquaient, justement sur la base de leur foi, à l’idéologie « individualiste » du libéralisme ainsi qu’au système politique qui leur semblait y prendre appui. C’est ce que soutient Frédéric Boily dans un article où il examine les rapports du chanoine Groulx avec le libéralisme. Les délais de la présente édition ayant permis à Boily d’ajouter à son texte la discussion d’un ouvrage qui n’était pas publié au moment du séminaire, il est ainsi amené à conclure que sur ce point à tout le moins la pensée du chanoine ne fut ni paradoxale, ni contradictoire.

Le commentaire de Daniel Mercure, qu’il convient de joindre aux trois articles qui précèdent, est l’écho du rôle qui fut le sien lors du séminaire. Comme les organisateurs n’avaient pas voulu faire précéder la discussion sur les mouvements antilibéraux par une autre discussion tout aussi complexe portant sur la nature du libéralisme, la définition de ce qu’il fallait entendre par là avait été laissée dans le vague, à la discrétion des présentateurs, étant entendu que certains des participants devraient souligner à l’assemblée les incidences de ce flottement conceptuel sur les échanges. C’est une partie de ses remarques à cet effet que Daniel Mercure a ici réunies sous trois grandes rubriques.

Dans le dernier article de ce dossier, Maurice Lagueux se demande si le marxisme est encore pertinent aujourd’hui et s’il faut s’attendre à ce que les mouvements d’opposition au néolibéralisme le remettrent à l’honneur. Au-delà des contradictions propres à l’utopie qui a voulu prendre appui sur le marxisme, Lagueux croit que c’est plutôt à titre d’élément de la tradition d’opposition au capitalisme que le marxisme survivra à ses précédents usages historiques, à titre d’héritage culturel plus qu’à titre de doctrine ou de théorie.