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Quoiqu’il soit évoqué au passage dans plusieurs articles et ouvrages consacrés à l’analyse des idéologies des années 1930, le corporatisme a reçu jusqu’ici, de la part des sociologues, une attention relativement faible en comparaison d’autres mouvements sociaux et politiques de la même époque. Si d’excellents travaux ont su replacer ce courant réformiste dans les débats de l’entre-deux-guerres, révélant du même coup ses articulations internes et ses présupposés moraux et pratiques[1], il manque encore de comprendre de manière plus synthétique la popularité de cette doctrine une fois soulignés le monolithisme catholique du Canada français, les bouleversements sociaux créés par le Crash boursier de 1929 et une certaine dérive des idéologies de cette époque vers les « soleils fascistes ». Lorsque, par exemple, Esdras Minville affirmait que le corporatisme n’aurait pu être mieux adapté aux réalités du Canada français s’il avait été spécialement élaboré pour lui, tant il épousait parfaitement les besoins et les espoirs de la collectivité nationale, il ne faisait que traduire une impression partagée par maints intellectuels de la province.

De l’Europe à l’Amérique du Sud, l’ensemble des pays de la catholicité vécut, pendant l’entre-deux-guerres (et, dans certains cas, longtemps après la fin de la Seconde Guerre mondiale) sous l’emprise idéologique du corporatisme, dans la mesure où cette doctrine permettait, croyait-on, l’établissement d’une troisième voie, entre libéralisme et communisme, bâtie sur le respect de valeurs jugées essentielles à la vie en commun. Le Portugal de Salazar (1933), l’Espagne de Franco (1936) et l’Autriche de Dollfuss (1932), sans oublier la France de Pétain (1940), constituaient des expériences politiques et sociales « fascinantes » pour des intellectuels qui, non seulement aspiraient au progrès technique et scientifique sans vouloir rien sacrifier de l’harmonie supposée d’un ordre chrétien, mais qui cherchaient des solutions à la crise, économique et morale, dans laquelle s’enfonçaient de plus en plus profondément les sociétés industrielles. Les encycliques sociales Quadragesimo Anno (1931) et Divini Redemptoris (1937) dressaient un constat amer de l’évolution de la civilisation occidentale depuis la Renaissance, le rationalisme ayant conduit, en définitive, argumentaient les souverains pontifes, à désenchanter radicalement le monde, l’individualisme à dresser les hommes et les femmes les uns contre les autres, et le matérialisme à refermer l’existence humaine sur elle-même. Au foyer de ces trois plaies modernes, le libéralisme (que ce soit sous sa forme politique, le parlementarisme ; sous sa forme économique, le capitalisme sauvage ; ou sous sa forme morale, la licence) concentrait en un foyer unique les critiques d’un ordre qu’il paraissait d’autant plus urgent de remplacer qu’il menaçait, dans les proches années à venir, de s’effondrer dans un gigantesque spasme anarchique. L’utopie corporatiste surgissait par conséquent d’une volonté (restaurer un « ordre social chrétien » grâce auquel liberté et autorité seraient à nouveau réconciliées) et d’une nécessité (prévenir des crises économiques de plus en plus nombreuses et violentes) ; elle était à la fois formulation d’un idéal et reconnaissance d’un état de fait.

Qu’ils soient de droite ou de gauche, les intellectuels canadiens-français des années trente s’entendaient pour dénoncer les ratés de plus en plus nombreux du système libéral et espérer une restauration ou révolution sociale (« ordre nouveau », « ordre social chrétien », « nouveau Moyen Âge », etc.). Ils constataient avec un malaise croissant le chômage galopant, la misère rampante des agglomérations urbaines, l’hygiène déplorable des manufactures, l’abaissement général des salaires et ce qu’ils appelaient le « débraillement des consciences », par quoi ils entendaient la corruption morale provoquée par la défection des moeurs anciennes. De la machine politique au système économique, en passant par la sphère des valeurs, la décadence du régime libéral leur paraissait profonde, généralisée. « Étroitement liés, le libéralisme politique et son frère le libéralisme économique ont commandé notre existence pendant près de cent ans. Nous y sommes redevables de tout ce dont nous nous enorgueillissons : misère, corruption, empirisme, effacement du sens national. » (Barbeau, 1936, p. 218.) À leurs yeux, un solide coup de barre s’imposait afin de sortir de l’impasse dans laquelle, depuis près d’un demi-siècle, s’était glissé le peuple canadien-français, à la fois séduit par les sirènes de l’américanisme et vaincu par le colonialisme économique, c’est-à-dire corrompu quant à son « esprit » et asservi quant à son « corps ».

Pour un large contingent d’intellectuels de l’entre-deux-guerres, le corporatisme parut constituer la véritable « doctrine de salut » de la collectivité canadienne-française, elle qui aspirait à un relèvement économique autant qu’à une régénération morale. La vogue en fut telle pendant les années 1930 et 1940, les appuis furent si nombreux et si variés dans leurs sources, qu’il serait fastidieux de dresser la liste de ceux et celles qui déclarèrent approuver ce régime (par exemple, dans les années 1930, l’École sociale populaire consacra près d’un tract sur cinq à explorer ce thème). Et les catholiques sociaux qui cherchaient à continuer les luttes sociales de La Tour du Pin et d’Albert de Mun (tels les pères J.-Papin Archambault, J.B. Desrosiers et R. Arès), et les nationalistes traditionalistes inquiets de la place de plus en plus marginale des Canadiens français dans le continent nord-américain (tels le chanoine L. Groulx et E. Minville), ceux-ci d’ailleurs recoupant habituellement ceux-là, reconnaissaient dans le corporatisme un idéal de société, certes inspiré de l’âge médiéval, mais pourtant tourné vers l’avenir, capable de réconcilier dans une synthèse neuve progrès et tradition, de même que liberté et autorité. Il leur semblait que dans un monde bouleversé de fond en comble par l’individualisme, le matérialisme et le rationalisme, seul le corporatisme pouvait susciter une organisation économique qui ne fasse pas l’impasse sur une réforme pressante des moeurs. Il leur semblait tout autant que dans une Amérique anglaise et païenne, donc, par nature hostile, selon eux, à leur collectivité nationale, seul le corporatisme pouvait assurer un certain espace d’autonomie aux Canadiens français en instituant un ordre social et une transcendance politique propres.

Nous entrons donc dans un monde nouveau dont nul ne saurait dire ce qu’il sera, mais dont on peut être certain d’ores et déjà qu’il différera profondément de l’ancien. [...]

Plusieurs doctrines s’opposent et partagent les esprits. Le communisme ? C’est une dégradation, une déchéance, une destruction. Le fascisme ? À un moindre degré sans doute, mais à un degré encore inacceptable, le fascisme aboutit à un amoindrissement de la personne humaine. Au culte de la richesse matérielle que ne dépassent ni le communisme ni le capitalisme libéral, il substitue un idéal à peine supérieur : l’État. Le nazisme ? Même réserve en beaucoup plus grave encore puisque celui-ci dégénère en véritable idolâtrie de la race. Sans compter que ni le fascisme ni le nazisme ne sont des articles d’exportation et qu’il s’agit là de cotes taillées pour d’autres épaules que les nôtres. Reste le corporatisme.

Minville, 1936a, p. 252

Le corporatisme représentait une doctrine beaucoup plus articulée que le préjugé commun le laisse habituellement croire. Il semblait capable de répondre aux défis particuliers de la nation canadienne-française dont, depuis au moins la fin du XIXe siècle, les esprits avertis déploraient la marginalisation dans plusieurs domaines au moment où le système libéral semblait affronter une crise profonde, définitive. S’il faut, sur papier, reprocher quelque chose à pareille idéologie, c’est peut-être sa trop grande cohérence théorique, c’est justement, comme pour le marxisme, de former un système logique et implacable (dès la minute où l’on s’entendait sur quelques axiomes fondamentaux), au détriment de la complexité de la réalité sociale. C’est donc à ce niveau qu’il faut tenter de le comprendre, en tant que « doctrine totale », comme une construction abstraite qui ne pouvait, dans sa confrontation avec la réalité empirique, que provoquer des abus au moins aussi graves que ceux qu’il tentait de résoudre – mais qui, dans un paysage intellectuel pour ainsi dire déconnecté, marginalisé et fascisé par son désarroi même, se présentait avec toute la force de persuasion que pouvait lui procurer sa traduction dans les rêves d’un repli sur la Laurentie et d’un retour à la Chrétienté. En d’autres termes, le corporatisme paraissait une « doctrine de salut » dans une époque ayant soif d’ordre et de certitude parce que de plus en plus désarticulée et inquiète.

Cet essai aspire seulement à donner un très bref aperçu, sous une forme plus synthétique, de quelques-unes des raisons ayant fait du corporatisme, dans l’entre-deux-guerres, une panacée. Il ne saurait être question, en aussi peu de pages, de faire le tour d’une idéologie aussi complexe ni d’offrir au lecteur le portrait nuancé de la génération intellectuelle qui y a succombé. Cet essai se borne en fait à explorer quatre concepts (coopération, bien commun, planification, subsidiarité) qui se trouvent au fondement de la popularité du corporatisme, laissant à des études plus complètes, sinon plus détaillées, la tâche d’en préciser les multiples interprétations et les non moins nombreuses ramifications. Il suffira ici d’en mentionner grossièrement la logique. En résumé, énoncé en une formule par trop sommaire, le programme du corporatisme cherchait à enrayer le désordre social en accordant la primauté à la solidarité nationale, et ce grâce à une planification économique décentralisée. Loin de représenter la parfaite illustration de la futilité de la pensée canadienne-française « traditionnelle », comme l’a affirmé Pierre Elliott Trudeau dans son introduction à la Grève de l’amiante, le corporatisme a constitué une réponse parfaitement logique sur papier – mais des plus effrayantes en fait – au problème de penser ensemble décentralisation et interventionnisme, concurrence et coopération, personne et communauté, ou autorité et liberté. Quand cela aura été établi, un pas de plus aura été fait vers une meilleure compréhension herméneutique de la période bouleversée de l’entre-deux-guerres, dont il demeure encore aujourd’hui difficile de circonscrire les contours et de mesurer la teneur.

1. Contre la lutte des classes, la coopération

Dénoncé par à peu près tous les esprits, le « désordre établi » des années trente, économique ou moral, semblait le signe le plus évident de la faillite du monde moderne. Les brèves périodes d’accalmie représentaient de simples pauses dans une longue mais inévitable agonie. Ce monde était menacé d’implosion sous la force de violents déchirements sociaux, au premier chef desquels les intellectuels canadiens-français comptaient celui opposant, selon les termes utilisés à l’époque, « Capital » et « Travail ». La concentration des richesses entre les mains de quelques-uns faisait de plus en plus affront à la pauvreté du plus grand nombre. Suivant de près la démarche critique de Karl Marx, néanmoins sans jamais y faire référence, les « catholiques sociaux » (par quoi il faut entendre ici les partisans et vulgarisateurs de la doctrine sociale énoncée dans les encycliques pontificales) évoquaient la réduction de l’ouvrier en simple force de travail, l’accaparement de la richesse par une clique capitaliste, les mécanismes implacables qui brisaient les résistances ouvrières et forçaient les hommes et les femmes dans un système dont la loi d’airain ne connaissait guère que les mots « efficacité » et « rentabilité ». La pauvreté matérielle de travailleurs ayant à peine de quoi se nourrir et se vêtir mirait la pauvreté psychologique de ceux que la cadence des machines abrutissait chaque jour un peu plus.

Les descriptions étaient d’autant plus accablantes contre la misère imméritée (selon Rerum Novarum) de la classe ouvrière que celle-ci, en majorité canadienne-française, était soumise à la domination du capital anglo-saxon. Le clivage social entre bourgeois et prolétaires recoupait une division ethnique entre francophones et anglophones. « J’ai, écrivait Victor Barbeau, des choses effarantes à vous apprendre. Je ne dirai pas tout cette fois. Vous en crèveriez de honte. [...] nous n’avons rien, vous me comprenez, nous n’avons rien. [...] Nous sommes des prolétaires, des manoeuvres, de la chair à usine. » (Barbeau, 1936, p. 23-24.) Ces paroles trouvaient un écho inquiet chez ceux qui avaient croisé quelques statistiques gouvernementales sur la répartition des richesses dans la province, ou qui, plus simplement, s’étaient aventurés dans le quartier Saint-Henri après avoir déambulé dans les rues de Westmount. Les Canadiens français occupaient la position de serf vis-à-vis des grands lords anglais de l’industrie, du commerce et de la finance.

Pour résoudre le conflit opposant la classe bourgeoise à la classe ouvrière, le marxisme proposait d’exacerber leurs différends jusqu’à l’éclatement de la révolution finale, celle qui allait établir la société sans classes. Se levant contre l’oppression dont ils étaient victimes, les prolétaires devaient, par quelque mesure radicale, s’emparer du pouvoir et instaurer une dictature populaire faisant table rase de l’ancienne organisation sociale grâce à laquelle les capitalistes assuraient sur eux leur domination. Cette manière violente d’envisager le devenir de l’humanité, cette conviction qu’il était nécessaire de dresser les classes les unes contre les autres plutôt que de chercher à promouvoir leur réconciliation semblait, de l’opinion des catholiques sociaux, ne pouvoir engendrer que des conséquences funestes. À la lutte de tous contre tous du système libéral, le marxisme opposait une lutte plus impitoyable encore, cette fois entre deux classes dont la sourde opposition devenait le véritable moteur de l’histoire. Dans un cas comme dans l’autre, l’individu étant enrôlé pour combattre ses compatriotes, la société se retrouvait en guerre contre elle-même. Mais de l’anarchie, affirmaient en choeur les catholiques sociaux, l’ordre ne peut venir.

Le corporatisme s’appuyait sur la conviction qu’un rassemblement d’individus divers ne peut « faire société » sans accepter comme naturelle, ou alors comme fonctionnelle, la division du travail de ses membres. En d’autres termes, une société existe dans la mesure où chacun participe par son travail à l’équilibre de l’ensemble. En brisant les liens que l’ouvrier entretenait avec la société plus large, l’industrie capitaliste avait substitué à l’idéal de collaboration qui prévalait autrefois le seul appât du gain et la seule solidarité du contrat de travail anonyme. Devenu peu à peu étranger à lui-même et à son produit, par une aliénation croissante de ses capacités et de ses réalisations, l’ouvrier n’était plus capable de se sentir « chez lui » dans la manufacture ou l’usine. Quant au patron, être sans attaches, sans devoirs et sans fidélités, il concevait désormais le travail de l’ouvrier comme une simple marchandise qui s’achète au gré des fluctuations des cycles économiques ; l’entreprise était devenue pour lui une affaire qui valait seulement par le profit qu’elle pouvait lui procurer. Aussi ne restait-il plus en lieu et place de l’ancienne harmonie de la communauté « traditionnelle », après la révolution industrielle, qu’une société anonyme, artificielle et contractuelle. Chacun, isolé dans un bonheur individuel et devenu étranger au destin de tous, n’avait plus de commerce avec ses semblables que celui dont il pouvait tirer quelque profit.

Le corporatisme promettait de rétablir une entente entre les individus et les classes. « Sans le corporatisme, la société est dans un état violent : car elle se trouve privée de ses organismes nécessaires et abandonnée à la lutte des classes. » (Desrosiers, 1941-1942, p. 3.) Grâce au corporatisme, la société retrouverait son harmonie parce que l’ordre humain, plutôt que de résulter, comme dans le libéralisme, de la concurrence des égoïsmes individuels, découlerait d’une reconnaissance des droits et des responsabilités de chacun. Si l’ouvrier était la propriété du patron en vertu du contrat de travail, le patron était également l’obligé de l’ouvrier dans la mesure où il attendait de ce dernier son bien-être. Et c’est pourquoi la reconnaissance de leur lien réciproque devait primer chez l'un sur d’injustes réclamations, et chez l’autre sur la recherche effrénée du profit. Chez l’un et chez l’autre, autorité et liberté se fondaient sur un sens des devoirs mutuels. Afin d’aplanir les animosités qu’ils pouvaient entretenir les uns contre les autres, ils devaient, dans leur propre intérêt, chercher le rapprochement et la collaboration. L’industrie capitaliste ne serait donc pas parfaite tant et aussi longtemps que n’y auraient pas été accomplies une restauration des moeurs chrétiennes et une diffusion de l’idéal de charité dans le coeur des chefs d’entreprise et des ouvriers. C’est en ce sens que l’on peut dire que le corporatisme conduisait à une réforme des structures autant que des individus, de la société autant que de « l’homme », du « corps » autant que de « l’âme ». Il se fondait sur l’idée que chacun devait prendre place à l’intérieur d’un ordre fixe (naturel, rationnel ou traditionnel) qui le dépassait et qui assignait des bornes étroites à ses espoirs, ses désirs, sa volonté, ses aspirations. Cette recherche d’une solidarité organique explique en partie la fascination des catholiques sociaux pour une certaine image mythifiée du Moyen Âge.

Par catholicisme et par nationalisme, les intellectuels canadiens-français adhéraient plus facilement à un idéal de solidarité organique. Lorsque, par exemple, le père Lévesque se prenait à espérer l’établissement d’un ordre corporatif, c’était parce que, selon lui, cet ordre aurait permis d’en finir avec un régime ayant fait des hommes « des bêtes féroces de la forêt éternellement dressées l’une contre l’autre ». « Nous sommes des frères. La vie économique pour être vraiment humaine doit être me- née fraternellement, socialement. » (Lévesque 1933, p. 93-94.) Refusant de briser l’harmonie ancienne sur l’autel d’une concurrence effrénée qui laissait l’individu à lui-même, Lévesque espérait, par le corporatisme (et le coopératisme), refaire des lieux de solidarité.

Les corporations (qu’on voulait initialement mixtes) paraissaient un outil privilégié pour permettre la rencontre des intérêts divergents entre les individus et les classes. Plus encore que les corporations par métier, les corporations par fonction de production semblaient pouvoir assurer cette rencontre en ayant pour membres des ouvriers, des ingénieurs, des patrons ou des comptables dont le lien commun consistait à travailler à la fabrication d’un même produit ou à l’organisation d’un même service. Par exemple, la Corporation du Barreau regroupait des avocats travaillant dans des bureaux comme petits salariés et patrons. Il fallait élargir ce genre de regroupement à l’ensemble des métiers du Québec. Ainsi, l’État devait élever l’Union catholique des cultivateurs au statut de corporation (ce qui semblait facile, puisque celle-ci était déjà découpée par régions) et, reconnaissant qu’elle se trouvait la mieux placée, de par sa situation, pour cerner les besoins des fermiers et des régions agricoles, lui attribuer le pouvoir de faire des lois concernant l’agriculture et de veiller à leur application. En favorisant une consultation large, de même que la mise en commun d’informations privilégiées, la corporation veillerait au développement général d’un secteur économique et à la défense des intérêts de tous les acteurs.

L’ordre social, affirmait-on, est un ordre à la condition qu’existe une solidarité entre les différents éléments de l’ensemble. C’est parce que les parties s’agencent entre elles que le tout existe. Autrement dit, sans un lien organique fort entre les membres, le corps dégénère et meurt. Il semblait en aller de même pour les sociétés humaines. « Chaque classe a des devoirs très nets, spécifiques. » (Barbeau, 1939, p. 64.) L’équilibre de la société dépendait de la stabilité des agencements et des relations d’étroite interdépendance qui se présentaient en elle. « Qu’on le veuille ou non, toutes les classes d’une même société sont solidaires [...]. » (Minville, 1938, p. 424.) En remplaçant les classes, trop conflictuelles parce que définies en fonction de leurs intérêts particuliers, par des corporations liées par des intérêts plus globaux, les catholiques sociaux espéraient que le sens de la charité pourrait inspirer un monde autrement rongé par l’égoïsme. Plus de classes, plus d’individus, plus d’atomes sociaux, mais des groupements corporatistes, emboîtés de la famille à l’État, ou de la paroisse à la chrétienté, dont l’agencement naturel ou rationnel composerait un ordre équitable et harmonieux.

2. Contre l’individualisme, le bien commun

L’organisation corporative devait mettre un frein à l’individualisme moderne et à la quête égoïste du bonheur, un vice auquel les Canadiens français semblaient particulièrement prompts à s’abandonner. Les catholiques sociaux se les imaginaient sans attaches envers leurs compatriotes dès l’instant où ils pouvaient en tirer profit. Le régime corporatiste semblait capable de remédier à cette indifférence morale et ce détachement social croissants. « Aucune formule n’est plus propre à mater l’individualisme forcené et destructeur qui, dans le passé, a inspiré et guidé tous nos agissements sur le plan économique et social. » (Minville, 1936b, p. 3.)

Aux yeux des catholiques sociaux, il existe une société dans la mesure où les individus participent à une oeuvre commune, c’est-à-dire dans la mesure où s’affirme la primauté du bien commun sur les intérêts de chacun. Pour cela, il fallait, selon eux, que s’impose une « pensée coordonnatrice » entre les groupements qui composaient la société, une doctrine qui puisse diriger les ambitions individuelles.

S’il est vrai, ainsi que la définit Claude Bernard, que la vie, celle de la plante, de l’animal, et du corps social, est « la réalisation d’une pensée coordonnatrice », on comprend qu’une nation chez qui n’existe pas une pensée supérieure assez forte pour coordonner toutes les énergies de la masse et les ordonner au bien commun, n’est plus qu’une bande, une sorte de troupeau, que travaillent des forces contradictoires, et chez qui les forces d’ordre elles-mêmes se muent en forces de désagrégation et de déchéance.

Minville, 1932, p. 11

Sans une telle « pensée coordonnatrice », continuait Minville, la société est un polypier humain sans attaches et sans liens, sorte d’agrégat anonyme sans cesse composé et décomposé au hasard des rencontres et des événements. Que soit perdue, ne serait-ce que temporairement, cette direction, les membres de la société manqueraient bientôt à leurs fonctions, l’ordre serait brisé, et le progrès compromis. « L’individu, confirmait Édouard Montpetit, n’est fort que par le groupe qui l’utilise et le complète. [...] Il suffit que, instruit de son rôle, exécutant l’action qui lui est confiée, il assure l’oeuvre que poursuit la collectivité. » (Montpetit, 1917, p. 5.) Le respect de la hiérarchie naturelle, des rôles attachés aux statuts et des lois de l’autorité préservait une union sans laquelle il ne semblait pouvoir se réaliser de vrai progrès.

La coopération, certes, mais dirigée vers quel but ? L’union, très bien, mais au service de quelle cause ? Dans l’entre-deux-guerres, la réponse va de soi. Le bien commun vers lequel devaient être dirigés les efforts de la collectivité a été défini en termes nationalistes. Le bien général, c’était ni plus ni moins la nation canadienne-française. L’individu, affirmait-on, trouvait d’abord une famille dans la nation souveraine, et en se subordonnant à celle-ci, il obéissait à une loi essentielle, instinctive, celle de « l’appel de la race », à laquelle il ne pouvait échapper qu’en se trahissant lui-même. Si, par exemple, la bourgeoisie avait mission d’imprimer une orientation à l’opinion mal éclairée du public, si les responsabilités attachées à son rang, les privilèges dont elle jouissait, le fait qu’en elle se reflétaient les aspirations les plus hautes, si tout cela lui imposait d’être une élite agissante, elle devait plus encore être solidaire de l’ensemble dont elle ne formait qu’une part. Il en allait ainsi de tout groupe humain. Chacun devait se souvenir qu’il était au service de la collectivité, et que c’était par conséquent le bien de celle-ci qui devait être l’objet constant de ses préoccupations et de ses espoirs.

Loin de constituer un but en soi, le redressement économique et l’acquisition de richesses matérielles devaient contribuer à l’épanouissement de la nation. Parler d’économie, c’était donc aborder un sujet éminemment patriotique, c’était se soucier de la vie de l’esprit d’un peuple, ce peuple ayant pour devoir de tendre vers la perfection. Parce que, répétait-on, tout est lié dans la vie d’une société, autant les aspects économiques que les aspects nationaux, parce que, en d’autres termes, ce qui se passe dans une sphère a des répercussions lointaines et parfois inattendues dans une autre, se soucier d’économie ne voulait pas dire s’enticher de réussite et d’enrichissement personnels, ou encore améliorer le simple potentiel des forces productives, sinon à provoquer à terme un désordre des institutions et une désagrégation sociale. Les conditions économiques étaient au service d’un plein épanouissement des ressources intellectuelles et spirituelles de la nation. Les catholiques sociaux concevaient la tâche de cultiver la richesse et de rechercher le gain dans la mesure, et dans la mesure seulement où cette richesse et ce gain allaient permettre l’autonomie indispensable à la poursuite d’un but plus élevé.

À peu près unanimes dans l’entre-guerres à dénoncer la trahison des élites, les catholiques sociaux reprenaient le constat de l’abbé Lionel Groulx, lequel opposait les « bons bourgeois » « pas embourgeoisés » aux « défaitistes » et aux « indifférents », beaucoup plus nombreux (Groulx, 1939). L’urbanisation rapide avait créé des villes cosmopolites où le « bourgeois » se plaisait à s’américaniser ; l’inféodation économique des Canadiens français en avait fait des affidés du capital anglais ; la politique provinciale divisait ceux que le sentiment national aurait dû unir, tandis que la politique fédérale unissait des francophones et des anglophones que ce même sentiment aurait dû opposer ; quant à l’éducation, concentrée sur l’apprentissage des matières plutôt que sur la formation du caractère, elle tendait à développer un peuple sans fierté et sans âme. Telle que décrite par les catholiques sociaux, la bourgeoisie canadienne-française ressemblait à un grand corps instable, dénaturé, anémié, condamné à plus ou moins brève échéance. « Bourgeois [...] donnez enfin à notre peuple l’impression d’être guidés, aimés, stimulés. [...] Vous, si vous ne vous ressaisissez pas, vous, bourgeois anti-patriote, anti-national, vous allez vous tuer. » (Groulx, 1939, p. 123.) À en croire Groulx, une classe bourgeoise coupée de sa base nationale et appliquant sur son territoire les mêmes principes économiques que sur les grands marchés internationaux, ne serait plus bourgeoise que par le revenu, ayant perdu la fonction sociale associée à son statut, fonction qui était pourtant, aux yeux de Groulx, son unique raison d’être.

Le corporatisme pouvait jouer un rôle afin d’empêcher une abdication des responsabilités nationales en associant, dans une seule et même formule, « l’idée sociale et l’idée nationale ». En définissant le bien commun en termes patriotiques, et en faisant se rejoindre toutes les classes autour de cet idéal irrécusable, il était possible de croire à l’union des questions nationale et sociale dans un programme précis, effectif. Par un tel programme, non seulement les Canadiens français pourraient se soustraire à la domination de l’ordre économique anglo-saxon, mais ils pourraient, enfin, former une « unité organisée » et non plus cette « poussière d’individus dispersés à travers la masse anglo-saxonne et protestante du continent au gré des remous ». Aussi le corporatisme représentait-il, pour les catholiques sociaux, un cadre dans lequel enchâsser le devenir national afin de le soustraire à l’Amérique protestante et anglophone.

Dans une période reconnue pour son triste délire raciste, la xénophobie du corporatisme est criante. Cadre politique et social de la collectivité, le corporatisme devait protéger les Canadiens français de certaines influences considérées pernicieuses, telles que l’émigration, les Juifs, la franc-maçonnerie, les capitaux étrangers ou l’américanisation, en érigeant une véritable « muraille mouvante » autour d’un groupe considéré homogène dans sa religion et dans ses moeurs. Ce qui semblait d’inspiration étrangère était rejeté comme contraire à « l’esprit de la race ». Les catholiques sociaux n’hésitaient pas à déclarer qu’au Québec les corporations seraient divisées entre les deux groupes linguistiques, les ouvriers et les professionnels canadiens-français étant regroupés à l’écart de leurs confrères canadiens-anglais !

En ce sens, le corporatisme correspondait à la réalisation d’un État français en Amérique – sauf l’indépendance. En épousant les frontières du Canada français, le corporatisme permettait de croire être capable de le soutirer en douce, sans vraiment y paraître, de la pression sociale, économique et politique que faisait peser sur lui la majorité anglophone. Déjà sous la domination spirituelle de l’Église catholique, le Canada français pouvait s’inventer un pays bien à lui, à l’écart du reste du Canada quant à son organisation politique et sociale, quoique sans jamais se risquer à réclamer une complète autonomie. Il lui suffisait d’agrandir l’idéal de la paroisse à l’échelle d’un territoire provincial ethniquement défini.

3. Contre la dictature du capital, la planification

De l’opinion des catholiques sociaux, le défaut d’organisation de l’économie canadienne-française avait conduit tout droit à l’anarchie, dont les signes de plus en plus inquiétants s’accumulaient dans la province. Ils accusaient en particulier le lien brisé entre producteurs et consommateurs, avec pour résultat une économie déréglementée et livrée aux cycles de croissance et de surproduction. Une saturation du marché des biens et des services provoquait épisodiquement des mises à pied massives, une hausse du taux de chômage, une baisse de la consommation, ensuite d’autres licenciements, entraînant l’économie dans une spirale infernale à laquelle ne pouvait remédier la main invisible d’Adam Smith. L’économie en crise ne pouvait pas se relever elle-même plus qu’il n’est possible, à moins de s’appeler le Baron de Münchassen, de se sortir d’une mare de vase en se tirant par les cheveux.

Farouchement opposé au libéralisme, le corporatisme souffrait très bien le capitalisme et ne contestait ni la plus-value, ni le profit, ni la propriété privée, ni l’inégalité des classes ; ces réalités lui paraissaient légitimes et normales. Il semblait se situer, sur l’échiquier des réformes, à l’exact opposé du marxisme : alors que le marxisme acceptait les prémisses du libéralisme quant à la lutte pour l’existence et la quête d’un bonheur matériel, tout en rejetant la propriété privée, le corporatisme s’effrayait de la dissolution des liens sociaux dans les villes anonymes, de même que de l’abaissement spirituel de la société de masse, tout en acceptant le jeu des forces productives. À la recherche d’une troisième voie entre le dirigisme de l’un et le laisser-faire de l’autre, le corporatisme tentait d’abord de domestiquer le capital. À la limite, et selon les termes de la doctrine sociale catholique, il aurait voulu l’évangéliser. Il semblait qu’une conformité plus grande à l’enseignement de la morale chrétienne empêcherait bien des abus et éviterait bien des conflits. Ce qu’il fallait donc, c’était l’instauration d’un régime économique qui institue pour ainsi dire la loi de charité et de justice du christianisme dans les structures mêmes de l’économie.

Refusant de s’en remettre à l’arbitraire du marché, une économie réglementée favoriserait une distribution équitable des salaires et des profits grâce à une planification globale. La structure même du corporatisme – par étagements en quelque sorte – rend bien cette idée de systématiser et de rationaliser l’exploitation du territoire et la gestion de la main-d’oeuvre en structurant la société en plusieurs paliers. Selon Esdras Minville, la société québécoise serait divisée en quatre niveaux : 1) une série d’associations rassemblant la population entière du Québec sur la base des organisations professionnelles et dotées chacune d’un conseil supérieur ; 2) des chambres locales, distribuées par municipalités, où seraient représentées les associations professionnelles ; 3) un réseau de chambres régionales (définies par leurs ressources naturelles ou par leur importance économique) qui accueilleraient les délégués des chambres locales ; 4) un Office national des forces productives, sommet de la hiérarchie (composé d’un bureau d’étude visant à filtrer, classer et orienter les réclamations des chambres locales et régionales, d’un tribunal du travail, d’un secrétariat permanent et d’un bureau dit « des réalisations ») aurait eu à charge de coordonner, indépendamment de l’État et surtout des partis, l’ensemble des instances intermédiaires ou locales (Minville, 1936, p. 256) et de servir les intérêts collectifs en confiant le progrès économique à une coalition impartiale. Cet Office aurait eu le privilège d’orienter la marche de la nation par de justes et sages plans instruits des connaissances de la « base » et éclairés des principes du « sommet ». L’État se serait contenté, par la suite, d’adopter les solutions les plus appropriées.

Le corporatisme correspond à une tentative de structurer la production économique sur le modèle d’une pyramide dont l’action se ferait sentir de la base au sommet, puis du sommet vers la base. En dépit de son profond autoritarisme, dont les réflexes déteignaient jusque dans l’énonciation de ses politiques, le corporatisme représentait une tentative de démocratiser l’espace public en remettant en débat ce qui constituait l’enjeu des luttes occultes du marché et en cassant la domination exercée par les puissances de l’argent sur la population canadienne-française. Abandonné à lui-même, victime sans défense des exploiteurs qui le dominaient et qui se nommaient trusts, oligarchies, ploutocratie, monopoles et cartels, l’individu de la société capitaliste libérale n’était pas libre, affirmaient les catholiques sociaux, mais il était soumis à une dictature nouvelle, plus insidieuse, plus implacable que la servitude antique.

Organisée en fonction de la propriété plutôt qu’en fonction de l’homme, la société s’achemine vers le triomphe de la ploutocratie et la domination des plus forts, c’est-à-dire des plus riches. [...] Attirer le capital, telle est la grande ambition ; ne pas effrayer le capital, tel est l’argument vainqueur ; accroître le capital, telle est la préoccupation directrice des maîtres de la vie économique, voire de la vie politique qui s’absorbe de plus en plus la première. [...] Ce sera la honte d’un siècle par ailleurs fécond en réalisations merveilleuses d’avoir enseigné comme un dogme l’abdication de l’homme devant la richesse et accepté que l’ordre social se fondât sur un tel renversement des valeurs humaines ; d’avoir entretenu et cultivé l’esprit mercantiliste, que le miroitement de l’opulence d’une poignée de potentats dénués de responsabilité, masquât la misère des foules, le paupérisme, plaie sociale en un sens plus avilissante que l’esclavage antique qui n’était, au moins, que l’abdication d’un homme devant un autre homme.

Minville, 1932, p. 71

Le docteur Philippe Hamel n’était pas le seul dans la province à associer, en ces années, le combat pour l’instauration du régime corporatiste à la lutte pour casser les trusts. Il semblait que la planification corporatiste, planche de survie d’une démocratie en déroute parce que livrée tout entière aux « puissances d’argent », aurait permis d’en finir avec les arbitraires et les passe-droits des grandes compagnies.

Notre monde politique a la prétention d’être démocratique [...]. Notre monde économique, au contraire, ne ressemble à rien de cela. [...] Le bon sens le dit : il nous faut choisir. Si nous voulons la dictature, si nous croyons que seule elle peut servir le bien commun parce que seule elle peut se payer le luxe de la compétence, eh bien ! ayons-la partout. [...] Si, par contre, nous voulons la démocratie, eh bien ! il faudra aussi l’avoir partout : démocratie politique et démocratie sociale et économique. Et cela veut dire que la vie économique doit être organisée [...] : le monde économique ne doit pas confier son sort au hasard, il doit, comme le monde politique, se confier à une intelligence directrice [...].

Angers, 1940, p. 7

La démocratie devait dominer l’économie, comme l’esprit devait dominer la matière dans la hiérarchie chrétienne des valeurs. Aussi le corporatisme représentait le moyen de redonner à la politique sa primauté sur les sphères industrielle, marchande et financière, en démocratisant doublement l’économie : d’une part, en accordant une plus grande place aux travailleurs (par leur participation volontaire dans la corporation) dans la prise de décisions qui les concernaient directement ou indirectement ; et d’autre part, en distribuant les richesses de manière équitable et au prorata des contributions de chacun. Au contraire du régime capitaliste libéral, dans lequel les patrons sont seuls à faire des choix qui regardent le bien-être de l’ensemble de la population, le régime corporatiste aurait instauré une sorte de cogestion bénéfique à tous en faisant dialoguer les intérêts de l’ensemble des professions, en favorisant une vaste discussion sur certains enjeux fondamentaux de société et en tranchant les litiges rationnellement, du point de vue du bien général. La « liberté de mourir de faim » (Minville, 1932, p. 70) du libéralisme serait remplacée par la jouissance d’une saine aisance. Le meilleur état d’une société, déclaraient les catholiques sociaux, est celui où la prospérité, bien que plus humble, est commune – et non pas celui où la richesse est grande mais concentrée entre les mains du petit nombre. L’économie devait être libératrice, et elle n’avait de chances de l’être que dans la mesure où chaque personne pouvait savourer le minimum de confort nécessaire à l’exercice de ses besoins physiques et spirituels.

Dans l’esprit des catholiques sociaux, la démocratie libérale représentait une caricature de la démocratie véritable. Ses représentants, hommes trop souvent sans envergure, figurines du pouvoir assez grotesques et médiocres, d’ailleurs tous plus ou moins corrompus par l’exercice du pouvoir, courbés à force de bassesses et faux à force de louvoiements, se faisaient élire à coup de promesses qu’ils ne tiendraient jamais et s’assuraient une bonne conscience en déclamant des discours ronflants. L’historien ne compte plus les déclarations dans lesquelles sont dénoncées les trahisons quotidiennes des députés et l’abdication de leurs devoirs patriotiques.

Plus fondamentalement, les catholiques sociaux critiquaient le parlementarisme libéral parce qu’il consacrait la division au lieu d’encourager l’union des forces nationales. La mystique du chef des années trente s’inscrit dans cette recherche nostalgique de l’unanimité à laquelle ont succombé les intellectuels corporatistes, à commencer par le chanoine Groulx. Les trois qualités essentielles d’un leader, à savoir l’intelligence, l’incorruptibilité et l’impartialité, ressemblaient aux qualités attribuées aux rois de la vieille France, eux dont la sagesse était proverbiale, que rien ne pouvait acheter et dont la couronne symbolisait l’attachement paternaliste au royaume entier. Le corporatisme laissait peu – sinon pas – de place à la dissidence, mais au contraire entretenait le rêve d’un espace social et politique où l’autorité s’exerçait toujours dans des limites légitimes et où la liberté n’oserait jamais franchir les limites de la décence, comme si l’ordre social pouvait s’inspirer en quelque sorte de l’organisation d’un couvent.

Mais officiellement, les catholiques sociaux ne proposaient pas d’abolir la liberté mais cherchaient plutôt à en assurer une meilleure distribution et, surtout, à en contenir les excès. La licence dans les moeurs, dont les vues donnaient soi-disant l’exemple, se trouvait reproduite dans le domaine économique libéral, puisque la liberté du commerce n’y était retenue par nulle borne, nulle morale collective, et que le faible était sans ressources devant l’insolence du plus fort. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’autorité que tentait de rétablir le corporatisme s’inscrivait dans une volonté de renforcer la liberté. Elle n’entrait pas, cette autorité, en contradiction avec l’épanouissement des individus, au contraire leur donnait-elle la possibilité de devenir vraiment libres dans une société fraternelle, affranchie de la dictature d’un monde sans âme.

L’autorité signifiait une volonté de planifier qui s’opposait au laisser-faire, laissez-passer de l’économie libérale. Il s’agissait de confier à une instance supérieure la responsabilité de faire des choix quant à l’orientation globale de la société canadienne-française. Mais si les catholiques sociaux, refusant d’abandonner aux lois du marché l’organisation de la société, acceptaient de baser cette organisation sur une structure rationnelle, réfléchie collectivement, ils pensaient aussi la démocratiser en se détournant du système parlementaire, ce qui n’allait pas sans conséquences graves. De l’idée d’autorité à celle d’autoritarisme, il y a un pas, qui sera souvent franchi, et qui rend d’autant plus difficile de prendre au sérieux, sinon parfois de manière parfaitement cynique, les appels à la démocratisation de l’économie.

4. Contre le totalitarisme, la subsidiarité

Élaboré, entre autres, en réaction au CCF, dont le programme rendait excessivement inquiets les catholiques sociaux canadiens-français, le corporatisme entretenait une irréductible méfiance face à l’interventionnisme. L’État recevait la tâche de se constituer en arbitre au-dessus des conflits, mais non pas en gestionnaire des groupements dits naturels, comme dans certains régimes européens. « La corporation de demain n’aura rien à voir avec l’expérience fasciste. Elle ne nous paraîtra pas comme les tentacules de l’État totalitaire [...]. » (Filion, 1938, p. 524.) On distinguait ainsi « organisation corporative » et « corporatisme » au sens strict, le premier terme renvoyant davantage au « social » (et donc à la société civile) et le second au « politique » (et donc à l’État), distinction illustrée par le régime corporatiste portugais et le régime fasciste italien.

Au Québec, en raison d’une crainte persistante de l’interventionnisme gouvernemental, et aussi de la représentation minoritaire du groupe canadien-français au palier fédéral et de l’importance de l’Église catholique comme institution d’encadrement social, les intellectuels s’entendaient en règle générale sur le fait que l’État devait sanctionner par le droit les corporations sans faire de celles-ci des organes de sa dynamique. La mise en garde contre le fléau du centralisme (assimilé à l’occasion au technocratisme), en plus des craintes de céder face à un laïcisme de plus en plus irrésistible, explique la condamnation vibrante du socialisme par les catholiques sociaux. Mais, paradoxalement, alors qu’il n’était pas question pour eux de sacrifier l’initiative individuelle à une autorité politique dogmatique et centralisée, ils n’avaient aucune difficulté à inféoder l’État à l’Église, l’autonomie morale à la sagesse vaticane, et le libre-arbitre des travailleurs et des chefs d’entreprise à l’exigence nationale.

Malgré les attaques tout azimut lancées contre le régime libéral, source de perversion morale et de décadence économique depuis la Renaissance, le communisme demeure l’ennemi (public !) numéro 1. Il n’était pas de mots trop durs pour jeter le discrédit sur une utopie sociale qui se posait en rivale de la doctrine corporatiste et qui s’attirait de plus en plus l’attention des masses. Quand l’État outrepassait son rôle de coordination, déclaraient les catholiques sociaux, il entravait l’initiative individuelle et compromettait la prospérité collective. « Les enserrements mortels de l’étatisme tentaculaire » sacrifiaient indépendance et richesse sur l’autel du dirigisme. Pire, la socialisation des services maintenant assurée par les communautés religieuses sonnait le glas de l’encadrement social de l’Église et « la mort de nos admirables institutions chrétiennes de bienfaisance, l’affaiblissement de la charité privée et du dévouement, la fonctionnarisation du médecin qui ne voudra vous soigner que de telle heure à telle heure et que vous ne pourrez choisir ». « Jusqu’où ne peut-on descendre quand on a rivé son idéal à la matière ? » (Lévesque, 1933, p. 114-115.)

Au contraire de l’étatisme prôné par le CCF, la doctrine corporative visait à créer une série de médiations concrètes entre la personne et les autorités responsables du bien commun, et ce de manière à empêcher l’empiétement de celles-ci sur des secteurs n’ayant nul besoin de cette tutelle pour se développer. Ces médiations, c’était les corporations, conçues indépendamment de l’État pour la réalisation de leurs fins propres. Au lieu de charger l’État de fonctions nombreuses dont il ne pouvait s’occuper efficacement, soit de par son éloignement, soit à cause de sa lourdeur bureaucratique, on faisait confiance aux corps intermédiaires, agencés entre eux à la manière des poupées russes.

À la centralisation bureaucratique, les catholiques sociaux opposaient le pluralisme administratif, c’est-à-dire la mise en place d’un réseau de paliers associés, dans et par leur différence, à l’ordre général de la société. En obéissant aux devoirs prescrits à son statut, en acceptant les responsabilités liées à son office, la corporation permettait de garantir l’autonomie des diverses sphères d’activités de la société civile sans rompre avec l’idéal de coordination et d’harmonie propre à la doctrine sociale catholique. Le cardinal Villeneuve, par exemple, reprendra une telle conception de la société lorsqu’il s’opposera au vote des femmes que proposait le gouvernement Godbout. Pour lui, l’épouse n’avait pas besoin d’exercer un droit de vote, parce que le mari représentait l’autorité légitime de la cellule familiale et que les membres de chaque famille déléguaient à leur chef, par une sorte de procuration, le droit d’user de son bulletin afin de satisfaire les aspirations et les besoins communs. Si l’on voulait jouer sur les mots, on pourrait avancer que le cardinal ne s’opposait pas au droit de vote des femmes mais seulement à leur droit d’aller... aux urnes. Une telle casuistique ne nous mène nulle part, mais elle éclaire mieux la conception que les corporatistes se faisaient de l’autorité et de la hiérarchie.

Le concept de subsidiarité viendra sceller cet idéal de décentralisation organique exprimé par les catholiques sociaux. Un État subsidiaire, c’était un État qui laissait les paliers inférieurs maîtres de ce qu’ils étaient en mesure d’accomplir par eux-mêmes. « [...] à l’égard des individus et des groupements inférieurs, écriront après la guerre les auteurs du rapport Tremblay, toute collectivité doit se contenter d’exercer une fonction supplétive et subsidiaire, et se garder de faire à leur place ce qu’ils sont capables de faire eux-mêmes, soit individuellement soit associés entre eux. » (Rapport de la Commission Royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, vol. II. Québec, Province de Québec, 1956, p. 316, cité par Chevrier, 1994, p. 49.) Par exemple, l’action de l’État ne devait pas emprunter les chemins tracés par la France républicaine, elle qui avait cru pouvoir légitimement s’immiscer dans des secteurs, l’école surtout, l’école d’abord, dont les catholiques sociaux s’entendaient pour dire qu’ils relevaient de la « société civile » en général, et de l’Église en particulier. La subsidiarité permettait ainsi de couler dans un moule rigide la structure traditionaliste de la société canadienne-française en l’empêchant de partager sa souveraineté avec des gouvernements en pleine croissance. Sans empêcher tout à fait un engagement supplétif de la part de l’État lorsque les entités locales ne pouvaient accomplir des tâches complexes, la subsidiarité constituait à la fois une réponse économique aux macropolitiques keynésiennes et une réponse constitutionnelle aux visées centralisatrices du fédéral. Mais c’est l’engagement de l’État en soi – et pas seulement celui de l’État fédéral – qui attisait les craintes des catholiques sociaux et leur faisait prendre la défense farouche des autonomies locales.

La société est conçue comme un tout organique où l’homme, à la fois libre et responsable, se réalise dans et par les institutions et communautés diverses qu’il crée par un besoin de sa nature – chacune d’entre elles ayant sa fin propre, que l’État, société première et gardien du bien commun, doit non seulement respecter, mais promouvoir par tous les moyens qui ressortissent à sa compétence.

Ainsi, les ordres ne sont-ils pas confondus. La famille, la profession, les institutions diverses de la vie sociale agissent dans leur ordre, et chacune selon sa fin propre. Ainsi en est-il de l’État qui ne se substitue pas aux institutions sociales, mais soutient, coordonne et supplée au besoin leurs efforts.

Minville, 1962, p. 157-158

Les corporations, corps intermédiaires d’une société conçue à travers les médiations innombrables d’une autorité unique, auraient été non seulement des associations professionnelles volontaires, mais des personnes morales de droit public détenant la reconnaissance de leurs compétences et de leurs champs de juridiction de l’État. Par une coordination souple, dont le principe était une décentralisation vers les divers paliers de pouvoir déjà constitués dans la vie concrète, la corporation désignait un intermédiaire dont l’objectif consistait à prendre en charge l’organisation du bien commun des membres d’une profession donnée. L’État aurait délégué à la corporation des pouvoirs étendus, aurait officialisé son statut et ses règlements, aurait arbitré les querelles lorsque la nécessité s’en serait fait sentir, aurait régulé les luttes de pouvoir entre groupes d’intérêts. Mais cette délégation ne se serait jamais fait contrainte. L’ordre corporatif se voulait hautement décentralisé, avec des chambres régionales ayant à charge l’organisation du territoire soumis à leur juridiction. Esdras Minville, par exemple, n’a jamais détaillé l’organisation corporatiste de l’économie provinciale, préférant parler des localités et des régions où se serait concentré le vrai pouvoir de décision. Pour lui, la principale qualité du corporatisme, c’était sa souplesse, qui lui aurait permis de s’adapter à la diversité des ressources naturelles et humaines de la province au lieu de procéder, selon la méthode de l’État interventionniste, à partir d’une conception unitaire du pouvoir. Aussi la subsidiarité aurait laissé la société civile s’organiser par elle-même, tenue qu’elle était, croyait-on, par des droits et une hiérarchisation naturels.

La génération des années trente a été tentée par l’entreprise de « refaire la Renaissance ». La condamnation de l’individualisme, la sourde méfiance envers l’interventionnisme étatique, la xénophobie explicite ou latente du corporatisme n’ont pas empêché les catholiques sociaux de tenter de répondre aux défis d’un XXe siècle bouleversé par l’industrialisation et l’urbanisation.

Le corporatisme est une tentative de recomposition de l’ordre social à l’image de l’Église catholique. Visant à limiter les antagonismes par une solidarité économique, il élevait les groupes sociaux au rang de fonctions de l’organisme social. L’ordre social remplaçait les conflits par la mise en place de mécanismes de régulation et d’harmonisation éloignés autant que possible des lois concurrentielles du marché. Pour cela, l’idéologie corporatiste proposait la création de médiations institutionnelles et organisationnelles entre l’individu et l’État. Plutôt que de multiplier les groupes de pression, il s’agissait de remplacer la division horizontale de la société libérale par une stratification verticale qui puisse substituer le consensus à la compétition sauvage. L’harmonie sociale aurait découlé de la reconnaissance de la mutualité des intérêts des différents groupes composant la société canadienne-française et le bien commun aurait été taillé sur mesure pour épouser les besoins et les aspirations d’une nation assimilée, sans nuances, à une famille élargie.

À cette fin, la doctrine corporatiste favorisait une plus juste allocation des ressources – la poursuite implacable du profit, la compétition effrénée constituant des moyens inefficaces pour préserver l’ordre social et protéger l’économie nationale. L’État, sorte d’organisme suprême, devait certes assumer le rôle d’arbitre des conflits sociaux et de protecteur du bien commun, mais il n’était détenteur en fait que d’un droit d’intervention subsidiaire. Il stimulait plus qu’il ne forçait la marche des événements ; au coeur de la doctrine corporatiste, le principe de subsidiarité stipulait que les droits de la société civile (de la personne, de la famille, de la profession, etc.) passaient devant ceux de l’État dans l’ordre de la légitimité politique et qu’il fallait donc déléguer aux instances intermédiaires des pouvoirs proportionnés à leur compétence.

La doctrine corporatisme visait la création d’une série de mécanismes sociopolitiques de consultation de la population locale et d’intégration des décisions régionales. Elle favorisait, du moins officiellement, l’aménagement de structures participationnistes permettant de faire résonner la voie citoyenne dans les structures gouvernementales bureaucratiques. Ce n’est pas le moindre paradoxe de la doctrine corporatiste que son effort de démocratisation ait pris la forme d’un froid autoritarisme et que sa volonté de protéger les travailleurs d’une loi économique implacable ait conduit trop souvent à une plate défense des intérêts des nantis.

En conclusion, il est possible d’avancer que le corporatisme constitue une « doctrine totale » en ce qu’il s’oppose à la fois au socialisme, à l’interventionnisme, au libéralisme classique et au capitalisme monopolitistique. Il a tenté de se situer à mi-chemin de la droite et de la gauche en politique, de l’autorité et de la liberté sur le plan moral, de l’individu et de la communauté dans le domaine social, et de la planification et du laisser-aller en économie. Il permettait, en outre, d’offrir à la collectivité canadienne-française l’espoir de se constituer en corps autonome, politiquement et économiquement, au sein de l’État canadien. Enfin, il représentait une tentative d’édifier la société sur le modèle de l’Église catholique romaine, avec un principe unificateur, une « pensée coordinatrice », qui assurerait l’harmonie sociale en même temps qu’elle fonderait l’unité nationale sans sacrifier tout à fait le progrès technique et industriel. Jamais sans doute, dans l’histoire du Canada français, une doctrine n’avait rassemblé en elle, dans tel syncrétisme, autant d’aspirations contradictoires (planification sans interventionnisme, autonomie sans indépendance, démocratisation et autoritarisme, etc.) et pourtant si vives du groupe national !