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Dans l’ouvrage qu’il consacre à la pensée de Lionel Groulx, Gérard Bouchard avance que l’illustre intellectuel est profondément ambivalent, à tel point qu’il y aurait « deux chanoines ». Selon Bouchard, Groulx aurait constamment soutenu une idée et son contraire, notamment en ce qui concerne des sujets aussi fondamentaux que celui de la définition du « nous national » : « La part de contradiction dans la pensée de Groulx m’apparaît non pas comme marginale mais centrale, non pas accessoire mais structurelle » (Bouchard, 2003, p. 21). L’ambivalence doctrinale serait donc la clé pour comprendre la pensée groulxiste dans ce qu’elle a de plus essentielle.

Certes, Bouchard a raison de souligner que, sur bien des plans, la pensée de Groulx est difficile à cerner. Mais, peut-on soutenir que toute sa pensée est caractérisée par les contradictions sur à peu près tous les sujets importants, et en faire ainsi un principe explicatif de l’univers intellectuel groulxiste ? Par exemple, doit-on croire que Groulx peut être à la fois qualifié de « libéral et de réactionnaire », pour reprendre le titre du sixième chapitre des Deux chanoines ? Pour ce faire, il faut avoir une définition bien précise du libéralisme, une définition qui, je pense, demeure axée sur la dimension économique de la pensée libérale, comme le montre la citation suivante : « Il était en faveur de la propriété privée […] et de la libre entreprise, et il s’opposait à l’intervention de l’État dans le fonctionnement du marché » (Bouchard, 2003, p. 97). Or, peut-on qualifier de vraiment libéral un régime ou une pensée politiques qui respecte la propriété privée et favorise la libre entreprise ? N’est-ce pas oublier la dimension politique du libéralisme ?

Certes, dans la pratique, les libéralismes économique et politique sont très près l’un de l’autre, mais ils ne se confondent pas[1]. Par exemple, comme le rappelle Nicolas Rousellier, certains régimes monarchiques ne percevaient pas le libéralisme économique comme étant mauvais, y voyant plutôt un moyen de conforter leur puissance étatique : « Le libéralisme économique […] se présentait d’abord comme un moyen de développement et d’enrichissement et, pour cette raison, n’était pas forcément mal vu par les régimes monarchiques en quête de modernisation » (Rousellier, 1998, p. 213). Au contraire, le libéralisme politique, parce qu’il attaquait la doctrine de la souveraineté sur laquelle reposait le pouvoir monarchique, était craint. Remarquons également que ni l’Allemagne hitlérienne ni l’Italie fasciste n’ont aboli la propriété privée. En d’autres termes, ce n’est pas parce que le respect de la propriété est assuré que l’on est pour autant dans un « authentique » système libéral. En ce sens, il faut voir comment le respect de la propriété privée s’inscrit dans l’économie générale d’une pensée ou d’un système politique pour parler d’une pensée véritablement libérale. En somme, pour qualifier Groulx de libéral, il faudrait, de mon point de vue, qu’il y ait aussi chez lui une acceptation des principaux éléments du libéralisme politique.

C’est pourquoi, dans un premier temps, je définirai l’esprit du libéralisme politique à la lumière des principaux canons de l’orthodoxie libérale. La définition proposée ici ne s’attache pas exclusivement à la pensée des pères du libéralisme, principalement parce que Groulx n’est pas un penseur politique ayant « dialogué » avec eux. Il s’agit plutôt de cerner ce qui constitue l’esprit du libéralisme politique, plus exactement à partir de certains thèmes fondateurs de la pensée libérale, comme l’individualisme et le rationalisme. Dans un second temps, après avoir très brièvement rappelé les grandes lignes de l’émergence du libéralisme au Québec, j’examinerai la pensée de Groulx à la lumière des principaux éléments de la définition adoptée en première partie, afin de montrer en quoi sa pensée est antilibérale.

1. L’esprit du libéralisme politique

Le problème qui se pose à l’analyste lorsque vient le moment de traiter de la question du libéralisme et de l’antilibéralisme – et cela vaut pour tous les « ismes » –, est d’en définir plus précisément le contenu. À cet égard, Pierre Rosanvallon fait remarquer que le libéralisme est « faussement simple » (Rosanvallon, 1989, p. 158). D’ailleurs, certains avancent qu’il existe au moins trois types de libéralisme, soit classique, social et culturel (Vincent, 2002, p. 76).

À la fin du XVIIIe siècle, de nombreux penseurs et philosophes, croyaient qu’un monde nouveau était en train de voir le jour. Peu à peu, se répand alors l’idée que les sociétés ne sont plus sous le joug d’un « ordre subi », que les hommes, grâce à leurs capacités intellectuelles et rationnelles, peuvent infléchir le cours du destin (Burdeau, 1979, p. 87). À l’époque des Lumières émerge une conception particulière du travail intellectuel et du rationalisme qui irrigue en profondeur le libéralisme. Selon Alain Renaut et Pierre-Henri Tavoillot, les Lumières constituent ni plus ni moins qu’un « renversement de la métaphysique ». Depuis Augustin, l’idée prédominante était que l’homme soit dans une relation de dépendance envers Dieu. Pris dans les tourments de l’existence terrestre (dogme du péché originel), l’homme (le « fini ») était à jamais « dévalorisé […] par rapport à un absolu posé comme fondement […] ». Avec les Lumières, le rapport s’inverse et « l’absolu […] devient une simple représentation du fini » (Renaut et Tavoillot, 1999, p. 57). Autrement dit, l’homme se libère du joug du péché originel et des liens de dépendance le subordonnant à Dieu.

Or, cette « libération » amène une nouvelle façon de concevoir la connaissance. Celle-ci n’étant plus légitimée par son rapport à la transcendance, le fondement de la connaissance passe du Très-haut à l’ici-bas, ce que l’on peut appeler le processus de la sécularisation. À partir de ce moment, la raison est valorisée, mais pas au sens où elle serait une invention des Lumières ou du libéralisme, car encore faut-il distinguer entre « raison déductive », propre au XVIIe siècle, où il s’agissait de déduire et d’établir à partir de principes l’existence de Dieu, et « raison descriptive », celle où l’observation et la description sont au fondement du processus réflexif (Renaut et Tavoillot, 1999, p. 59-62). La raison descriptive, confiante en ses propres capacités, se libère du carcan de la transcendance et des traditions. Cela ne signifie pas dire que toutes les traditions doivent être nécessairement rejetées, mais l’individu, présume-t-on chez les libéraux, est désormais en mesure, grâce à ses capacités rationnelles, de comprendre et d’influencer le monde qui l’entoure sans en être l’esclave. L’autonomie intellectuelle et individuelle, par rapport à toute tradition, devient le leitmotiv de la pensée libérale.

L’individualisme est assurément l’une des pierres de touche de l’édifice libéral. Certes, rappelle Georges Burdeau, l’individualisme n’est pas la propriété exclusive de la pensée libérale, qu’on pense seulement à l’individualisme anarchique de Max Stirner. Cependant, en posant « la valeur absolue de l’être individuel », le libéralisme est certainement la pensée la plus fermement arrimée à ce thème (Burdeau, 1979, p. 88). Pour la pensée libérale, l’individu est la mesure de toute chose. Incarnation de l’Homme, l’individu libéral est détaché de tous les particularismes qui pourraient restreindre sa liberté ou établir une hiérarchie entre les hommes. L’autonomie individuelle découle de son essence et non de son existence puisque tous les individus relèvent d’une même nature, peu importe les conditions particulières de leur vie terrestre et leur place sur l’échiquier social.

Pour la pensée libérale, l’individu prime sur la collectivité et de cette primauté découle une conception particulière de la société. En effet, dans l’esprit du libéralisme politique, la société ne précède pas les individus. En ce sens, la société est vue comme le résultat de l’agrégation des volontés individuelles. Dans le credo libéral, « [l]es collectivités humaines ne sont que des juxtapositions d’individus » (Burdeau, 1979, p. 89). Certains penseurs français tels que Joseph de Maistre (dont Groulx connaissait bien les oeuvres pour les avoir dévorées dans sa jeunesse) ou encore Louis de Bonald en tirèrent la conclusion que le libéralisme niait tout simplement les sociétés. Mais, comme le rappelle Burdeau, les libéraux ne désavouaient pas la société ou le collectif, dont ils reconnaissaient bien l’importance. Ils procédaient toutefois à une stricte subordination du collectif à l’individuel. Hiérarchisation donc (et non négation) qui faisait de l’individu la pierre de touche du monde libéral. « Ce que l’individualisme libéral repousse, écrit Burdeau, ce sont toutes les conceptions dont l’avènement devait précisément provoquer son déclin et qui voient dans la société un être collectif ayant ses propres fins et organisé pour les atteindre » (Burdeau, 1979, p. 92).

La conception libérale de l’individu s’oppose tout particulièrement aux conceptions organicistes de la société, lesquelles supposent que les sociétés sont des entités dotées d’une volonté qui leur est propre et qui poursuivent aussi leurs propres objectifs. Au contraire du libéralisme, la pensée organiciste élabore l’idée que les diverses sociétés sont des totalités sociales organiques, ces divers « touts » étant plus importants que les individus qui les composent. On parle donc d’une profonde subordination des parties au tout puisque ces dernières doivent seulement leur survie à l’appartenance à l’ensemble. Ainsi que l’écrivait Aristote, dans la Politique, « [l]e tout l’emporte nécessairement sur la partie […] » (cité par Bobbio, 1996, p. 55). Pour reprendre une image aristotélicienne, quand le corps disparaît, il n’y a plus ni pieds ni mains. Dans cette même optique, le pouvoir est distribué à partir du sommet ou selon une logique « descendante ». Car « il est difficile d’imaginer un organisme où les membres commanderaient et non la tête » (Bobbio, 1996, p. 56).

L’organicisme est une vieille idée, mais qui connaît un regain de vie avec le développement du nationalisme. Entre le libéralisme et l’organicisme, notamment dans sa variante nationaliste, la réconciliation est difficile, sinon impossible, l’un faisant de la nation un Être collectif doté de sa propre conscience, l’autre affirmant que les Êtres collectifs n’existent pas et que seul compte l’Individu, atome social par excellence de toute vie sociale. Est-ce à dire que le libéralisme est contre le nationalisme ? En fait, les relations entre nationalisme et libéralisme sont complexes. Historiquement, le mouvement des nationalistes est lié au libéralisme. « In the first half of the nineteenth century, it was generally assumed that individual liberty and national independence or unity would go together : both were regarded as equally desirable by nationalists, equally objectionable by absolutist governments » (Seton-Watson, 1977, p. 443). D’ailleurs, certains penseurs contemporains comme Will Kymlicka, qui se réclament du libéralisme, tentent de trouver une voie mitoyenne entre nationalisme et libéralisme (Vincent, 2002, p. 78). Andrew Vincent fait cependant remarquer que bien des libéraux ont une conception instrumentale de la nation. « Nationalism is not viewed as intrinsically good, but rather, prudentially, it can enable […] liberal government » (Vincent, 2002, p. 90). Par contre, d’autres libéraux, tels F. Hayek ou K. Popper, associent les buts collectifs poursuivis par le nationalisme au « tribalisme ». Mais, même chez ceux pour qui les nations sont des organisations politiques avec lesquelles il faut compter, on ne prête généralement pas à la nation une existence supérieure à l’individu.

La conception libérale implique une perception particulière du pouvoir. Pour le libéralisme politique, le pouvoir est fondé selon une logique « ascendante » – le pouvoir vient d’en bas pour remonter vers le haut. Et pour éviter que tout le pouvoir ne remonte vers le haut et ne corrompe ceux qui sont au sommet, les penseurs libéraux érigent des barrières et des freins empêchant toute concentration du pouvoir dans les mains des gouvernants. La conception libérale du pouvoir se double ainsi d’une profonde méfiance envers l’État. Les libéraux entonnent en choeur avec Lord Acton que « le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument » (Lessay, 1994-1995, p. 946).

Dans cette logique où le pouvoir étatique cherche continuellement à s’étendre, les excès d’étatisme sont tout particulièrement redoutés. Dans l’anthropologie libérale, le pouvoir est perçu comme une pieuvre cherchant à tendre ses tentacules vers tout ce qui tombe à sa portée plutôt que comme une locomotive de tête qui tire la société vers un monde meilleur. Dans la version dure du libéralisme, l’État est un gendarme qui a des fonctions d’encadrement et de surveillance. Des fonctions essentielles, reconnaît-on du côté libéral, mais qu’il convient d’encadrer rigoureusement et de réserver aux seuls spécialistes. Les libéraux espèrent surtout un « État-gendarme » capable de pacifier le territoire national et d’assurer la protection des frontières contre les ennemis de l’extérieur. Voilà qui conduit à une espèce d’ambiguïté fondamentale à propos du rôle du gouvernement dans la société. Le gouvernement doit « paradoxalement gouverner puisqu’il est nécessaire, mais comme ne gouvernant pas » (Vachet, 1988, p. 378). Un paradoxe que la pensée libérale croit surmonter en cantonnant l’État dans la protection de la société et de la propriété.

Les libéraux mettent fortement l’accent sur l’idée de propriété comme un droit naturel permettant à l’individu d’exercer sa liberté et de tendre au bonheur. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le terme de propriété est utilisé autant dans son sens général que particulier. Le mot fait d’abord référence à l’ensemble des capacités et des facultés propres à l’individu et dont il est le propriétaire. Autrement dit, l’individu se possède lui-même. Le terme est ensuite employé pour affirmer le droit qu’a l’individu de posséder une propriété ou des objets pour satisfaire ses besoins (Vachet, 1988, p. 225-226). Les libéraux croient que le droit à la propriété est la meilleure garantie que l’individu puisse exercer sa liberté. Le droit de propriété est ainsi vu comme un droit naturel, impérativement protégé par les gouvernements.

La notion de progrès accompagne le libéralisme parce que l’homme, présume-t-on, possède la capacité de se perfectionner et de s’arracher aux traditions qui le maintiennent dans l’ignorance, au premier chef celle du dogme religieux. Aux autorités traditionnelles, on oppose « l’arme de la critique », celle-ci devant s’exercer dans tous les domaines (Renaut et Tavoillot, 1999, p. 64). Avec la critique, l’homme possède la capacité de progresser et de sortir de l’état de nature dans lequel il se trouve prisonnier. Certes, la confiance en la raison peut se transformer en confiance démiurgique de tout comprendre et de tout dominer. Par exemple, elle peut verser dans l’utopie lorsqu’on se croit en mesure, à la manière de certains révolutionnaires français, de changer radicalement l’homme (Besançon, 1977, p. 42-43). Contre un tel rationalisme qui se transforme en scientisme, on peut bien entendu réagir et affirmer la pluralité des valeurs, de la délibération et de la négociation.

Les libéraux accordent également une grande confiance à l’éducation. Le processus d’accumulation des connaissances est avant tout individuel parce qu’il « s’adresse à chaque homme qui a en lui les forces intellectuelles suffisantes pour s’approprier le nécessaire à l’amélioration de sa vie » (Vachet, 1988, p. 128). Ainsi, grâce à l’éducation, l’individu peut sortir de son état de minorité et emprunter les chemins de l’autonomie individuelle. « D’où le rôle primordial que la pensée libérale, sous toutes ses formes et à quelque moment qu’on l’envisage […] a toujours reconnu à l’éducation des hommes » (Burdeau, 1979, p. 115). Pour les libéraux de tous horizons, l’éducation est vue comme le moyen par excellence pour rendre autonomes les individus. L’éducation devra essentiellement mettre l’accent sur les connaissances de base, celles apparaissant nécessaires à l’autonomisation de l’individu (lire, écrire et compter), tout en laissant de côté l’éducation religieuse. Ce qui bien sûr n’est pas toujours le cas dans la pratique.

En effet, l’éducation libérale n’est pas totalement dénuée de visée morale (il suffit de songer à l’exemple français), les libéraux eux-mêmes croyant que la viabilité de la société libérale sera assurée dans la seule mesure où l’éducation fera taire en l’homme l’égoïsme qui mine la conscience individuelle au profit de l’altruisme social. Pour le dire à la manière de Condorcet, laquelle résume bien ce que l’on attend de l’éducation, c’est l’ignorance qui est source de malheur alors que le bonheur est le résultat du savoir (Vachet, 1988, p. 125). En ce sens, l’éducation vient couronner l’entreprise libérale puisqu’elle s’adresse à la pierre de touche de l’édifice libéral, c’est-à-dire l’individu.

2. L’antilibéralisme politique chez Groulx

Le paysage idéologique dans lequel Groulx se meut n’est pas uniformément nationaliste. « Ce n’est pas toute l’intelligentsia du Québec qui a adhéré au nationalisme traditionnel ; les idées libérales aussi ont eu un certain nombre d’adeptes » (McRoberts et Posgate, 1983, p. 89). Au XIXe siècle, les Rouges, principaux porte-parole du libéralisme au Canada, heurteront vivement les ultramontains en préconisant une stricte séparation entre l’Église et l’État. « [A]ucune entente, écrit Fernande Roy, n’est possible avec ces champions des libertés individuelles, qui croient à la raison, au progrès et même à la tolérance » (Roy, 1993, p. 43). C’est que dans la logique de la hiérarchisation évoquée plus haut où l’individu prime sur le collectif, les Rouges accordaient la priorité aux valeurs individuelles sur le nationalisme. Mais, jusqu’en 1890, le libéralisme radical se « subsume » sous le libéralisme modéré (Lamonde, 2000, p. 32). À la charnière du XXe siècle, le libéralisme prend cependant une forte connotation économique avec la croyance aux lois du marché et au laisser-faire (Lamonde, 1995, p. 28). Toutefois, à cette époque, le libéralisme rencontre sur son chemin l’Église, laquelle est « bien loin de partager l’enthousiasme des élites laïques à l’égard du progrès et de la modernité » (Roy, 1993, p. 66). Suspicieux à l’égard du libéralisme qui promeut l’individualisme, perçu comme de l’égoïsme, les hommes d’église canadiens-français se méfient de la pensée libérale qui cherche à séculariser l’espace public et à briser son emprise sur l’éducation[2].

Dans les premières années du XXe siècle, le « libéralisme conservateur », pour reprendre l’expression de Léon Dion, concilie l’idée de la primauté de l’individu avec celle du travail bien fait, tout en privilégiant des rapports harmonieux entre le capital et le monde du travail. Mise à mal par la crise des années trente, la pensée libérale serait tout de même parvenue à résister, voire à se renforcer, de la même façon qu’elle aurait continué son affirmation sous le règne de Maurice Duplessis (Roy, 1993, p. 88 et 97). Par la suite, le libéralisme, qui s’exprime dans des journaux comme La Presse, prend peu à peu une coloration différente. « Ce n’est qu’au cours des années trente avec Jean-Charles Harvey, auteur des Demi-civilisés (1934) et directeur du journal Le Jour (1937-1946), que les idées libérales radicales dans leur expression moderne sont exposées de façon systématique » (Dion, 1993, p. 59-60). Certaines des graines (libérales) semées plus tôt finissent leur germination avec Cité libre, laquelle prône une vision laïque de l’État tout en mettant l’accent sur l’individu plutôt que sur la collectivité (McRoberts et Postgate, 1983, p. 90). Telle est, rapidement esquissée, l’évolution du libéralisme à laquelle Groulx est confronté.

Groulx critique des penseurs libéraux

De prime abord, on a l’impression que, comme tout bon catholique de l’époque, Groulx est antilibéral. D’ailleurs, sa bibliothèque bien garnie ne fait-elle pas la part belle à des auteurs catholiques, certains franchement antilibéraux, comme Joseph de Maistre ? Ce serait oublier que les rayons de sa bibliothèque sont aussi garnis de plusieurs auteurs associés aux courants du catholicisme libéral comme Charles de Montalembert (Groulx, 1970, p. 62).

Mais le libéralisme n’est pas à l’origine de son engouement pour les catholiques libéraux. Ne voulant pas reprendre dans le détail une analyse réalisée ailleurs (Boily, 2003), je me contente de mentionner que Groulx est surtout séduit par l’enthousiasme conquérant des catholiques libéraux dans la propagation de la foi catholique et dans la défense de la nation. Les Montalembert et autres catholiques libéraux se définissent littéralement comme des « croisés » et des « chevaliers » de la foi et de la nation. En ce sens, ils offrent à Groulx le vivant portrait de catholiques s’investissant dans l’espace public, mais il ne partage pas avec eux l’idée d’une séparation des sphères du religieux et du politique[3]. Au diapason des courants les plus antilibéraux du catholicisme, Groulx pense que le catholicisme est intrinsèquement lié à la sphère nationale et sociale (je reviendrai sur ce point).

En réalité, l’éloge du catholicisme libéral s’accompagne, chez lui, d’une grande méfiance envers les penseurs libéraux. Certes Groulx n’est pas un penseur politique au sens classique du terme (Boily, 2003). Mais sans s’attaquer directement à la philosophie politique de Montesquieu ou Voltaire, il leur adresse quelques critiques bien senties – notamment sur leurs opinions au sujet des colonies – qui laissent affleurer l’antilibéralisme.

Dans sa somme historique sur le Canada français, Groulx se demande si Voltaire, qualifié de « malfaisant génie », est vraiment celui qui a préparé l’opinion française à lâcher les colonies. À cet égard, il croit que « les traits du terrible pamphlétaire » sont, tout bien pesé, venus « un peu tard pour faire beaucoup de mal » (Groulx, 1951, p. 213). À vrai dire, avance-t-il, les ravages ont surtout été causés par l’auteur de l’Esprit des lois puisqu’il reproche à Montesquieu d’avoir répandu l’idée que les colonies devaient être jugées à l’aune de l’utilitarisme en se demandant ce que pouvaient bien fournir les colonies à la métropole. Or, croit Groulx, de tels « jugements pessimistes » sur les colonies de la part des Voltaire et Montesquieu procèdent « d’un emballement naïf pour le libéralisme anglais » (Groulx, 1951, p. 218). En soi, fustiger un trop grand enthousiasme pour le libéralisme ne conduit pas à l’antilibéralisme. À d’autres moments de sa carrière intellectuelle, Groulx s’est livré à une mise en cause plus tranchée du libéralisme, notamment quand il reproche aux libéraux leur aveuglement à l’égard de la dimension collective de la nation.

C’est ce que révèle la critique que Groulx adresse à un ouvrage de Léo-Paul Desrosiers[4]. À cette occasion, Groulx livre en prime, avec ce qu’il pense de Durham, sa conception peu flatteuse de la pensée libérale anglaise, au sens où il la critique dans ce qu’elle a de plus fondamental. Il reproche essentiellement à Desrosiers d’être aveugle au fait que la pensée de Durham est un condensé de la pensée politique libérale anglaise du temps, c’est-à-dire des Ricardo, Mill et Bentham, auteurs faisant tous, aux yeux de Groulx, la promotion d’une « conception mécanique de la société ». Pour eux, nous dit Groulx en reprenant ici une critique adressée plus d’une fois au libéralisme, la société ne serait « qu’une agglomération artificielle d’individualités ; ce qui les entraîne à faire bon marché des traditions nationales et de l’âme collective » (Groulx, 1978a, p. 171). À leurs yeux, pense Groulx, les individus ont préséance sur les traditions et l’âme de la nation. C’est pourquoi l’oeuvre de Durham doit être jugée à l’aune du « rationalisme individualiste ».

Or, affirme Groulx, cette conception mécanique de la société aurait entraîné Durham à se ranger, au moment du conflit entre les deux races, du côté de la majorité anglaise. Selon le chanoine, le « rationalisme individualiste » conduit donc l’auteur du célèbre rapport à mépriser la nation canadienne-française – à « [b]rider cette population », comme il le dit dans le troisième tome de l’Histoire du Canada français depuis la découverte (Groulx, 1952a, p. 259). Véritable étalon de la pensée libérale en Amérique, Durham n’aurait donc pas cessé de vouloir assimiler cette dernière en la diluant dans l’ensemble (d’individus) canadiens-anglais. Mais cette réfutation de la pensée de Durham, fer de lance du libéralisme au Canada, doit être mise en parallèle avec la pensée nationaliste de Groulx, laquelle met l’accent sur les « totalités sociales ».

Organicisme et défense de la tradition chez Groulx

L’individualisme libéral, a-t-on vu plus haut, s’oppose radicalement à toute conception de la société comme un organisme. Or, pour Groulx, la nation canadienne-française est un organisme ayant sa propre vie distincte de celle des individus qui la composent : la communauté nationale canadienne-française n’est pas une simple agrégation d’individus survenue au gré du hasard.

Comme je l’ai montré dans mon ouvrage (Boily, 2003), Groulx pense en effet que la nation est analogue à un organisme vivant. À cet égard, il se rapproche, bien qu’il ne l’ait pas lu, du philosophe et historien allemand J. G. Herder, pour qui il y avait une « force organique » (kraft) à l’origine de la constitution de chaque organisme (Crépon, 1991, p. 15). Croyant à l’existence d’un concept comparable, Groulx affirme dans Lendemains de conquête, qu’un « instinct de l’espèce », logé dans les tréfonds de l’âme du peuple, continue de survivre à travers le temps (Groulx, 1978b, p. 161). Ainsi, malgré tous les dégâts matériels et spirituels engendrés par la Conquête, la « vertu » du peuple, comme il le dit aussi, continue de s’affirmer à travers le temps.

Après « trois cents ans d’histoire » donc, le « petit peuple » n’est pas « une poussière d’individus » mais une réalité vivante qui se développe à travers le temps (Groulx, 1959, p. 129). La nation est un véritable « être ethnique », pour reprendre une expression qu’il utilise dans un article de 1921, paru dans l’Action française (Groulx, 1959, p. 47). Le peuple, écrit-il cette fois en 1937, dans un article où il fait l’éloge de la tradition, « fidèle aux impulsions spécifiques de son âme […] vit, crée, évolue, mais sans jamais briser ses lignes de fond, restant consubstantiel à son passé, à ses ancêtres, au génie de sa race » (Groulx, 1959, p. 193). C’est également cet organicisme qui permet de comprendre le respect groulxiste de la propriété privée ainsi que la défense de la tradition à laquelle Groulx se livre.

En effet, Groulx peut passer pour libéral lorsqu’il fait, dans son Histoire du Canada français depuis la découverte (tome II), l’éloge de l’individu propriétaire (Groulx, 1951, p. 170). Mais, s’il loue la propriété privée, ce n’est pas parce qu’il aurait été un laudateur caché du libéralisme économique, mais plutôt parce que cela lui permet de valoriser le caractère paysan de l’organisme national, et ainsi affirmer que, à l’origine, la nation se caractérise par une population de la meilleure espèce. En présentant les paysans français comme de valeureux petits propriétaires terriens, il montre ainsi que « l’être ethnique » est sain. « L’habitant [propriétaire] incarne les qualités classiques de tous les paysans du monde : le bon sens, le travail intelligent, le sens familial » (Groulx, 1951, p. 175). En somme, Groulx ne fait pas tant l’éloge de la propriété pour elle-même que pour ce que cela révèle du type paysan.

La conception de la tradition, laquelle se révèle antilibérale, doit également être mise en relation avec l’organicisme. Comme on l’a vu plus haut, l’esprit libéral, dans sa valorisation du rationalisme, s’est défini contre la tradition. Or, Groulx prend la défense de la tradition, notamment en 1937, lors de son fameux discours sur la nécessité de « notre État français ». Profitant de cette conférence pour expliquer sa conception de la tradition, il exprime son profond désaccord avec ceux qui voient dans les habitudes familiales de « menues coutumes » relevant d’un folklore désuet. Il avance plutôt que ces dernières, loin d’être des survivances d’un passé révolu, sont au contraire les traces mémorielles d’une tradition plus profonde. « Traditions, si l’on veut, mais fleurs ou fruits d’une tradition plus vraie, plus profonde, où chacun aperçoit l’esprit chrétien de la famille, l’autorité chrétienne, patriarcale du père, elles-mêmes rattachées à la grande tradition catholique de notre race » (Groulx, 1959, p. 192). Ainsi, le Canadien français reste conscient de son être historique par l’entremise de la tradition. Un autre passage met bien en lumière l’importance qu’il accorde à la tradition, tout particulièrement le lien qu’il établit entre tradition et organicisme. « Et puisqu’il s’agit de la transmission d’un legs moral, et d’une transmission par un organisme vivant, en évolution constante, forcément la réalité s’impose d’un legs moral qu’on peut supposer identique à soi-même en son fond, mais qui, de génération en génération, ne laisse pas de se modifier, de s’enrichir d’éléments nouveaux » (Groulx, 1959, p. 192).

La tradition est donc perçue comme le révélateur du « plan architectural selon lequel, écrit Groulx, un peuple bâtit son histoire, alors que, fidèle aux impulsions spécifiques de son âme, il vit, crée, évolue, mais sans jamais briser ses lignes de fond, restant consubstantiel à son passé, à ses ancêtres, au génie de sa race » (Groulx, 1959, p. 192-193). Voilà pourquoi, croit-il, la tradition n’a pas le caractère rétrograde que ses détracteurs lui prêtent : elle constitue au contraire le principe de vie d’un organisme en développement, le socle sur lequel il est impératif de fonder l’existence de la nation pour l’avenir.

Or, une telle valorisation de la tradition l’amène à concevoir le travail intellectuel dans une direction contraire à celle entrevue plus haut chez les libéraux. Certes, pas au sens où Groulx dénigrerait le travail intellectuel, c’est au contraire un leitmotiv chez lui. Mais ce qu’il attend des intellectuels, c’est une tâche bien particulière : celle d’amener l’être national à redevenir conscient de lui-même, en développant une authentique tradition nationale.

À la manière dont Groulx comprend l’intellectuel, celui-ci doit impérativement s’inscrire dans une filiation ou tradition nationale. En ce sens, « [u]ne oeuvre qu’aucune nation ne peut réclamer pour sienne est proprement [... une] oeuvre insignifiante » (Groulx, 1967, p. 89). Ainsi, les grands auteurs français, Molière par exemple, ne sont pas vraiment de bons écrivains parce qu’ils ont su exprimer le caractère universel de l’homme. En réalité, selon Groulx, « [l]e fond, le caractère de leur génie, ce qui est à eux, ce qui est spécifique et personnel dans leur oeuvre et dans leur art, ce qui est incommunicable, ce n’est pas ce qui s’y trouve d’humain, mais ce qui s’y trouve de français » (Groulx, 1967, p. 89). La valeur d’une oeuvre se mesure à ce qu’elle fait voir ou révèle du « génie » national. C’est ainsi que l’intellectuel, au sens groulxiste du terme, a pour fonction essentielle de développer le sentiment organique national. En conséquence, Groulx demande aux intellectuels d’être « racés et racinés ». Une conception de l’intellectuel qui se rapproche de celle de Martin Heidegger (Boily, 2000, chap. 6).

Et même si, au début des années cinquante, il explique que les écrivains n’ont pas nécessairement à faire du nationalisme littéraire, c’est pour aussitôt préciser que l’intelligentsia ne peut se permettre « le plus désolant neutralisme » (Groulx, 1953, p. 97-98). Ainsi, l’idée selon laquelle l’intellectuel est au service de l’être ethnique est bien présente à divers moments de sa carrière intellectuelle. Les intellectuels doivent revivifier un « être ethnique » toujours vivant, mais aussi toujours menacé. Ce lourd engagement fait en sorte que Groulx s’inscrit à contre-courant du rationalisme tel que compris par les tenants du libéralisme où l’intellectuel est vu comme celui se libérant du carcan des traditions, notamment religieuses. Or, cette tendance antilibérale est aussi à l’oeuvre dans sa conception de l’éducation.

Conception de l’éducation

À de nombreuses reprises, Groulx fustige le pragmatisme qui polluerait l’éducation. Une telle critique est présente notamment dans L’enseignement français au Canada, ouvrage paru au début des années trente. « Le but suprême n’est plus, semble-t-il, de former les esprits, mais de les instruire, de les outiller, de les dresser », remarque-t-il (Groulx, 1979a, p. 297). Or, ceux qui « voudraient leurs compatriotes mieux outillés pour la résistance, plus orientés vers les carrières économiques […] » sont en fait les avocats d’un enseignement individualiste trop axé sur la libre concurrence (Groulx, 1979a, p. 299). Un type d’enseignement que Groulx croit d’ailleurs voir se mettre en place lorsqu’il rédige son ouvrage[5]. « Utilitarisme » et « pragmatisme » sont deux vocables utilisés à de nombreuses reprises par le chanoine pour fustiger un type d’enseignement avec lequel il n’avait guère d’affinités. Ces deux termes représentent à ses yeux une conception de l’éducation trop axée sur l’apprentissage d’une profession, alors que lui-même voudrait une conception de l’éducation plus soucieuse de préoccupations morales, spirituelles et nationales.

En ce sens, la critique groulxiste de l’éducation débouche sur une conception de celle-ci comme devant faire prendre conscience à l’individu de son appartenance à une nation catholique. Dans cette logique, il déplore que l’éducation délaisse la dimension spirituelle de l’homme (Boily, 2003). Aussi croit-il, en prêtre et en nationaliste pour qui le catholicisme est l’âme de la nation, que l’éducation à la morale catholique constitue une indispensable dimension d’une éducation digne de ce nom. À cet égard, l’enseignement des humanités classiques apparaît incontournable aux yeux de Groulx, celles-ci ayant le grand mérite de fusionner éducation de l’esprit et éducation morale. C’est ce qui explique les appréciations positives à l’égard du système d’éducation du milieu du XVIIIe siècle : il « est de son temps ; il met l’accent sur la formation religieuse de l’homme ; il ne sépare pas la formation de l’esprit de l’éducation morale » (Groulx, 1951, p. 149-151). Jusque dans son dernier ouvrage Chemins de l’avenir publié en pleine Révolution tranquille, Groulx prône un modèle éducatif qui valorise la morale religieuse (Groulx, 1964).

Certes, bien des libéraux croyaient eux aussi que l’éducation serait morale et qu’elle saurait convaincre l’individu des germes destructeurs de l’égoïsme sur la société. Mais Groulx attendait davantage de l’éducation, que celle-ci devait inculquer un fort sentiment d’appartenance à « l’être ethnique », comme il l’explique dans L’enseignement français au Canada. Ici, il fustige l’enseignement de l’histoire qu’il juge superficiel, et il trace une distinction entre éducation nationale (qu’il valorise) et étude de l’histoire nationale. Groulx explique alors que « l’étude rapide d’un manuel primaire de géographie ou d’histoire nationales » n’apporte pas ce qu’il nomme une « formation d’âme ». Question de ne plus parler de « citoyen de l’humanité », il faut privilégier une « imprégnation lente, active et profonde de l’esprit par toutes les puissances de l’atmosphère, de la terre et du passé » (Groulx, 1979b, p. 258).

Ainsi, l’éducation – tout spécialement la discipline de l’histoire nationale – ne vise pas seulement à inculquer des connaissances historiques à l’individu, ce que ferait, aux yeux de Groulx, l’étude « rapide » d’un manuel. Se contenter de lire superficiellement un ouvrage historique, selon lui, c’est créer des « citoyens de l’humanité ». Au contraire, l’éducation nationale cherche avant tout à créer des Canadiens français qui deviennent conscients de leur appartenance à une tradition nationale, elle-même révélatrice de l’existence d’un « être identitaire » particulier, pour reprendre une expression plus dans l’air du temps. En ce sens, le projet éducatif groulxiste s’oppose au libéralisme et à sa conception de l’éducation où la valorisation individuelle est un but à atteindre pour lui-même. L’antilibéralisme est également présent dans sa manière de concevoir le politique.

État libéral / État national

On observe d’abord chez Groulx un refus (antilibéral) de séparer le religieux du politique. Parlant des hommes politiques du passé, il s’offusque que certains d’entre eux aient mis de côté leur foi, comme c’était par exemple le cas, croyait-il, de Cartier (Groulx, 1977, p. 218-219). Or, pour Groulx, un véritable politicien ne peut écarter la foi catholique de sa pensée et de son action. D’ailleurs, dans ce même article, Groulx cite un extrait révélateur du « Programme catholique », où l’accent est mis sur la soumission des candidats au suffrage à la doctrine catholique (Groulx, 1977, p. 220). À ses yeux d’intellectuel catholique et nationaliste, le député ne doit pas abjurer le catholicisme au nom d’intérêts politiques. Placée au fondement de la nation, la doctrine catholique est par le fait même au coeur de la régulation du social. « À des catholiques, et fussent-ils députés, pouvons-nous demander moins que la soumission de tous leurs actes aux principes de la doctrine catholique ? » s’interroge-t-il (Groulx, 1977, p. 221). Dans la logique groulxiste, l’homme politique n’a nulle raison d’échapper à cette règle, ce dernier devant briser la discipline du parti. Il y a chez lui l’idée que l’homme est un et qu’en conséquence la dimension religieuse ne peut être mise de côté. Le politique et le religieux ne forment donc pas des domaines séparés. Cette imbrication amène Groulx à soutenir que le catholicisme et le nationalisme sont inséparables.

Certes, on objectera que le catholicisme dominait le nationalisme et l’on citera à l’appui d’une telle thèse que, dans une conférence prononcée devant des jeunes de l’AJC, en 1953, Groulx affirme que « [l]a civilisation, la nation, la patrie ne sont pas des fins, ni surtout des fins ultimes » (Groulx, 1953, p. 158). Toutefois, seule une lecture bien rapide de la conférence pourrait laisser croire que Groulx procédait à une hiérarchie entre catholicisme et nationalisme. Groulx explique d’abord que l’on n’a jamais rencontré d’hommes « qui ne fussent des hommes concrets […] ». À partir de là, « une action catholique réaliste », comme il le dit, ne peut faire abstraction de « l’habitat terrestre », car Dieu a intimé un ordre au « premier couple » : « Possédez la terre » (Groulx, 1953, p. 152). Or, à partir de cette exhortation céleste, Groulx conclut qu’il est dans les desseins de Dieu que les hommes s’occupent des « formes de civilisation ». Le catholique doit donc sauvegarder la « civilisation » canadienne-française en Amérique. Ainsi continue-t-il de faire une adéquation entre catholique et Canadien français et, lorsqu’il pose la question suivante : « quand nous ne serons plus un peuple français, serons-nous encore un peuple catholique ? » (Groulx, 1953, p. 158), la réponse peut seulement, dans cette logique, être négative. En réalité, tout l’article consiste donc à faire valoir l’idée que la vocation du chrétien est de défendre la culture française pour préserver le catholicisme, et que, par conséquent, vocation spirituelle et vocation nationale sont un seul et même processus.

Enfin, même si Groulx ne se disait pas contre le droit de vote, il ne partage pas la conception du politique propre au libéralisme. Certes, il partage avec les libéraux une réelle méfiance à l’égard de l’intervention étatique, tout particulièrement dans le champ de l’éducation[6], sa préférence allant aux régimes où l’éducation était assurée par l’Église. Dans le même sens, il est critique des réformes entreprises au début des années soixante ainsi que de la parution du rapport Parent (Beaudreau, 2002).

Si Groulx se méfie de l’interventionnisme étatique dans le domaine de l’éducation, il n’en veut pas moins un « État français » en mesure de faire vivre la nation canadienne-française. Préoccupé par le degré d’autonomie existant entre le politique et le national, il ne croit guère à la neutralité de l’État et, en ce qui concerne la nation, sa pensée s’inscrit dans une réflexion d’ensemble privilégiant l’unification, le terme n’est pas trop fort, de la sphère politique et nationale, au sens d’une subordination du politique au national. À cet égard, Groulx s’est commis dans quelques conférences où il a livré ce qu’il pensait de l’État et du politique. Je m’attarderai sur l’une d’entre elles, particulièrement éclairante sur la conception groulxiste de l’État et sur les problèmes qu’elle soulève. Comme nous le verrons, il naviguait entre la conception libérale de l’État et celle où il devait s’ingérer davantage dans l’économie, toujours en évitant les excès d’étatisme du socialisme et du communisme.

L’État, explique Groulx, devant le Jeune Barreau de Québec, en février 1936, doit être « maître de sa vie, de ses forces économiques » (Groulx, 1959, p. 52). De plus, il se réfère, mais sans le dire explicitement, à la thèse de l’État-gendarme, c’est-à-dire d’un État garant de la sécurité publique et dont la mission principale est d’assurer « la paix publique par la détermination et la protection des droits civils et politiques » (Groulx, 1959, p. 61). L’État aurait ensuite une « mission secondaire », celle de promouvoir « la prospérité générale de la société ». En affirmant ainsi qu’il est de la responsabilité de l’appareil étatique de promouvoir et d’assurer ce qu’il appelle la « prospérité organique » (Groulx, 1959, p. 61), le chanoine met l’État dans l’obligation de défendre la nation.

En effet, estime Groulx, l’idée de faire de la province un État français constitue, en particulier depuis 1867, l’axe central de l’histoire canadienne-française. Les Canadiens français ont donc pour mission d’être et de demeurer des Français. L’abandon de cet axe reviendrait pour eux à renoncer à leur mission historique et à ce qui leur permet de s’épanouir. C’est pourquoi l’État, écrit Groulx, « a l’obligation de se rappeler que le bien national […] fait partie intégrante du bien commun dont il a spécialement la responsabilité ». Renoncer à promouvoir le bien national, ce serait renoncer au bien commun. Ainsi, la défense et la promotion de ce qu’il appelle « notre avoir culturel » constituent des fonctions essentielles de la gouverne. Il attribue donc à l’État une « fonction directrice » en ce qui concerne la définition du sens national canadien-français. Ce qui se traduit dans le langage groulxiste par l’idée d’un État français capable d’assurer l’épanouissement de la nation. En somme, l’État doit s’immiscer dans les affaires économiques lorsque le bien national en dépend, mais tout en veillant à se tenir « à égale distance de l’interventionnisme excessif et du libéralisme manchestérien » (Groulx, 1959, p. 62-63).

Groulx n’est donc pas un partisan du « pas d’État », mais il n’est pas non plus un farouche adepte de l’interventionnisme étatique dans tous les domaines. Prudence idéologique oblige, il s’exprime dans un contexte particulier où les excès d’étatisme sont vertement dénoncés – notamment par les catholiques de l’École sociale populaire menés par le père Joseph-Papin Archambault – comme des excès d’étatisme communiste (Boily, 2001). En ce sens, les dénonciations d’un État trop envahissant ne relèvent pas tant, chez Groulx, d’une conception libérale du politique que d’une conception catholique du pouvoir, prompte à dénoncer le communisme, et à suspecter la gouverne de toujours vouloir empiéter dans les domaines de l’Église.

Un seul chanoine : antilibéral

Bouchard a-t-il raison de croire que Groulx était à certains moments libéral ? À mes yeux, la pensée de Groulx est, d’un point de vue philosophique, antilibérale, principalement parce qu’elle rejette les principaux éléments théoriques qui constituent la base du libéralisme politique au sens où il a été défini plus haut. Sa conception de la nation, comprise comme un organisme, amène Groulx à voir les individus comme d’abord subordonnés à la nation, puis dans une relation de dépendance, pour leur identité, à l’égard de l’organisme national. Cela apparaît bien aussi dans sa conception de l’intellectuel, laquelle demande que l’intellectuel soit « raciné » pour reprendre son expression. D’où l’importance qu’il accordait à la tradition, celle-ci étant vue comme ce qui révèle aux individus la nature de l’être national. En concédant une préséance au « tout » sur les parties, Groulx pense que l’on ne peut penser le politique indépendamment du religieux et de la nation. Pour lui, ce sont là des domaines organiquement dépendants. C’est pourquoi il se refuse à admettre la séparation du religieux et du politique, critiquant jusqu’à la toute fin une telle dissociation. De même, s’il ne veut pas d’un État trop envahissant, ce dernier a tout de même pour mission de défendre le bien national identifié au bien commun. Dans ces conditions, l’État a donc pour mandat de protéger la nation et de favoriser son épanouissement.

Considérant tous ces éléments, j’en arrive à la conclusion que Groulx ne peut être qualifié de libéral si on adopte une définition qui fait place à la dimension politique du libéralisme (individualisme, contre organicisme, relégation de la religion dans le privé, éducation individualiste, etc.) et qui n’est pas seulement axée sur l’économique. Ainsi, on peut bien discuter pour savoir à quelle famille politique appartient Groulx : conservateur, traditionaliste, nationaliste de droite ou d’extrême droite, fasciste même si on a une conception du phénomène on ne peut plus souple, et j’en passe. Il y a là matière à débattre. Mais une chose me semble certaine : la teinte générale de sa pensée est bien celle de l’antilibéralisme et, sur ce plan, il n’y a pas deux chanoines mais bien un seul.