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Il y a nation où la clôture des jardins et des champs qu’on veut conserver se fait d’un filet de coton, et se trouve bien plus sûre et plus ferme que nos fossés et nos haies.

Montaigne

La Suisse et le Canada ne connaissent pas les mêmes modalités de partage du territoire, le même type d’interférences entre zones linguistiques et administratives. Pourtant des similitudes existent, en particulier entre le Québec et le canton de Fribourg, les seuls États fédérés qui, dans leur cadre politique respectif, abritent une population majoritairement francophone, dont la ville principale est à la fois bilingue de fait et francophone de droit, et qui doivent composer avec un environnement où le français, bien qu’officiel, est minoritaire[1]. Dans les deux cas, les francophones, tout comme les représentants de l’autre communauté, y sont donc des majoritaires / minoritaires – selon la perspective adoptée. À cela s’ajoute un sentiment commun d’isolement, linguistique pour les Québécois, qui manient volontiers la métaphore de l’îlot francophone dans un océan anglophone, mais plutôt religieux pour les Fribourgeois – francophones comme germanophones – qui, catholiques, ont évolué dans un « océan calviniste », dans une Suisse où les solidarités religieuses sont parfois plus tenaces que les affinités linguistiques. Car si la Confédération canadienne est issue d’un projet politico-territorial qui n’a pas mis fin aux animosités entre francophones et anglophones, la Confédération suisse moderne[2], née en 1848 d’une guerre religieuse, ne s’est préoccupée que tardivement de questions linguistiques. Pour définir la singularité helvétique, on met souvent en avant le plurilinguisme, ce jeu subtil entre une majorité alémanique, une minorité principale, romande, et les « petites minorités » que constituent les italophones et les Romanches. Mais c’est seulement au XXe siècle que la langue s’est imposée comme marqueur identitaire, de même que le concept de « paix des langues », articulé surtout autour du « principe de territorialité » – le lien juridique étroit entre territoire et langue officielle – mais aussi lié, parfois, à celui de la « liberté de la langue ».

Si les discussions linguistiques au Canada ont peu recours à ces concepts, les deux approches y ont également cours, et l’étude comparée de la référence territoriale au Québec et dans le canton de Fribourg permet de prendre la mesure des convergences qui peuvent exister entre les deux collectivités. Alors que toute société confrontée au bi- ou multilinguisme tend à projeter sur d’autres les termes de son propre débat linguistique, il peut être utile de dégager les spécificités de chacune. Nous nous proposons d’analyser le concept de « territoire » principalement en étudiant la fréquence du terme même – ainsi que de ses dérivés –, pour en commenter l’usage. Dans une moindre mesure, il s’agira aussi, dans le cas québécois, d’observer autour de quel territoire formel le débat s’élabore, puisque la question du territoire de référence premier – Québec ou Canada – n’a pas son équivalent dans le canton de Fribourg, où tout le monde s’accorde pour maintenir la discussion territoriale dans le cadre cantonal. Cette démarche nous permettra d’éclairer le type de compromis qui peuvent se tisser entre majorité et minorité à l’échelon de l’entité englobée (Québec ou canton de Fribourg), en fonction des rapports entre majorité et minorité dans l’entité englobante (Canada et Suisse).

Après le rappel de quelques données générales, nous présenterons le discours de deux associations vouées à la défense du fait français, réputées très militantes – chacune dans son contexte –, et qui, bien que leur représentativité soit plus difficile à établir que celle de partis politiques, jouissent d’une notoriété auprès du grand public : la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, d’une part, née en 1834 dans un contexte de revendications sociales et nationales, et qui inscrit son action dans la longue lutte des francophones pour traiter d’égal à égal avec la majorité anglophone et repousser le spectre de l’assimilation[3] ; la Communauté romande du Pays de Fribourg, d’autre part, fondée un siècle et demi plus tard, en 1985, dans un pays où les francophones, au fil d’une histoire aussi ancienne que complexe, n’ont globalement pas été l’objet d’une politique assimilatrice délibérée, mais dont certaines régions connaissent parfois l’exacerbation du débat linguistique. Précisons d’emblée que ces différences de posture historique expliquent largement le discours plus incisif de l’organisation québécoise ; mais au-delà, l’étude permet d’illustrer à quel point toute situation d’insatisfaction relative au statut d’une langue – en tant que véhicule privilégié de l’identité – est génératrice de phénomènes d’anxiété, de mécanismes de défense et d’accusation – y compris dans un contexte national apaisé comme l’est celui de la Suisse.

1. Territorialité versus liberté

Suisse et Canada : les termes du débat

L’histoire de la Suisse, nation quadrilingue issue d’une volonté civique commune – et non d’une coexistence plus ou moins consentie entre des collectivités qui se définiraient comme « peuples » au sens ethnoculturel[4] – est celle d’un équilibre entre des cantons jaloux de leur autonomie et un pouvoir central qui a su se faire discret en matière de politique culturelle. Le « principe territorial », qui a contribué à la stabilité de la frontière linguistique et à l’ancrage d’un réel sentiment de sécurité culturelle, est devenu le symbole de la coexistence entre groupes. Il signifie qu’une seule langue officielle est assignée à chacun des cantons, et à chaque portion de territoire cantonal dans le cas des quatre cantons plurilingues (allemand-français, et allemand-italien-romanche dans le canton des Grisons). C’est aux cantons que revient le soin de veiller « à la conservation de l’étendue et de l’homogénéité de leur territoire linguistique »[5]. L’État fédéral, qui les soutient dans leur tâche, postule qu’il est légitime, pour des territoires infranationaux, de définir la langue prioritaire dans la communication publique. Il est ainsi impossible, pour un citoyen germanophone, d’exiger des services en allemand dans une zone francophone. Ainsi, on évite toute modification de la répartition linguistique héritée de la tradition, et on prévient une situation de mixité linguistique qui imposerait la mise en place d’un territoire bilingue (Voir Leclerc, 1994 ; Labrie, 1997). Cela est pourtant advenu à Bienne, seule ville officiellement bilingue en Suisse, et fait actuellement l’objet de discussions dans le canton de Fribourg, dont plusieurs citoyens souhaitent bilinguiser certaines zones en y établissant le « principe de liberté » – dit aussi « de personnalité ».

Car si ce principe, qui pose le droit de chacun de s’exprimer dans sa langue, s’applique le plus souvent à la sphère privée, il arrive qu’il serve à nuancer le principe territorial. Dans la jurisprudence, une population minoritaire implantée de longue date peut ainsi obtenir des services dans sa langue si elle représente au moins 30 % d’un district. Et la référence fréquente au principe territorial n’empêche pas de donner la primauté à la liberté de la langue dans des régions où le premier est jugé difficilement applicable, comme dans les Grisons où, en raison de la faible étendue de la zone romanchophone, les germanophones obtiennent des écoles en allemand dès qu’ils sont assez nombreux dans une commune, ce qui fragilise une langue déjà très minoritaire. Si le principe de territorialité atténue des conflits, il apparaît parfois comme inopérant dans une situation linguistique très précaire (voir Froidevaux, 1997).

Le Canada et le Québec ont tous deux étudié l’originalité du principe territorial suisse, le premier au moment de la Commission d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (1963-1969), le second lors de la Commission d’enquête sur la situation de la langue française (1968-1973). Du côté canadien, des experts envisagèrent dans un premier temps, pour répondre à une géographie linguistique complexe, un compromis entre les principes de territorialité et de liberté, et préconisèrent la définition de districts officiellement bilingues, ce qui introduisait, dans les provinces concernées, une dose de territorialité pour la langue minoritaire, sans mettre fin au principe de liberté. Finalement, cette approche « micro-territoriale » ne fut pas transcrite dans la réalité.

Au Québec, où, depuis 1977, la réhabilitation du français comme seule langue officielle – par la loi 101 – a permis une certaine normalisation linguistique, on opéra une lecture plutôt « macro-territoriale » de la réalité, voulant que le lien entre langue et territoire soit codifié en référence au territoire canadien. Faire coïncider le territoire du Québec avec la seule langue française revenait à s’aligner sur les provinces anglophones qui n’ont – à l’exception du Nouveau-Brunswick – jamais officialisé le français. Toutefois le principe de liberté de la langue, qui garantit des services en anglais à la minorité anglo-québécoise, n’a pu être ignoré. Et si la clarification micro-territoriale que prônaient certains (avec création, à l’intérieur du territoire québécois, de zones bilingues, voire unilingues anglaises) n’a pas vu le jour, l’insistance sur la macro-territorialité s’est faite au prix d’une lutte constante avec la lecture pancanadienne, contradictoire, de la donne linguistique, qui veut – depuis l’officialisation du bilinguisme des institutions fédérales en 1969 – que le territoire canadien, plutôt que d’être divisé en entités linguistiquement aussi homogènes que possible, soit une zone d’interactivité entre les autorités et des citoyens en droit de choisir, où qu’ils soient au Canada – et donc au Québec –, le français ou l’anglais comme langue de service ou d’enseignement.

La différence entre la Suisse et le Canada tient donc à l’articulation entre les ordres de gouvernement. Au Canada, il y a concurrence entre deux paliers qui affirment chacun leur préséance. L’ordre fédéral ne reconnaît pas à des entités subordonnées le droit de procéder seules à une codification linguistique, tandis que le gouvernement central suisse n’a jamais mis en cause la légitimité cantonale en la matière. Pour cette raison, mais aussi en grande partie parce que, contrairement au Canada, la Suisse ne connaît guère – sauf dans les Grisons – les enclaves linguistiques, les immigrants en Suisse échappent aux discours gouvernementaux contradictoires et aux conflits de loyauté. Leur identification à la société d’accueil se fait dans un territoire linguistique bien délimité, et leur accès à la citoyenneté n’est pas soumis à la maîtrise d’une des langues officielles en Suisse, mais à celle de la langue officielle dans leur territoire de résidence.

Bilinguisme ou unilinguisme : des peurs symétriques à Fribourg et Montréal

L’originalité de la ville de Fribourg est que, comme le canton dont elle est la capitale, elle est pour les deux tiers francophone et abrite une minorité germanophone. Elle est ainsi une Suisse à l’envers, comme Montréal fait office de miroir inversé du Canada. Son « visage » est francophone, puisque l’affichage bilingue y est très circonscrit. À l’instar des Anglo-Québécois qui doivent se situer sur deux échiquiers politiques, les germanophones de Fribourg évoluent entre une identification à la minorité linguistique cantonale et à la majorité linguistique de la Confédération. Pourtant leur sentiment d’appartenance au canton, en tant que fruit d’une construction séculaire, semble plus ancré que peut l’être l’attachement des Anglo-Québécois au Québec comme collectivité historique, puisque les Alémaniques de Fribourg se sont longtemps identifiés aussi bien au canton catholique – fût-il majoritairement francophone – qu’à un pays largement germanophone, mais majoritairement protestant.

Alors que le Québec, malgré sa préférence pour l’approche territoriale, ne conçoit celle-ci que si elle s’applique à l’ensemble du territoire, et n’envisage pas de divisions territoriales en fonction de la langue – sauf pour le bilinguisme municipal –, le canton de Fribourg, où les langues allemande et française sont non seulement officielles, mais, depuis 1990, déclarées « égales », pratique le double unilinguisme territorial, favorisé par une frontière franco-germanique relativement « rigide » – beaucoup plus que ne le sont les frontières linguistiques au Québec, au-delà de la référence récurrente à la frontière que constituerait le boulevard Saint-Laurent à Montréal. L’État fribourgeois, dont la constitution mentionne le principe territorial – ce qui n’élimine pas les divergences d’interprétation –, diffuse ses textes officiels en français ou en allemand, selon le lieu de résidence des citoyens et non selon leur choix, de la même façon que les instances suisses centrales pratiquent l’unilinguisme dans les agences régionales dépendant des administrations fédérales[6] – à l’inverse du gouvernement canadien, qui a opté pour la généralisation du bilinguisme officiel sur l’ensemble du territoire.

Si les tensions politiques liées à la langue au Québec sont connues dans la francophonie, si le référendum sur la souveraineté en 1995 a beaucoup été commenté, les controverses qui existent en Suisse, en particulier dans le canton de Fribourg, sont rarement évoquées à l’extérieur du pays. Après une vive bataille, la généralisation d’un enseignement bilingue par immersion dans l’ensemble du canton de Fribourg a été refusée par les électeurs, en 2000, mais la querelle linguistique est loin d’être close : dans le débat récent sur la nouvelle constitution cantonale, il a été envisagé que certaines municipalités situées à la frontière des zones linguistiques puissent devenir officiellement bilingues. Un texte de compromis a finalement été adopté par les citoyens le 16 mai 2004, mais les ambiguïtés en la matière n’ont pas disparu[7], ce qui alimente, chez nombre de francophones, la peur d’une bilinguisation accrue dans le canton. C’est en particulier dans la capitale que la crise couve. Car si Fribourg, bilingue de fait depuis sa fondation au XIIe siècle, a connu des alternances entre la primauté du français et celle de l’allemand, la ville, en vertu du principe territorial, reste officiellement francophone – tout en proposant des services en allemand. Elle a par ailleurs vécu un débat sur la formation d’une agglomération qui engloberait des municipalités francophones et germanophones, ce qui a également fait craindre aux francophones que le poids du français ne soit dilué.

Cette situation n’est pas sans rappeler le débat sur la langue dans la métropole québécoise. Si certains Anglo-Montréalais, dans la discussion récente sur les fusions municipales, refusaient de perdre des municipalités bilingues auxquelles ils s’identifiaient, des francophones voyaient se profiler la bilinguisation générale des services après l’absorption de plusieurs zones anglophones. Cela évoque aussi l’épilogue du long débat scolaire, lorsqu’au terme d’une synthèse entre les interprétations provinciale et fédérale, il fut établi qu’en vertu de l’unicité du territoire québécois, les enfants d’immigrants devraient apprendre la langue commune majoritaire au Québec et fréquenter l’école française, et que seuls les représentants de la communauté anglophone historique pourraient continuer de choisir l’école anglaise.

À Fribourg comme au Québec, les défenseurs du principe de liberté, plutôt anglophones et germanophones, sont ceux dont la langue, minoritaire à l’échelon régional, paraît économiquement plus compétitive à l’échelon national : car si la pression de l’anglais au Québec dépasse celle de l’allemand en Suisse romande, le poids économique de la Suisse alémanique reste indéniable. Quant aux défenseurs de la territorialité, plutôt francophones, tous insistent sur le lien entre cohésion linguistique, sociale et identitaire – même si les Fribourgeois, contrairement à leurs homologues québécois, n’ont pas à défendre leur politique d’unilinguisme face à une vision concurrente qu’incarnerait l’État central.

2. De l’absence à l’omniprésence du terme « territoire » : le tournant de 1996 au Québec

Nous présentons ici les résultats d’un repérage des occurrences du terme « territoire » et de ses dérivés[8], dans le bulletin de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal (SSJBM), de 1990 à 2002[9], afin d’en interpréter l’utilisation – comme nous le ferons pour le cas suisse –, mais aussi pour observer, face à une situation qui n’a pas d’équivalent dans le contexte helvétique, à quel cadre de référence national – Canada ou Québec – le concept s’applique.

Durant ces années, la principale lutte consiste, pour la SSJBM, à garder à un niveau minimal le degré de bilinguisme autorisé au Québec, en cherchant à revenir à l’affichage unilingue, aboli par la loi 86, ou en promouvant un enseignement collégial en français pour tous. Il s’agit aussi de dénoncer les discours en provenance du Canada anglais visant à culpabiliser les Québécois francophones en les présentant comme des ethnocentristes invétérés. Un autre thème récurrent est la dénonciation de la politique du multiculturalisme fédéral, perçue comme un moyen de dénier au Québec le caractère de nation et de relativiser le statut de la culture québécoise. Dans le registre émotionnel comme dans l’argumentaire politique, les concepts de nation, de peuple, de pays et de patrie sont les plus fréquents. Répétés des dizaines de fois, ils sont déclinés à l’envi par la rhétorique nationaliste. En revanche, en douze ans, la référence territoriale n’apparaît que 56 fois[10], avec, en 1996, un nombre notable d’occurrences – qui demandera à être explicité.

Montréal et le Québec, territoires indivisibles

Au-delà du fait qu’on oublie souvent d’adjoindre « de Montréal » à « Société Saint-Jean-Baptiste », parce que le champ d’action de l’organisation dépasse le cadre de la métropole, au début des années 1990, Montréal est à la fois implicitement très présente, dès qu’il est question de langue ou d’intégration des immigrants, même si on ne lui consacre pas d’articles spéciaux – le toponyme Montréal n’apparaît pas dans les titres –, comme s’il fallait, pour mieux faire vibrer le pays à venir, éviter de nommer le lieu du noeud gordien, et se contenter de multiplier les références rituelles à l’inéluctable indépendance du Québec. Car c’est seulement lors de la phase la plus émotionnelle de la période référendaire, en 1995, que Montréal, sortant de l’indicible, retrouve une place centrale : outre la couverture du bulletin d’octobre, la SSJBM affiche, sur son édifice et dans les pages du Devoir et de la Gazette, un slogan non équivoque : « Si rien ne change, le français sera minoritaire à Montréal avant longtemps. Seul un OUI freinera ce déclin. »

Les attaques se multiplient alors contre le gouvernement d’Ottawa, tenu pour responsable de l’érosion de la loi 101 et de l’anglicisation de Montréal, en même temps que se confirment les contradictions dans la façon d’envisager les allophones – tantôt courtisés, tantôt tenus à distance[11]. Après le 30 octobre 1995, la question montréalaise quitte d’autant moins la scène que s’annonce le débat sur la partition du territoire québécois – concernant en particulier l’Ouest de l’île de Montréal ou l’Outaouais –, au cours duquel est évoquée la possibilité de définir, en cas d’indépendance du Québec, des territoires qui resteraient canadiens, mais aussi majoritairement anglophones. Le recours au terme « territoire » – québécois ou canadien – s’impose dès lors dans les bulletins : pour deux occurrences en 1995, on en dénombre douze en 1996.

L’affirmation du caractère sacré d’un territoire est généralement exacerbée par la volonté, émanant des acteurs antagonistes, de le désacraliser, mais elle s’accompagne à son tour d’une tendance à nier à d’autres le caractère sacré de leur territoire. Ainsi, la dénonciation, par la SSJBM, du gouvernement fédéral qui, en plus d’agir « en fonction du territoire canadien » (Bulletin de la SSJBM, décembre 1996, p. 4)[12], procède à la « remise en question de l’intégrité territoriale du Québec », qu’il menace d’« amputer » (Bulletin de la SSJBM, avril 1995, p. 4), va de pair avec son refus, que souligne le lexique choisi, de considérer les autochtones comme détenteurs d’un véritable territoire. On remarque cette position dès 1995, lorsque les deux seules occurrences du terme territoire – qu’on trouve dans le texte de déclaration d’indépendance proposé par la Société Saint-Jean-Baptiste – semblent annoncer la montée de la référence territoriale dans la foulée du débat « partitionniste » :

Notre décision […] est l’aboutissement des luttes que nous n’avons cessé de mener pour notre liberté depuis l’annexion de notre territoire à l’empire britannique […]. Ce pays nouveau définira, avec les Amérindiens et les Inuits de son territoire [nous soulignons], de nouveaux pactes politiques.

Bulletin de la SSJBM, avril 1995, p. 4

Admettre inconditionnellement l’autorité de territoires autochtones remettrait en cause l’indivisibilité du territoire québécois, puisque dans l’imbroglio des lectures canadiennes, québécoises et autochtones de la territorialité[13], les logiques d’indivisibilité ne peuvent que s’exclure l’une l’autre :

De la partition du territoire du Québec à la liberté du peuple québécois de décider de son avenir, [le gouvernement fédéral] remettait en cause les fondements mêmes de la démocratie. Selon la constitution actuelle du Canada, le territoire québécois est indivisible sans le consentement de l’Assemblée nationale. Selon le droit international, le Québec est indivisible sans le consentement du gouvernement du Québec y compris pour la portion territoriale [nous soulignons] occupée par les Amérindiens et les Inuits.

François Lemieux, Bulletin de la SSJBM, juin 1996, p. 2

Le territoire du Québec ne peut donc que contenir un territoire au statut clairement subordonné ou cohabiter avec un territoire voisin, bien délimité, sans chevauchement possible. L’essor de la référence territoriale, consécutive à une nouvelle remise en cause de l’intangibilité des frontières du Québec, correspond en partie à un usage performatif du mot territoire : utiliser ce terme – comme celui de nation –, c’est faire exister symboliquement, par le langage, une réalité que d’autres nient. Affirmer la coexistence d’un territoire canadien et d’un territoire québécois permet de perpétuer la dualité nationale canadienne, contestée par la majorité anglophone, de réaffirmer la symétrie des peuples fondateurs. En l’absence de reconnaissance du « duel » par les « unitaristes » – un terme qui apparaît dans les bulletins après 1996 –, l’existence nationale passe par une autodéfinition qui, à chaque crise, ranime des concepts moins neutres qu’il n’y paraît – et territoire en est un.

Si, dans les bulletins de la SSJBM, le mot territoire apparaissait peu avant 1996, ce n’est pas parce que l’obsession territoriale – indissociable de toute quête nationale – n’existait pas avant, mais parce que, précisément, il s’agissait d’éviter d’agiter inutilement des concepts problématiques. Lorsqu’il n’a plus été possible de les éviter dans l’après-référendum, que l’arsenal lexical de l’adversaire a été mis en place – avec des mots connotés négativement, comme sécession ou partition –, les dirigeants de la SSJBM n’ont pu que réactiver le mot territoire – parfois complété par l’adjectif national pour en renforcer la charge politique.

Le territoire occupé

Le mot territoire est aussi apprécié pour les associations qu’il permet avec le concept d’occupation – au sens militaire –, lorsqu’il est question des « institutions fédérales présentes sur le territoire québécois » (Bulletin de la SSJBM, mars 1991, p. 5), ou lorsque le président de la SSJBM commence une lettre en ces termes : « Citoyen habitant un territoire sur lequel le CRTC exerce actuellement, et pour un certain temps encore, la fonction de réglementer l’usage des ondes » (Bulletin de la SSJBM, juin 2000, p. 5)[14]. Le terme est du reste souvent précédé de la préposition sur assortie d’un possessif, lorsqu’il est souligné que le Québec, qui accepte « d’entretenir une différence linguistique sur son territoire », souhaite gérer les écoles anglaises « sises sur son territoire » (Bulletin de la SSJBM, juin 1997, p. 6), qu’il doit contrôler la sélection de ceux qu’il « compte accueillir sur son territoire » (Bulletin de la SSJBM, octobre 1996, p. 5), ou encore qu’il déplore les simulations militaires « qui se pratiquent allègrement sur [son] territoire » (Bulletin de la SSJBM, juin 2000, p. 8 et 9 ; novembre 2000, p. 11). Et en 1999, Guy Bouthillier exhorte ses troupes à « sortir », comme s’il s’agissait de s’exiler pour mieux résister :

La SSJBM « sort » des frontières du Québec […] quand elle va porter son message à ceux et celles que Stéphane Dion a rassemblés contre nous, sur notre territoire, au Mont-Tremblant, et d’abord à M. Clinton, dont nous savons maintenant que le message que nous lui avons adressé a été remarqué.

Bulletin de la SSJBM, décembre 1999, p. 2

Ce registre, celui de l’occupation par une puissance étrangère, frappe particulièrement dans un discours d’Yves Michaud, élu « patriote de l’année » par la Société en 1997[15]. Outre les tirades sur la propagande haineuse des « piques outaouaises », sur la « princedouardisation » ou la « louisianisation » du Québec, l’auteur n’utilise pas moins de quatre fois le concept de territoire. Il se dit « enfant d’un territoire occupé », évoque un peuple « envahi […] dans son territoire », et joue, de façon douteuse, avec des allusions au conflit israélo-palestinien pour regretter qu’en 1982, on n’ait pas plus dénoncé « les Netanyahu centralisateurs qui occupent les territoires de nos compétences linguistiques ». Il propose ensuite d’organiser une consultation « auprès de tous ceux et celles qui habitent notre territoire », dans un geste d’ouverture ambigu – si habiter n’est pas forcément occuper, notre territoire ne semble pas être d’emblée le leur (Bulletin de la SSJBM, décembre 1997, p. 6).

Au-delà de la récurrente ambivalence du nous, et depuis le virage territorial du nationalisme québécois – centré sur le territoire de résidence et la citoyenneté, plutôt que sur une origine ethnique-culturelle exclusive –, le territoire est aussi un concept efficace pour désamorcer les reproches d’ethnocentrisme. N’est-ce pas précisément, fait-on valoir, pour ne plus vivre entre soi dans une société fragmentée, parmi des groupes ghettoïsés, que l’unité linguistique – garante de dialogue et non d’uniformité – s’impose sur l’unité territoriale qu’est le Québec ? Le territoire, lieu d’exercice de la souveraineté, est désormais le lieu de l’adéquation entre peuple et nation, ouvert aux citoyens de toutes origines dès lors qu’ils sont prêts à l’aimer « comme une patrie » (Bulletin de la SSJBM, juin 1992, p. 12)[16]. Certains, trop heureux de retourner les accusations assénées par leurs adversaires, redoublent d’ardeur pour entonner l’hymne à la désethnicisation, et s’en prennent aux apprentis cartographes qui, par exemple, veulent morceler le territoire québécois en n’en concédant que 15 % à « ceux qui, selon leur analyse hautement ethnique, constituaient le peuple québécois » (Robin Philpot, Bulletin de la SSJBM, juin 2000, p. 15.)[17]. Une circonscription électorale unique – correspondant au territoire québécois – est même proposée, pour certaines consultations, afin de « désethniciser un processus électoral lourdement marqué par une longue tradition ethnicisante » (Bulletin de juin 2000, p. 7 ; mémoire de la SSJBM).

Territoire et histoire

L’idée du territoire québécois est souvent jumelée, à la SSJBM, au rappel de l’antériorité de la présence francophone au Canada, et surtout à la mise en scène du déclin de la proportion des francophones :

Quand, à partir de 1840, puis de 1867, [le Canada] a commencé à rassembler ses morceaux pour organiser son « nation-building », c’est dans le but arrêté de limiter le territoire du français et de réduire ceux qui le parlaient au rang de minorité. C’est ainsi que les francophones sont passés rapidement sous la barre du 50 % puis à 30 %, pour se retrouver aujourd’hui à moins de 25 %.

Guy Bouthillier, Bulletin de la SSJBM, octobre 2001, p. 3

Si les données historiques évoquées dans la première phrase ne sont pas contestables, l’utilisation des chiffres dans la deuxième est plus trompeuse, dans la mesure où le fort lien de cause à effet – « c’est ainsi que » – semble mettre la minorisation des francophones, y compris à l’heure actuelle, uniquement sur le compte d’adversaires sournois, sans que ne soient évoquées la « revanche des berceaux » – qui a permis de limiter l’érosion de la proportion des francophones –, la baisse de la natalité à l’époque contemporaine, ou encore l’ancienneté du caractère très minoritaire du fait français à l’échelle continentale, en l’absence d’immigration francophone massive. La tendance à attribuer uniquement à l’Autre la responsabilité de faits démographiques complexes est encore manifeste lorsque M. Bouthillier voit dans l’existence même de « frontières territoriales » au Canada un exemple du sombre dessein du gouvernement d’Ottawa :

Ce n’est pas d’hier que la machine à fabriquer la « national unity » canadienne s’emploie à cultiver ce sentiment d’isolement, à coup de frontières territoriales dressées entre nous et nos frères de l’Acadie, de l’Ontario, du Manitoba.

Bulletin de la SSJBM, novembre 2000, p. 2 [18]

Alors qu’on imagine mal un territoire canadien entièrement dépourvu de démarcations – n’est-ce pas précisément la frontière qui offre aux Québécois un cadre propice à l’élaboration d’une stratégie culturelle collective ? –, les protestations de solidarité avec les « frères » ne peuvent faire oublier tout à fait que les nationalistes canadiens-français, puis québécois, ont été largement relayés, dans la défense de l’idée même d’une unité des francophones du Canada, par les promoteurs du bilinguisme « d’un océan à l’autre » – certes non dépourvus d’arrière-pensées anti-séparatistes. Et la sacralisation du Québec comme territoire francophone induit non seulement, au fil des bulletins, un renforcement de la distance avec les francophones vivant à l’ouest du Québec, mais aussi – comme à l’occasion du Sommet de la francophonie de Moncton en 1999 –, le refus d’accorder aux Acadiens toute forme de modernité nationale, puisqu’ils ne disposent pas d’assise territoriale assez précise. Tout en fustigeant l’utilisation que font de l’Acadie les propagandistes d’Ottawa pour vanter la politique de bilinguisme fédéral, Guy Bouthillier instrumentalise à son tour la question acadienne, alimentant le ressentiment lié à la Déportation – à grand renfort de termes dramatiques – pour mieux critiquer le Canada, mais sans faire référence à un quelconque peuple acadien. L’Acadie – en particulier celle du Nouveau-Brunswick – est implicitement exclue comme foyer possible de francophonie, ce qui irait à l’encontre de l’idée voulant qu’il n’y ait qu’un « vrai » peuple francophone au Canada :

Cette prétention [du gouvernement fédéral à être l’un des champions de la francophonie mondiale] n’aurait quelque vraisemblance que si Ottawa laissait aussi s’organiser librement un véritable foyer de langue française sur le seul territoire de l’Amérique du Nord où l’histoire, la géographie et la démographie se conjuguent pour le rendre possible : le territoire du Québec.

Bulletin de la SSJBM, Document spécial sur le Sommet de Moncton, 1999, p. 4[19]

En 1991, M. Bouthillier, alors porte-parole du Mouvement Québec français, expliquait que son combat « ne se terminera[it] que le jour où le Québec sera[it] déclaré territoire de langue française » (Bulletin de la SSJBM, juin 1994, p. 14.) Sa nostalgie d’un territoire unilingue ne pouvant être assouvie qu’en se concentrant sur le Québec, les autres francophones du Canada, suspectés d’être presque assimilés, sont souvent réduits au rôle d’adjuvants dans l’argumentation nationaliste. Et s’il n’a pas échappé à la SSJBM que la territorialité à la suisse peut être un moyen d’enrayer l’assimilation, c’est en pensant au Québec uniquement qu’elle s’intéresse à ce principe, présenté – de façon superficielle – dans une contribution parue en plein débat sur la partition du Québec[20]. L’auteur fait alors du principe de territorialité un modèle implicite pour le Québec, suggérant que s’il y était transposé, le français serait enfin accepté comme langue officielle unique. Mais il omet de préciser que les frontières linguistiques sont plus simples en Suisse, et fait abstraction des problèmes existant dans les cantons bilingues – comme Fribourg. Il oublie qu’appliqué au Québec, le système suisse permettrait à certains, en vertu de l’histoire de l’occupation du territoire, de revendiquer qu’une partie des Cantons de l’Est, voire de l’île de Montréal, soit déclarée unilingue anglaise. Ironiquement, les meilleurs défenseurs de la territorialité suisse seraient davantage les partitionnistes décriés. Cet exemple, qui montre la difficulté de saisir l’originalité des différents contextes historico-linguistiques, nous invite à poursuivre l’étude des analogies entre le discours territorial de la Société Saint-Jean-Baptiste et celui de la Communauté romande du Pays de Fribourg (CRPF).

3. La territorialité, alpha et omega de la question linguistique fribourgeoise

La CRPF, association de défense des intérêts des francophones fribourgeois, est née en 1985 du malaise lié à la question scolaire, aux contradictions entre le principe de territorialité et celui de liberté, alors que la venue d’Alémaniques non fribourgeois, moteur de l’industrialisation dans le canton après 1945, avait semblé modifier les rapports de forces entre groupes, et qu’après des décennies de discrétion, la minorité alémanique « autochtone » s’organisait pour revendiquer davantage de droits. L’organisation se veut un groupement de réflexion qui sensibilise l’opinion en intervenant dans les médias et en diffusant un bulletin, tout en incitant les personnalités publiques à se prononcer sur les questions linguistiques. Se disant consciente de l’enjeu de sa démarche pour le canton, et pour une confédération dont celui-ci reflète les tensions, elle entend, fait notable, coopérer avec son pendant alémanique, la Deutschfreiburgische Arbeitsgemeinschaft (DFAG, « Communauté de travail germano-fribourgeoise »). En cela, son approche est éloignée de celle de la SSJBM, mais elle correspond aussi à des habitudes de collaboration entre politiciens de toutes tendances qui n’ont guère cours au Canada.

Leitmotiv territorial et paix des langues

Historiquement, le relatif sentiment de sécurité linguistique suisse provient de l’existence de micro-territoires culturellement homogènes. Le territoire est moins l’objet d’un traitement performatif que dans le discours québécois, puisqu’il est réputé intangible. Toutefois, si les Suisses savent qu’ils ont à leur disposition un territoire unilingue théoriquement incontesté, cela ne signifie pas que certains n’aient pas peur d’une évolution de ses frontières, moins intangibles qu’il n’y paraît. Mais c’est alors moins autour du territoire que de la territorialité que s’articule le débat, à un niveau apparemment plus abstrait, mais qui n’empêche pas la dimension émotionnelle. Dans les bulletins de la CRPF[21], la territorialité, à l’instar de la souveraineté dans le corpus québécois, est le mot central de l’argumentation, et des concepts comme peuple, nation, patrie ou pays sont pratiquement absents. Nation et patrie n’apparaissent pas du tout. Le mot pays est employé à quelques reprises, mais avec un pouvoir évocateur limité, désignant banalement une Suisse dont personne ne met en cause l’existence – ou évoquant, dans le nom de la CRPF, le terroir fribourgeois originel, le lieu d’ancrage régional. Le terme peuple est plus fréquent, mais n’a généralement qu’une dimension civique : il fait allusion à la communauté des électeurs et non à une communauté linguistique ou ethnique[22], puisque la Suisse, rappelons-le, se considère comme une juxtaposition de cantons qui s’unissent pour former un seul peuple.

La référence au principe de territorialité apparaît plusieurs fois dans chacun des bulletins, et dans la grande majorité des éditoriaux[23]. Il s’agit de ne pas toucher aux « frontières territoriales », à « l’intégrité territoriale linguistique », à l’« homogénéité linguistique du territoire », à « l’identité du territoire linguistique », à la « répartition territoriale traditionnelle des langues », etc. Le principe de territorialité doit être « appliqué », « respecté », « préservé » ; on ne peut le « violer » ou lui « porter atteinte ». Les discussions se concentrent donc autour du degré de congruence entre les décisions politiques et le respect de la territorialité, présenté comme le « garant de la paix des langues ».

Ce qui frappe, par rapport au corpus québécois[24], c’est l’insistance sur les principes de bonne cohabitation, mis en valeur dès le premier bulletin en 1985 : « coexistence harmonieuse des collectivités », « convivialité des langues», « respect de soi et d’autrui », « esprit de tolérance confédérale ». Le postulat affiché – même s’il n’exclut pas une certaine duplicité – est qu’au-delà des tensions, chacun doit oeuvrer au rapprochement :

[Il existe] deux sensibilités linguistiques : celle qui valorise l’acquis, en l’occurrence le bilinguisme, considéré comme source d’enrichissement individuel et collectif, et celle qui, à travers la langue maternelle et son approfondissement, privilégie l’inné, l’affirmation de soi et le souci premier de préserver son identité culturelle profonde. Il va de soi que, de part et d’autre de la frontière des langues, la cohabitation, le dialogue sont les mots clés de la paix régnant entre les communautés linguistiques fribourgeoises. […] Il s’agit bel et bien d’accorder ces deux sensibilités pour que continue de régner, sur Fribourg, la paix qu’elle connaît depuis sa fondation.

Georges Andrey et Claude Simonet, Bulletin de la CRPF, novembre 1986, p. 7

La démarche rationnelle, la volonté de mener des enquêtes et d’interpréter leurs résultats, d’intégrer l’opinion de l’adversaire n’empêchent pas qu’on présente sa propre opinion comme préférable, mais sans caricaturer celle de l’autre partie, conformément à une pratique toute helvétique de la collégialité. La mise en perspective des arguments des opposants amène parfois à rappeler le principe concurrent – la liberté des langues[25] – pour nuancer la vision. Et l’attachement à la Suisse pluraliste reste tel qu’on déplore les « incompréhensions réciproques » ou le « cancer de l’indifférence », en s’inquiétant par ailleurs de la tendance des Alémaniques à délaisser l’allemand standard au profit du dialecte – que les Romands sont rares à comprendre (José Ribeaud, Bulletin de la CRPF, septembre 1992, p. 20 et décembre 1996, p. 9-10).

Il existe cependant des allusions plus directes aux problèmes « de plus en plus aigus », au « fossé qui se creuse », à l’assombrissement du « ciel bleu de la coexistence ». Par un jeu de citations d’articles de presse ou d’extraits d’enquêtes, on voit apparaître les voix adverses. Mais elles sont souvent présentées avec distance. Les critiques formulées par les Alémaniques à l’encontre des activistes francophones sont intégrées sans être interprétées comme une provocation. Sont alors évoqués l’« égoïsme linguistique des Romands », « la vieille rengaine de la germanisation », ou le « Mur de Berlin » de la territorialité, grâce auquel, selon un pourfendeur de la CRPF, les Romands souhaiteraient transformer les Alémaniques en citoyens de seconde classe, dans un « apartheid » dictatorial alimenté par une « mentalité sectaire »[26]. Mais contrairement à la tendance constatée dans le corpus québécois, le rappel de ces propos excessifs ne va généralement pas de pair avec la dénonciation d’un acharnement de la part de l’adversaire désigné[27].

La référence québécoise dans le débat fribourgeois

Les rapports entre Ottawa et les nationalistes québécois sont plus marqués par l’animosité réciproque que le lien entre les cantons et le pouvoir central suisse, puisque les conflits, même d’ordre séparatiste ‑ comme dans la question, posée à partir de 1947, des liens entre le Jura francophone et le reste du canton de Berne, germanophone ‑, se développent et se règlent avant tout dans le cadre cantonal. Mais malgré ces différences, le cas du Québec n’en est pas moins mobilisé par la CRPF, tant il constitue un miroir des expériences fribourgeoises. Ainsi un répondant à une enquête met en parallèle les deux sociétés pour justifier la prépondérance accordée au français dans son canton, au nom de son caractère minoritaire dans les institutions politiques et économiques du pays[28]. On cite les propos de Claudine Brohy, spécialiste de l’enseignement bilingue, qui, tout en comprenant que les Québécois francophones n’aient pas choisi l’école d’immersion en anglais, estime qu’on pourrait tester le modèle à Fribourg (Bulletin de la CRPF, mai 1989, p. 18). Quant à Georges Andrey, président de la CRPF, il examine la notion de peuples fondateurs pour conclure à sa non-pertinence à Fribourg, en raison de la singularité de la nation politique suisse et du poids des identités cantonales, indépendamment de la langue d’appartenance :

Il n’y a qu’un peuple suisse et qu’un peuple fribourgeois. L’inconvénient de la double paternité qu’impliquerait la reconnaissance pour le Pays de Fribourg de deux peuples fondateurs réside surtout, à notre avis, dans la rupture psychologique qu’elle pourrait entraîner : l’image d’unité que les Fribourgeois se font de leur passé ne serait-elle pas brisée ?

Georges Andrey, Bulletin de la CRPF, novembre 1988, p. 6

L’exemple du Québec est aussi brandi comme repoussoir lorsqu’il s’agit de condamner la fondation d’un parti politique alémanique, en raison des risques d’escalade séparatiste[29]. Notons par ailleurs qu’il n’est presque jamais question, dans le corpus suisse, d’immigrants ou d’allophones – ce terme est du reste rare en Suisse. La peur n’est pas celle d’une germanisation par le biais d’immigrants étrangers – leur intégration, évoquée une seule fois, est présentée comme peu problématique en vertu de la territorialité (Bulletin de la CRPF, mai 1992, p. 12) –, mais par « l’afflux massif d’étrangers au canton » – cette allusion aux germanophones suisses n’excluant certes pas toute xénophobie (Bulletin de la CRPF, octobre 1986, p. 2). Et si on trouve, en Suisse, une réflexion sur le pluralisme culturel, il n’y existe aucune politique officielle de multiculturalisme ; aussi ne relève-t-on qu’une contribution sur ce thème, témoignant du discours, commun en Occident, sur le nécessaire équilibre entre l’acceptation du fait multiculturel et la glorification du multiculturalisme en tant qu’idéal absolu (Bulletin de la CRPF, décembre 1990, p. 20).

Un peu comme dans le cas de l’utilisation de la question acadienne par la Société Saint-Jean-Baptiste, mais de façon moins polémique, on remarque une volonté d’utiliser l’exemple des Romanches, en l’occurrence pour marteler l’idée que seul le principe de territorialité enraye la minoration linguistique. Si la situation des Romanches est expliquée avec nuance, elle permet d’agiter le spectre de la disparition du français, et de sous-entendre, sur un ton ironique et inhabituellement acerbe, que le gouvernement fédéral – rarement attaqué – fait preuve de mauvaise volonté :

Les Rhéto-Romanches sont-ils des apprentis sorciers ? Un des leurs, conseiller national, s’est ému : sa langue est moribonde, a-t-il constaté. Et d’en déduire qu’elle doit être sauvée. Et d’en appeler à la solidarité confédérale. On serait tenté de sourire devant tant d’ingénuité. Pourquoi, en effet, ne pas convoquer les bouilleurs de cru au chevet de la cirrhose alcoolique ? On ne pourra rien contre le fait que la Confédération, en tant que telle, est à forte dominante alémanique. […] Un flou, savamment entretenu, à propos du principe de territorialité, a poussé [le romanche] dans ses ultimes retranchements. […] Quant au français, on mine le sol sur lequel il est établi. Tant que l’on contournera ce qui est le principal problème de la Suisse linguistique, on proposera en vain potions et tisanes pour adoucir la mort du rhéto-romanche et prolonger la vie de l’italien et du français.

François Gross, Bulletin de la CRPF, mai 1990, p. 11

Les pics d’animosité

Les questions les plus controversées à Fribourg concernent le degré de bilinguisme souhaitable. La CRPF s’est battue contre la modification constitutionnelle, qui, en 1990, a officialisé la parité entre le français et l’allemand dans le canton, et, dans le cadre de la discussion sur la nouvelle constitution cantonale, elle s’est opposée à l’officialisation de « zones mixtes » bilingues. Elle fait valoir que des dérogations permettent déjà d’échapper à l’enseignement dans la « langue du territoire », craignant que l’entorse à la territorialité stricte n’incite les germanophones, lorsqu’ils pourront choisir librement l’école allemande, à ne plus s’intégrer dans les communes majoritairement francophones où ils résident – devenues officiellement bilingues –, et que la frontière des langues soit peu à peu grignotée[30]. Mais un épisode tout aussi émotionnel, en 1988, concerne l’ajout éventuel de noms allemands aux plaques de rue de Fribourg, comme le voudrait l’association alémanique DFAG, dont le bulletin de la CRPF, opposée à ce projet, retranscrit une lettre ouverte très critique :

La ville et le canton de Fribourg sont bilingues depuis leur fondation et leur entrée dans la Confédération. Seulement, les historiens de la CRPF ne veulent pas l’admettre. Pour la CRPF, seuls les francophones sont d’authentiques Fribourgeois. […] Nous ne sommes pas considérés politiquement comme une communauté égale en droits. La mentalité qui préside à cette façon de voir est des plus douteuses ; elle exprime envers les Alémaniques fribourgeois un dédain que ces derniers ressentent comme blessant. […] Nous ne pouvons qualifier que d’inacceptable la conception qui inspire les déclarations de la CRPF […], ces milieux mêmes qui veulent soi-disant oeuvrer en faveur d’une coexistence harmonieuse[31].

Si la CRPF déplore l’impasse qui se profile pour une affaire qu’elle estime « mineure », elle publie dès le bulletin suivant, fidèle à la logique de dialogue, des textes des présidents des deux associations. Dans un article au titre limpide, « Fribourg, canton bilingue », l’auteur alémanique souligne que « la partie germanophone du canton est victime d’injustices depuis très longtemps » et fait valoir qu’un bilinguisme plus visible n’enlèverait rien aux francophones. Le représentant des Romands, dans l’article « On ne part pas de la même prémisse », résume les positions antagonistes, et défend ses convictions avec un certain souci d’honnêteté :

Pour la CRPF, Fribourg est un canton romand à minorité alémanique. […] Selon la DFAG, il n’y a pas de minorité – le terme est considéré comme dépréciatif – et les rapports intercommunautaires doivent se régler sur le principe de la parité. Aux yeux de la CRPF, la majorité romande se fait un devoir, comme en toute bonne démocratie, de respecter la minorité alémanique, cela en veillant à lui assurer une part équitable du pouvoir. Quant au statut linguistique des individus et des collectivités locales, la DFAG et la CRPF sont d’accord de les fonder sur les principes primordiaux de territorialité et de liberté ; mais la DFAG privilégie celui de liberté et la CRPF celui de territorialité.

Paul Fries et Georges Andrey,Bulletin de la CRPF, mai 1989, p. 20-23[32]

Si cette controverse est restée contenue, le durcissement de vocabulaire le plus marqué, depuis la fondation de la CRPF, a eu lieu lorsque a été soumis au peuple un projet de révision de la loi scolaire qui introduisait l’enseignement bilingue dans tout le canton. La loi a été repoussée par les électeurs en 2000, mais le bulletin qui précédait le vote s’est transformé en un véritable brûlot, comme si l’enjeu avait fait disparaître les précautions oratoires. Dans un texte au titre non équivoque – « Eins … Zwei ! La germanisation en marche » –, Denis Clerc, jouant lourdement avec l’image militariste associée aux germanophones tout en usant lui-même d’un ton guerrier, dénonce ce qu’il interprète comme une tentative alémanique de se réapproprier le territoire romand. Et dans la préface de François Gross, qui évoque les risques de « bâtardisation » du canton, on peut lire :

On est passé de la satisfaction des justes revendications des Fribourgeois de langue allemande à un empiètement sur les terrains de la majorité. Les Alémaniques […] s’imposent une vigilance constante pour n’être pas quantité négligeable. Ils se trouvent ainsi dans une situation familière aux Suisses de langue française qui la vivent quotidiennement dans tous les domaines de la vie fédérale. Mais il y a un abîme entre les droits légitimes d’une minorité et l’éradication, par le biais de la pratique imposée d’un bilinguisme scolaire, de la langue cantonale majoritaire. Refuser à des enfants domiciliés dans la partie francophone du canton de recevoir dans leur langue maternelle l’enseignement de base est une aberration.

Bulletin spécial de la CRPF, 2000, sans précision de mois, p. 7

L’auteur du long article, en évoquant le séculaire balancier linguistique – le retour de l’allemand après la « défaite francophone de 1481 », puis, après 1798, celui du français –, estime que la dernière période de romanisation aurait été plus douce que la germanisation précédente. Il reproche aux Alémaniques de s’ériger en « martyrs de la romanisation », de faire valoir des « droits à l’expansion » et de considérer la partie ouest du canton, officiellement francophone, comme une zone « ouverte à la germanisation », sous prétexte que des communes y ont jadis été germanophones, ou qu’y habitent quelques germanophones. Alors que le bilinguisme scolaire signifie selon lui regermanisation, il accuse ses promoteurs – sur un ton virulent – de vouloir, au nom de l’avenir économique du canton ou pour assouvir leur « objectif de reconquête territoriale », vider de sa substance le principe de territorialité – dont il élargit la validité à tout l’Occident :

La civilisation occidentale a abouti à ce paradoxe fructueux : plus les frontières sont perméables, plus elles sont intangibles. On peut en créer de nouvelles (comme entre la Tchéquie et la Slovaquie). On peut les supprimer (comme entre les deux Allemagnes). Mais il n’est plus question de les déplacer. […] C’est bien la fin d’une certaine conception de l’histoire légitimant le droit de conquête. Pour nous la romanisation ou la germanisation ne sont pas une question de nombre d’habitants. C’est une question de mètres carrés. En Suisse, la frontière des langues doit être totalement perméable et leur usage privé totalement libre. Mais cette frontière doit être maintenant totalement fixe. […] Ou bien [le canton] se résigne à devenir un marais linguistique et un désert culturel, comme l’exige le monde politique, comme le souhaite le monde économique et comme le clan alémanique l’y presse. Ou bien chaque communauté linguistique se bat pour défendre et illustrer sa langue et sa culture, dans le respect de l’intégrité et de l’homogénéité de chaque territoire. Notre choix est clair. Nous résisterons.

Bulletin de la CRPF, 2000, sans précision de mois, p. 33-34

4. Fribourg – Suisse / Québec – Canada : quels parallèles ?

Le maniement des références territoriales touche au coeur de la démarche identitaire, au désir de reconnaissance et à la nostalgie d’une normalité parfois contrecarrée par les faits. À en juger par les deux bulletins associatifs étudiés, les discours francophones fribourgeois et québécois se rejoignent, en ce qu’ils exigent que la donne territoriale soit intangible. Au Québec, le rapport au territoire, complexe en raison de l’imbrication des zones linguistiques, d’une question nationale lancinante et de revendications autochtones que nul ne peut ignorer, est parfois de l’ordre de l’implicite. La construction du territoire imaginaire ne coïncidant guère avec des réalités juridiques sujettes à interprétation, la SSJBM a hésité, dans les années 1990, à ouvrir la boîte de Pandore en mettant fin à l’indicibilité du terme « territoire », auquel on a eu recours que lorsque les concepts rodés – peuple ou nation – ne suffisaient plus à argumenter.

À Fribourg, la situation est en apparence plus simple. Pour formuler l’idéal collectif, il suffit à certains de s’en référer inlassablement au principe territorial – aussi faussement universel que celui de la liberté de la langue. La question de la germanisation à Fribourg – qu’aucune statistique ne vient étayer – peut apparaître moins aiguë que ne l’est celle de l’anglicisation au Québec. Et tandis que le clivage linguistique au Québec reflète la question de l’allégeance prioritaire, canadienne ou québécoise, les tensions dans le canton de Fribourg ne remettent pas en cause l’appartenance à la Suisse. Pourtant, le malaise né de la transformation, au gré de la mobilité professionnelle, d’une frontière jadis étanche – du moins en apparence – en une zone frontière difficile à cerner, est réel. Le débat, en dépit d’une tradition helvétique de relative modération dans les joutes politiques, peut parfois devenir tout aussi passionnel qu’au Québec. Sans nier les spécificités démolinguistiques de ce dernier, le cas de Fribourg relativise également quelque peu le caractère unique de la situation du français en Amérique du Nord, puisque les Romands fribourgeois, qui vivent dans un pays où le français n’est nulle part menacé, lui-même adossé à une France que nul ne prétend en voie de germanisation, nourrissent des peurs étrangement similaires à celles qui émanent de certains discours québécois. Les énergies identitaires investies dans la défense de la langue, qu’on soit ou non dans le cadre d’une lutte nationale, paraissent du même ordre, même si le ton des militants de la CRPF est plus mesuré – sauf en 2000 – que celui de la SSJBM, laquelle peine davantage à sortir du cycle des accusations, tant les nationalismes québécois et pancanadien s’aiguillonnent continuellement l’un l’autre.

Il reste que la question territoriale ne se pose pas dans les mêmes termes au Québec et en Suisse : selon que l’on retienne ou non le principe territorial comme norme en matière de gestion des langues, le regard porté sur le territoire et sur son « attribution » à telle ou telle langue n’est pas le même. Si la territorialité fonctionne en Suisse, si la majorité des citoyens acceptent la donne linguistique dans une relative sérénité, c’est en grande partie parce que l’État fédéral s’ingère peu dans les affaires cantonales. Les germanophones et les francophones s’identifiant à une seule et même nation – politique –, chaque groupe linguistique, même non constitué juridiquement, estime disposer globalement de la place qui lui revient, et les minorités peuvent espérer peser sur la vie politique par le biais d’une démocratie directe bien rodée – à l’image de la mécanique référendaire qui a permis la création du canton du Jura en 1979.

Transposé au Canada et au Québec, un tel modèle, pour connaître le succès, supposerait que francophones et anglophones acceptent une division du territoire en entités unilingues – avec officialisation d’enclaves anglophones au Québec, francophones ailleurs – ou éventuellement bilingues. Au-delà des difficultés pratiques, l’idée n’est pas a priori absurde. Mais elle impliquerait que les francophones et les anglophones s’entendent sur une forme d’État : ensemble binational, structure supra- ou plurinationale à l’image de l’Union européenne en devenir, ou « nation de volonté », comme dans cette Suisse où les velléités de quêtes nationales centrifuges ont été diluées dans un cadre fédéral unanimement accepté, où les luttes linguistiques et identitaires entre Romands et Alémaniques sont amorties par la médiation cantonale. L’application de la territorialité dans le contexte canado-québécois exigerait que les deux principaux groupes – qui auraient renoncé à penser leur destin en termes de victoire ou de défaite – trouvent un accommodement garantissant la sécurité et la reconnaissance auxquelles aspirent les uns et les autres. Cela signifierait qu’ils se réclament d’une histoire commune, d’un projet collectif unique, en un mot d’un seul pays – ce qui, on le sait, est loin d’être le cas.

D’une façon plus générale, l’approche de la référence territoriale pose la question de l’identité culturelle face au bilinguisme. Dans les deux espaces étudiés, les communautés mettent rarement en cause le profit du bilinguisme individuel, mais interprètent différemment le bilinguisme institutionnel. Ceux qui défendent ce dernier (germanophones de Fribourg ou anglophones du Québec) le font dans l’espoir de ne pas devoir employer en tout temps la langue régionalement majoritaire. Mais ceux dont la langue est majoritaire régionalement et minoritaire à l’échelon du pays (francophones québécois ou fribourgeois) tendent à considérer le bilinguisme généralisé comme le cheval de Troie de l’assimilation. Ce qui rend la situation viable, au Québec comme à Fribourg, c’est que dans les rapports quotidiens, la plupart font abstraction de leur conception des liens entre groupes linguistiques, et que la question est transférée dans la sphère politique. Car le principe de territorialité, gage de décrispation, n’est pas un absolu et ne peut qu’être modulé en fonction de la géographie linguistique et des usages politiques, dans un rapport dialectique avec le principe de liberté. Le Québec comme le canton de Fribourg sont condamnés à chercher un modus vivendi qui, immanquablement, mécontentera une partie de la population. Dans une zone bilingue de fait, qu’on opte pour le bilinguisme ou pour l’unilinguisme officiel, la question du partage du territoire, qui se pose inévitablement, reste liée au nombre d’insatisfaits que le corps social est prêt à accepter. Le partage qu’une collectivité juge nécessaire est certes souvent un partage au sens de partition, de séparation plus ou moins radicale en entités linguistiquement cohérentes – en cela, le séparatisme québécois, le mouvement partitionniste anglo-québécois et le « territorialisme » suisse, malgré la diversité de leurs postulats, se font indéniablement écho. Mais il convient de rappeler que le partage du territoire peut être une mise en commun, une utilisation conjointe ou un attachement identitaire aux mêmes lieux. Et au-delà des discours idéologiques, Fribourg – en particulier sa capitale – et le Québec – notamment Montréal – en offrent finalement un bel exemple.