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L’équipe de Jacques Michon travaille depuis plusieurs années à l’histoire de l’édition littéraire, entreprise qui ne recoupe que très partiellement celle de l’équipe de l’Université Laval sous la direction de Maurice Lemire, qui analyse pour sa part l’ensemble de la vie littéraire (oeuvres, auteurs, réception). L’histoire que retracent les chercheurs de Sherbrooke et dont ils présentent le deuxième tome en 2004 est celle de l’édition littéraire : maisons d’édition, éditeurs, catalogues. L’édition littéraire est prise ici au sens large : roman et poésie, mais aussi littérature pour la jeunesse et romans policiers, d’amour ou d’espionnage publiés en séries (dans les années 1940 les éditions Lanthier faisaient paraître quatre titres par semaine).

Deux phénomènes importants marquent la période qui va de 1940 à 1959, et en font un point tournant dans l’essor de l’édition québécoise et plus particulièrement de l’édition de la littérature québécoise, ce qui de nos jours est pratiquement synonyme, tout comme cela l’était avant 1940, sans l’avoir toujours été. C’est que dans les années 1940, la guerre interrompt l’arrivée de livres français et les arrêtés en conseil sur les brevets, les droits d’auteur et les marques de commerce de septembre et octobre 1939 « permettent aux éditeurs canadiens de reproduire tous les ouvrages publiés en territoire ennemi [...] moyennant le versement d’une redevance de 10 % au bureau du Séquestre des biens ennemis » (p. 23). Plusieurs éditeurs québécois (Bernard Valiquette, Éditions de l’Arbre) impriment alors des livres destinés non seulement au public de la Province mais aux lecteurs francophones des États-Unis et de l’Amérique latine, et réimpriment plusieurs titres français, de Victor Hugo à André Malraux ou Saint-Exupéry. Ainsi les Éditions Bernard Valiquette font paraître de 25 à 40 titres annuellement entre 1941 et 1945. Quant aux Éditions Variété, de 1941 à 1949, elles font « paraître plus de mille titres dont la grande majorité sont des reproductions de livres européens » (p. 42). Certains ouvrages québécois circulent dans les mêmes circuits (nord et sud américains) que ces ouvrages français, comme Les Velder de Robert Choquette (Éditions Bernard Valiquette) ou Au pied de la pente douce de Roger Lemelin (Éditions de l’Arbre, également traduit en anglais).

Si après la guerre les éditeurs français reprennent les affaires, les éditeurs québécois ont acquis de l’expérience tant dans la gestion et la diffusion que dans l’impression du livre. Dans les années 1950, la formule des clubs du livre favorise la diffusion et la distribution de livres en dehors du réseau des librairies et permet ainsi aux éditeurs de « rentabiliser » certains titres, de courir certains risques éditoriaux (en publiant des auteurs québécois, notamment) et, avantage non négligeable, de contourner la censure.

Autre phénomène intéressant dans cette période : les liens entre les maisons d’édition et les revues (auparavant c’étaient les liens entre les journaux et les éditeurs qui primaient) ; les travaux de l’équipe de Michon l’illustrent bien, sans l’analyser ni même s’y arrêter longuement car tel n’est pas leur propos. L’histoire de l’édition amène en effet les auteurs à se centrer d’une part sur les personnes des éditeurs et d’autre part sur les catalogues. Si certains, peu familiers avec le monde de l’édition, ont pu croire à la lecture du tome 1 (1900-1939), sous-titré La naissance de l’éditeur, que cet accent était dû au petit nombre d’éditeurs qu’il était facile de suivre pas à pas, livre à livre, dans le premier tiers du siècle, le tome 2 fait voir que des maisons d’édition reposent souvent sur une personne et que l’histoire de l’édition recoupe en grande partie la biographie des éditeurs.

Les deux tomes proposent de nombreuses notes et tableaux, qui permettent de retracer en détail la constitution des catalogues et du corpus québécois, mais deviennent un peu fastidieux. Ces notes et tableaux feront le plaisir des érudits, mais pourront être ignorés par les autres. Par contre, les nombreuses illustrations feront certainement le bonheur de tous : photos d’éditeur, mais surtout de livres, qui permettent de voir à quoi ressemblent ces catalogues. L’histoire de l’édition ouvre ici sur l’esthétique de l’illustration, voie que ne poursuivent pas les auteurs mais qui rappelle que l’édition « littéraire » est une porte d’entrée sur la vie culturelle et artistique en général. Ainsi, dans les années 1940 et 1950, des passerelles apparaissent entre la radio, puis la télévision et l’édition : publication des contes radiophoniques de Tante Lucille, mais aussi adaptations radiophoniques, puis télévisuelles de succès comme Les Plouffe ou Les Velder.

Si plusieurs pistes d’analyses ultérieures apparaissent ainsi sans être poursuivies, c’est qu’il s’agit ici d’un véritable travail d’historiens et non de sociologues, et qu’il offre la matière à de nombreux autres travaux, tout comme il présente la synthèse de travaux érudits de l’équipe, dont les bas de page présentent la pointe de l’iceberg. Bien sûr, certains chapitres sont plus « sociologiques » comme ceux consacrés à la censure, rédigés dans les deux tomes par Pierre Hébert, qui travaille par ailleurs depuis plusieurs années sur ce thème, ou le chapitre sur les Mutations du marché qui retrace la multiplication des livres d’auteurs québécois dans les années 1940 et celle des points de vente, ou encore celui sur la Promotion et distribution du livre qui relate bien sûr la naissance de la Société des éditeurs canadiens du livre français en 1943. Cela dit, en général, si on trouve des allusions à diverses manifestations littéraires, c’est toujours sous l’angle de la participation des éditeurs : les salons du livre, Foire de l’art et du livre de Sainte-Adèle (1954 et 1955), Rencontre des poètes de 1957.

Le tome 1 remonte jusqu’au XIXe car la naissance de l’éditeur au début du XXe siècle ne peut s’expliquer sans un retour sur sa genèse. On y voit comment l’éditeur s’autonomise de l’imprimeur d’une part et d’autre part du militant / propagandiste (politique et / ou religieux). Dans le tome 2, on assiste au passage des éditeurs généralistes aux éditeurs spécialisés. De très gros joueurs sont encore très actifs dans les années 1940 et 1950, comme Beauchemin qui est toutefois sur le déclin, alors qu’en émergent de nouveaux, qui changent un peu les règles du jeu, comme Pierre Tisseyre avec le Cercle du Livre de France ou les Éditions Variété qui proposent des romans populaires, sans parler des romans en série comme le très célèbre IXE-13 (Éditions Police Journal), ainsi que ses divers clones ; la liste des « séries populaires en fascicules, 1940-1966 » court de la page 298 à 302 inclusivement ! Les Éditions Fides sont créées en 1941, l’Hexagone en 1953, Erta en 1949 ; ces deux dernières maisons de poésie ont eu recours à la souscription pour lancer leurs ouvrages. À partir de 1940, et toujours à la faveur de la guerre, on note des transformations importantes de la littérature populaire : de l’histoire du Canada aux romans d’espionnage et policiers.

Autre changement important : la censure religieuse cède le pas pendant la guerre à la censure politique et perd graduellement du terrain, en même temps que les communautés religieuses se feront moins présentes dans le monde de l’édition, sauf dans un créneau où elles sont très actives : la littérature pour la jeunesse. Le recul historique fait voir aussi l’importance de ce créneau déjà dans les années 1940 et 1950 (chapitre 6) ; naissent alors des revues de BD pour la jeunesse (Hérauts lancé en 1944 est tiré à 100 000 puis à 80 000 exemplaires, François, au tirage à peine moindre).

Et comment se finance cette édition après la guerre alors que les éditeurs français reviennent sur le marché ? Le soutien étatique est important après les années « fastes » de la guerre : achat de livres par le Département de l’Instruction publique ou le Secrétariat de la province, mais les clubs du livre et les souscriptions favorisent également la publication d’auteurs québécois.

Bref, les années 1940 furent un point d’inflexion dans l’édition littéraire au Québec. La publication, en toute légalité, d’ouvrages français accroît la rentabilité de l’activité éditoriale et permet de publier davantage d’auteurs québécois. En profite dans les années 1940 une nouvelle génération d’écrivains, romanciers de la ville et non plus du terroir, dont Gabrielle Roy et Roger Lemelin. Dans les années 1950, les clubs du livre (romans) et maisons d’édition de poésie qui fonctionnent par souscription vont chercher les lecteurs chez eux (les recrutant un par un), permettant encore une fois l’expression de voix nouvelles.

La table est mise pour la Révolution tranquille et un troisième tome.