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Après avoir publié sa magistrale Histoire sociale des idées au Québec, 1760-1896 en 2000, et sa suite, portant sur la période de 1896 à 1929 en 2004, monsieur Yvan Lamonde, avec la collaboration de Sophie Montreuil, a dirigé un ouvrage sur les livres qu’on lisait au Québec au cours du XIXe siècle. Vu comme un artefact au même titre que tout autre objet matériel, le livre « recèle un usage à (re) découvrir. De par sa fonction, il est cependant un artefact singulièrement plus complexe que ces meubles, outils et objets d’antan que notre oeil ”moderne” a généralement vite fait de replacer en contexte : s’il sert à quelque chose, c’est à créer du sens ; s’il donne lieu à une activité, c’est la lecture qui fait apparaître le sens » (p. 8).

De ce point de vue, tenter de faire l’histoire de la lecture dans une société donnée est très audacieux. En effet, comment déceler le sens créé par la lecture de telle ou telle oeuvre, comment faire « apparaître le sens » que la lecture a pu susciter ? La question vaut autant pour aujourd’hui que pour le XIXe siècle. Si, de nos jours, on peut procéder à des entrevues avec des gens qui ont lu tel ou tel livre pour en faire « apparaître le sens », grâce à une variété de méthodes éprouvées, celles-ci ne peuvent s’appliquer aux morts, surtout lointains. Les auteurs se sont donc rabattus sur des méthodes indirectes, mais que les historiens ont développées jusqu’à des niveaux de virtuosité remarquables, comme le dépouillement de titres de catalogues de bibliothèques, de cabinets de lecture ou encore de librairies, de clubs de lecture, de sociétés littéraires, etc. En outre, ont été dépouillés, pour des sources dites individuelles, des catalogues de collections privées, des contenus de correspondance sur des lectures, des documents autobiographiques, des journaux intimes, des mémoires, ou encore des notes dans des ouvrages ayant appartenu à des particuliers. Un travail gigantesque, patient, à partir de documents de différents niveaux, très épars les uns par rapport aux autres.

Or, toutes ces sources n’ont pu exister que par ou pour des gens très alphabétisés, lettrés, faisant forcément partie des notables de l’époque. Certains chapitres, d’ailleurs, ceux portant principalement sur les membres de la famille Papineau, sont tout à fait fascinants. Quelles étaient les références intellectuelles et littéraires de ces personnes, celles surtout de Louis-Joseph Papineau, qui ont contribué à structurer la pensée de cet homme, et donc des idées de toute une partie de ses concitoyens, en matière sociale et politique ? Ces chapitres sont, à mon sens, les plus achevés de cet ouvrage collectif. Ils représentent près de la moitié de l’ensemble.

Outre ceux d’Yvan Lamonde et de Sophie Montreuil, le livre contient des textes de cinq autres auteurs, tous étudiants à la maîtrise ou au doctorat. On leur a fait surtout dépouiller des catalogues. Ces étudiants feront sans doute partie de la cohorte de nos futurs historiens de la culture. Mais la juxtaposition de leurs travaux et de ceux d’Yvan Lamonde fait ressortir la gangue scolaire, studieuse, dont on n’a pas encore réussi à extraire et à mettre en valeur l’essentiel. Il aurait été intéressant qu’un auteur aussi chevronné qu’Yvan Lamonde en tire une substance plus étoffée pour ce qui est des contenus décrits par ces jeunes auteurs, et le plus souvent assortis de tableaux statistiques. Quel sens en aurait surgi, celui qu’on pourrait prêter à ceux qui ont alors fréquenté ces contenus ? Il y a donc là encore matière à développement.

Est-ce que la quatrième de couverture a été rédigée par les auteurs ou l’éditeur ? Je soupçonne que ce fut l’oeuvre de ce dernier. À la fin de ce texte, on peut lire ce qui suit : « Qui lit, quoi […] ? Que lit-on au Québec au XIXe siècle ? » Deux phrases à contenu très large ! Les sources exploitées par les auteurs proviennent de milieux lettrés, d’institutions ou de personnes qu’on trouvait surtout chez les notables de l’époque ; or les notables lettrés n’étaient qu’une très faible partie de la population de ce temps. Y avait-il d’autres personnes, moins scolarisées, mais suffisamment alphabétisées pour s’adonner à des lectures quelconques ? Outre les journaux, à quelles rares lectures pouvaient-elles s’adonner ? On sait, par exemple que des almanachs ont été produits au Québec, dès le XVIIIe siècle, après la conquête anglaise. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, est apparu l’Almanach Rolland, agricole, commercial et des familles, dont le premier exemplaire remonte à 1867, et surtout l’Almanach Beauchemin, sorti en 1869. Y avait-il d’autres ouvrages populaires ? Et les premières bibliothèques paroissiales ? Si la lecture d’ouvrages qu’on pourrait classer comme de lecture savante a pu contribuer à structurer les idées, les univers culturels, le sens, chez des notables, quelles ont été l’ampleur de sa diffusion, son influence, sa diversité auprès de personnes moins scolarisées, mais tout de même alphabétisées ? Les rares ouvrages qu’elles pouvaient lire avaient-ils seulement des fonctions utilitaires, d’édification et de divertissement ? Je serais tenté de me mettre à la place de l’éditeur et de reformuler le titre de cet ouvrage, par ailleurs fort intéressant et fort instructif : Lire au Québec dans les milieux aisés au XIXe siècle. Je serais tenté aussi de demander à leurs auteurs d’aller, en une sorte de deuxième tome, explorer le champ de lecture des personnes moins scolarisées, comme une sorte de complément, comme une sorte de développement de notre histoire culturelle. À cet égard quelques travaux ont déjà été réalisés. Ne serait-il pas intéressant d’en tirer certaines synthèses, un peu à la manière de l’Histoire sociale des idées au Québec ?