Corps de l’article

Si nul ne doute aujourd’hui que les événements survenus au World Trade Center de New York le 11 septembre 2001 ont profondément transformé la politique mondiale, leurs conséquences sur la vie privée des citoyens sont beaucoup moins connues. C’est ce que nous voulons étudier ici à propos de la population des immigrants qui sont venus s’établir au Canada en 2000 et 2001. Composée d’un large éventail d’origines ethniques et cherchant à s’établir en emploi lors de cette période, cette population devrait nous permettre de saisir, advenant le cas, l’ampleur de l’impact du 11 septembre 2001 et ses modalités, sur l’établissement économique des nouveaux immigrants et si la répercussion a été la même pour toutes les origines ethniques ou si, au contraire, elle a été plus grande, par exemple, pour les immigrants d’origine arabe. En d’autres termes, nous chercherons à savoir si cet événement a été un révélateur, voire un amplificateur, de discrimination dans l’accès à l’emploi. Enfin, nous nous demandons si le Québec et le reste du Canada diffèrent en ces matières.

Cette analyse est possible parce que la première vague d’entrevues de l’Enquête longitudinale auprès des immigrants du Canada (ELIC) était en cours en septembre 2001, permettant ainsi de comparer des personnes à la recherche d’un premier emploi avant, après et lors des événements.

La base de données

L’Enquête longitudinale sur les immigrants du Canada (ELIC) est la source de données à la base des analyses présentées ici. Cette enquête porte sur un échantillon de la cohorte d’immigrants arrivés au Canada entre le 1er octobre 2000 et le 30 septembre 2001. L’enquête a pour but d’étudier comment les immigrants s’adaptent à la vie au Canada et de fournir des renseignements sur les facteurs qui facilitent leur acculturation ou qui y font obstacle (Statistique Canada, 2003). Elle a été explicitement conçue, grâce à une datation précise des événements, pour permettre l’utilisation des modèles de durée comme ceux que nous présenterons plus loin.

Les analyses présentées ici se fondent sur les données recueillies lors de la première entrevue d’un échantillon d’immigrants de cette cohorte (définie ci-dessus). Les entrevues ont eu lieu 6 mois après l’arrivée des immigrants au Canada – c’est-à-dire entre avril 2001 et mars 2002 – et auprès de 12 040 répondants. De nouvelles entrevues seront conduites auprès de ces immigrants 2 ans et 4 ans après leur arrivée au Canada de manière à compléter l’échantillon longitudinal pour les volets 2 et 3 de l’enquête. La conception de l’enquête est décrite dans le Guide de l’utilisateur des microdonnées. Enquête longitudinale sur les immigrants du Canada, volet 1 (Statistique Canada, 2003).

Ces données portent sur des thèmes allant des caractéristiques sociodémographiques à l’emploi et au dossier scolaire. L’enquête fournit également des données sur les perceptions quant à l’établissement au Canada.

Les variables

L’intégration et l’acculturation des immigrants est un processus complexe comportant des dimensions sociales, culturelles et économiques (Goldmann, 2000). Il est clair qu’il est de l’intérêt des immigrants et de la société d’accueil que le processus d’acculturation permette aux intéressés de devenir des membres actifs de la société. Dans le contexte canadien, « l’objectif de l’intégration est d’encourager les nouveaux immigrants à prendre entièrement part à la vie économique, sociale, politique et culturelle du Canada »[1] (Dorais, 2002, p. 4). L’indépendance économique et l’autosuffisance contribueraient certes à la réalisation du but énoncé par Dorais. De nombreuses études ont mis l’accent sur le revenu en tant que mesure du degré d’autosuffisance économique atteint par les immigrants. Toutefois, le temps qu’il faut à un immigrant pour se trouver un premier emploi rémunéré peut aussi être considéré comme une mesure du degré d’autosuffisance économique[2] (Piché, Renaud et Gingras, 2002). Le temps mis par un immigrant pour obtenir un emploi (sans égard à la nature de l’emploi) est, en quelque sorte, la variable dépendante des analyses présentées ci-dessous. Plus exactement, nous étudierons, à chaque unité de temps sous observation, le taux de transition vers un premier emploi : plus ce taux sera élevé, plus la transition se produira rapidement.

Les facteurs démographiques comme l’âge et le sexe ont une incidence directe sur la façon dont les immigrants s’adaptent et leur probabilité d’obtenir un emploi. L’âge du répondant au moment de l’enquête constitue une approximation rapprochée de son âge au moment de l’immigration, vu que les données ont été recueillies 6 mois après son arrivée au Canada. On peut supposer que les immigrants arrivés plus tard dans leur vie (par exemple alors qu’ils étaient dans la quarantaine ou la cinquantaine) possédaient plus d’expérience dans leurs professions respectives que ceux qui avaient immigré à un plus jeune âge. Par ailleurs, l’âge tend à être relié à l’adaptabilité – habituellement, les jeunes immigrants ont une plus grande capacité d’adaptation.

Il faut tenir compte du sexe des individus dans l’analyse des résultats relativement au marché du travail. De nombreuses études ont montré que l’insertion dans le marché du travail diffère pour les femmes et pour les hommes (Amott et Matthaei, 1991 ; Boyd, 1999 ; Stasiulis et Yuval-Davis, 1995 ; Fassi Fihri, Ledent et Renaud, 2004). Les valeurs culturelles dictent souvent le rôle des femmes au sein de la famille et celui qu’elles peuvent jouer sur le marché du travail.

La relation entre les caractéristiques d’une personne et les résultats qu’elle obtient sur le marché du travail est bien établie (Heisz et al., 2002). Deux composantes du capital humain sont particulièrement importantes : les années d’expérience d’une part, et le degré de scolarisation et les titres professionnels d’autre part. Nous avons affirmé plus haut que l’âge d’un immigrant peut servir d’approximation simple de son expérience. Sa scolarité, en revanche, embrasse un éventail de variables interreliées comme le plus haut niveau de scolarité atteint, le principal domaine d’études, le nombre d’années de scolarité et l’endroit où la formation a été reçue (c’est-à-dire le pays et l’établissement). Ces variables sont fortement corrélées. De plus, des études ont été réalisées sur le lien entre la reconnaissance des niveaux d’études et des compétences professionnelles et les revenus d’un immigrant (Ayedemir et Skuterud, 2004). Les auteurs ont choisi de considérer le nombre d’années de scolarité comme une mesure relativement impartiale des niveaux d’études de l’immigrant, car il s’agit de la mesure la plus indépendante de l’organisation des systèmes scolaires dans les pays d’origine.

De nombreuses études ont montré que l’origine ethnique et culturelle d’une personne a une influence directe sur les résultats liés au marché du travail, particulièrement en ce qui a trait aux sources de revenu (Basaravajappa et Jones, 1999 ; DeVoretz, 1995 ; Hum et Simpson, 1998 ; Pendakur et Pendakur, 1998 ; Renaud, Piché et Godin, 2003) et à l’accès au travail (Piché, Renaud et Gingras, 2002). L’enquête fournit des données relativement détaillées sur l’origine ethnique des immigrants (18 catégories). Par exemple, les origines européennes sont classées en sept groupes géographiques. Ces 18 catégories ont été ramenées aux dix origines ethniques énumérées dans le tableau 1 aux fins des analyses effectuées ici.

Dans la présente analyse, nous comparerons le Québec et le reste du Canada. Le Québec est la seule province à avoir, au moment de l’enquête, sa propre politique de sélection et une politique spécifique d’aide à l’établissement. De plus, sa prédominance francophone la singularise du reste du Canada, en fait une société potentiellement différente dans ses relations aux diverses origines ethniques et au 11 septembre.

Les catégories d’admissions peuvent aussi avoir une incidence sur l’établissement. Les réfugiés sélectionnés à l’étranger[3] ne sont pas nécessairement en mesure de préparer leur migration. Leurs décisions en ce qui concerne l’endroit où ils s’établiront et comment ils entreront sur le marché du travail sont souvent tributaires de facteurs externes comme la conjoncture économique locale (au Canada) et les conditions sociales et politiques. Il est probable que cela aura une incidence sur le temps nécessaire pour s’intégrer à la société canadienne (sur les plans social et économique). Les immigrants de la catégorie « famille » s’intégreront par définition à un réseau familial canadien. Ils disposent d’un réseau social qui les aidera à cet égard. Les immigrants de la catégorie « économique » sont sélectionnés en fonction de leur potentiel sur le marché du travail et de la contribution économique immédiate qu’ils peuvent apporter. En effet, le processus de sélection, basé sur une grille de critères (éducation, connaissance des langues officielles, profession, etc.) fait en sorte qu’ils devraient avoir de fortes chances de s’intégrer facilement au marché du travail. Notons enfin que toutes les personnes d’une unité familiale migrant en même temps ont la catégorie d’admission du requérant principal ; ces catégories distinguent donc les grands types d’immigration et de préparation de celle-ci.

La connaissance des langues n’est pas prise en compte dans l’analyse. Cela tient pour une part à ce que les études antérieures n’ont jamais montré un effet de cette variable sur la transition vers un premier emploi (Renaud, 1992) mais seulement sur les transitions subséquentes, une fois que les immigrants ont eu un premier contact avec le marché du travail (Lebeau, Renaud, 2002). D’autre part, pour tester adéquatement l’effet des langues, il faudrait segmenter l’analyse (par des effets d’interaction) afin de tenir compte de marchés linguistiques distincts au sein des grandes régions au Canada et au Québec et cela nous aurait éloigné de notre sujet central.

L’échantillon étudié a été sélectionné au hasard, stratifié selon le mois d’arrivée des immigrants pendant un an. Les variables contrôlées permettent aussi de tenir compte d’éventuels changements de composition du flux migratoire durant la période à l’étude.

L’analyse présentée ici tient l’attaque du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center à New York pour un événement exogène susceptible d’avoir une incidence sur le processus de recherche et d’obtention d’emploi pour les immigrants au Canada. En fait, l’idée de cette analyse émane des nombreuses discussions avec des agents d’immigration et des membres d’ONG concernant l’incidence de l’attaque contre le World Trade Center, entre autres lors d’un colloque organisé par un des auteurs (Renaud, Pietrantonio, Bourgeault, 2002) : cette incidence a-t-elle été plus forte pour certains immigrants, notamment ceux d’origine arabe ou d’Asie méridionale, ce qui indiquerait qu’ils sont devenus victimes de discrimination, qu’ils ont été stigmatisés, à la suite du 11 septembre, ou s’agit-il d’un effet général touchant quiconque était alors à la recherche d’un emploi ?

La figure 1 est une représentation graphique des trajectoires possibles pour les immigrants de la population étudiée à la recherche d’un emploi au Canada au cours de la période entourant le 11 septembre 2001. Le symbole « Arrivée » représente le moment où l’immigrant arrive au Canada (avant ou après le 11 septembre). Le symbole « Emploi » représente le moment où l’immigrant obtient son premier emploi après son arrivée au Canada[4]. Le symbole « Observation » représente le moment où l’observation par entrevue a lieu pour les personnes qui n’avaient pas encore trouvé un emploi à ce moment-là ; pour celles-ci, il y a sortie d’observation avant que la transition ne se soit produite. La ligne verticale au milieu du graphique représente le 11 septembre 2001 – l’événement critique.

Relativement au 11 septembre, il existe six cas de figure possibles pour les immigrants qui arrivent au Canada et cherchent un emploi. Les immigrants peuvent arriver et obtenir leur premier emploi avant le 11 septembre ou encore être interviewés avant le 11 septembre sans avoir obtenu un premier emploi (les deux lignes du bas de la figure 1). En fait, 85 % de la population de l’étude entre dans l’un ou l’autre de ces deux cas. Il est aussi possible que les immigrants arrivés avant le 11 septembre trouvent un emploi après cette date ou cherchent encore un emploi au moment de l’entrevue réalisée après le 11 septembre (les deux lignes médianes de la figure 1). Environ 10 % de la population de l’étude entre dans cette catégorie. Enfin, 5 % des immigrants sont arrivés après le 11 septembre et soit ont eu un emploi pendant la période d’observation, soit n’avaient pas encore eu leur premier emploi lors de l’entrevue (les deux lignes du haut de la figure 1). La méthode utilisée pour effectuer l’analyse (régressions de survie semi-paramétriques de Cox avec variable indépendante fonction du temps) permet d’examiner l’incidence de cet événement extraordinaire sur l’obtention d’un premier emploi après l’immigration en créant une variable « 11 septembre » dont la valeur est de zéro (0) avant cette date et un (1) par la suite. Pratiquement, pour les deux lignes du bas de la figure 1, cette valeur sera toujours à zéro, elle sera toujours à un pour les deux lignes du haut et, finalement, prendra la valeur zéro avant cette date pour les immigrants sur les deux lignes médianes, et prendra la valeur un par la suite. La portée de cette analyse sera étendue quand les données du second volet d’entrevues seront disponibles, étant donné que le 11 septembre sera alors dans la fenêtre d’observation pour la plupart des immigrants de la cohorte.

Figure 1

Positionnement du 11 septembre 2001 dans les épisodes de recherche du premier emploi

Positionnement du 11 septembre 2001 dans les épisodes de recherche du premier emploi

Légende :

  • Arrivée : moment où l’immigrant arrive au Canada.

  • Emploi : moment où l’immigrant obtient son premier emploi après son arrivée au Canada.

  • Observation : moment où l’observation par entrevue a eu lieu pour les immigrants qui n’avaient pas encore trouvé d’emploi.

-> Voir la liste des figures

Pour bien contextualiser l’effet du 11 septembre 2001 et analyser les répercussions de cette journée sur les perspectives d’emploi des immigrants peuvent s’expliquer en partie par un fléchissement général de l’économie, il faut examiner la conjoncture économique générale relative à l’emploi au Canada au cours de la période suivant immédiatement le 11 septembre. Les taux de chômage et le produit intérieur brut sont deux indicateurs clés des conditions économiques liées à la présente analyse.

Le taux de chômage (non désaisonnalisé) a clairement augmenté après octobre 2001. Il ne s’agit pas d’un effet saisonnier, car, en 1998, 1999, 2000 et 2002, le taux de chômage en octobre est toujours égal ou inférieur à celui de septembre. Cette hausse unique et persistante en 2001 (elle atteindra un sommet en janvier 2002) est clairement reliée à l’attaque du World Trade Center. Tandis que la tendance du PIB (prix non désaisonnalisés en dollars constants) affiche également un léger recul durant le 3e trimestre de 2001 et une reprise dans le 4e trimestre de la même année, elle se répète d’année en année. La tendance globale du PIB est une hausse continue. Il y a donc eu, indubitablement, resserrement du marché du travail après le 11 septembre alors que l’économie continuait par ailleurs sa progression. La question est donc de savoir si tous les immigrants sont touchés également par ce ralentissement du marché du travail. Certains s’en tirent-ils mieux que d’autres ?

Immigrants au Canada – population étudiée

Jusqu’au milieu des années 1970, l’immigration au Canada était majoritairement de source européenne. Il y a eu par la suite un changement des pays sources avec la croissance de l’immigration en provenance de l’Asie, des Caraïbes, de l’Amérique latine, de l’Amérique centrale, de l’Amérique du Sud et du Moyen-Orient. Cette transformation est manifeste dans la répartition des immigrants de l’enquête présentée dans le tableau 1 et rend d’autant plus possible un effet spécifique du 11 septembre pour certains groupes que ceux-ci sont très visibles du fait de leur nombre.

Ces données[5] montrent que les immigrants ayant déclaré des origines britanniques étaient les plus âgés (âge médian = 38), tandis que ceux qui avaient déclaré une origine française, de l’Asie occidentale et africaine comptaient parmi les plus jeunes (âge médian = 31). Si on ne tenait compte que de l’âge, on pourrait s’attendre à ce que les jeunes immigrants jouissent d’une plus grande facilité à se trouver un emploi, vu leur meilleure faculté d’adaptation. Or l’âge est également un indicateur d’une éventuelle expérience du travail. Les personnes plus âgées ont plus de chance de posséder une expérience professionnelle. Étant donné ces deux effets opposés de l’âge, il sera inclus dans le modèle sous une forme quadratique puisqu’on s’attend à ce que la combinaison optimale de l’expérience et de l’adaptabilité rende les immigrants d’âge moyen plus efficaces dans leur établissement en emploi que les plus jeunes ou les plus vieux.

Tableau 1

Âge, scolarité et sexe selon les principaux groupes ethniques, ELIC 2003

Âge, scolarité et sexe selon les principaux groupes ethniques, ELIC 2003

-> Voir la liste des tableaux

Les données du tableau montrent que les immigrants d’origine française étaient les plus scolarisés. En théorie, cela devrait se traduire en une meilleure performance sur le marché du travail. Ceux d’origine africaine sont en moyenne les moins scolarisés, mais peuvent néanmoins faire état de plus de 13 années de scolarité.

Il vaut la peine de mentionner que les immigrants possèdent une scolarité moyenne plus élevée que celle de l’ensemble de la population canadienne. Cela s’explique facilement en regard des critères de sélection pour les immigrants de la catégorie « économique ». La scolarité est un élément important de la grille de sélection des personnes qui souhaitent immigrer au Canada (Citoyenneté et Immigration Canada (CIC(, 2003).

La proportion d’hommes et de femmes est une autre caractéristique digne de mention de la population immigrante ; plus d’hommes que de femmes entrent sur le marché du travail en tant que premier soutien de famille. Un plus grand nombre d’hommes que de femmes d’origine arabe ou africaine ont immigré au Canada durant la période de l’enquête. Cela peut donc avoir une incidence sur le temps nécessaire à l’obtention d’un premier emploi.

Les catégories d’admission des immigrants comportent des différences importantes, notamment qu’une forte proportion de femmes sont admises sous la catégorie « famille » et que les hommes dominent les travailleurs qualifiés. Les gens d’affaires sont parmi les plus âgés (âge médian = 38).

En étudiant le lieu de résidence des immigrants nous voyons peu de différence entre ceux qui demeurent au Québec et ceux qui se sont installés ailleurs Canada. En fait, ils ont presque le même âge médian (32 pour le Québec et 33 pour le reste du Canada) et ils ont atteint le même niveau de scolarité, soit 14 ans.

Analyse

Le 11 septembre a eu une incidence sur le temps nécessaire aux immigrants pour obtenir leur premier emploi au Canada. La figure 2 montre les courbes d’accès à un premier emploi des immigrants arrivés avant le 11 septembre et de ceux qui sont arrivés après cette date.

Dans cette figure l’axe des x représente la durée depuis l’arrivée au Canada ; le point zéro est donc le jour de l’arrivée. L’axe des y est la proportion de personnes qui n’ont pas encore obtenu un premier emploi. Si tous les immigrants de l’échantillon trouvaient un emploi dès leur arrivée au Canada, la courbe serait une ligne verticale au point 0 de l’axe du temps : tous auraient eu un premier emploi après un jour de séjour. De même, la courbe serait une ligne horizontale parallèle à l’axe des x à la valeur 1,0 de l’axe des y si aucun immigrant ne trouvait du travail après son arrivée au Canada : cette proportion resterait inchangée pour toutes les durées de séjour. Comme l’entrevue tendait à être réalisée après environ six mois de séjour, on voit apparaître à partir de 153 jours des sorties d’observation : les répondants ne sont, bien sûr, pas tous interviewés après exactement le même temps passé en sol canadien ; la méthode de calcul utilisée permet de tenir compte de l’ensemble des personnes observées « à risque » de se trouver un emploi pour chaque durée du graphique. Globalement, l’accès au premier emploi s’effectue graduellement et après 225 jours (la fin du graphique), près de la moitié de la cohorte est estimée avoir trouvé un premier emploi.

Figure 2

Accès à un premier emploi selon la date d’établissement, ELIC 2003

Accès à un premier emploi selon la date d’établissement, ELIC 2003

-> Voir la liste des figures

La comparaison des deux lignes de la figure 2 montre par ailleurs que le 11 septembre a eu un impact sur les chances de travailler. La courbe « Arrivées avant le 11 septembre » indique que ce groupe a toujours eu, à durée de séjour égal, plus de succès à se trouver un premier emploi que ceux arrivés le ou après le 11 septembre.

Pour comprendre ce qui crée cette différence, il faut se tourner vers la régression de survie. L’ensemble des variables présentées plus haut ont été introduites dans le modèle. Nous avons aussi introduit les termes d’interaction entre le 11 septembre et toutes les autres variables[6], tous les termes d’interaction entre le Québec et l’ensemble des variables[7] de même que les interactions à trois termes « Québec*11 septembre » et l’ensemble des variables[8]. Pour simplifier, seul le modèle final est présenté ici au tableau 2 afin d’éviter une liste indûment longue d’effets non significatifs[9].

Premier grand constat : il n’y a pas d’effet d’interaction entre le 11 septembre et l’origine ethnique arabe, pas plus d’ailleurs qu’avec quelqu’autre origine. L’effet du 11 septembre a touché de façon indifférenciée les immigrants de toutes les origines qui étaient à la recherche d’un premier emploi.

Deuxième constat : l’effet du 11 septembre est le même au Québec et dans le reste du Canada, il n’y a pas là non plus de terme d’interaction qui soit significatif.

Troisième constat : l’effet du 11 septembre sur les immigrants dépend de leur âge. Nous y reviendrons dans quelques lignes.

Quatrième constat : la vitesse d’accès à un premier emploi n’est pas la même au Québec et dans le reste du Canada. La différence est liée aux catégories d’admission qui ne se répartissent pas de la même façon dans ces deux régions ainsi qu’à l’âge des immigrants. De plus, les immigrants de l’Asie orientale et de l’Asie du Sud-Est sont plus défavorisés au Québec que dans le reste du Canada.

Tableau 2

Régression de survie semi-paramétrique de l’accès à un premier emploi

Régression de survie semi-paramétrique de l’accès à un premier emploi

-> Voir la liste des tableaux

Les deux premiers constats sont en quelque sorte simples à appréhender puisqu’ils reposent sur des termes non significatifs qui ont été omis du modèle final. Il en va tout autrement pour les deux derniers constats : reposant sur des termes d’interaction combinant plusieurs variables, il est impossible de commenter indépendamment l’un de l’autre les divers coefficients obtenus. La solution la plus simple est alors de recourir à des graphiques représentant la valeur des coefficients en fonction de l’âge, de la province et de la catégorie d’admission.

La figure 3 a été construite en calculant pour chaque catégorie d’admission et chaque âge l’effet global ou total de l’ensemble des variables de la catégorie d’admission (économique, famille, réfugié), âge, âge carré, province (Québec), et 11 septembre de même que les effets d’interaction avec le 11 septembre et le Québec[10], en excluant dans le but de simplifier l’effet des origines de l’Asie orientale et de l’Asie du Sud-Est. Plus un répondant avec une conjonction de caractéristiques donnée aura un coefficient élevé – plus il sera dans une position élevée dans le graphique –, plus il aura de chances de transiter rapidement vers un premier emploi. Au contraire, plus il sera situé sur une ligne ou sur un point bas dans les graphiques, plus faibles seront ses chances d’accéder rapidement à un premier emploi après son arrivée au pays.

Procéder ainsi, en regardant l’effet global ou total permet d’éviter des erreurs d’interprétation dues au fait que les variables d’interaction sont liées entre elles : si on peut, par exemple, avoir l’impression que les immigrants économiques sont favorisés au Québec en ne regardant que le terme d’interaction (QC * Catégorie d’admission économique) dont le coefficient est de + 0,59, c’est négliger que les effets (simple et quadratique) de l’âge sont aussi différents au Québec et qu’au final, les immigrants économiques y ont, pour presque tous les âges, moins de chance de se trouver rapidement un premier emploi que ceux du reste du Canada. Cette interdépendance des termes est rendue par les graphiques et y est plus simple à saisir qu’en ne regardant que les coefficients du tableau 2. Enfin, comme ces graphiques représentent des coefficients et non des personnes, il est nécessaire de rappeler qu’une personne pour qui le 11 septembre 2001 est arrivé durant la période où elle était sous observation est déterminée par les coefficients pré 11 septembre jusqu’à ce point puis, si elle n’avait pas obtenu de premier emploi, par ceux post 11 septembre par la suite.

Figure 3

Coefficients de régression selon l’âge, la province, la catégorie d’admission et le moment (pré ou post-11 septembre 2001

Coefficients de régression selon l’âge, la province, la catégorie d’admission et le moment (pré ou post-11 septembre 2001

-> Voir la liste des figures

À l’aide de ces graphiques, revenons sur les constats trois et quatre.

Quel est donc l’effet du 11 septembre ? Toutes les paires de lignes avant-après le 11 septembre présentent la même configuration : après le 11 septembre, les immigrants plus jeunes et les immigrants plus vieux présentent des coefficients plus faibles qu’avant cet événement. Seuls les immigrants d’âge moyen, entre 30 et 40 ans, sont épargnés et conservent des coefficients de même niveau qu’avant (les lignes se touchent dans cette plage d’âge). En d’autres termes, l’accès à un premier emploi devient plus difficile si on n’est pas d’âge moyen, moment où la combinaison d’expérience et d’adaptabilité apparaît optimale. Le 11 septembre 2001 a resserré, nous l’avons vu plus haut, le marché du travail en créant un accroissement du taux de chômage ; ce resserrement a affecté d’autant plus les immigrants à la recherche d’un premier emploi qu’ils étaient loin du groupe d’âge des 30-40 ans. C’est là le seul effet du 11 septembre que l’on puisse mesurer par la présente analyse. Les données ne portant que sur les immigrants, il est impossible de savoir si un effet de même nature a affecté l’ensemble du marché du travail.

La différence entre le Québec et le reste du Canada, relevant d’un plus grand nombre de termes d’interaction, est plus complexe. En premier lieu, les catégories d’admission n’ont pas le même effet dans ces deux lieux. Les réfugiés ont des chances de beaucoup inférieures d’accéder au marché du travail au Québec (les deux lignes du bas de la figure « réfugiés »), quel que soit l’âge. Une différence de même nature mais moins importante est présente pour les immigrants de la catégorie économique. Enfin, elle est présente mais la plus faible pour les immigrants de la catégorie famille. En deuxième lieu, l’effet de l’âge n’est pas le même au Québec et dans le reste du Canada. La courbe pré-11 septembre est concave au Québec alors qu’elle est convexe dans le reste du Canada : le Québec est relativement plus favorable aux très jeunes mais « discrimine » de moins en moins après 40 ans alors que le reste du Canada fait peu de différence entre les moins de 40 ans mais différencie de façon croissante après ce point. L’effet du 11 septembre, resserrant l’accès au marché du travail pour tous les âges sauf les 30-40 ans, a pour effet de rendre la courbe du Québec convexe sans distinction de catégorie d’admission. Elle a alors la même forme au Québec que dans le reste du Canada, mais est située à un niveau inférieur, indiquant un accès moins rapide à l’emploi. Enfin, les immigrants de l’Asie orientale et de l’Asie du Sud-Est, quels que soient leur âge ou leur catégorie d’admission se voient affligés d’une difficulté d’accès à un premier emploi plus grande au Québec qu’ailleurs au Canada.

En terminant, revenons sur l’effet des origines ethniques. Celles-ci ont été incluses dans l’analyse parce que nous anticipions un effet différencié du 11 septembre pour certaines d’entre elles. Si cela ne s’est pas avéré, il n’en demeure pas moins que les origines ethniques des immigrants différencient, en tout temps, les probabilités d’accéder plus ou moins rapidement à un premier emploi. Si l’ethnie française a de meilleures chances que l’ethnie britannique, les personnes d’origine ethnique arabe, de l’Asie occidentale, de l’Asie orientale, de l’Asie du Sud-Est connaissent des difficultés plus grandes partout au Canada. Les autres origines européennes, les origines de l’Asie méridionale, africaines et des Caraïbes, Amérique latine, centrale et du Sud ne semblent pas se distinguer des origines britanniques. S’agit-il de racisme différencié – qui pour une fois épargnerait les originaires de l’Afrique et des Caraïbes – ou s’agit-il plutôt de processus différenciés d’adaptation des personnes à la société canadienne ? Il est impossible de le dire dans le cadre de la présente analyse, d’autant plus que les observations sur lesquelles elle porte ne couvrent que les six premiers mois suivant l’établissement. Il faudra étudier la question avec des données sur une plus longue durée, en segmentant les effets par périodes depuis l’arrivée ; une étude récente (Renaud et Cayn, 2005), réalisée sur un échantillon d’immigrants de la catégorie des travailleurs sélectionnés au Québec, montre que l’effet de la région de provenance sur l’accès au premier emploi tend en partie à disparaître après 18 mois de séjour, ce qui indiquerait, pour les ressortissants de ces régions qu’on est en présence d’un processus d’adaptation.

Notre analyse a apporté un premier éclairage sur l’effet à court terme d’un événement de portée mondiale sur l’établissement en emploi des nouveaux immigrants au Canada et au Québec. Contrairement à toutes attentes issues des interprétations que tous et chacun s’étaient créées dans les jours et les mois qui ont suivi ces événements tragiques, il n’y a pas eu, du moins pour cette dimension spécifique, de montée de la discrimination ou du racisme affectant des origines ethniques particulières. Le 11 septembre a eu un effet mais il a touché toutes les origines sans distinction ; il s’est manifesté par un resserrement du marché du travail qui a aussi touché la population d’accueil comme en témoigne la montée du taux de chômage. Il est possible que l’erreur d’interprétation par les différents acteurs du terrain provienne simplement du fait que les immigrants d’origine non européenne constituent le flux largement majoritaire de l’immigration contemporaine, rendant difficile la perception fine de ce qui arrive au tout et à la partie.

Enfin, il est clair que l’analyse gagnera en robustesse lorsque seront disponibles les données de la deuxième vague d’entrevues : le 11 septembre 2001 se retrouvera alors dans la fenêtre observée de tous les répondants qui n’avaient pas encore obtenu leur premier emploi au moment de l’interview. On aura dès lors un « échantillon » plus large soumis à l’événement, ce qui va peut-être modifier les résultats.