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À cause de sa résurgence dans les dernières décennies du XXe siècle, le travail autonome a été étudié dans les pays industrialisés par un nombre grandissant de chercheurs (Hamilton, 2000 ; Kuhn et Schuetze, 2001 ; Ocde, 2000 ; Taylor, 1999). Certains se questionnent sur le statut économique réel et la véritable capacité entrepreneuriale des personnes qui se définissent comme travailleurs indépendants ou autonomes, notamment sur leur autonomie par rapport aux donneurs d’ouvrage et sur leur contrôle du contenu et de l’organisation du travail à accomplir (Dagenais, 1999 ; Linder, 1992 ; Roy, 1997). D’autres cherchent aussi à cerner les principales raisons et circonstances de leur passage dans ce statut particulier d’emploi (Delâge, 2002 ; Kolvereid, 1996 ; Ocde, 2000). D’une part, la transition serait désirée par les personnes ayant accumulé les compétences et les moyens financiers nécessaires à un stade plus avancé de leur vie ou par celles davantage habitées par la culture entrepreneuriale, des ambitions d’indépendance et de réussite personnelle ou la recherche d’un meilleur équilibre entre leurs vies professionnelle et personnelle. D’autre part, elle serait plutôt subie par ceux que les stratégies de flexibilité des entreprises, une santé déficiente ou un handicap quelconque ont condamnés au chômage, au sous-emploi ou à des emplois précaires ou insatisfaisants. L’essor du travail autonome s’expliquerait ainsi par des entrées volontaires ou involontaires dans ce statut d’emploi selon ces explications pull et push (Aronson, 1991 ; Moore et Mueller, 2002 ; Roy, 1997). Les deux types de motifs se combineraient souvent pour expliquer une part importante des entrées dans le travail autonome selon Beaucage, Laplante et Légaré (2004).

Ces préoccupations ont généré des études sur les caractéristiques des travailleurs autonomes au Canada (Delâge, 2002 ; Statistique Canada, 1997) et au Québec (Bernier, Vallée et Jobin, 2003 ; Roy, 1999). Les résultats de ces travaux ont révélé sans trop de surprise une population d’individus très disparates, surtout quant à leurs caractéristiques sociodémographiques, leurs ressources financières, leurs qualifications et leurs expériences de travail. On devait désormais parler de plusieurs types de travailleurs autonomes, de travailleurs plus ou moins autonomes, voire de « vrais » et de « faux » travailleurs autonomes. D’Amours et Crespo (2004) ont proposé une typologie du travailleur indépendant[2] fondée sur un modèle d’analyse à cinq dimensions : les ressources du travailleur définies par son expérience, ses qualifications et son niveau de revenu ; la nature et la variété de sa clientèle ; le caractère plus ou moins standardisé du bien ou du service produit ; la responsabilité de l’organisation du travail et de sa rémunération ; enfin, le niveau et le type de protection contre les risques sociaux et professionnels. L’analyse de ces cinq dimensions et des six profils de travailleurs indépendants[3] qui en découlent révèle des individus se distinguant notamment par le degré d’autonomie de leur entreprise et par la plus ou moins grande similitude de leur statut d’emploi avec le salariat.

La diversité des moyens et des opportunités des travailleurs autonomes des échantillons étudiés suggère également une explication du taux élevé de sortie de ce statut d’emploi, surtout pendant les premières années de l’expérience[4]. Cette explication est néanmoins incomplète. Avec des ressources semblables et dans des contextes comparables, la durée du travail autonome demeure variable. La motivation et la détermination des travailleurs seraient différentes et ainsi leur capacité à surmonter les obstacles et à persévérer dans leur entreprise malgré les difficultés de l’expérience. Les revenus et les conditions d’emploi de la majorité de ces travailleurs autonomes sont inférieurs à ceux des employés salariés comparables (Hamilton, 2000 ; StatistiqueCanada, 1997). C’est surtout le cas pour les travailleuses autonomes et pour les travailleurs et travailleuses autonomes sans salariés, deux groupes dont la croissance des effectifs a pourtant été la plus forte. La plupart des travailleurs autonomes doivent donc trouver ailleurs que dans les avantages monétaires leur motivation à persévérer dans leur expérience. L’une des principales conclusions de Hamilton va dans ce sens :

Pour la plupart des entrepreneurs, les résultats des recherches empiriques supportent l’idée que le travail autonome offre d’importants avantages non pécuniaires, comme « être son propre patron ». Plusieurs entrepreneurs n’ont pas seulement des gains initiaux plus faibles que ceux des salariés avec des caractéristiques semblables, mais aussi une croissance plus faible de leurs gains.

Hamilton, 2000, p. 627-628, notre traduction

Il semble donc que plusieurs personnes aspirent davantage à ce statut d’emploi et qu’elles composent mieux avec ses défis et ses difficultés une fois qu’elles y ont accédé. C’est du moins ce que suggèrent plusieurs travaux qui observent une plus grande satisfaction au travail chez les travailleurs autonomes que chez les salariés (Bradley et Roberts, 2004 ; Hundley, 2001).

Nous explorons ici une autre dimension de l’hétérogénéité des travailleurs autonomes et, ainsi, de l’explication de la longévité de leur expérience. Cette dimension plus subjective se fonde sur la diversité des appréciations que font les répondants de leur expérience, non seulement le degré de satisfaction révélé mais aussi son interprétation. Nous avançons que les aspirations et les motivations différentes des travailleurs devraient favoriser des appréciations divergentes, voire opposées, de leur expérience du travail autonome et ainsi leur longévité variable. La satisfaction que procurent les avantages intrinsèques de ce statut d’emploi en encourage plusieurs à poursuivre l’expérience malgré des résultats financiers décevants, alors que d’autres abandonnent dans des circonstances semblables. L’objectif de notre étude exploratoire est double : présenter les cinq profils de travailleurs autonomes qui sont ressortis de l’analyse des appréciations de leurs expériences et vérifier si ces appréciations particulières peuvent être associées à des aspirations et des motivations propres à chaque profil.

Après avoir précisé la source des données utilisées et la méthodologie retenue, nous présentons les cinq profils considérés. Nous comparons ensuite ces profils en les confrontant à certaines caractéristiques des travailleurs et de leur expérience pour identifier des explications de leurs différentes appréciations. Enfin, nous présentons les conclusions de notre étude exploratoire et quelques défis pour des travaux ultérieurs.

Méthodologie

Pour étudier notre dimension de l’hétérogénéité des travailleurs autonomes, nous utilisons l’information qualitative d’une enquête originale par questionnaire réalisée en 1999 via l’Internet auprès de 6 972 travailleurs indépendants du site les « Travailleurs autonomes » de la Toile du Québec[5]. Nous avons reçu 815 questionnaires remplis pour un taux de réponse de près de 12 %. Les questions portaient sur les caractéristiques sociodémographiques des répondants et leur contexte professionnel avant leur passage au travail autonome, les motifs de leur entrée dans ce statut d’emploi, leurs aspirations de carrière et certaines conditions de leur expérience du travail autonome. Une question ouverte à la fin du questionnaire les invitait également à apprécier leur expérience[6] :

Si vous avez des commentaires à formuler sur votre expérience de travailleur autonome, n’hésitez pas à utiliser la fenêtre ci-dessous pour nous les transmettre. (Vous pourriez, par exemple, nous indiquer votre degré de satisfaction par rapport à votre vécu de travailleur autonome : Avez-vous amélioré vos conditions d’emploi en devenant travailleur autonome ? Avec vos connaissances actuelles de la réalité du travail autonome, opteriez-vous de nouveau pour ce statut d’emploi ? Ou accepteriez-vous un emploi salarié avec des conditions similaires à celles que vous avez comme travailleur autonome ? etc.).

Près de 400 répondants ont transmis des commentaires qui ont été analysés par trois évaluateurs, des chercheurs spécialisés dans le domaine des relations industrielles mais avec des formations différentes : économie, psychologie et sociologie. L’utilisation d’un processus d’arbitrage interjuges est apparue appropriée pour la classification d’appréciations impliquant l’analyse de textes fort variés, parfois très succincts, voire ambigus[7]. Après avoir écarté les commentaires non pertinents ou trop imprécis, les trois juges ont évalué et classé les appréciations de 289 répondants en cinq catégories, selon le bilan des avantages et des inconvénients de l’expérience proposé par le travailleur autonome et son désir de la poursuivre ou de l’abandonner. La grille de classification des appréciations a été retenue après une première analyse des commentaires d’un sous-échantillon de répondants qui a permis une harmonisation des critères d’évaluation. La classification de chaque cas a ensuite été réalisée après un consensus des trois juges basé sur une comparaison de leurs évaluations respectives de l’appréciation de chaque répondant avec les critères révisés. Étant donné l’hétérogénéité du groupe de répondants et le caractère plutôt général de la question ouverte les invitant à apprécier leur expérience particulière, nous ne nous attendions pas à ce que chaque appréciation soit rédigée dans les mêmes termes et avec la même ampleur. Les critères utilisés devaient donc permettre de situer l’appréciation du répondant, même si chaque critère n’était pas nécessairement abordé explicitement.

Il convient de souligner que notre échantillon n’est pas représentatif de l’ensemble des travailleurs autonomes du Québec à la fin des années 1990 (Roy, 1999). Nos répondants, distribués selon le groupe d’âge de façon semblable aux travailleurs autonomes québécois, sont toutefois davantage scolarisés et de sexe féminin et moins nombreux à embaucher des salariés. De plus, bien que répartis dans 53 des 64 domaines d’activité de la classification inhabituelle et fort discutable utilisée par la Toile du Québec, ils sont davantage concentrés dans certains services et peu présents dans les secteurs primaire et secondaire de l’économie : 16 % dans des domaines reliés à l’informatique, 14 % dans la traduction et la rédaction, 12 % dans la gestion, la comptabilité et le marketing, 6 % dans la santé et 5 % dans le travail de secrétariat… contre seulement 2 % dans l’entretien et la réparation et 1 % dans la construction et la rénovation. Une vingtaine de domaines sur 53 comptent chacun moins de 1 % de nos répondants, notamment dans l’agriculture. Cette sous-représentation des travailleurs autonomes moins scolarisés et de ceux oeuvrant dans les secteurs primaire et secondaire pourrait s’expliquer par l’utilisation de l’Internet pour réaliser l’enquête.

Étant donné la nature non probabiliste de notre échantillon, il ne sera pas approprié de généraliser la portée de nos résultats. De plus, sa petite taille et les cinq profils retenus ne permettent pas l’utilisation de méthodes statistiques multivariées pour la vérification d’hypothèses. Enfin, les profils obtenus par notre démarche originale d’évaluation interjuges devront aussi être validés par des recherches supplémentaires.

Cinq profils de travailleurs autonomes

Les travailleurs autonomes créent leur entreprise pour des raisons diverses, dans des contextes variés et avec des moyens différents. Ces personnes sont aussi animées par des aspirations particulières découlant en partie de leurs expériences antérieures (Beaucage, Laplante et Légaré, 2004). Il n’est donc pas surprenant que leurs appréciations du travail autonome soient différentes, bien qu’on puisse y trouver des points de convergence. L’étude des appréciations des travailleurs autonomes de notre échantillon a permis aux trois juges de dégager cinq profils particuliers du succès de leurs expériences. Trois profils impliquent 212 appréciations plutôt positives de l’expérience : les 126 comblés (43,6 % du total), les 73 nuancés (25,3 %) et les 13 tenaces ou idéalistes (4,5 %). Les deux autres concernent les 77 appréciations plutôt négatives : les 37 insatisfaits parfois résignés (12,8 %) et les 40 très insatisfaits (13,8 %)[8].

Les appréciations positives représentent donc près des trois quarts des appréciations évaluées. Ce résultat n’est pas étonnant puisque les personnes qui vivent des expériences de travail autonome décevantes devraient les abandonner plus rapidement que celles ayant des expériences plus satisfaisantes. Nous présentons ces profils en nous appuyant sur des extraits des commentaires livrés spontanément par des répondants de notre enquête. Ces extraits écrits en italique sont reproduits textuellement.

Les comblés

Les comblés font une appréciation surtout positive de leur expérience ou de leur passage au travail autonome. Ils indiquent parfois les conditions objectives particulières qui favorisent leur appréciation positive. Ils peuvent aussi souligner quelques inconvénients plutôt secondaires. Le travail autonome rejoindrait leur recherche d’autonomie ou de liberté sur le plan professionnel ou leur répugnance pour toute subordination à une autorité quelconque au travail. Ils laissent entendre ou indiquent explicitement qu’ils ne veulent pas quitter ce statut d’emploi. La grande majorité des 126 personnes de ce groupe expriment de façon explicite et souvent éloquente leur grande satisfaction de leur expérience du travail autonome. Parfois cette appréciation se résume en une phrase, telle je me considère privilégiée d’être travailleur autonome, ou se limite à une exclamation fort révélatrice comme Un vrai cadeau! ou Degré de satisfaction 100 % !

La minorité de personnes qui n’expriment pas explicitement leur satisfaction révèlent néanmoins indirectement leur appréciation très positive de leur expérience. Ainsi, une travailleuse explique que son choix du travail autonome à la maison a été arrêté lorsqu’elle a appris qu’elle allait accoucher de triplées et précise avec une pointe d’humour : Si j’avais le choix de recommencer, je le ferais (bien peut-être pas d’avoir d’autres triplées !). En fait, la satisfaction de près de la moitié des répondants de ce profil s’exprime aussi par une volonté explicite de ne pas abandonner leur expérience pour un emploi salarié. Pour reprendre les termes de cette diplômée universitaire qui a reçu des offres très alléchantes depuis la création deux années auparavant de son entreprise en aménagement intérieur : Je ne retournerais pas travailler à salaire, trop occupée et passionnée par le développement de mon entreprise et trop heureuse de profiter de mon autonomie d’entrepreneur.

Pour plusieurs, ce renoncement au travail salarié est aussi motivé par des expériences antérieures négatives du travail en entreprise ou par une grande difficulté à composer avec les contraintes imposées par l’employeur, voire par les collègues de travail.

Le travail autonome est la plus belle invention de cette fin de siècle. Pas de patron pour nous ennuyer tous les jours et nous faire perdre notre temps avec les dernières trouvailles de systèmes de gestion… et pas de syndicat pour nous emmerder avec des revendications d’aristocratie ouvrière. (…) Il faudrait que je sois vraiment dans la misère pour reprendre un travail salarié.

Homme, 35-44 ans, maîtrise, marié et sans enfant, recherchiste à son compte depuis cinq ans

La décision de ne pas occuper un travail salarié et de se consacrer à son entreprise s’explique également par leur succès entrepreneurial. Comme le précise cette travailleuse autonome en « rédaction technique » dans le domaine de l’informatique depuis cinq ans :

Pendant une courte période j’ai accepté des entrevues pour des postes à temps plein. Puis, je me suis rendu compte que je ne pouvais jouer sur les deux terrains à la fois : prendre des contrats et planifier en vue d’un emploi à temps plein où j’aurais dû renoncer aux contrats. J’ai donc (…) refusé toute demande d’entrevue pour des postes à temps plein. (…) depuis trois ans je ne fais que de la rédaction technique. Je suis heureuse de mon choix. Je regrette de ne pas l’avoir fait avant.

Bachelière, 45-54 ans, sans conjoint mais avec un enfant à charge

Ces comblés font souvent ressortir plusieurs aspects positifs de leur entreprise. Les avantages les plus fréquemment évoqués concernent leur autonomie dans l’organisation du travail et dans l’exécution des tâches à accomplir ou leur liberté d’action dans la gestion de l’horaire de travail et, moins fréquemment, dans le choix des contrats ou des clients. Cette autonomie et cette liberté impliquent pour certains l’imputabilité de leurs décisions.

Je trouve dans ce statut la responsabilité complète de mes choix et actions comme travailleur et je trouve cela important : c’est par la qualité de mon travail que je peux assurer ma durée dans mon domaine et non en vertu d’une convention collective. Et ça, c’est quelque chose auquel je crois.

Professionnel de la santé depuis neuf ans, maîtrise, 35-44 ans, marié et deux enfants

Pour d’autres, l’acceptation de l’imputabilité qui vient avec le travail autonome s’exprime plutôt par la valorisation de plusieurs défis intéressants qui caractériseraient ce statut d’emploi. Ces défis proviennent de la grande diversité des tâches à accomplir pour la gestion et le développement de leur entreprise : surtout le recrutement et la fidélisation de la clientèle dont il faut satisfaire les exigences, le financement de l’entreprise et l’organisation de la production ou encore la comptabilité et autres tâches administratives. Confrontés à ces défis, plusieurs répondants disent pouvoir mieux apprécier leur potentiel et leurs véritables intérêts, et souvent devoir élargir leurs connaissances et leurs compétences. Comme le précise une travailleuse devenue autonome après une mise à pied :

(…) [Le travail autonome] m’amène constamment à découvrir et à utiliser des aptitudes et des ressources que j’ignorais posséder jusqu’ici. Les défis sont (…) une source de valorisation et de motivation. (…) il arrive souvent que l’on soit amené à réaliser des mandats ou des tâches qui s’éloignent de notre formation initiale. J’ai donc appris à devenir très polyvalente. De plus ce statut nous oblige continuellement à se perfectionner et à se mettre à jour au niveau de nos connaissances. (…) Cette situation m’a permis de développer une plus grande confiance dans mes capacités, une connaissance de milieux de travail diversifiée ainsi qu’un haut taux de satisfaction face aux mandats réalisés.

45-54 ans, mariée, deux enfants, certificat universitaire, en gestion de l’information depuis six ans

La satisfaction est aussi accrue chez certains par les manifestations d’appréciation et de reconnaissance des clients, et pour d’autres par une amélioration de leur santé physique et mentale ou par une diminution de leur stress relativement à ce qu’ils vivraient dans un emploi salarié. Selon leurs dires, ils n’auraient pas à subir la gestion de personnes incompétentes et intransigeantes, un cadre hiérarchique étouffant ou encore les pertes de temps et les frustrations associées à la bureaucratie ou aux déplacements quotidiens entre leur domicile et leur travail. Un plus grand contrôle sur son travail, et surtout sur son horaire de travail, favorise une meilleure qualité de vie en conciliant davantage les exigences des activités professionnelles et personnelles ou familiales.

J’ai opté pour le travail autonome à la suite de la maladie de mon mari (ACV). J’ai préféré travailler à partir de ma résidence et ainsi être sur place pour m’occuper de lui ou de mes deux enfants à charge. J’apprécie beaucoup ce mode de vie qui me permet d’avoir des heures souples, c.-à-d. de pouvoir prendre des heures de loisir ou autre durant la journée et ensuite travailler durant la soirée, si nécessaire. Je ne voudrais plus travailler autrement.

Femme, 55-64 ans, certificat universitaire, travail de secrétariat à son compte depuis 13 ans

Enfin, un travailleur comblé sur cinq affirme que le travail autonome a permis d’accroître ses revenus, voire ses conditions de travail. Certains prétendent avoir augmenté leurs revenus de moitié et d’autres l’avoir doublé. Quelques-uns précisent que ce gain pécuniaire découlerait en partie de certains avantages fiscaux dont jouissent les travailleurs autonomes ou d’une hausse de leurs heures de travail. Pour d’autres, le mérite revient à leur efficacité. Toutefois, davantage de personnes comblées voient dans la faiblesse ou la précarité de leurs revenus une difficulté importante de leur expérience jugée néanmoins très positive dans l’ensemble. Cette insécurité est générée par l’irrégularité des contrats mais aussi par l’absence de régimes d’assurance abordables qui réduiraient leur insécurité en cas de maladie ou de chômage. Par contre, cette précarité associée au travail autonome devient une motivation additionnelle pour la plupart d’entre eux et diminue en rien l’appréciation de leur expérience : Je n’ai aucun regret d’avoir quitté une job et un bon boss. Je contrôle mon insécurité moi-même et ne m’en porte que mieux.

Quelques répondants vont souligner d’autres difficultés du travail autonome : l’isolement social ou professionnel, la recherche du financement, la gestion de la paperasse gouvernementale ou bien la difficulté d’obtenir des contrats ou de se faire payer par les clients. Enfin, pour certains, ce statut d’emploi exige beaucoup de discipline, d’autonomie et une bonne dose d’optimisme. Ces exigences sont toutefois secondaires dans l’appréciation que font de leur expérience les personnes de ce profil.

Si les appréciations positives des comblés s’expliquent par des valeurs et des sentiments qui se sont développés en partie avec l’expérience du travail salarié, certaines conditions objectives peuvent aussi les avoir favorisées. Pour quelques répondants, la « retraite » de leur emploi salarié leur procure une sécurité financière minimale et le travail autonome un temps de transition nécessaire avant la retraite définitive leur permettant de faire ce qu’ils aiment le plus tout en conservant un lien avec leur ancien milieu de travail. Pour d’autres, la sécurité financière nécessaire provient du conjoint. Si quelques autonomes soulignent pour leur part l’aide financière bénéfique d’un programme gouvernemental ou les avantages fiscaux de ce statut d’emploi, le sentiment dominant est plutôt très critique à l’égard de l’aide de l’État. Enfin, quelques personnes trouvent dans les regroupements de travailleurs autonomes un moyen pour accroître leur clientèle ou un remède efficace à leur problème d’isolement social.

Les nuancés

Les 73 nuancés font un bilan plutôt élaboré et équilibré des avantages et inconvénients du travail autonome, même si les avantages l’emportent en fin d’analyse. Le travail autonome rejoindrait davantage leur recherche d’autonomie ou de liberté sur le plan professionnel, que leur besoin de sécurité ou de collégialité et de camaraderie avec des collègues de travail. Ils ne veulent pas quitter pour le moment ce statut d’emploi pour un emploi salarié… à moins, pour certains, d’une offre particulièrement avantageuse. Bien que satisfaits de leur statut de travailleur autonome, les nuancés sont en termes relatifs deux fois moins nombreux que les personnes du premier profil à exprimer clairement leur satisfaction. Même si les aspects positifs dominent, ils sont généralement plus critiques de leur expérience et soulignent davantage ses aspects négatifs. Leur détermination de ne pas quitter le travail autonome pour un emploi salarié est aussi moins tranchée. Leur satisfaction tout en nuance est bien caractérisée par le témoignage du musicien-archetier :

Ma satisfaction vis-à-vis de mes activités professionnelles varie régulièrement ; la satisfaction ressentie suite aux réussites prend généralement le dessus sur la déception qu’amènent les échecs. La liberté (et la contrainte) de devoir s’organiser soi-même est généralement plus satisfaisante que la facilité et la contrainte de suivre les exigeances d’un patron. La possibilité d’initiatives est pour moi très gratifiante. Par contre cette liberté impose aussi, évidemment, des contraintes, des stress, des inquiétudes qui, somme toute, en valent la peine. Mais dans les périodes trop « calmes », je peux parfois remettre en question cette affirmation ; mais ça ne dure jamais longtemps.

35-44 ans, marié, sans enfant, diplôme secondaire, artisan depuis 12 ans

L’appréciation n’est pas toujours aussi élaborée. La majorité des individus de ce groupe révèlent néanmoins indirectement leur niveau de satisfaction en indiquant leur volonté de poursuivre leur expérience malgré les difficultés rencontrées. Pour certains, cette volonté demeure inébranlable même dans la perspective d’un emploi salarié intéressant. Pour d’autres toutefois, la décision de continuer l’expérience pourrait être reconsidérée si l’opportunité d’un emploi salarié avec des conditions très favorables se présentait :

Pour accepter un travail dans le secteur privé, il faudrait qu’on me fasse une offre difficilement refusable (salaire, avantages, etc.). Les avantages que j’ai comme travailleur autonome surpassent largement les désavantages que l’on peut connaître en entreprise privée.

Bachelière, traductrice depuis 6 années, 35-44 ans, mariée et des enfants

Si l’appréciation de l’expérience est moins souvent précisée chez ce profil de répondants, leur évaluation des avantages et des inconvénients du travail autonome est par contre plus élaborée et plus équilibrée, bien qu’en fin d’analyse les avantages l’emportent. Comme chez les comblés, domine le sentiment d’avoir la maîtrise de sa vie et d’être l’unique responsable de ses succès et de ses échecs.

Je n’aime pas me faire dire quoi faire et je n’aime pas dire quoi faire aux autres (…). Je suis mon meilleur boss, je ne peux pas me jeter dehors, me mettre à pied, ou crisser la job là non plus…

Femme, 25-34 ans, sans conjoint, bachelière, artiste depuis 5 années

La responsabilité associée au travail autonome implique pour certains l’acceptation de défis stimulants ou valorisants. On est exalté d’avoir bâti une entreprise à partir de rien ou heureux de se sentir utile à d’autres ou d’avoir des clients satisfaits. Pour quelques-uns, les exigences du travail autonome les obligent à se dépasser par une meilleure connaissance d’eux-mêmes et par un investissement plus poussé, voire continuel, dans leur formation.

Le travail autonome est difficile, exigeant et m’oblige à me recycler continuellement, mais ce type de travail m’aide à mieux me connaître, à mieux connaître les autres et à m’améliorer sur le plan professionnel mais surtout sur le plan personnel. Mon succès je le bâtis, mon échec je le génère par mes manques, je récolte les résultats.

Femme, 35-44 ans, sans conjoint, un enfant, maîtrise, domaine de la gestion depuis 3 ans

Les propos des nuancés portent davantage sur la liberté de déterminer l’horaire de travail et sa durée pour répondre à des besoins personnels ou pour concilier les exigences des vies professionnelle et familiale, comme s’occuper d’un enfant malade, travailler davantage à son rythme ou réduire l’importance des déplacements entre le domicile et le lieu de travail. L’élimination de certaines caractéristiques négatives des milieux de travail salarié abhorrées par certains, notamment les tensions et les conflits, auraient aussi concouru à l’amélioration de leur qualité de vie.

(…) mon état de santé se trouve grandement amélioré par le fait de bâtir mes propres horaires de travail, de fonctionner à mon propre rythme, de limiter mes déplacements et d’éviter les sources de stress comme le bruit, l’agitation et la pression d’un grand bureau. Évidemment, les revenus et les avantages sociaux ne sont plus ce qu’ils étaient, mais si c’est le prix à payer pour une meilleure qualité de vie, qu’à cela ne tienne!

Femme mariée, enfants, 35-44 ans, diplôme collégial, travail de secrétariat depuis 3 ans

Bien que quelques nuancés avancent que leurs revenus ont augmenté depuis leur passage au travail autonome, la majorité dénonce la faiblesse et surtout l’irrégularité de leurs revenus, l’absence d’avantages sociaux ou plus globalement leurs mauvaises conditions de travail. Si quelques-uns notent des avantages fiscaux ou l’économie de certaines dépenses, la plupart soulignent l’insécurité financière découlant de l’irrégularité des contrats et de l’absence de régimes d’assurance abordables en cas de maladie ou d’accident. Cette insécurité est pour certains un facteur de stress parfois difficile à gérer. Une travailleuse très scolarisée se définissant comme terriblement indépendante résume par quelques questions cette insécurité : Aurais-je des contrats dans un mois ? Mes clients me paieront-ils dans des délais raisonnables ? Que va-t-il m’arriver si je tombe malade ?

La précarité s’explique en partie par la difficulté de trouver et de conserver des clients. Comme le souligne une répondante : C’est comme si on est continuellement à la recherche d’un emploi. Ce sentiment d’insécurité explique à son tour les longues heures consacrées à l’entreprise. Il en incite plusieurs en effet à prendre plus de contrats et ainsi allonger leur temps de travail. Comme nous le confie une travailleuse satisfaite de son statut :

Par contre, je travaille BEAUCOUP plus d’heures qu’avant, et j’ai du mal à refuser des contrats. Je trouve aussi difficile de déléguer mes contrats quand j’en ai trop et de trouver des pigistes qui me feront du bon travail sans gruger toute ma marge de profit et sans que je sois obligée de refaire le travail moi-même. Je trouve que les clients ont aussi tendance à exagérer. Souvent ils me remettent leur matériel en retard, mais l’échéancier reste le même.

Bachelière, graphiste depuis 7 ans, 35-44 ans, mariée, sans enfant

Ces longues heures de travail s’expliquent aussi par la multiplicité des tâches additionnelles à accomplir quand on possède une petite entreprise, notamment les diverses tâches associées à la gestion courante des affaires et au suivi de la clientèle qui en rebutent plusieurs. C’est particulièrement exigeant lors du démarrage de l’entreprise, étant donné la variété des qualifications que plusieurs admettent ne pas encore toutes posséder.

Enfin, si le travail autonome facilite pour certains la conciliation travail-famille par la flexibilité qu’il procure, les longues heures de travail qu’il impose souvent entraînent pour d’autres une perte de vie personnelle. [Ça] me demande tellement de temps qu’il ne m’en reste plus pour mes loisirs et mes hobbies (…) et j’ai peur que ma santé ne tienne pas suffisamment le coup (…). L’isolement découlant des nombreuses heures consacrées à ce statut d’emploi est un autre problème souligné par une minorité de répondants de ce profil : Quelquefois, les murs se rapprochent les uns des autres… c’est signe qu’il faut aller dehors prendre l’air ou aller rencontrer du monde.

Les difficultés soulevées par les nuancés correspondent pour l’essentiel à la liste des désavantages fournie par les comblés. Les nuancés sont néanmoins plus nombreux à les souligner et à leur accorder plus d’importance, même si en fin d’analyse les avantages l’emportent. Cette plus grande préoccupation des inconvénients de leur expérience génère parfois un bilan mitigé, voire équivoque. Leurs appréciations sont aussi influencées par leurs expériences antérieures de salarié, bien qu’à un degré moindre. Les personnes de ce profil sont également relativement moins nombreuses à évoquer la contribution financière de leur conjoint ou l’importance de leurs rentes de retraite dans l’appréciation de leur expérience. La critique du rôle des programmes gouvernementaux et des pratiques des institutions financières dans l’explication de leurs difficultés est cependant tout aussi présente. Malgré ces différences, leurs appréciations révèlent l’importance prépondérante de leur recherche d’autonomie et de liberté d’action dans leur travail, notamment quant au contrôle de son contenu et de son horaire. La plupart des nuancés sont conscients que l’autonomie et la liberté d’action sont loin d’être absolues. Il faut composer avec les exigences des clients, les pressions des concurrents, mais aussi avec ses propres limites.

Les tenaces ou les idéalistes

Ces travailleurs font un bilan plutôt négatif de leur expérience. Ils soulignent des problèmes et des difficultés considérables. Toutefois, le travail autonome correspondrait néanmoins à une sorte d’idéal d’autonomie et de liberté d’action sur le plan professionnel et ils ne veulent pas quitter ce statut d’emploi malgré tout. Le meilleur serait à venir pour certains. Ces 13 irréductibles s’accrochent à leur statut de travailleur autonome malgré les conditions très difficiles, voire désespérées, de leur entreprise. Tous font un bilan négatif de leur expérience. Un seul exprime explicitement sa satisfaction de sa jeune expérience bien que certains aspects soient très difficiles. Il serait prêt à recommencer même s’il doit encore occuper sur une base régulière un emploi salarié à temps partiel, étant donné les revenus insuffisants du travail autonome. La moitié des personnes de ce profil ne veulent pas quitter ce statut d’emploi pour un travail salarié, alors que l’autre moitié le laissent entendre. Le travail autonome semble correspondre à une sorte d’idéal ou leur procurer un contentement particulier les incitant à persévérer malgré les difficultés importantes de leur entreprise.

Près de la moitié de ce groupe d’irréductibles font référence explicitement à un idéal d’autonomie ou de liberté. Par exemple, un traducteur, autonome depuis 17 ans, affirme malgré une perte importante de revenus : (…) j’opterais de nouveau pour ce statut d’emploi sans attendre une quinzaine d’années. (…) Le travail à domicile s’accorde parfaitement avec mon sale caractère et mon désir insatiable d’autonomie, et je le recommande à mes enfants. Ou encore ce répondant âgé du domaine de l’informatique qui s’exclame : Je trouve cela très dur le travail autonome, je suis obligé de me financer moi-même à même mes ressources, mais vive la liberté. Parmi l’autre moitié des individus de ce profil, plusieurs vont plutôt exprimer leur bonheur ou leur fierté de pouvoir exercer leur métier, voire d’avoir pu survivre, malgré les importants obstacles rencontrés.

Les témoignages de ces tenaces sont d’abord axés sur les problèmes de leur entreprise. Sans trop de surprise, leurs difficultés ne sont pas différentes de celles révélées par les personnes des deux profils précédents : le recrutement des clients et la satisfaction de leurs attentes ou encore les tâches multiples et l’isolement propres à ce statut d’emploi. Elles apparaissent toutefois plus sévères et plus graves dans leurs conséquences, notamment sur le plan financier. Pratiquement tous les individus de ce profil évoquent leur revenu trop faible ou leur grande insécurité économique malgré leurs longues heures de travail. Néanmoins, le soutien financier du conjoint permet parfois de poursuivre l’expérience et compenser en partie le manque d’appui des gouvernements et des banques.

L’adhésion au travail autonome semble davantage idéalisée que soutenue par des avantages concrets. Ainsi, un traducteur allophone dans la cinquantaine reste déterminé à poursuivre son expérience, quitte à vivre de façon frugale, après que l’Internet eut chambardé sa vie professionnelle en favorisant la concurrence de traducteurs étrangers et en réduisant ainsi la demande pour ses services et le prix qu’il peut en obtenir. Ou encore ce bilan fait par une jeune traductrice, après moins de deux ans comme autonome : Je ne fais pas encore un salaire qui a de l’allure et j’ai toujours le couteau sur la gorge, j’ai dû m’endetter, bref c’est pas rose tous les jours mais je ne peux pas m’imaginer de redevenir salariée. (…) Je préfère être pauvre mais être mon propre patron.

Les insatisfaits… parfois résignés

Les 37 travailleurs de cette catégorie présentent un bilan plutôt négatif de leur expérience, malgré certains avantages. L’autonomie ou la liberté que le travail autonome leur procure est souvent appréciée mais ne compense pas les difficultés (insécurité, pressions ou isolement) imposées par ce statut d’emploi. Ils sont déçus de la tournure des événements et indiquent souvent qu’ils accepteraient un emploi salarié. Comme les nuancés, les personnes de ce profil soupèsent les avantages et les inconvénients du travail autonome. Les inconvénients dominent toutefois dans leur cas, même si environ la moitié des individus de ce profil soulignent que ce statut d’emploi répond à leur recherche d’autonomie ou à leurs besoins de défis stimulants et de liberté dans leur travail ou dans la gestion de leur horaire. Il aurait même procuré de meilleurs revenus à quelques-uns. Mais de façon générale, l’insécurité et la précarité des conditions et les exigences des multiples tâches à accomplir ont eu raison de leur détermination.

Bien que peu de ces travailleurs expriment explicitement leur niveau d’insatisfaction, six sur dix indiquent clairement qu’ils abandonneraient leur expérience pour un emploi salarié avec des conditions comparables ou acceptables. Citons, à titre d’exemple, cette travailleuse qui, ne trouvant pas d’emploi salarié, avait fini par accepter des contrats :

(…) J’accepterai sans aucune hésitation un emploi rémunéré aussi bien que mon travail autonome, s’il était dans mon champ d’étude… le constant besoin d’être compétitifs, de s’adapter à des nouveaux milieux de travail et processus décisionnels est quelquefois très fatigant pour un travailleur autonome. De plus, le cumul des échéanciers (…) non compatibles et les clients (incapables) de faire des concessions (…).

Bachelière en muséologie, 25-34 ans, mariée, sans enfant, autonome depuis 5 ans

Pour cette travailleuse et pour plusieurs autres, les exigences et les responsabilités du travail autonome semblent trop lourdes à supporter. Il faut être discipliné, ambitieux et flexible pour composer avec des clients souvent exigeants, voire capricieux. Pour d’autres, les problèmes proviendraient de la trop grande diversité des tâches à accomplir et de l’impossibilité de porter tous les chapeaux car on ne peut pas être bon dans tous les domaines. Le manque de soutien ou de collaborateurs n’améliore en rien la situation. L’isolement du travailleur autonome accroît non seulement son fardeau de travail, mais réduit aussi pour certains leur qualité de vie par l’absence de camaraderie de collègues de travail.

Si les exigences de ce statut d’emploi constituent un problème important pour plusieurs personnes de ce profil, la très grande majorité critiquent aussi la précarité de leur entreprise et la faiblesse ou l’irrégularité des revenus qu’elle génère. Plusieurs trouvent difficile de se vendre et de se bâtir une clientèle diversifiée. Il faut travailler pour obtenir de nouveaux contrats sur une base régulière et en même temps trouver l’énergie pour les exécuter. D’autres avancent que la difficulté provient de la nature même de la petite entreprise ou de facteurs externes comme une hausse de la concurrence dans leur domaine d’activité en raison de la venue de nombreux contractuels par nécessité [qui] a créé une pression sur les honoraires professionnels et sur les conditions de réalisation des mandats.

Malgré le trop grand nombre d’heures que plusieurs disent devoir consacrer à leur entreprise, leurs revenus demeurent généralement faibles ou irréguliers. L’absence d’avantages sociaux, notamment de régimes d’assurance collective, ne fait qu’accentuer la précarité de la situation. La solution pourrait venir d’une intervention gouvernementale que pourtant plusieurs dénoncent. Si la majorité des insatisfaits espèrent ouvertement un emploi salarié, certains paraissent néanmoins résignés à poursuivre leur expérience, alors que d’autres semblent plutôt espérer un miracle comme l’illustre la fin du témoignage de cette professionnelle expérimentée, prête à échanger sa liberté virtuelle contre un emploi salarié avec des responsabilités plus limitées à cause d’une concurrence impitoyable dans son domaine : Notez toutefois que « Nirvana est au bout du fil » et le téléphone peut changer la donne. Ce qui fait que je continue d’avoir pignon sur rue.

Les très insatisfaits

Ces 40 travailleurs présentent un bilan très négatif de leur expérience et retiennent peu ou pas d’éléments positifs. Bien souvent ils considèrent que le travail autonome ne leur procure pas davantage d’autonomie ou de liberté ou que le prix à payer est trop élevé en insécurité ou isolement. C’est pourquoi ils regrettent de devoir être travailleurs autonomes et espèrent trouver un emploi salarié. Ces personnes très insatisfaites de leur expérience du travail autonome expriment plus souvent de façon explicite leur insatisfaction que celles du profil précédent. Elles manifestent aussi dans un cas sur deux leur intention d’accepter un emploi salarié. Parfois, elles se prononcent sur ces deux aspects, comme cet ingénieur au début de la cinquantaine qui est déçu profondément d’avoir décidé il y a six ans de devenir travailleur autonome (…). Actuellement [il] cherche un emploi dans une grande société à salaire. D’autres expriment clairement et vigoureusement leur ressentiment :

Les conditions ne peuvent être plus mauvaises que celles de travailleur autonome (…). Une autonomie de ce genre je n’en veux plus.

Femme, 45-54 ans, sans conjoint, maîtrise, gestion de l’information

Remplacez le terme travailleur par esclave et vous aurez mon véritable statut. Esclave autonome, non par choix mais par nécessité.

Homme, 35-44 ans, marié, enfants, diplôme secondaire, informatique

Plus du tiers des individus de ce profil indiquent avoir été forcés d’opter pour le travail autonome à cause d’un marché de l’emploi sans autres alternatives ou d’un état de santé précaire. La grande insatisfaction de ces répondants est aussi révélée par le peu d’importance qu’ils accordent aux avantages du travail autonome, alors qu’ils insistent beaucoup sur ses désavantages. En fait, seulement une personne sur dix souligne laconiquement l’autonomie ou la liberté qu’il procure. La réflexion sur les désavantages est plus élaborée et incisive. La majorité insiste sur la précarité de leur expérience ou sur l’instabilité et la faiblesse de leurs revenus, voire de leurs conditions de travail. Selon la formule utilisée, l’insécurité y est omniprésente ou tous les risques sont assumés par le travailleur. Cette insécurité découle essentiellement de la difficulté de se vendre et de recruter des clients, mais aussi des exigences, des caprices même, de ces clients. Par exemple, cette jeune technicienne heureuse de travailler à la maison qui a découvert qu’être son « propre patron » ça peut également signifier que mon client principal se prend aussi pour mon patron.

Ces conditions entraînent une grande irrégularité des contrats et des revenus plus faibles et plus fluctuants. Pour certains, ces piètres résultats ont été obtenus malgré les efforts importants consentis au développement de leur entreprise. Environ la moitié des individus de ce profil soulignent les nombreuses heures requises pour assumer la grande diversité des tâches associées à la gestion et au développement d’une petite entreprise. D’aucuns reconnaissent leur manque d’expérience, de formation ou d’aptitudes pour certaines de ces tâches. Néanmoins, leurs difficultés s’expliquent surtout par leur situation désavantageuse face aux donneurs d’ouvrage qui profiteraient de la forte concurrence entre travailleurs autonomes et de leurs faibles ressources financières.

Les entreprises-clientes jouent souvent sur la précarité de notre condition pour nous imposer des baisses d’honoraires ou des délais de production qui ne seraient jamais acceptés par des employés réguliers… ça ne marche pas avec vous, nous trouverons quelqu’un qui le fera aux conditions que nous vous proposons.

Traducteur, 45-54 ans, sans conjointe, maîtrise, autonome depuis 6 ans

La précarité est également associée par plusieurs à l’absence de politiques gouvernementales adéquates, notamment sur le plan fiscal ou au chapitre des assurances collectives et des régimes de retraite. Ils estiment assumer tous les risques et recevoir bien peu d’appui des gouvernements qui les incitent pourtant à prendre ces risques. La reconnaissance et le soutien financier des institutions financières ne seraient pas meilleurs. Certains notent enfin que ce statut d’emploi les isole socialement, surtout quand ils travaillent à la maison. Cela peut être démotivant. Une autonome depuis dix ans précise :

J’ai amélioré ma condition familiale de cette façon mais au détriment de ma carrière. De plus, lorsque le bureau est à la maison les tâches ménagères et les enfants (…) font interférence avec le travail, j’ai l’impression parfois de ne jamais arrêter de travailler.

Mariée, 35-44 ans, diplôme collégial, aménagement intérieur

Ces observations tranchent avec les propos de ceux et celles qui trouvent dans le travail autonome un moyen de concilier les exigences de leurs vies professionnelle et familiale. On découvre encore une fois des sentiments très différents par rapport aux avantages et aux inconvénients de cette forme particulière d’entrepreneuriat.

L’hétérogénéité dans la diversité

Les cinq profils étudiés mettent en évidence non seulement la diversité des expériences, mais aussi la variété des aspirations et des moyens de ceux et celles qui les ont vécues. L’autonomie dans l’organisation et l’exécution du travail et la flexibilité dans la gestion des horaires sont très valorisées chez les comblés et les nuancés, voire idéalisées chez les tenaces. Ces avantages sont moins présents dans les appréciations des insatisfaits et pratiquement absents ou dépréciés chez les très insatisfaits. De même, l’insécurité financière et la multiplicité des tâches associées au travail autonome par la grande majorité des répondants deviennent des défis stimulants pour les comblés et, à un degré moindre, pour les nuancés. Pour les tenaces ou idéalistes, ces problèmes poussés à leur extrême semblent rendre plus exaltante la perspective d’une réussite pourtant fort incertaine. Les personnes des deux derniers profils, les insatisfaits et les très insatisfaits, les considèrent comme des obstacles plus ou moins insurmontables à la pérennité de leur expérience.

Ces divergences dans les appréciations des avantages et des inconvénients du travail autonome se reflètent dans les différences entre certaines caractéristiques des cinq profils révélées par les données du tableau 1. Ainsi, pour les ancres de carrière mesurées sur une échelle de 1 à 7, on constate que les comblés, les nuancés et les tenaces ont des aspirations plus élevées de liberté et d’autonomie dans leur travail et dans leur vie en général (autonomie)[9]. De plus, bien que les différences observées ne soient pas statistiquement significatives, ils désirent davantage une carrière qui impliquerait des affectations et des défis variés ainsi qu’une utilisation maximale de leur créativité et de leurs talents (variété - créativité). Ils aspirent aussi à un travail plus associé à leur domaine de compétences techniques ou professionnelles (compétence technique). Quant au besoin de sécurité dans l’emploi et de stabilité dans sa vie personnelle (sécurité professionnelle), il est de façon significative plus élevé chez les insatisfaits et les très insatisfaits, et le moins important chez les comblés. Les autres ancres de carrière sont moins pertinentes à notre propos et les différences observées sont peu prononcées.

Tableau 1

Caractéristiques des cinq types de travailleurs autonomes

 

Comblés

Nuancés

Tenaces

Insatisfaits

Très insatisfaits

Cas étudiés1

Cas non étudiés

Variables

124

72

13

37

37

283

465

Sociodémographiques

Genre : % de femmes

40,7

44,4

46,2

45,9

51,4

44,0

28,3

Âge2 :

   % < 35 ans**

24,2

36,1

38,5

21,6

27,0

27,9

31,6

   % 35-54 ans**

58,9

59,7

38,5

78,4

64,8

61,5

61,7

   % 55 ans +**

16,9

4,2

23,1

 

8,1

10,6

6,6

Scolarité2 :

   % primaire ou secondaire

22,6

12,5

15,4

16,2

10,8

17,3

18,3

   % DEC ou certificat universitaire

37,1

36,1

46,2

24,3

32,4

35,0

40,7

   % baccalauréat

23,4

37,5

30,8

32,4

32,4

29,7

28,2

   % M.A. ou Ph. D.

16,9

13,9

7,7

27,0

24,3

18,0

12,7

État marital :

   % marié ou avec conjoint

72,6

68,1

69,2

56,8

56,8

67,1

59,3

Enfants :

   % avec enfants à charge

49,6

40,3

46,2

45,9

35,1

44,6

46,5

Ancres de carrière3

Autonomie***

5,77

5,56

6,03

5,26

4,89

5,55

5,61

Variété-Créativité

5,75

5,81

5,71

5,46

5,52

5,70

5,81

Compétence technique

4,65

4,53

4,56

4,37

4,04

4,50

4,54

Compétence managériale

4,26

4,57

3,83

4,23

4,09

4,30

4,68

Identité

5,12

5,19

4,97

5,02

5,26

5,14

5,17

Service

5,09

5,36

5,33

5,26

5,16

5,20

5,31

Sécurité spatiale

4,65

4,87

4,85

4,00

4,73

4,64

4,23

Sécurité professionnelle***

3,52

4,12

4,42

4,93

4,72

4,05

4,40

Expérience sur MT avant TA

Statut d’emploi2 :

   % salarié temps plein

60,5

45,8

46,2

44,4

48,6

52,5

44,6

   % temps partiel ou temporaire

12,9

22,2

23,1

16,7

2,7

14,9

20,8

   % chômeur

8,9

16,7

23,1

16,7

24,3

14,6

16,6

   % inactif

17,7

15,3

7,7

22,2

24,3

18,1

17,9

Années d’expérience sur MT

15,8

12,9

16,3

14,2

15,2

14,8

13,6

Motifs du passage au TA3

TA imposé par contexte***

2,69

3,38

3,85

4,57

5,30

3,51

3,50

Faibles perspectives professionnelles*

4,79

5,40

5,69

4,24

5,16

4,96

5,04

Meilleur équilibre de vie***

4,97

5,60

4,69

4,59

3,70

4,90

4,96

TA toujours voulu***

5,16

4,90

4,38

4,54

3,70

4,79

5,22

 % des volontaires***

71,0

59,7

53,8

35,1

21,6

56,2

56,1

Conditions expérience de TA

Nombre d’années comme TA

5,86

5,00

4,16

6,40

4,11

5,40

5,53

   % jamais salarié et TA***

65,3

59,7

76,9

45,9

29,7

57,2

46,2

   % avec aide salarié*

37,1

30,6

15,4

35,1

10,8

30,7

27,5

Seuils de confiance : *α < 0,05, **α < 0,01 et ***α < 0,001 pour le test du chi-deux ou pour l’analyse de la variance à un facteur selon le cas.

1

Six des 289 cas ayant servi à la définition des cinq profils n’ont pas été retenus pour les analyses de ce tableau à cause du trop grand nombre de réponses incomplètes.

2

La distribution en pourcentage est calculée verticalement pour chacun des groupes associés à ces variables.

3

Les scores des répondants varient de 7 s’ils sont tout à fait d’accord avec l’énoncé à 1 s’ils sont tout à fait en désaccord. Les volontaires/involontaires sont déterminés après une analyse par groupe (cluster analysis) des scores des quatre motifs de l’entrée dans le travail autonome (TA imposé par contexte, Faibles perspectives professionnelles, Meilleur équilibre de vie, TA toujours voulu).

-> See the list of tables

Cette plus grande congruence entre les aspirations des travailleurs et les exigences de leur statut d’emploi est aussi soutenue par les motifs plus volontaires du passage au travail autonome des membres des deux premiers profils comparativement aux motifs plus involontaires de ceux des deux derniers profils[10]. Comme l’indique le tableau 1, si le motif des faibles perspectives professionnelles discrimine moins, les trois autres motifs indiquent bien que le travail autonome a davantage été imposé par le contexte aux personnes des deux derniers profils, alors que la recherche d’un meilleur équilibre de vie et le désir d’avoir sa propre entreprise sont surtout présents chez les comblés et les nuancés. Il en résulte que le pourcentage de travailleurs autonomes volontaires est le plus élevé chez les comblés (71 %) et le plus faible chez les très insatisfaits (21,6 %). Les informations recueillies sur le statut d’emploi antérieur au travail autonome des personnes de ces profils pourraient expliquer en partie ces derniers résultats, notamment dans le cas des deux profils extrêmes. Bien que les différences ne soient pas significatives (p = ,103), le pourcentage des comblés ayant occupé au préalable un emploi salarié à temps plein est le plus élevé (60 %), alors qu’une plus grande proportion (49 %) des très insatisfaits étaient en chômage ou à l’extérieur du marché du travail. On comprend mieux ainsi l’adhésion plus volontaire au travail autonome des premiers et celle plus contrainte des seconds.

Enfin, certains indicateurs des conditions de leurs expériences semblent révéler des écarts dans la réussite économique des cinq profils, mais pas toujours significatifs ou dans le sens attendu. En effet, bien que la durée moyenne de leurs expériences de travail autonome soit semblable, 60 % ou plus des personnes des trois premiers profils n’ont jamais occupé en même temps un emploi salarié, alors que plus de 50 % des insatisfaits et 70 % des très insatisfaits ont dû le faire. De plus, les comblés et les insatisfaits, ont le plus recours à des aides salariés, alors que les tenaces et les très insatisfaits deux et trois fois moins. Cette dernière observation est conforme à la description faite par les répondants de ces deux profils de la situation très précaire, voire désespérée, de leur entreprise. Si la réussite économique est souvent associée à une appréciation positive du travail autonome, elle ne semble pas en être une condition suffisante, voire nécessaire.

Soulignons en terminant que les différences observées entre les profils ne sont pas toujours significatives pour les indicateurs du capital humain : l’âge, le niveau de scolarité et les années d’expérience sur le marché du travail. Néanmoins, les deux profils les plus critiques de leur expérience de travail autonome regroupent davantage de personnes très scolarisées. Les comblés sont avec les tenaces les moins scolarisés, mais également les plus satisfaits de leur expérience[11]. Ces deux profils comprennent aussi la plus forte proportion de travailleurs de 55 ans et plus. Si on se fie au témoignage d’une dizaine de personnes du profil des comblés, ce sont souvent des retraités de leur emploi salarié qui trouvent dans le travail autonome une source de revenus complémentaires ou un moyen de rester actif et de transiter progressivement vers leur retrait définitif du marché du travail. Voilà une autre indication que le succès du travail autonome ne se résume pas à l’importance des revenus qu’on en tire.

Nous avons aussi observé une grande hétérogénéité de situations dans cette diversité d’appréciations du travail autonome. En effet, dans la plupart des profils, des répondants ont fait des observations divergentes, opposées même, sur certains aspects de leurs expériences. Par exemple, une douzaine de personnes parmi les comblés jugent tout de même leurs revenus plus faibles que ce qu’elles pourraient obtenir dans un emploi salarié, pendant que deux fois plus de personnes les estiment plus élevés. Chez les nuancés, plusieurs blâment les gouvernements pour leur incompréhension et leur manque de soutien, notamment quant à l’accessibilité au financement ou à des régimes d’assurance collective, alors que d’autres apprécient leur aide financière ou les enjoignent plutôt de ne pas intervenir. Comme dernier exemple, mentionnons ces insatisfaits qui se réjouissent de leur liberté de déterminer leur horaire et ainsi de pouvoir concilier plus facilement les exigences de leur travail et celles de leur vie familiale. Cependant, les très longues heures de travail amènent d’autres insatisfaits à des conclusions opposées sur leur qualité de vie.

Le tableau 1 informe également sur l’hétérogénéité des caractéristiques et des conditions des personnes à l’intérieur même de chaque profil. On y retrouve dans des proportions relativement semblables des femmes et des hommes avec ou sans responsabilités parentales, des plus jeunes et des plus âgés, des peu scolarisés et des très scolarisés. Dans chaque profil, les personnes revendiquent aussi des expériences du marché du travail et des motivations et des aspirations de carrière fort variées.

La durée des expériences de travail autonome dépend de l’appréciation qu’en font les personnes qui les vivent. Nous avons constaté sans surprise que ces appréciations varient beaucoup. Les cinq profils tirés des propos de nos répondants indiquent que, si le succès financier de leur entreprise favorise généralement une appréciation plutôt positive de leur part, des rendements économiques plus problématiques n’entraînent pas nécessairement une appréciation négative de l’expérience. L’appréciation du travail autonome dépend aussi beaucoup des aspirations et des motivations des personnes concernées comme l’ont déjà suggéré Hamilton (2000), Hundley (2001) et Kolvereid (1996). La comparaison des témoignages des nuancés avec ceux des insatisfaits, ou des témoignages des tenaces avec ceux des très insatisfaits, fait ressortir l’importance des aspirations et des motivations particulières de ces personnes dans l’évaluation du succès de leur entreprise, dont par ailleurs le rendement économique apparaît souvent semblable. De plus, des différences significatives entre les profils peuvent être observées pour les ancres de carrière autonomie et sécurité professionnelle de même que pour les motifs du passage au travail autonome. En effet, comparativement aux comblés et aux nuancés, les insatisfaits et les très insatisfaits aspirent à davantage de sécurité d’emploi, à relativement moins d’autonomie et de liberté dans le travail et leur passage au travail autonome a été moins désiré.

Le défi pour les chercheurs est de mieux saisir la diversité de ces aspirations et de ces motivations et de comprendre ce qui l’explique. Dans la plupart des profils, plusieurs personnes définissent leur attirance pour l’autonomie et la liberté que procurerait le travail autonome à partir des difficultés de leurs expériences antérieures dans des emplois salariés ou de leur incapacité à travailler sous la supervision directe de quelqu’un d’autre. La nécessité de répondre à des besoins découlant de leurs engagements familiaux ou de projets personnels en amène d’autres à valoriser la flexibilité dans la gestion de l’horaire de travail que permettrait ce statut d’emploi. Le salaire régulier d’un conjoint ou la rente d’un régime de retraite réduit pour d’autres les attentes financières face au travail autonome. Ce statut d’emploi représente souvent pour les « retraités » une façon pratique et gratifiante de se retirer progressivement du marché de l’emploi. Ces exemples de situations particulières tirés des témoignages de nos répondants soulignent l’importance toute relative des bénéfices pécuniaires du travail autonome et le rôle non négligeable de ses avantages intrinsèques dans l’appréciation de son succès et l’explication de sa pérennité (Hamilton, 2000). Ils rappellent également l’importance du sens qu’accordent les individus à leurs expériences de travail, un sens qui n’est pas réductible aux conditions externes de cette expérience selon la psychopathologie du travail (Dejours, 1987).

Notre étude exploratoire des appréciations du travail autonome permet de mieux saisir les nombreux paradoxes qui caractérisent ce statut d’emploi. Feldman et Bolino (2000) ont résumé ces paradoxes par quatre tradeoffs : i) concilier davantage d’autonomie dans le travail autonome souvent à domicile avec l’isolement social que cela implique ; ii) concilier une plus grande flexibilité des horaires avec une réduction des vacances et du temps hors travail ; iii) concilier la possibilité de s’enrichir avec davantage de risques financiers et d’insécurité d’emploi ; iv) enfin, concilier son aversion des bureaucraties organisationnelles traditionnelles avec les exigences administratives et d’embauche associées au développement de leur propre entreprise. Si ces tradeoffs résument bien certaines contradictions soulignées par les répondants de notre échantillon, d’autres paradoxes sont ressortis de leurs témoignages. Mentionnons la liberté de ne pas avoir de patron et de choisir ses clients face aux exigences, voire à l’intransigeance, de ces mêmes clients ou, encore, à la difficulté de refuser un contrat par crainte de perdre un client. On peut aussi ajouter un plus grand intérêt dans le travail par la variété des défis et des tâches à accomplir devant la frustration ou le découragement de devoir tout faire soi-même sans avoir forcément la formation nécessaire.

Certaines limites de cette étude exploratoire, notamment la petite taille de notre échantillon et son caractère non probabiliste, interdisent toute généralisation des résultats obtenus et la vérification de modèles explicatifs complexes des cinq profils retenus. Elles nous amènent néanmoins à formuler deux ensembles de propositions de recherches et de politiques publiques, selon des horizons de court et de moyen termes. À court terme, une des tâches importantes pour les chercheurs intéressés par l’évolution de ce statut d’emploi est d’identifier et d’évaluer avec plus de précision les conditions qui permettent aux travailleurs de trouver une solution efficace à ces paradoxes et de persévérer dans une entreprise qui répond davantage à leurs besoins. Les prochaines recherches gagneront aussi à valider nos cinq profils et à intégrer cette dimension dans celles proposées par D’Amours et Crespo (2004). Il est logique de penser que des conditions externes plus favorables, par exemple avec régimes assurantiels, produiront davantage d’individus évaluant leur expérience de travailleur autonome comme un succès. Sur le plan des politiques publiques, si on désire favoriser le développement de l’entrepreneuriat et ainsi la création d’emplois et de richesses, il semble préférable de s’assurer du succès de ceux qui s’aventurent dans ce statut d’emploi que d’y encourager sans discernement le passage du plus grand nombre.

À moyen terme, la question du travail autonome devra être située dans les perspectives plus générales du développement des nouvelles pratiques de gestion des entreprises mondialisées. L’unité d’analyse pertinente n’est peut-être pas le travail autonome et le salariat, ou encore l’individu et l’entreprise, mais plutôt une unité d’analyse plus englobante comme le suggèrent Taylor (2004) avec la notion d’organisation sociale totale du travail ou Blackler (2002) avec celle de système d’activités socialement distribuées. En effet, plusieurs constats de notre enquête sur les travailleurs autonomes se retrouvent dans les premières études sur les « travailleurs du savoir » salariés. On y a aussi observé que l’accroissement inégal de l’autonomie dans le travail s’accompagnait de nouvelles pratiques de surveillance (contraintes de délais, évaluation par les pairs ou les clients) et d’un affaiblissement des régulations internes et externes du travail (Cappelli, 1999 ; Benner, 2002). Et ce, alors qu’on assiste à un éclatement des frontières statutaires et physiques de l’entreprise (Briand et Bellemare, 2005) et à celui de la séparation entre les temps de travail et les autres temps sociaux (Baylin, Drago et Kochan, 2001 ; Legault, 2005). Il s’agira d’apprécier les expériences du travail autonome en comparaison avec celles du travail salarié et la transformation des formes organisationnelles afin de mieux comprendre les logiques de développement de ce statut d’emploi. Ces études seront ainsi mieux à même d’aiguiller les choix individuels et sociétaux, entre autres sur les nouveaux compromis à développer au sujet des modes de régulation du travail au XXIe siècle.