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Au moment d’ouvrir les forums publics de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, Gérard Bouchard avouait sa perplexité devant la critique soutenue du multiculturalisme à la fois dans les milieux politiques et dans les classes moyennes et populaires. Le multiculturalisme allant de soi, nul n’aurait l’audace de penser à l’abri du pluralisme à moins de risquer sa réputation dans l’espace public (Robitaille, 2007). Quelques mois plus tard, au terme des travaux de la commission, dans les semaines qui ont suivi le dépôt de son rapport, Bouchard n’était toujours pas revenu de son étonnement devant la remise en question de la « diversité » en laissant entendre que « le Québec sort à peine d’une période de turbulence, et [qu’il serait] peut-être venu très près d’un véritable dérapage » (Bouchard, 2008). Chose certaine, tout ce qu’on pouvait dire – de mal – de la crise des accommodements raisonnables a été dit. Traumatisme idéologique pour une partie de l’intelligentsia qui s’interroge sur la crise ayant consacré l’implosion du fantasme de la conversion harmonieuse du Québec au multiculturalisme (Bock-Côté, 2007). Car il n’est plus possible de poser la question du « pluralisme identitaire » sans prendre au sérieux le fait que les sociétés s’y convertissent moins qu’on ne les convertit de force – c’est-à-dire en mobilisant de manière maximale la puissance publique pour déprendre l’identité collective de ses schèmes traditionnels et des structures sociales qui les soutiennent[1]. À gauche, on nomme ces opérations lutte au racisme et éducation à différence. Lutte au racisme, car ce dernier traverserait la société de part en part et contiendrait donc, pour l’instant, l’avènement d’une citoyenneté multiculturelle. Éducation à la différence, parce qu’il faudrait transformer des mentalités encore héritières des formes culturelles traditionnelles. Les problèmes soulevés par le multiculturalisme raniment aussi la vieille question des classes sociales, les couches supérieures de la population faisant de leur adhésion au métissage mondialisé une marque de reconnaissance identitaire alors que les classes moyennes et populaires semblent encore se reconnaître dans les paramètres du vieil État-nation occidental[2].

Il faut pourtant aller plus loin dans le multiculturalisme et ce livre est là pour nous dire comment faire[3]. Il aurait aussi pu avoir pour titre : le multiculturalisme après la crise des accommodements raisonnables. Comme c’est le cas la plupart du temps avec les travaux des « sciences sociales » portant sur le pluralisme identitaire, il ne faut pas le lire comme une collection d’études philosophiques, sociologiques ou juridiques sur la question de la « diversité » mais bien comme une collection de textes militants visant à reconstruire une philosophie politique fragilisée par son implantation difficile. La méthode suivie est dans le titre : on fera appel à la notion de culture publique commune pour critiquer systématiquement l’expérience historique québécoise et l’identité nationale qu’elle a générée. On le sait, la notion de culture publique commune est due à Gary Caldwell. Elle lui a depuis longtemps échappé. D’ailleurs, la plupart des auteurs semblent en ignorer l’origine et la signification dans l’histoire récente de la pensée politique québécoise, sauf Micheline Labelle qui, dans un article servant de point de départ à l’ouvrage, la réinscrit dans l’historique des politiques d’un gouvernement québécois qui a travaillé depuis un bon moment à reconstruire l’identité collective dans les termes de la « diversité », d’abord à partir de la notion de culture de convergence, ensuite à partir de celle de culture publique commune, enfin, à partir de celle de « citoyenneté », point d’aboutissement dans la reconfiguration de la communauté politique québécoise en dehors des paramètres historiques délimitant la majorité francophone en tant que communauté de mémoire et de culture (p. 43). Autrement dit, la notion de culture publique commune aurait eu son mérite en son temps, mais ce dernier serait passé et ceux qui chercheraient aujourd’hui à l’actualiser nous rappelleraient involontairement certaines de ses failles, notamment son enracinement dans la civilisation occidentale alors qu’il faudrait désoccidentaliser l’identité québécoise pour l’ouvrir aux « courants novateurs de la mondialisation » (p. 42). Mais elle aurait néanmoins joué son rôle dans la déhiérarchisation de la société québécoise en découplant l’héritage majoritaire et la communauté politique appelée à s’ouvrir à des influences toujours plus diverses (p. 27). Car cela serait l’objectif de toute politique de la citoyenneté pluraliste : déprendre la référence collective de la majorité qui l’avait accaparée et démocratiser l’identité collective en la désinvestissant le plus possible de l’expérience historique de la société.

Déconstruire les prétentions majoritaires, dénationaliser la citoyenneté : si ces deux entreprises sont à l’horizon du programme progressiste, c’est parce qu’elles s’inscriraient dans un mouvement historique de démocratisation radicale d’une communauté politique occidentale qui se serait institutionnalisée dans les paramètres de l’expansion coloniale et du racisme qui l’aurait structuré. Démocratisation radicale peut se traduire par déconstruction intégrale selon les prescriptions d’un égalitarisme renouvelé. S’il y a aujourd’hui « ouverture à l’autre », c’est parce qu’il y avait hier fermeture à l’autre. On parle souvent de la mauvaise conscience occidentale pour désigner l’idéologie pénitentielle qui entraîne aujourd’hui les peuples d’Europe et d’Amérique du Nord à se reconnaître dans une vision exagérément négative de leur passé, un passé coupable qui ne mériterait d’être rappelé que pour justifier ici et maintenant des réparations pour les groupes historiquement « subordonnés ». Il faudrait plutôt parler de la mauvaise conscience de la gauche occidentale, qui criminalise à outrance le passé pour justifier ensuite sa disqualification morale et la délégitimation des formes sociales qui en héritent. Sans surprise, le procédé est ici à l’oeuvre et Micheline Labelle, en écrivant l’histoire d’une société québécoise de plus en plus ouverte, écrit au même moment celle d’une société peinant néanmoins à s’extraire de son « histoire coloniale » coupable (p. 43). Ainsi, en d’autres circonstances, Micheline Labelle, en s’inspirant des travaux de Balibar et Wallerstein, avait déjà assimilé la légitimité historique de l’État-nation traditionnel « à une idéologie assimilationniste, minée par les préjugés, la discrimination, voire la violence d’État. […] Le postulat de l’assimilation forcée était alors indissociable des idéologies de l’universalisme, du racisme et du sexisme » (Labelle, 2005, p. 92)[4]. Avec une telle vision des choses, la diabolisation du nationalisme n’est jamais loin et on guette au nom de la vigilance pluraliste tout ceux qui, questionnant la critique exagérée du passé, risquent de relativiser le mal qu’on peut dire du présent et les appels conséquents à le transformer radicalement. Diabolisation du nationalisme comme on peut le voir dans le texte de Dimitrios Karmis, qui se surprend qu’on trouve encore des défenseurs de l’assimilation nationale après « les jours les plus sombres du XXe siècle » (p. 252), ce qui consiste à rabattre subtilement la forme traditionnelle l’État-nation sur les totalitarismes d’avant-hier.

La sociologie antidiscriminatoire et la reconstruction multiculturelle de la citoyenneté

Au sens propre, le multiculturalisme est la figure contemporaine de l’utopisme typique de la gauche idéologique. Il n’y a pas de chemin de retour dans le voyage vers le pays de l’homme nouveau. Car on ne migre pas vers l’utopie pour se rabattre en fin de parcours sur le monde réel et la condition historique des sociétés humaines. Une fois le parcours entrepris, on ne déserte pas, on s’obstine, on y croit, en se disant bien qu’en bêchant un peu plus la terre aride de la réalité, on finira bien par faire pousser le jardin fleuri d’une société mosaïque harmonieuse. Mais voilà, il faut pour cela arracher la chienlit des préjugés trouvant leurs racines dans les profondeurs de la société où s’enracinerait un dispositif discriminatoire qui entraverait encore la naissance du nouvel homme nouveau, l’homme sans préjugés. On peut dire tout cela sans filer plus longtemps la métaphore agricole. La sociologie antidiscriminatoire est là pour accomplir cette tâche, en fournissant une cartographie intégrale des mécanismes qui assureraient la perpétuation des privilèges héréditaires du « groupe majoritaire ». La sociologie antidiscriminatoire est certainement l’instrument privilégié dans la reconstruction multiculturelle de la citoyenneté dans la mesure où elle permet de déconstruire la légitimité d’une communauté historique en traduisant les termes institutionnels de son expérience historique dans le langage du racisme et de la discrimination.

Depuis quelques années, d’ailleurs, l’État québécois a multiplié les politiques antidiscriminatoires, en déclarant la guerre au racisme, au sexisme et à l’homophobie, des termes qui, une fois traduits de la novlangue pluraliste au français courant, réfèrent à l’identité nationale et à la famille traditionnelle. Dans cet ouvrage, Maryse Potvin fait un usage systématique de la sociologie antidiscriminatoire pour comprendre le racisme au Québec. Elle y va d’un point de départ : elle constate que l’État québécois s’est converti bien tardivement à la sociologie antiraciste, en refusant pour une série de raisons de se doter d’une politique structurée de lutte contre le racisme, qui n’a été mise en place qu’au cours des dernières années. Il y a plusieurs explications possibles de cela. La première serait que le racisme est au Québec un phénomène marginal et mineur ne nécessitant pas de politique particulière pour être combattue. Mais cette explication ne semble de toute évidence pas satisfaire Potvin qui croit plutôt remarquer dans la culture politique québécoise une « frilosité » (p. 228) sur la question du racisme qui se doublerait d’un désir explicite de préserver les privilèges historiques et institutionnels du groupe majoritaire. Car la lutte contre le racisme s’inscrirait dans une lutte plus généralisée contre un système discriminatoire qui institutionnaliserait les avantages d’un groupe hégémonique au sein d’une société et qui lui reconnaîtrait le privilège de définir dans ses propres termes et selon ses intérêts principalement le destin de la collectivité[5]. Il faudrait donc transformer radicalement la société en définissant une politique centrée sur la reconstruction égalitaire de la citoyenneté non plus seulement entre les individus mais entre les groupes, et non plus seulement la traditionnelle « égalité des chances » mais bien une « égalité des résultats », une « égalité substantive ». Car, semble-t-il, nous serions désormais devant « un concept évolutif de l’égalité » (p. 238). « Dès lors, l’égalité aujourd’hui exige plus qu’une simple concurrence égale (pour les emplois et les services), mais aussi l’adoption de mesures positives pour répondre aux besoins de certains individus dont la participation égale n’est pas assurée. L’interprétation de l’égalité repose désormais sur l’idée d’égalité des chances évaluée en regard d’une analyse des résultats, on passe de l’égalité formelle vers l’égalité réelle ou ‘substantive’ (p. 238-239) ». On comprend que s’opposer à une telle définition substantive de l’égalité consiste à reproduire consciemment ou non les structures discriminatoires racistes. On s’en doutait mais il faut le rappeler clairement : qui s’oppose à l’antiracisme des idéologues antiracistes est lui-même un raciste. Mais surtout, l’antiracisme selon Maryse Potvin mène en ligne droite à une forme de socialisme multiculturel et les mesures qu’elle propose pour déconstruire les structures racistes de la société québécoise laissent croire à l’étatisation de pans massifs de l’existence sociale qui seront désormais transformés en chantier d’ingénierie sociale : « éducation antiraciste, interculturelle, aux droits et à la citoyenneté et formations sur la gestion de la diversité, les PAE et les accommodements raisonnables dans les milieux de travail » (p. 247). La référence à l’éducation laisse présager surtout la transformation de la société en camp de rééducation idéologique permanent. Il faut pourtant le rappeler, on ne moule pas la société dans la cuve de l’égalitarisme sans comprimer massivement les libertés tout comme on ne transforme pas radicalement les mentalités sans faire régresser considérablement la liberté d’expression, sans transformer la société en laboratoire confiée aux experts-en-gestion-de-la-diversité.

Quoi qu’il en soit, on tombe vite dans la trappe du racisme avec Potvin et c’est dans une même perspective, quoi que plus subtile, que Diane Lamoureux propose dans son texte une philosophie politique de « l’émancipation » exigeant la prise en compte non seulement de la diversité ethnoculturelle, mais aussi, de la diversité sociale et sexuelle (p. 207). Diane Lamoureux prend comme point de départ l’action des mouvements sociaux sortis des années 1960. Pour Lamoureux, les mouvements sociaux relèvent d’une dynamique émancipatrice appelée à déconstruire les rapports de pouvoirs générés par le capitalisme, le racisme et l’hétérosexisme (sic) qui seraient les trois grandes dynamiques de différenciations génératrices d’inégalités dans la modernité. Conséquemment, ceux qui résistent à leurs prétentions ou à leur vision de l’histoire se portent à la défense d’un ordre politique raciste, hétérosexiste et capitaliste. « C’est pour tenter de modifier ces rapports inégalitaires que se sont développées les politiques émancipatrices de la modernité et celles-ci ont toutes joué sur le registre identitaire » (p. 211). Le droit à l’égalité dont se réclament les groupes minoritaires au moment de leur constitution comme autant de sujets politiques marginaux permettrait ainsi de réparer en permanence les inégalités générées par un système discriminatoire institutionnalisé mis en place pour favoriser les intérêts exclusifs de l’homme blanc hétérosexuel. Lamoureux le note bien, les revendications identitaires ne compromettent pas la dynamique égalitaire mais distribuent différemment les rôles de dominants et de dominés, les marginaux de toutes sortes étant désormais rassemblés dans la deuxième catégorie qui aura par ailleurs expulsé les milieux populaires vers la première (p. 213). À terme prendrait forme une « collectivité non exclusive » (p. 221) qui ne serait plus fondée sur la différenciation sociale et politique entre une norme et les marges qui l’accompagnent mais sur la reconnaissance de tous par tous, figure accomplie de la désaliénation de l’existence sociale qui demeure toujours l’horizon de la philosophie progressiste.

Dénationaliser la communauté politique

La théorie antidiscriminatoire concrétise la prétention à détraditionnaliser les sociétés occidentales en faisant du progressisme une pratique administrative à partir de laquelle piloter de manière ciblée la reprogrammation des comportements sociaux. Surtout, elle s’emboite parfaitement, parce qu’elle lui en fournit les outils, à une philosophie de la communauté politique qui révoque dans son principe même la figure de l’État-nation. Ce dont le progressisme fait le procès, en fait, c’est de l’idée autrefois tenue pour acquise qu’un État est l’expression politique d’une réalité historique singulière, d’un peuple, et que la prédominance de la culture nationale au sein de l’espace politique qu’elle recouvre n’est en rien illégitime. « Désenclaver la démocratie », la formule de Geneviève Nootens (2004) convient bien pour décrire ce tournant dans la philosophie politique qui la fait aplatir chaque société pour l’apercevoir à la lunette d’un égalitarisme radical au temps présent. C’est une nouvelle figure de la communauté politique qui devrait s’imposer et c’est à cette tâche que se consacre Dimitrios Karmis à travers une lecture des thèses de Jacques Derrida sur l’hospitalité pour effectuer une révision critique de la controverse entourant le port du kirpan dans l’école québécoise en y reconnaissant le symptôme d’une vision coloniale de la communauté politique. « Ce discours d’opposition révèle une représentation de la culture publique commune animée par une conception très limitée de l’hospitalité, une conception moniste et centrée sur soi » (p. 250-251). Autrement dit, les Québécois seraient coupables d’adhérer à une philosophie de la communauté politique centrée sur la définition traditionnelle de l’État-nation, que Karmis qualifie de coloniale et qui fait d’une société d’accueil prenant la forme d’une communauté de mémoire et de culture la dépositaire légitime de l’identité nationale d’une collectivité. Contre cette vision des choses, il faudrait mettre en scène une définition post-coloniale de l’hospitalité, qui amènerait les Québécois à accueillir les nouveaux arrivants inconditionnellement – je le cite pour qu’on ne m’accuse pas d’interprétation abusive : il faudrait accueillir les mouvements migratoires en étant « guidé par l’idéal de l’hospitalité absolue et inconditionnelle » (p. 263), ce qui voudrait pratiquement dire dans les mots de Derrida « accueillir l’arrivant avant de lui poser des conditions » (p. 255-256). Par vision post-coloniale, il faut comprendre que l’État-nation occidental serait né dans un contexte colonial et qu’il serait nécessaire aujourd’hui de le décoloniser de l’intérieur en déconstruisant l’hégémonie de la communauté majoritaire. « Il faudrait revoir la fixité des rôles entre hôte et invité, le premier devant faire preuve d’un peu moins d’arrogance dans la mesure où il serait lui aussi un invité ». À terme devrait s’établir d’ailleurs une « dynamique bidirectionnelle de réciprocité » (p. 264). C’est ce que Karmis appelle le « [dé]verrouillage de la culture publique commune » (p. 260) et son ouverture à toutes les revendications qui entendent s’y inscrire pour travailler à sa démocratisation identitaire.

Nous assistons ainsi à la dissolution de la nation dans le fantasme de la pure transparence égalitaire, en d’autres mots, la nation est évidée de son substrat culturel et démographique et n’existerait plus que dans les termes du contractualisme progressiste. Mais la communauté politique nouveau genre a besoin elle aussi d’un peu de cohésion sociale, et c’est ici dans notre parcours que nous rencontrons à nouveau sérieusement la notion de culture publique commune. D’ailleurs, contrairement à la légende et à la caricature qu’on en fait, le multiculturalisme n’est pas qu’une machine à casser la société en miettes et qui fragmente la société en communautarismes rivaux. Bien plutôt, une nouvelle figure du sujet politique unitaire, pour reprendre la formule de Jacques Beauchemin, surgit, mais cette fois, sous le signe de l’inversion et du renversement des valeurs. En fait, la fragmentation de la société n’était qu’une étape dans la poursuite d’un projet plus vaste qui est celui de la reconstitution à partir de la matrice pluraliste d’un nouveau sujet politique se reconnaissant dans l’idéal de l’universalisme progressiste. C’est le progressisme lui-même qui fournira son identité à la collectivité. S’il fallait passer la société au marteau-piqueur de la critique radicale, c’était pour casser la prétention normative de son coeur historique, qui n’a plus désormais que le statut d’une majorité strictement démographique appelée à se fondre elle aussi dans les paramètres de l’égalitarisme progressiste. D’ailleurs, ce mouvement était reconnaissable à gauche depuis un temps avec l’implosion généralisée du multiculturalisme, surtout dans les sociétés européennes qui l’ont appliqué très radicalement et qui ont vu leur gouvernement faire face à un mécontentement populaire de plus en plus bruyant. Tony Blair en a donné l’exemple après les attentats de Londres en reconnaissant l’impasse du multiculturalisme britannique tout en plaidant pour la constitution d’une nouvelle identité nationale, sans envisager pour autant de restaurer un seul instant la vieille identité historique qu’il avait travaillé à déconstruire dès son arrivée au pouvoir au nom de la Cool Britannia (Blair, 2006). C’est ce même idéal qu’on trouve au Québec où le multiculturalisme n’envisage pas d’isoler les communautés les unes des autres mais bien de les rassembler dans une nouvelle identité collective formée dans la matrice des chartes de droits, une identité qu’on assimile à un approfondissement des droits de l’homme comme paradigme fondateur d’une citoyenneté fondée sur le droit à l’égalité[6]. C’est ce que Bossé et Coutu nomment une « culture des droits et libertés » (p. 202). Quand la gauche parle d’intégration, il ne faut pas entendre « intégration des immigrés à la culture nationale » mais « intégration de toute la société à une nouvelle identité fondée sur les valeurs communes associées à l’universalisme progressiste »[7] comme l’avait reconnu en d’autres circonstances Marie McAndrew en écrivant que « si l’on décidait de se priver de l’outil irremplaçable [que les chartes] représentent dans le débat actuel, on en serait réduit à définir les valeurs contraignantes en vertu des seules opinions majoritaires » (McAndrew, 2007, p. 154)[8]. Mais chacun aime bien se laisser bercer par le récit de « l’intégration » sans savoir à quoi il réfère, surtout si la berceuse vient de gauche et qu’elle fait croire enfin au divorce, ne serait-il que rhétorique, entre le progressisme et le multiculturalisme, ce qui épargne ainsi à la vieille gauche nationale de reconnaître qu’elle est désormais bien plus conservatrice que progressiste.

C’est ici que prend son sens la notion de culture publique commune à laquelle est supposée référer l’ouvrage. C’est à travers ce concept que se consacre l’inversion du devoir d’intégration. Georges Leroux, dans son texte « Les enjeux de la transmission », entend définir cette « culture publique commune » comme seul lieu de définition possible de l’identité collective. « Nous devons faire l’hypothèse que seul un processus d’approfondissement de la citoyenneté pourra être considéré comme mesure légitime de la culture publique commune ». Leroux complète le tout en disant que « seul le public est légitimement commun » (p. 274-275). Or, c’est à l’école, désormais laboratoire de l’utopie que revient la tâche de construire cette nouvelle identité civique, ce nouveau peuple, avec le cours ECR dont Georges Leroux s’est fait en d’autres circonstances le théoricien, en nous précisant l’image qui devrait être celle du nouveau peuple. « On doit […] concevoir une éducation où les droits qui légitiment la décision de la Cour suprême [à propos de l’affaire du kirpan], tout autant que la culture religieuse qui en exprime la requête, sont compris de tous et font partie de leur conception de la vie en commun. Car ces droits sont la base de notre démocratie, et l’enjeu actuel est d’en faire le fondement d’une éthique sociale fondée sur la reconnaissance et la mutualité. C’est à cette tâche qu’est appelé le nouveau programme d’éthique et de culture religieuse » (Leroux, 2007, p. 45-46). Non seulement l’école sert-elle ici d’espace stratégique de contournement de la délibération démocratique mais elle assimilera explicitement l’approfondissement de la démocratie à sa reprogrammation dans la matrice du chartisme multiculturel. Leroux précise d’ailleurs à l’avance pourquoi il s’oppose à toute demande d’exemption en expliquant que le pluralisme sera au centre de la nouvelle identité qui réclamera l’intransigeance en tant que nouvelle religion civique commune. « Personne ne devrait pouvoir s’y soustraire, car l’introduction du pluralisme et en général la sensibilisation aux vertus de la démocratie qui est un des objectifs principaux de ce programme n’aura plus de sens si on introduit un régime d’exception » (p. 283). On ne l’oubliera pas, d’ailleurs, l’implantation accélérée du cours ECR était la recommandation G4 du rapport Bouchard-Taylor (Bouchard et Taylor, p. 272), qui était lui aussi porteur de cette vision de l’identité québécoise. Citons Bouchard et Taylor :

« Revenons à l’identité. On peut dire qu’une identité collective vraiment inclusive est en formation au Québec depuis quelques décennies – nous parlons d’une véritable identité québécoise, que tous les citoyens peuvent partager à même ou au-delà de leurs identités particulières. C’est dire qu’une telle identité est plus qu’à l’état de projet, elle a déjà pris forme. Plusieurs ‘enfants de la loi 101’, toutes origines confondues, en attestent. Comme tous ceux qui veulent s’engager dans cette société et participer pleinement à la vie publique, ils sont des Québécois sans trait d’union » (Bouchard et Taylor, 2008, p. 124).

Mais comment faire de la charte des droits la référence identitaire fondatrice du Québec, comme elle l’est devenue au Canada à la suite de la refondation de 1982 (p. 185) ? En la constitutionnalisant, suggèrent Pierre Bosset et Michel Coutu. Le diagnostic est le suivant : pour l’instant, les Québécois ne consentiraient pas à faire de la charte la matrice à partir de laquelle fonder et reprogrammer leur identité. Bosset et Coutu vont jusqu’à parler du « grave déficit de légitimité que semble connaître la Charte des droits et libertés » (p. 186). Mais c’est justement parce que la charte ne disposerait pas d’une pleine légitimité qu’il faudrait la constitutionnaliser, ce qui nous permet de voir à quel point elle a été sacralisée dans la philosophie progressiste[9]. Il y aurait « urgence d’agir » (p. 191) pour éviter que ne soient de nouveau contestés les principes fondamentaux de la charte. Le droit à l’égalité, rappellent Bosset et Coutu, est « le point archimédien de la charte » (p. 195) avant de dire qu’il s’accompagne du « principe de non-discrimination » (p. 188). Si l’on comprend bien nos auteurs, ce sont justement les principes juridiques mobilisés politiquement par les militants de la détraditionnalisation de la société québécoise qui seraient les « valeurs communes » à institutionnaliser à travers la constitutionnalisation de la charte[10]. Nous sommes donc dans la situation où les « valeurs communes » sont minoritaires mais investies d’un surplus de légitimité alors que les valeurs majoritaires qui sont effectivement celles générées par l’expérience historique de la société ne seraient que celles d’une communauté et, pour cela, privées de la légitimité nécessaire à leur investissement dans les institutions publiques. S’il faut constitutionnaliser la charte, c’est donc pour achever la reconstruction pluraliste du Québec et lui permettre d’enfin advenir à ses valeurs communes. Bosset et Coutu vont plus loin dans cet appel au nouveau régime : le droit à l’égalité devra s’éclairer à la lumière de l’évolution du droit international, auquel on assigne une légitimité supérieure à la souveraineté populaire dans la détermination des contenus de ce qui devrait emplir le « vivre-ensemble » (p. 191). Mais comme l’a noté John Fonte, l’appel au droit international est une stratégie rhétorique visant à donner bien plus de légitimité qu’elles n’en ont pour l’instant à des conventions administratives transnationales qui sont moins le fruit de la souveraineté des États que d’une bureaucratie militante qui transpose dans le registre de la citoyenneté « globale » les luttes qu’elle ne se croit pas capable de remporter sur le plan national (Fonte, 2002). Le propos de Bossé et Coutu est néanmoins révélateur : le chartisme tel qu’il se déploie n’appartient pas à l’univers institutionnel de la démocratie libérale telle qu’elle a accueilli historiquement l’expression de la souveraineté populaire. La philosophie politique qui le justifie a depuis longtemps quitté le registre de la souveraineté nationale et de la démocratie libérale. Mais il ne suffit pas de constitutionnaliser la charte, il faudrait aussi lui fournir un dispositif bureaucratique susceptible d’en actualiser tout le potentiel. La chose serait aussi importante, « sinon plus », selon Bosset et Coutu (p. 192). C’est pourquoi ces derniers proposent d’augmenter le pouvoir de la bureaucratie idéologique et des organes de propagande qui assurent le déploiement de ses principes. De cela, les théoriciens du multiculturalisme sont bien conscients et le rapport Bouchard-Taylor avait d’ailleurs proposé une augmentation significative des budgets consacrés à la recherche sur la diversité ainsi qu’une plus grande participation de l’État dans le financement des groupes et mouvements qui travaillent à sa promotion. Il faut donc incorporer le parti progressiste et le lobby multiculturaliste au sein des institutions publiques pour lui permettre d’avancer par les voies juridiques et administratives son programme politique sans avoir à subir l’épreuve de la délibération publique qui pourrait les trouver perdant au jeu de la démocratie traditionnelle.

Refonder l’espace public sur l’exclusion du conservatisme

Au fil de ce livre, nous l’avons noté à plus d’une reprise, la gauche idéologique fait le constat d’une société réfractaire à sa reprogrammation thérapeutique. Que faire alors pour en finir avec la politisation du sentiment national par un certain conservatisme qui trouve dans la lutte contre le multiculturalisme les circonstances pour assurer sa reformulation ? Que faire pour entraver la constitution de ce conservatisme comme mouvement politique, qui risquerait, une fois installé aux affaires, d’entreprendre la déconstruction du multiculturalisme d’État et de restaurer les paramètres traditionnels de la démocratie libérale et de l’identité nationale ? Il faut que le nouveau régime s’installe de gré ou de force et réserve à ses contestataires un traitement exemplaire, en les refoulant dans les marges de l’espace public et en imperméabilisant ce dernier contre la tentation d’une régression nationaliste. C’est d’ailleurs une constante de la sociologie progressiste qui pathologise systématiquement le conservatisme : populisme, ressentiment, intolérance, xénophobie, c’est ainsi qu’on parle du conservatisme lorsqu’on accepte d’en parler. La solution se trouve dans la reconstruction de l’espace public à la lumière de la « citoyenneté », comme le dit Micheline Labelle (p. 43), ou de la raison publique, comme le suggère Jocelyn Maclure dans un texte qui propose justement d’établir une critériologie minimale pour distinguer entre les idées dont l’expression est légitime dans le débat public et celles qui ne le sont pas. C’est ainsi que Jocelyn Maclure en appelle à la reconstruction de l’espace public selon les principes de la raison publique, qui seule pourrait servir de cadre légitime afin d’élaborer une citoyenneté véritable, les acteurs sociaux ne pouvant formuler leurs préoccupations que dans un langage universalisable contraire par définition à toute discrimination telle que l’entendent les progressistes. Maclure va même jusqu’à dire que les principes de la raison publique pourraient être questionnés mais jamais remis en question « en bloc », ce qui revient à dire qu’ils ont la prétention à définir seuls les contours de l’espace public légitime et respectable (p. 92). C’est ce que Marie McAndrew avait appelé dans un autre contexte un « débat inclusif » sur la citoyenneté, qui devrait conséquemment exclure de l’espace public tout discours prétendant fonder la communauté politique à partir de l’expérience historique de la collectivité car une telle prétention à l’intégration nationale serait « exclusive » (McAndrew, 2007).

On assiste ainsi au développement d’un dispositif juridique, mais surtout idéologique, qui a des fonctions inhibitrices censées assurer la confiscation de l’espace public par le consensus progressiste. L’objectif est clair : c’est l’exclusion du conservatisme de l’espace public et la censure institutionnelle de l’identité nationale comme principe de structuration de la communauté politique. Il suffit de consulter les dernières publications de l’industrie du multiculturalisme académique pour s’en convaincre. Ainsi, on l’a dit, Maryse Potvin assimile au racisme le code de vie de Hérouxville en le comparant à la politique menée à la fin des années trente « par le groupe d’Adrien Arcand » (p. 232) alors que Micheline Labelle dit de lui qu’il s’agit « d’un discours porté par la droite et vilipendé à juste titre » (p. 40). Micheline Labelle dira même que « le débat actuel autour de la revalorisation du ’noyau dur‘ porteur de la culture nationale dans les sociétés occidentales n’est ni neutre ni innocent dans la conjoncture […]. La culture sert actuellement, dans plusieurs sociétés occidentales, à défendre des positions néoconservatrices, voire un discours néoraciste autour des thèmes de l’identité nationale » (p. 38-39)[11]. En verve, Karmis fait de ceux qui s’opposent à sa théorie postcoloniale de l’hospitalité les représentants du « camp de la xénophobie » (p. 254). Georges Leroux fait l’usage d’un même lexique en disant du « débat sur les accommodements raisonnables » qu’il n’était pas compréhensible sans le mettre en contexte avec « la croissance de la xénophobie » depuis le milieu des années 1990, qui se serait incarnée à travers « la succession des mutilations de synagogues ou de cimetières juifs à Montréal depuis 1993, et encore récemment l’attaque au cocktail Molotov d’une école hassidique » (Leroux, 2007b, p. 140). Autrement dit, entre le code de vie de Hérouxville, les déclarations de Mario Dumont sur les accommodements raisonnables et de violentes agressions antisémites relevant de la profanation raciste des sépultures, il n’y aurait aucune distinction qualitative à faire et tous ces événements relèveraient du même phénomène. La chasse à la xénophobie doit se poursuivre jusque dans les partis politiques. Dans une même perspective, Michel Seymour dira du mouvement souverainiste qu’il ne doit pas chercher à ratisser « les nationalistes du ressentiment qui sont contre toute forme de politique de pluralisme culturel, contre toute forme de multiculturalisme, contre toute forme de reconnaissance à l’égard de groupes minoritaires », ce qui revient à pathologiser l’opposition au multiculturalisme en la présentant non pas comme l’expression d’une philosophie conservatrice mais bien comme l’expression du ressentiment ou de l’intolérance. D’ailleurs, il précisera encore une fois sa pensée en disant que le souverainisme ne doit faire « aucun compromis avec les nationalistes qui sont contre la reconnaissance formelle et explicite des minorités » (Seymour, 2008, p. 51). Sur ce point d’ailleurs, Seymour rejoint Daniel Weinstock qui, dans un texte paru dans Éthique publique, en appelait à la liquidation du conservatisme dans l’espace public en associant la critique du multiculturalisme « à des voix conservatrices et – disons-le ouvertement – carrément xénophobes […] qui avaient jusque là été tenues en échec », des voix qu’il présentait aussi comme celles d’un « nationalisme carrément ethnique » – il parlera aussi du « discours et [de] la pratique d’un nationalisme chauvin » – qu’il présentera aussi en parlant d’un « nationalisme chauvin et ethnique, se dissimulant tant bien que mal derrière un discours ‘démocratique’ qui réduit en fait la démocratie au populisme démagogique », un « discours plus traditionaliste, ayant de l’identité québécoise une vision beaucoup plus exclusive » qui ne serait finalement que celui « des nationalistes plus réactionnaires » ou encore, des « voix traditionalistes, pour ne pas dire passésistes et réactionnaires ». Or, pour Weinstock, le principal problème de la crise des accommodements raisonnables est que ces voix, « un temps refoulées », n’ont pu émerger que parce que nous aurions assisté à « une mutation considérable dans ce que l’on pourrait appeler les frontières du dicible dans la société québécoise » (Weinstock, 2007, p. 21, 23, 24, 25, 25, 26, 25). Il faudrait donc refermer les frontières du dicible et exclure de l’espace public le conservatisme qui s’y est manifesté. La conclusion n’est pas surprenante et c’est Maryse Potvin qui l’a soufflée à la commission Bouchard-Taylor : pour exclure de l’espace public tout conservatisme défini à partir de l’identité nationale, il faudrait assurer un meilleur contrôle des médias pour les empêcher de représenter de manière négative le multiculturalisme (Potvin, 2008)[12].

S’il faut parler à tout prix « d’intolérance » dans la société québécoise, c’est peut-être là qu’on la trouve. Non pas dans l’appel à l’intégration substantielle des immigrés à la culture nationale mais bien dans l’appel à la disqualification morale, parfois même à la criminalisation, de tout un courant d’idées en voie de devenir un courant politique que certaines élites ne souhaitent pas introduire dans l’espace public tant elles l’assimilent à une pathologie identitaire à soigner selon des méthodes thérapeutiques. La conclusion vient facilement : le peuple, traversé par le démon de la xénophobie, n’est plus habilité à exercer une souveraineté qui devrait être confisquée par les porteurs de la légitimité pluraliste qui travailleront à la rééducation des classes dangereuses en tournant contre elles les institutions publiques. On devine que la chose pourrait prendre un certain temps.

Raymond Aron l’avait suggéré, un régime idéocratique qui prend forme ne peut tolérer ses contradicteurs et prend donc les moyens légaux ou idéologiques nécessaires à leur disqualification. Ce livre donne certainement un bon exemple de cette thèse. On n’en demeurera pas moins surpris que, la plupart du temps, cet appel au renversement d’une souveraineté populaire moralement disqualifiée ainsi que la disqualification des droits individuels à l’ancienne s’opèrent au nom d’un accomplissement de la démocratie libérale. Mais cette dernière n’est peut-être plus qu’une tapisserie fanée qui recouvre bien mal la transformation en profondeur du régime politique occidental et l’emprise croissante du parti progressiste sur les institutions publiques. Ce à quoi nous assistons, mais le Québec n’est ici qu’un laboratoire parmi d’autres, c’est à la reprogrammation multiculturelle de la citoyenneté et à la mise en place d’un nouveau régime politique qui accomplit à la fois sur le plan juridique et administratif un évidement de la démocratie. Dans la collection des ouvrages portant sur le multiculturalisme, Du tricoté serré au métissé serré a cela d’intéressant qu’il dévoile en plusieurs morceaux que le lecteur n’aura qu’à recoller les éléments d’un multiculturalisme intransigeant qui n’entend plus faire de compromis et milite activement pour la transformation radicale de la société, s’il le faut au prix de l’éradication institutionnelle de plusieurs de ses grands courants politiques. De ce point de vue, il s’agit très certainement d’un livre instructif.