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Recherches sociographiques m’a offert l’occasion de réagir à la recension du livre Du tricoté serré au métissé serré et au livre lui-même. En tant qu’initiateur, avec feu Julien Harvey, du concept de « culture publique commune » québécoise, qui sert de prétexte pour ce collectif, je réagirai à ce que je considère comme étant des questions de fond soulevées par les contributions de plusieurs auteurs, sans prétendre à une critique quasi exhaustive du livre comme le font les recenseurs. Je veux exprimer ma satisfaction qu’on débatte des enjeux que soulève la référence à ce concept, soit l’existence ou non d’une culture publique commune au Québec, sa nature, son contenu et, finalement, la dynamique à l’origine de sa genèse et de ses mutations au fil du temps.

Le débat, en effet, ne s’était pas encore fait. On a invoqué le concept sans y mettre de contenu ou encore on a fait des acrobaties intellectuelles pour ne pas s’en servir explicitement ; ainsi, le rapport de la commission Bouchard-Taylor oscille entre les notions de « valeurs publiques communes » (p. 251) et « cadre civique commun » (p. 109) mais on affirme bel et bien dans le résumé qu’il existe au Québec « une culture publique commune » (p. 19). Toutefois, il apparaît – le livre même en fait foi – que le concept est devenu suffisamment incontournable pour qu’il faille le confronter, ne serait-ce que pour le déconstruire. Quelle gratification qu’il y ait enfin un débat autour de ce concept lancé il y a exactement vingt ans (« L’immigration et la nécessité d’une culture publique commune », L’Action nationale, vol. 78, no 8, 1988) ! Je remercie le rédacteur Simon Langlois de m’inviter à me joindre à ce débat d’universitaires… ce qui n’a pas semblé pertinent aux responsables du livre. Ces derniers introduisent pourtant le sujet de la manière suivante : « La question de la culture publique commune hante le discours politique québécois depuis la seconde moitié des années 1980, alors que Gary Caldwell et Julien Harvey se proposaient de définir ce qui faisait la spécificité québécoise et ce à quoi il serait raisonnablement possible d’intégrer les nouveaux arrivants » (p. 1).

Le terme « hante » est admirablement choisi. Je n’ai personnellement pas participé aux débats des universitaires, tout en restant constamment impliqué dans les instances de la société civile. Pendant les vingt années écoulées depuis la première utilisation de l’expression « culture publique commune », c’est la première fois qu’on m’invite à un débat universitaire. Peut-être, n’existe-t-il pas pour les universitaires québécois de pensée sociale à l’extérieur des universités ? On pourrait alors dire que la « diversité » et le « processus délibératif démocratique » en prennent pour leur rhume. Mais grâce au rédacteur Simon Langlois, je ne suis pas totalement évacué de la scène intellectuelle universitaire, comme le fut Colette Moreux, par exemple, et son concept de « sociabilité de consensus », si heuristique pour saisir le fonctionnement de la société québécoise.

Après cette introduction un peu rude, je fonce donc dans le débat que j’ai si vivement souhaité et appelé. Pour ne pas alourdir le texte, je me servirai de l’acronyme CPC pour désigner la « culture publique commune » au Québec.

Le risque de déconstruire

On peut d’abord constater, je crois, que les auteurs du collectif acceptent l’idée qu’on parle d’une « culture » qui est « publique » en ce qu’elle serait partagée par tous les membres de la société québécoise, plutôt que de « culture première » ou même « seconde » (pour utiliser la terminologie de Fernand Dumont) d’un groupe ethnique. C’est en effet une partie seulement de la culture qui rend possible le fonctionnement des institutions sociétales et les activités à caractère collectif (qu’il s’agisse de la manière de se comporter pour monter dans un autobus ou de la manière de contester le pouvoir en place). Pour qu’elle soit « publique » dans ce sens, il faut que la « culture » soit « commune ». C’est en effet la culture qui, par son caractère public, rend possible la survie et la poursuite d’une société démocratique et pluraliste… la société québécoise en l’occurrence. La plupart des auteurs semblent admettre la nécessité d’une telle CPC, bien que quelques-uns aimeraient mieux qu’on parle de « cadre » plutôt que de « culture » alors que d’autres préféreraient le terme « civique » au terme « publique ». La reconnaissance d’une telle nécessité fut cela même qui a donné naissance au concept chez Harvey et moi-même.

Mais au-delà de cette reconnaissance de l’importance d’une culture ou d’un cadre partagé ou d’une culture à caractère strictement civique, il n’y a pas de consensus, que ce soit sur la pertinence actuelle du concept, ou sur la nature ou le contenu de cette nécessaire CPC. De plus, la plupart des auteurs, à deux exceptions notables dont je parlerai plus bas, voient cette CPC comme une culture à construire par un « processus délibératif démocratique », donc comme n’existant pas déjà de façon adéquate.

Ici, le jupon idéologique de ces auteurs dépasse. C’est leur orientation idéologique (Labelle, Maclure et Leroux) qui les pousse à disqualifier la CPC québécoise actuelle parce qu’inadéquate à leurs yeux. La conséquence de cette orientation idéologique, qu’on pourrait désigner comme un libéralisme volontariste et utopique, est que leur réflexe intellectuel est de vouloir déconstruire la CPC qui existe (c’est-à-dire la réalité sociale à laquelle le concept fait référence) pour en construire une nouvelle par le processus « délibératif démocratique ». Pour un conservateur comme moi – je me présente depuis longtemps comme un Red Tory – un tel « libéralisme » est irresponsable parce que destructeur d’acquis collectifs, tout en étant utopique. À quel sort condamnent-ils en effet les membres de la société dans l’intervalle nécessaire entre la déconstruction réussie et l’issue souhaitée par eux du processus délibératif démocratique ? Cet intervalle, dans une société aussi dynamique (changeante) et aussi assiégée (mondialisation) que la nôtre, risque d’être suffisamment long pour qu’une déstabilisation complète de la société elle-même se produise. Surtout quand on sait – à moins d’être un libéral volontariste et utopiste – combien périlleux peut être le processus démocratique et la haute possibilité que cela dérape en tentation totalitaire ou fasciste, tentation souvent nourrie par un populisme que des opportunistes avides de pouvoir politique pourraient fouetter. Il y aura toujours de tels opportunistes, surtout si la CPC a été en partie déconstruite.

L’aveuglement idéologique chez ces auteurs est tel qu’ils ne se rendent pas compte qu’en « déconstruisant » le concept, ils risquent de se rendre complices d’un processus de « délégitimisation » de son contenu, c’est-à-dire d’une partie importante du tissu social existant. Pour certains auteurs, comme Leroux, cela est voulu. Deux exemples d’une telle déconstruction opérée par le biais des écoles et des médias sont l’évacuation de la conscience historique du Canada français et la relativisation de la famille depuis les années soixante. Cependant deux contributions au livre ne sont pas « teintées » (pour utiliser le mot de Gagnon, l’auteur de l’une des recensions) par ce libéralisme désincarné et anhistorique : celles d’Yvan Lamonde et d’André Burelle, deux articles dont Gagnon ne parle pas !

La culture publique commune à l’oeuvre

La remarquable contribution d’Yvan Lamonde, « Une tradition de tolérance et de résistance », puise justement dans l’histoire québécoise pour nous montrer une manifestation in situ de la CPC (ce que Lamonde préfère nommer « culture civique commune ») à l’oeuvre et en mutation. Lamonde nous rappelle l’histoire de l’« Institut canadien de Montréal » (ICM) des années mille huit cent quarante : son fonctionnement comme association, l’alliance catholiques-protestants, le conflit avec les autorités politico-ecclésiastiques, le rôle joué par le système judiciaire, le rôle du penseur politique exceptionnel qu’était Louis-Antoine Dessaulles et l’incident entourant l’enterrement d’un de ses membres, le typogaphe Joseph Guibord. Diverses réalités ressortent de ce regard historique : la diversité religieuse, la contestation du pouvoir politique alors exercé par l’Église, l’esprit de tolérance et la capacité de résistance.

Il a fallu une coalition citoyenne venant d’une institution de la société civile et des recours juridiques allant jusqu’au Conseil privé en Angleterre, l’instance juridique suprême d’alors, pour avoir raison du pouvoir intolérant de l’Église catholique de l’époque. Lamonde voit dans ces événements du passé l’illustration d’une « culture civique commune » à l’oeuvre, et dans la résistance qu’ont menée les membres de l’ICM, une inspiration pour nous, ses contemporains. Cependant, Lamonde s’esquive quant aux « valeurs humaines » qui doivent sous-tendre la culture civique et il n’indique pas d’où viennent ces valeurs (Voir son dernier ouvrage, Historien et citoyen, 2008, p. 119).

André Burelle, dans son article « Plusieurs cultures publiques communes peuvent-elles coexister au sein du Canada ‘chartiste’ et multi-culturel de Pierre Elliot Trudeau ? », nous parle d’une réalité plus récente : les négociations qui ont eu lieu entre 1988 et 1991, dans la tourmente de l’après-Meech, pour encadrer l’action des gouvernements canadien et québécois dans ce domaine de juridiction partagée qu’est l’immigration. Burelle montre comment une conception du fédéralisme communautaire et multiterritorial – celle de la constitution de 1867 – s’est trouvée confrontée à la visée de former « une nation », celle issue du multiculturalisme du gouvernement de Trudeau. Il fait ressortir que l’« Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration : Au Québec pour bâtir ensemble » de 1990 et l’« Entente McDougall-Gagnon-Tremblay » de 1991 ont veillé à ce que la conception québécoise du fédéralisme ne soit pas évacuée en faveur de la vision insufflée par la nouvelle constitution fédérale de 1982. Ce qui est remarquable, c’est que Burelle était du côté d’Ottawa lors de ces négociations ! Je mentionne en passant que Mme Gagnon-Tremblay avait alors constitué un comité pour l’épauler, dont faisaient partie, entre autres, Charles Taylor et moi-même.

Burelle tire de cette expérience deux leçons : la pertinence que l’Assemblée nationale n’endosse pas la Constitution de 1982 et l’importance de ne pas acquiescer par la suite à cette constitution qui était, en fait, un acte de « séparation » du ROC (rest of Canada) par rapport au projet politique canadien de 1867. Une leçon que le gouvernement péquiste n’a pas retenue puisqu’il a de facto reconnu cette constitution lorsqu’il a eu recours, en 1997-1998, à sa procédure d’amendement pour l’abrogation de l’article 93 de la constitution de 1867. À travers ces tiraillements rapportés par Burelle dans un domaine de juridiction partagée, on voit la CPC du Québec à l’oeuvre, avec des conséquences et impacts certains sur les institutions politiques québécoises. Heureusement il y a eu de la « résistance », comme dirait Lamonde, par des intervenants imprégnés de la CPC québécoise. Encore là, on voit la CPC « in situ » et en mutation.

Incidemment on aurait pu faire une contribution semblable au livre à partir de la controverse à l’école de N.D.G. dans les années quatre-vingt concernant l’exemption des cours de religion. Lors de cet épisode, d’autres « résistants » ont réussi à faire lever l’imposition obligatoire de l’enseignement religieux : il y a eu contestation citoyenne, diversité ethnique, recours aux tribunaux (« jugement Deschênes ») et l’implication au premier plan d’intellectuels chevronnés (Jean-Pierre Proulx et Guy Durand).

Ces deux récits, ceux de Lamonde et de Burelle, ont plus de pertinence, concernant la CPC, que la haute voltige intellectuelle que constitue la contribution d’autres auteurs, comme celles de Micheline Labelle ou de Will Kymlicka, ou même les manifestations d’un libéralisme volontariste et utopiste de Michel Seymour, de Jocelyne Maclure et de Diane Lamoureux.

Une contestation citoyenne oubliée

Pour appuyer mon affirmation concernant la pertinence limitée de ces dernières contributions qui apparaissent comme des acrobaties académiques, quoique très bien menées, il faut le dire, j’invoque une contestation citoyenne actuelle qui se passe devant leurs yeux mais qui a échappé à leur analyse. Cette « contestation citoyenne », pour utiliser la désignation de Diane Lamoureux dans sa contribution « Les mouvements sociaux, vecteur de l’inclusion politique », pourrait avoir la même valeur constitutive pour la CPC qu’a eue en son temps l’incident de l’ICM. Et cela, parce qu’on y voit la société civile en train de s’affirmer et se régénérer par son action – comme cela se produit ici depuis quatre cents ans – et, par le fait même, de se poursuivre.

Présentement, des milliers de parents du Québec se sont regroupés dans un mouvement social qui s’appelle la « Coalition pour la liberté en éducation » pour contester l’imposition, de la première année du primaire jusqu’à la fin du secondaire, du cours d’Éthique et culture religieuse (ECR). À l’été 2008, il y a eu quatorze mille demandes d’exemption de ce cours auprès des commissions scolaires. La réaction de la ministre et du ministère fut de faire fi, complètement, de plusieurs des droits et libertés qui sont partie intégrante de la CPC actuelle : droit d’accès aux lois existantes (l’article 222 de la loi de l’instruction publique qui prévoit des exemptions), l’autonomie des commissions scolaires qui, elles, ont juridiction sur ces exemptions jusqu’au secondaire quatre ; le droit des parents d’être entendus dans leur propre cause à propos de litiges les concernant et, finalement, le droit, pour les demandeurs, à un devoir de réserve de la part de l’exécutif (la ministre ici) impliquant de ne pas se prononcer lorsqu’un litige est devant les tribunaux. Tout cela est bafoué du revers de la main, sans parler des libertés plus fondamentales en cause : liberté de conscience et droits parentaux en matière d’éducation des enfants.

Cette contestation ressemble à plusieurs égards à la contestation de l’ICM : une association de citoyens catholiques et protestants, la volonté et le fait d’avoir recours aux tribunaux, l’excommunication des enfants par les pouvoirs publics (une commission scolaire a suspendu les élèves qui n’assistaient pas aux cours). Et tout cela, alors que ces parents invoquent des droits et libertés qu’ils possèdent déjà selon la CPC existante… et dont ils croyaient pouvoir jouir.

J’ai utilisé le mot excommunication à dessein parce que la suspension indéfinie de l’école publique, dans un régime de fréquentation scolaire obligatoire, a la même conséquence qu’avait l’excommunication ecclésiastique au dix-neuvième siècle, soit l’exclusion sociale. Heureusement, un juge de la Cour supérieure a mis fin à cette exclusion. Et finalement, ces deux incidents se ressemblent en ceci que, comme dans le cas de l’enterrement de Guibord, membre de l’ICM, l’affaire risque de se retrouver devant l’instance juridique suprême. Malheureusement, « cette contestation citoyenne contre le pouvoir public » ne se trouve pas dans le champ de vision de Mme Lamoureux parce que sa pensée est « teintée » par son idéologie.

La contradiction derrière le projet du cours ECR

Cela nous amène à la contribution de Georges Leroux, « Les enjeux de la transmission », et à ce qui est en train de se passer au Québec en ce qui touche à la déconstruction de la CPC existante. Permettez-moi de mentionner que le discours de M. Leroux, ici comme dans son petit livre Éthique et culture religieuse : argument pour un programme (Fides, 2007) est très clair et très honnête, ne laissant place à aucune ambiguïté quant à ses convictions et à ses intentions. Je tiens à l’en féliciter, comme je le félicite de son souci pour le bien commun et de son implication concrète face aux enjeux de la société québécoise.

Leroux nous dit qu’il faut un « cadre civique commun » qui, comme l’écrit Micheline Labelle dans sa contribution, doit nécessairement s’inspirer de valeurs issues d’une culture quelconque. C’est un point important reconnu par la plupart des contributeurs : il ne peut pas y avoir de culture sans valeurs, même si on distingue entre la structure et le caractère d’une culture (voir Seymour dans « La nation et l’identité publique »). Ce qui amène Leroux à adopter très aisément le concept de CPC en précisant toutefois que cette CPC doit nécessairement transcender tout particularisme : « Parler de la culture publique commune, c’est donc accéder à un registre de la culture qui transcende les particularismes croissants des formes de vie et des représentations, parce que c’est le seul niveau où la culture maintient une prétention universelle, rationnelle, non historique et non particulière » (p. 275).

Leroux reviendra là-dessus plus tard lorsqu’il voudra confronter l’enjeu de la transmission de la CPC. Remarquons néanmoins que cette conception de la CPC laisse peu de place à une conscience historique « fondée sur l’histoire nationale ». Pour fixer le contexte, il faut faire ressortir trois autres prémisses de sa pensée. Premièrement, on comprend que, pour lui, il n’existe pas dans le moment une CPC qui se tienne au Québec. D’abord parce que la « culture seconde » (Dumont) qui aurait pu servir de tremplin est en décomposition et en érosion, déstabilisée par la mondialisation. De plus, dans notre système d’éducation, « À tous les niveaux du système, la détermination des objets dans les programmes a été engagée dans un processus d’érosion des modèles canoniques antérieurs (gréco-judéo-chrétiens, européo-centrés) au profit des réformes pédagogiques, fondée sur une épistémologie du développement des compétences » (p. 279).

En effet, quelle belle instance de la déconstruction voulue et réussie de la CPC québécoise !

Deuxièmement, même si le Québec, face à la mondialisation, « donne cependant l’exemple d’une culture populaire de résistance et de recomposition, […] aucune référence culturelle ou historique n’a été précisée [autre que la langue elle-même] pour lui donner une définition particulière » (p. 271). Mais c’est précisément ce que Harvey et moi-même – et sûrement plusieurs autres – ont tenté de faire ! Pour Leroux et les autres penseurs de sa trempe, tout est à refaire ou à faire en matière de CPC. Heureusement qu’on peut compter sur eux et sur le financement de l’État pour effectuer ce travail à notre place !

Que faire donc devant le constat que les bases canoniques de la culture seconde au Québec ont été battues en brèche et puisque l’effort de réflexion et de pensée sur le tronc commun qui pourrait servir de base à une CPC n’a pas – selon lui – été mené ? Comme les individus n’ont pas d’autre choix, par un processus délibératif et critique, que de se construire leur propre éthique de base – voir ici le penchant volontariste et utopique – il ne reste qu’à laisser au système d’éducation la tâche de faire émerger ce qui doit être commun pour servir de base vers une nouvelle CPC, en particulier par les cours d’ECR.

C’est donc l’État, par la voie du système d’éducation, qui doit mettre en place les conditions pouvant faire émerger – au moyen du dialogue et de l’exercice du sens critique – cette CPC. C’est là la troisième prémisse de la pensée de M. Leroux. De plus, personne ne doit être exempté de ce processus : « le législateur soucieux de la culture publique commune ne devrait pas, sur ce chapitre, s’engager sur le chemin de l’accommodement. Personne ne devrait pouvoir s’y soustraire » (p. 282). Et Leroux poursuit, d’une façon on ne peut plus claire : « car l’introduction du pluralisme et en général la sensibilisation aux vertus de la démocratie qui est un des objectifs principaux de ce programme (ECR) n’aura plus de sens si on introduit un régime d’exception » (p. 283).

Malheureusement pour Leroux et consorts, il existe déjà un régime d’exemption que le législateur n’a pas cru bon d’enlever ; et il existe déjà des Québécois sensibilisés aux vertus de la démocratie. Tout ce qu’on peut ajouter est qu’il est quand même miraculeux que le Québec se soit rendu si loin dans l’édification d’une société pluraliste et démocratique avant et sans que nous ayons été sensibilisés au pluralisme et à la démocratie par l’État. René Lévesque, grand démocrate s’il en fut, était, faut-il croire, un épiphénomène. Chaque fois que j’assiste aux réunions d’un comité de notre MRC – comme cette semaine celui de la forêt privée – je m’émerveille de la qualité des échanges (diversité des opinions, civilité, respect des autres), bel exemple de « processus délibératif démocratique », par des gens qui n’ont pas bénéficié du cours d’ECR.

Néanmoins, Leroux est assez lucide pour se rendre compte que la transmission, la préoccupation centrale de sa contribution au livre, ne peut s’opérer sans « un noyau commun substantiel » au moyen duquel se transmettront les valeurs en jeu : sans valeurs, il n’y a pas de culture. Et c’est ici que Leroux, rendu au bord du précipice du vide normatif, aussi pluraliste soit-il, recule : « Les exigences du pluralisme ont en effet une double conséquence sur les objets de la transmission ; d’une part une exigence de diversité, qui a pour corollaire la nécessité de l’adoption d’une position non canonique, et d’autre part, la nécessité d’un noyau commun substantiel… ». Et Leroux d’ajouter, se contredisant : « comme par exemple un corpus littéraire d’abord occidental ou une éducation à la citoyenneté fondée sur l’histoire nationale » (p. 279).

Ainsi donc on préconise, d’une part le rejet d’un modèle canonique gréco-judéo-chrétien trop eurocentrique et les particularismes historiques, d’autre part le recours à un corpus littéraire occidental et l’intériorisation de l’histoire nationale !

La source de la contradiction réside en ceci : le canon littéraire occidental et l’histoire nationale québécoise sont tributaires, sont des fruits de la tradition gréco-judéo-chrétienne. Dans mon livre sur « La culture publique commune », j’ai utilisé comme à peu près équivalentes, les deux expressions « culture occidentale » ou « tradition gréco-judéo-chrétienne ». Ce que j’ai tenté d’expliciter, ce sont les formes particulières que cette culture occidentale, dans son incarnation française et ensuite anglaise, a prises, façonnée par quelques siècles d’histoire en sol nord-américain.

Nos Chartes de droits et libertés elles-mêmes (celle des Nations-Unies, les chartes canadienne et québécoise, et même celle de la Révolution française) ont été rédigées par des personnes imprégnées de la culture occidentale, et sont donc des « produits » de cette culture occidentale, c’est-à-dire de l’héritage gréco-judéo-chrétien. On ne peut s’en sortir. Si on dit qu’il faut transmettre un canon littéraire occidental et l’identité qui découle de l’histoire nationale, on ne peut, il me semble, récuser ou rejeter le fait que la tradition gréco-judéo-chrétienne en soit la base. Plusieurs penseurs ou créateurs agnostiques et athées de l’Occident contemporain reconnaissent ce point. Pensons à André Comte-Sponville en France ou à Bernard Émond au Québec, qui se présentent, comme moi-même pour la plus grande partie de ma vie, comme des athées « fidèles » ou « loyaux ».

Il ne suffit pas de reconnaître cette impasse. Il me semble que nous nous trouvons devant une faillite de la pensée, pensée dont pourtant Leroux et les autres de sa couleur idéologique ont réussi à imprégner tout l’appareil étatique et la majeure partie de l’élite culturelle et politique du Québec. Et si le philosophe Leroux, mandataire de l’État, n’a pas été capable, par sa réflexion, par les délibérations démocratiques auxquelles il a pris part, et l’exercice de son esprit critique, d’arriver à résoudre l’enjeu de la transmission des valeurs nécessaires à l’émergence d’une « véritable CPC », des valeurs pouvant servir d’inspiration à un nouveau « vivre ensemble », sans faire appel au canon littéraire occidental et à l’histoire nationale, les deux étant en décomposition et en érosion, le pronostic n’est pas reluisant ! On voit là la profonde irresponsabilité inhérente à cette idéologie : à moins que chaque petit Québécois ne réussisse individuellement, à partir de l’exercice du dialogue, de son esprit critique et de la lecture des chartes, à se construire une éthique, on condamne toute une génération à un vide de valeurs qui sera inévitablement rempli par la culture mondialisante dont l’hégémonie est appréhendée par Leroux lui-même.

Pour ma part, je préfère me fier, pour moi et ma descendance, à la sagesse accumulée et aux acquis de civilisation qui sont à la base même de la CPC québécoise existante, une CPC portée par, et renouvelée par, la société civile, plutôt que de me mettre à la merci des philosophes-rois. Somme toute, Karl Popper avait peut-être raison : les philosophes-rois à la Platon, Hegel ou Marx sont, selon lui, des ennemis de la société ouverte que l’ensemble de la tradition gréco-judéo-chrétienne a rendu possible en Occident. Donc, comme Dessaulles et Burelle, je résiste : c’est mon devoir envers le bien commun québécois.

Pour conclure, je reviens à la très bonne recension de Bernard Gagnon et j’en soulignerai des lacunes qui sont en elles-mêmes symptomatiques. Gagnon fait parfois référence à la déconstruction du concept, parfois à celle du contenu de la CPC, sans toujours distinguer explicitement entre ces deux déconstructions. Par ailleurs, Gagnon montre une bonne compréhension du concept tel que généralement entendu par certains auteurs. « La spécificité de la notion de culture publique commune est celle d’une intégration citoyenne via la valorisation d’un noyau de valeurs communes historiquement et culturellement déterminées. » Je suis moi-même d’accord avec cette définition, avec la réserve que je remplacerais « citoyenne » par « sociétale ».

De plus, Gagnon saisit bien la raison de la désaffection de plusieurs des contributeurs envers le concept : pour plusieurs, « l’idée selon laquelle la culture et les valeurs (comprises, ici, en un sens culturel et anthropologique) puissent être la source du lien social ou d’une identification commune à la société, contredit les exigences actuelles du pluralisme identitaire et culturel au Québec ». Néanmoins, il ne dit pas explicitement qu’une partie des auteurs – en rejetant un noyau de valeurs culturelles – ne sont pas seulement en train de déconstruire le concept, mais sont aussi les apôtres de la déconstruction de la CPC existante elle-même. Conséquemment, Gagnon accorde son attention aux auteurs qui préconisent la déconstruction de la CPC existante comme préalable à la construction d’une nouvelle, passant ainsi à côté des contributions des deux auteurs qui ont adopté une approche plus ethnoculturelle et historique, soit Lamonde et Burelle ; il n’en souffle pas mot.

Cette attitude, que je considère comme une lacune de sa recension – soit celle de n’être impressionné que par les auteurs « déconstructivistes » de la CPC – est symptomatique d’une tangente idéologique qu’il partage avec ces auteurs et qui est celle de la plupart des universitaires écrivant sur le concept : la conviction que nous arriverons à dégager une nouvelle CPC par nous-mêmes par le processus délibératif démocratique. C’est ce même biais idéologique qui l’amène à mal caractériser ma pensée sur la question. Il oppose en effet ce que Harvey et moi-même avons préconisé comme étant très différent de « ces auteurs [pour qui] la culture publique commune doit se comprendre comme les règles et les pratiques de la vie commune dans des institutions justes ». Or, c’est exactement ce que Harvey et moi-même avons proposé et que j’ai tenté d’expliciter dans mon livre ! La différence – et elle est de taille – est que nous voyions cela comme étant déjà donné dans la CPC existante, et que notre travail consistait à tenter de l’expliciter et le transmettre.

C’est cette même tangente idéologique qui le pousse à m’accoler des positions que je n’ai jamais prises. Par exemple, il écrit dans sa recension : « les prises de position publiques de Caldwell favorables au maintien de l’enseignement confessionnel dans les écoles publiques… ». Or, je n’ai jamais pris une telle position. Au contraire – c’était d’ailleurs le point III, 5) du bref mémoire accompagnant le dépôt de mon livre à la commission Bouchard-Taylor – je me suis justement opposé à ce que l’État impose tout contenu religieux dans nos écoles ; et mon opposition se base, entre autres raisons, sur l’un des points de notre CPC existante, telle qu’explicitée dans mon livre, soit la séparation des pouvoirs, en l’occurrence ici, la séparation de l’Église et de l’État (La culture publique…, p. 103).

Il est vrai que j’appuie les démarches des parents qui demandent une exemption du cours d’ECR, ce qui n’est pas la même chose que vouloir le maintien ou le retour des cours de religion ! Encore là, mon appui à ces parents qui résistent se fonde, entre autres raisons, sur plusieurs autres droits et libertés de notre CPC existante : liberté de conscience, droits des parents – parallèles à leurs devoirs – en matière d’éducation, droit d’être entendu dans sa propre cause, etc. J’ajoute qu’il y a presque 34 ans, j’ai pu bénéficier, pour ma fille, d’un droit à l’exemption des cours de religion, droit qui existait déjà, avant la possibilité de choix entre l’enseignement religieux et l’enseignement moral, venu plus tard. Voyant que nous étions inscrits, à des fins scolaires, comme « autres » (c.-à-d. ni catholiques ni protestants), le directeur de notre petite école de village, sans même que nous l’appelions, nous a tout de suite offert l’exemption des cours de religion pour notre fille de 6 ans qui arrivait en 1re année. Si, aujourd’hui, des parents, qu’ils soient athées, catholiques, musulmans ou autres, croient, à tort ou à raison, que le cours d’ECR, qui relativise leur héritage culturel, heurte leur liberté de conscience ou de religion, qui sommes-nous pour nous arroger le droit ne pas respecter cette liberté ?

De plus, invoquer la teinture idéologique, parce que quelqu’un écrit dans une revue conservatrice, est un argument ad hominem qui n’a rien à voir avec le contenu de mes écrits sur ce sujet de la culture publique commune. Cela en dit long sur le manque de tolérance, ou de respect de la diversité, de la part de certains intellectuels.

M. Gagnon critique les éditeurs de ne pas avoir « exprimé les ambiguïtés et les enjeux ouvertementidéologiques qui planent autour du concept de Caldwell et Harvey ». Curieusement, lors des audiences à Sherbrooke, la première remarque du commissaire Bouchard qui avait, lui, consulté mon livre, fut que le contenu de la CPC que j’y ai explicité lui apparaissait comme surtout universel (plutôt que spécifique au Québec) ! Cela dit, M. Gagnon parle de l’idéologie de Harvey et Caldwell sans prendre acte ou mentionner les ambiguïtés idéologiques implicites de plusieurs, sinon de la majorité des contributeurs du livre recensé.

Finalement, en conclusion, Gagnon se demande si l’on ne doit pas tout simplement – comme le suggère François Rocher dans cet ouvrage – « jeter aux oubliettes le concept avancé par Caldwell et Harvey ». Je soumets humblement que la question n’est pas là. Elle est plutôt là où lui-même la situe en reprochant aux éditeurs de ne pas avoir pris position « sur une question de fond littéralement esquivée : l’idée de ‘culture publique commune’ peut-elle être comprise indépendamment de ce qu’en dit ou pense Caldwell ? ». Si la réponse est positive, j’aurai réussi parce que j’aurai touché à quelque chose de plus substantiel que mes élucubrations conservatrices. Et si c’est bien le cas, le concept aurait une utilité heuristique pour la compréhension de la société québécoise et sa survie.

Quant au recenseur Gagnon, lui au moins a pris position en écrivant : « au final, la culture publique commune apparaît comme un cerbère conceptuel, une notion vague, politiquement douteuse, et peu porteuse du point de vue des sciences sociales ». C’est-à-dire qu’il n’aurait aucune valeur heuristique. Pour lui, le débat est clos. Pour moi – grâce aux éditeurs du livre et à Recherches sociographiques – il s’engage, et sur le concept et sur le contenu, comme je l’ai si vivement souhaité. Par ailleurs, la société civile, porteuse de notre culture publique commune, continue d’être le théâtre du « processus délibératif démocratique », et je compte bien continuer d’y participer pour contribuer au débat.

Maintenant, et en conclusion, je commenterai brièvement la contribution de M. Bock-Côté à ce « colloquium critique », qui m’est parvenue après la rédaction de ce qui précède. L’analyse critique de Bock-Côté est, selon moi, brillante et tout à fait juste. Cependant, elle me laisse sur ma faim.

Dans sa critique, il saisit bien le problème. Il décèle, chez la plupart des auteurs de « Du tricoté serré au métissé serré », une prise de position idéologique certaine – ce qui a échappé à l’attention du recenseur Gagnon – qu’il caractérise comme étant du « multiculturalisme d’état ». Mais son analyse reste désincarnée. Bock-Côté ne dépasse pas la critique exprimée, il faut le dire, à l’aide d’une rhétorique séduisante. Autrement dit, il se contente d’exposer cette idéologie et les méfaits de son emprise sur les instances étatiques.

C’est, il faut le reconnaître, déjà beaucoup. Mais, comme dans d’autres de ses écrits, il ne va pas au-delà de la dénonciation et n’aborde pas la question : « Que faire maintenant ? ». À ne rester qu’au niveau de la rhétorique critique, si juste soit-elle, on risque de devenir une étoile filante qui brille dans le firmament intellectuel mais sans influence réelle. Par exemple, lorsqu’il parle d’une des manifestations de ce multiculturalisme d’état qu’est le cours d’ÉCR, Bock-Côté ne propose, comme un « deus ex machina », que l’abolition du cours (conférence du 14 juin à L’Action Nationale). Mais comment, par qui, et avec quels moyens ? Quel programme propose-t-il pour contrer celui des pourvoyeurs du « multiculturalisme d’état » qui consiste à pénétrer et dominer des institutions étatiques pour ensuite imposer leur agenda idéologique à la population sans « détour démocratique » ?

J’invite Mathieu Bock-Côté à nous proposer des chemins à emprunter : la désobéissance civile ? l’activisme politique ? la création d’un mouvement social ? la contestation juridique ? Sans cet effort d’« incarnation » dans le tissu social québécois lui-même, on risque de devenir prisonnier de sa propre rhétorique, rhétorique qui est, auprès d’autres intellectuels et de soi-même, si séduisante parce que si pénétrante et si bien exprimée.

La pertinence de ce constat dépasse évidemment la personne de Bock-Côté. Ce qui est en jeu, c’est la disponibilité des intellectuels québécois envers les acteurs de la société civile ; (nous mettons ici de côté les acteurs qui s’activent dans le champ économique ou politique). Depuis plus d’un quart de siècle, les intellectuels québécois n’ont pas été particulièrement attentifs ni disponibles aux acteurs de la société civile.

En effet, où étaient les intellectuels lors de la liquidation des écoles de métier, ou des écoles secondaires près du milieu, lors de la création de commissions scolaires « délocalisées » et hors de portée de la société civile ? Lors de l’abrogation de l’article 93 de la Constitution de 1867, qui était la seule garantie constitutionnelle de l’autonomie des commissions scolaires, silence des intellectuels d’autant plus étonnant que ce changement constitutionnel impliquait – par le biais de ses modalités d’amendement – une reconnaissance de facto de la Constitution de 1982 que le Québec n’a pas signée ? Où étaient les intellectuels lors des fusions municipales forcées ? Lors de l’imposition obligatoire du cours d’ÉCR annoncé depuis deux ans déjà ? Lors de la centralisation et du changement de vocation des caisses populaires, pourtant créées à l’origine par la société civile ? Et, plus près de nous, lors de la disparition annoncée d’un grand nombre de paroisses, la paroisse étant l’une des institutions les plus importantes de la société civile québécoise ? Où sont les intellectuels qui dénoncent les relations incestueuses de l’UPA et du ministère de l’Agriculture, qui rendent presque impossible toute réforme de l’agriculture comme celle préconisée par le Rapport Pronovost ?

Les gens qui ont résisté à cette dépossession de leurs institutions civiles et à ses conséquences, la déresponsabilisation et la perte de dignité de ceux qui s’occupaient de leurs affaires, témoignaient de la vraie liberté des hommes et des femmes d’une société démocratique. Ils n’ont pas pu compter sur les conseils et l’appui de beaucoup d’intellectuels. On peut même compter sur les doigts d’une seule main les intellectuels qui n’étaient pas du côté des appareils étatiques ou cautionnés par l’État.

Dans la Pologne de l’après-guerre, cela a pris vingt ans, de 1955 à 1976, avant que les intellectuels ne viennent en aide – en créant le KOR (Comité de défense des ouvriers) – à leurs concitoyens ouvriers qui n’avaient comme moyen d’action que des grèves sauvages et isolées. Espérons qu’au Québec, il y aura suffisamment d’intellectuels qui daigneront soutenir les citoyens courageux qui résistent à leur dépouillement culturel.

L’école du milieu, qui transmet ses valeurs en plus d’une conscience historique, la municipalité à échelle humaine, la caisse populaire où les actionnaires se connaissent et ont réellement un mot à dire, la paroisse où les voisins se rassemblent – toutes ces institutions issues de la « culture publique commune » existante, possédées et gérées par des citoyens responsables, libres et fiers – sont la sève d’une démocratie capable de se perpétuer. Lorsque nous n’aurons plus d’emprise sur ces institutions, qui auront été appropriées et gérées par une technocratie opportuniste et mondialisante dans un Québec qui dépérira comme société distincte, nous les intellectuels qui y ont vécu, aurons des comptes à rendre, en notre âme et conscience de citoyens héritiers et bénéficiaires de la civilisation occidentale. Pourrons-nous dire, en toute honnêteté, que nous avons fait tout ce que nous pouvions, selon nos dons et nos capacités, pour empêcher le « déclin tranquille » d’une société qui valait la peine d’être conservée ? La « conservation » et la sauvegarde des valeurs et des institutions de base de notre culture publique commune sont tout à fait compatibles avec une inévitable et souhaitable adaptation et évolution comme je l’exprimais dans mon livre La culture publique commune : les règles du jeu de la vie publique au Québec et les fondements de ces règles (p. 13).