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Certains auteurs travaillent un projet de manuscrit durant toute une vie, ajoutant au fil des lectures et à petites doses un paragraphe ou quelques phrases découlant d'une observation faite au détour d'une autre recherche, ou résultant d'un heureux hasard. Par la richesse de sa documentation et la multiplicité des exemples patiemment réunis, Anastasie ou la censure du cinéma au Québec fait partie de ces livres trop rares, rédigés minutieusement, patiemment, qui regorgent de trouvailles et de documents inédits, voire inespérés. Aujourd'hui retraité de l'enseignement mais d'autant plus prolifique, Yves Lever a consacré toute sa carrière (en plus de son mémoire de maîtrise et sa thèse de doctorat) à ses recherches interdisciplinaires – toujours rigoureuses – consacrées à l'histoire du cinéma québécois. Plusieurs de ses ouvrages sont considérés comme des jalons en études québécoises. Trois de ses livres sont parus en l'espace de deux années, si l'on inclut sa participation au Dictionnaire de la censure au Québec, littérature et cinéma (avec Pierre Hébert et Kenneth Landry, 2006) et la récente monographie consacrée au producteur montréalais J. A. DeSève, qui fut en outre le fondateur de Télé-Métropole (Lever, 2008).

Situées à mi-chemin entre les sciences sociales et l'histoire, les recherches universitaires sur la censure cinématographique au Québec demeurent encore relativement embryonnaires (Hébert, Lever et Landry, 2006). Même la notice sur le Québec de la très rigoureuse encyclopédie mondiale sur la censure dirigée par Derek Jones, Censorship : A World Encyclopedia (2001), ne traite pas du cinéma au Québec mais uniquement de littérature et de quelques journaux canadiens (Dov Abrahason et Hébert, dans Jones, 2001). Or, comme tous les pays durant la même période, le Québec a été un lieu propice pour le contrôle étatique des images et des contenus des films de toutes provenances. L'ouvrage examine deux types de cas : d'une part, des films venus de l'étranger ayant été interdits, coupés, ou restreints dans leur diffusion au Québec et, d'autre part, des films québécois ayant été censurés durant leur tournage ou juste avant leur sortie en salles.

D'emblée, l'auteur rappelle que la censure ne signifie pas nécessairement « coupure » ou « interdiction », mais plutôt une forme de contrôle et d'évaluation effectuée par une instance qui en détient le pouvoir : « Exercée par une autorité reconnue comme légitime ou qui s'impose par sa force, la censure crée et structure le réseau d'interdits et de tabous qui contribuent à la cohésion sociale et au maintien des structures du pouvoir » (p. 9). On rappelle que la censure a existé au Québec depuis que des films y sont projetés (soit en 1896), et même auparavant dans les domaines du livre et des spectacles : « Personne ne remarque plus – et encore moins ne s'en offusque – les imprimatur ou nihil obstat, ou imprimi potest, suivies du nom de quelque abbé ou monseigneur, qui figurent obligatoirement dans les premières pages d'un grand nombre de publications » (p. 10). À part chez quelques intellectuels, cette idée d'une censure nécessaire était considérée comme « normale » : « Quand le cinéma arrive au Québec, dès 1896, l'idée de censure est parfaitement intégrée dans l'esprit de tous les citoyens, aussi bien de ceux qui l'exercent que de ceux qui la subissent » (p. 10). Dans son livre, Yves Lever s'est concentré sur les réseaux québécois de salles de cinéma et, dans une moindre mesure, sur la télévision et la vidéocassette. Le domaine de la télévision représente une catégorie à part : si l'on en juge par des documents officiels archivés, les critères des censeurs de Radio-Canada étaient par ailleurs établis avec précision, avec leurs influences privilégiées. Généralement, les responsables de la société d'État se fiaient davantage à l'opinion des censeurs de l'Office catholique de France plutôt qu'aux prêtres québécois ou des États-Unis (p. 161).

L'auteur procède chronologiquement, depuis l'époque du cinéma muet, et traverse le XXe siècle jusqu'à nos jours, sans négliger l'ère de l'Internet et des jeux vidéo (p. 289). D'entrée de jeu, Yves Lever identifie les diverses institutions québécoises qui s'accordaient le droit de critiquer la moralité des images filmées et de décourager par divers moyens certaines projections publiques de films jugés inacceptables ou « contraires aux bonnes moeurs ». Parmi ces institutions, on trouvait : le clergé, quelques quotidiens, certains élus, mais aussi des corps de police municipaux et les tribunaux. Yves Lever évoque le choc généralisé causé par les films érotiques produits au Québec et qui laisseront quelque temps une très mauvaise réputation à son industrie cinématographique. En fait, « tout se joue encore autour des normes de tolérance admises en 1971 » (p. 246). On retient parmi plusieurs exemples célèbres les longs métrages Pile ou face et Après-ski, réalisés au début des années 1970, qui seront l'objet de scandales, de débats et de procès spectaculaires. D'ailleurs, le sociologue Marcel Rioux sera appelé à la barre en guise d'expert pour la défense lors du procès du film Après-ski, jugé obscène, qui deviendra en 1973 « le seul film québécois à être condamné par un tribunal en vertu du Code criminel » (p. 247).

Pour chaque film étudié dans Anastasie, l'auteur précise s'il y a lieu le contenu des passages retranchés, les raisons invoquées par les censeurs, et les diverses conséquences de ces changements : protestations des producteurs, réactions du public et dans certains cas un procès. Ainsi, la veille de la première du fameux long métrage Naissance d'une nation (1915) de D. W. Griffith, le cinéma Princess de Montréal fut incendié (p. 55). Ce classique du cinéma américain prend l'affiche en 1915 et de nouveau en 1916, mais sera par la suite interdit en 1921, puis approuvé après plusieurs coupures en 1924 (p. 55). En règle générale, les films français seront plus souvent modifiés par la censure québécoise ; les studios hollywoodiens pratiquaient, à partir de 1934, une forme d'autocensure institutionnalisée afin d'éviter toute intervention éventuelle de l'État américain (le « Hays Code ») (p. 120). Néanmoins, quelques cas d'exception sont apparus : deux films d'aventures acceptés sans problème aux États-Unis seront par la suite refusés au Québec au début des années 1930 parce qu'ils donnaient une représentation stéréotypée et caricaturale des Québécois et de la Police montée canadienne. Ces obscurs longs métrages étaient : Rivers' End de Michael Curtiz et Mounted Fury de Stuart Paton (p. 126). Même l'adaptation du roman Maria Chapdelaine (1934), tournée au Québec par le réalisateur français Julien Duvivier, subit quelques coupures au Bureau de censure de Montréal, entre autres dans deux séquences de danses indiennes (p. 126). Par ailleurs, la censure québécoise ne visait pas uniquement la moralité des oeuvres, et les contenus politiques furent également évalués : des films nazis sont unilatéralement interdits au Québec en 1935, tout comme certains films français faisant allusion au communisme en URSS (p. 121). L'analyse de chaque cas est très fine et bien documentée ; dans plusieurs exemples, Yves Lever a même pu reproduire des extraits de commentaires tirés des fiches de censure établies à l'époque par des censeurs québécois (p. 121).

Plus de cent cas de films censurés ou interdits au Québec sont ici étudiés, y compris la fameuse affaire des Enfants du paradis, de Marcel Carné, un chef-d'oeuvre qui sera interdit dans les salles de cinéma au Québec durant vingt ans, entre 1947 et 1967 – mais la télévision de Radio-Canada le diffusera régulièrement à partir de 1962 (p. 138). L'auteur se penche aussi sur les publications officielles consacrées au cinéma, par exemple les tracts religieux, et évoque en outre le contrôle des affiches de films et même les problèmes de certains magazines illustrés consacrés aux vedettes du cinéma (p. 156).

Même le spécialiste du cinéma et plusieurs cinéphiles en apprendront beaucoup en lisant ce livre étoffé. Ainsi, à propos du documentaire Les bûcherons de la Manouane (1962), court métrage d'Arthur Lamothe, Yves Lever relève tous les passages ayant été modifiés avant que le film ne soit définitivement monté : les allusions à la présence des capitaux américains dans l'industrie québécoise des forêts sont effacées ; le mot « séparatisme », mentionné dans le commentaire en « voix-off », est également retiré au mixage, contre la volonté du réalisateur (p. 222). Par ailleurs, les nombreux déboires de Denys Arcand avec la censure de l'Office national du film (ONF) sont mieux connus ; Lever les évoquait déjà dans sa magistrale Histoire générale du cinéma au Québec (Lever, 1995 [1988]). En outre, Yves Lever nous apprend qu'un plan pouvant soulever la controverse avait été retiré avant le montage du documentaire Les Montréalistes, de Denys Arcand : on y voyait de dos une religieuse s'autoflagellant (p. 223).

En somme, le livre Anastasie ou la censure du cinéma au Québec est précieux à plusieurs titres. Il retrace avec nuance et précision les nombreux cas et débats ayant eu lieu au Québec à propos de la censure au cinéma, mais il identifie en outre plusieurs des répliques retirées dans certains longs métrages « coupés » par les censeurs québécois. Ainsi, le film britannique Oscar Wilde (1960) de Gregory Ratoff ne sera projeté que dans une seule salle montréalaise et subira deux minutes de coupes qui éludent toute référence à l'homosexualité (p. 213). En revanche, le flamboyant Cleopatra (1963), long métrage en couleurs de Joseph Mankiewicz, ne subit aucune coupure au Québec, « malgré la nudité complète d'Élisabeth Taylor, beaucoup de décolletés et de violence » (p. 212). En somme, on peut croire que les politiques de censure n'étaient pas toujours cohérentes. Les années 1960 furent d'ailleurs marquées par de nombreuses affaires autour de la censure, surtout avec l'ère des films érotiques québécois comme Valérie (1969) et L'initiation (1969), qui seront réservés aux adultes de 18 ans et plus (p. 237).

La documentation de ce livre est riche et souvent inédite. L'auteur a dépouillé des quotidiens montréalais comme La Presse et les archives du Bureau de la censure du Québec (p. 55). Certains propos rapportés feront sourire. Ainsi, à propos du film français intitulé Maxime (1958), auquel quarante minutes sont retranchées par le Bureau de censure à Montréal, Lever rapporte les propos colorés de l'actrice Arletty au quotidien Le Devoir, en 1958 : « Je n'ai pas de chance avec le Canada. On avait interdit Les enfants du paradis qui a même donné lieu à un incident diplomatique […]. Mais vous pouvez dire que, cette fois, je n'y suis pour rien ; je suis très décemment vêtue et rien de ce que je dis ne peut faire l'objet d'une censure ! » (p. 172). Plus loin, Yves Lever retrouve dans un numéro de la revue Cinéma Québec un entretien révélateur de l'ancien commissaire de l'ONF, M. Sydney Newman, qui admet avoir restreint la circulation du film Un pays sans bon sens ! (1970) de Pierre Perrault parce que ce long métrage était « contentieux », et qu'il aurait prôné « les thèses du séparatisme » (p. 261).

Ce livre explore systématiquement des chemins encore peu connus ; plusieurs autres cas passionnants pourraient être cités en exemple. On pourrait peut-être reprocher à Yves Lever de concentrer presque toute son étude des salles de cinéma sur la seule ville de Montréal, mais en fait, il faudrait presque un autre livre pour couvrir les autres villes du Québec. À la défense de l'auteur, il faut toutefois mentionner qu'Yves Lever signale à quelques reprises le combat de Mgr Raymond Lavoie (de la paroisse Saint-Roch, à Québec), contre les « films cochons » (p. 245) et contre le long métrage Salo ou les 120 journées de Sodome (1975), de Pier Paolo Pasolini (p. 248), surtout durant les années 1970. En somme, le livre Anastasie ou la censure du cinéma au Québec ne devrait pas être réservé uniquement aux chercheurs en études cinématographiques, car historiens, anthropologues, sociologues et chercheurs en études culturelles y trouveront une synthèse fourmillante de données et de citations précieuses.