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Partageant les mêmes vertus éducatives que les oeuvres publiées précédemment sous la direction de Diane-Gabrielle Tremblay, cet ouvrage traite de la flexibilité, de la sécurité d’emploi et de l’articulation entre les deux. La poursuite simultanée de la flexibilité et de la sécurité a donné naissance à l’expression « flexicurité ». Le débat qui entoure la flexicurité, qui constitue à notre avis l’apport original de cet ouvrage, est pertinent aussi bien pour l’enseignement que pour la recherche dans plusieurs disciplines des sciences sociales. En effet, à l’instar des autres problématiques traitées par la même auteure, comme le vieillissement de la main-d’oeuvre et l’équilibre travail-famille, la flexicurité est abordée ici à l’aide d’une approche pluridisciplinaire, à la fois théorique et empirique, qui combine les dimensions macro, méso et micro, de nature quantitative et qualitative, le tout étoffé par des comparaisons internationales enrichissantes.

Le concept de flexicurité a fait son apparition pour la première fois en 1999 à la suite des analyses comparatives du modèle danois et de celui des Pays-Bas, deux modèles qui ont suscité un vif débat sur la réforme des politiques de sécurité sociale et du revenu. Ces deux modèles ont en commun la coexistence d’une flexibilité du marché du travail (mesurée, entre autres, par une souplesse des législations de protection d’emploi) et une meilleure sécurité socioéconomique (mesurée, entre autres, par une meilleure stabilité de l’emploi et du revenu), deux configurations autrefois considérées comme étant irréconciliables. Aux Pays-Bas, la flexicurité a été mise en oeuvre en adoptant une loi qui facilite le recours au travail temporaire par les entreprises, tout en garantissant une certaine sécurité sociale peu importe le type de contrat de travail. Au Danemark, la flexicurité a pris la forme d’une poursuite simultanée de trois objectifs : la flexibilité du marché du travail, l’indemnisation généreuse des chômeurs et des politiques actives de l’emploi (par exemple, l’obligation de participer à la formation pour les prestataires de l’assurance chômage). Le modèle danois est associé à une notion de sécurité d’emploi sur le marché du travail (ou continuité d’emploi) plutôt qu’à la sécurité d’emploi avec le même employeur (ou maintien dans l’emploi existant) comme l’indiquent Anouk Lebel et Paul Bernard. Ce modèle est présenté par certains comme une alternative au modèle américain qui favorise la flexibilité, par le truchement de la dérégulation du marché du travail, au prix d’une insécurité accrue des travailleurs (Harmut Seifert et Andranik Tangian). Par ailleurs, la flexicurité est loin de faire l’unanimité comme solution à l’insécurité socioéconomique.

Le débat portant sur l’articulation entre la flexibilité et la sécurité n’est pas récent. Selon l’argumentaire économique, la flexibilité assure une certaine fluidité du marché du travail qui entraîne une allocation efficace des travailleurs là où ils sont plus productifs. Cette réallocation augmente le niveau de productivité et favorise donc la croissance économique. Ainsi, selon cette approche, toute régulation du marché du travail introduit des rigidités qui garantissent une sécurité d’emploi à un noyau restreint de travailleurs, au prix d’une plus grande vulnérabilité et de l’exclusion sociale. L’argument opposé associe la flexibilité sur le marché du travail à une précarisation des emplois et une insécurité économique et sociale accrue. L’argument de flexicurité s’inspire de la conception danoise de la flexibilité et de la sécurité. Dans ce contexte, la flexibilité renvoie à une faible protection de l’emploi, alors que la sécurité fait allusion à des indemnisations généreuses et des politiques d’activation. Cette opérationnalisation restrictive de la flexicurité a généré un débat controversé que le présent ouvrage réussit bien à couvrir, et cela malgré les multiples ramifications d’ordre conceptuel et méthodologique qui caractérisent ce débat. Une bonne synthèse en est présentée dans le texte de Diane-Gabrielle Tremblay, « Les nouveaux habits de l’instabilité et de l’insécurité sur le marché du travail », dont nous recommandons la lecture préalable.

Les différences dans la définition et l’opérationnalisation des concepts de flexibilité et de sécurité sont à l’origine de la controverse qui entoure la flexicurité. La définition classique de la flexibilité distingue trois dimensions : numérique, fonctionnelle et salariale. Une bonne discussion de ces trois formes de flexibilité se trouve dans le texte de Harmut Seifert et Andranik Tangian. La flexibilité numérique se réfère à l’ajustement de la main-d’oeuvre par les entreprises en recourant à l’embauche, aux mises à pied, aux contrats déterminés, à la modulation des heures de travail ou aux heures supplémentaires. La flexibilité fonctionnelle vise plutôt la réorganisation du travail par l’entremise de la modification des tâches ou des exigences en termes de qualifications. Quant à la flexibilité des salaires, elle consiste à adapter la rémunération en fonction des conditions du marché, de la performance de l’entreprise ou du rendement (individuel ou de groupe) des travailleurs. C’est la flexibilité numérique qui était au centre du débat classique sur l’articulation entre la flexibilité et la sécurité des emplois. Cette forme de flexibilité est estimée traditionnellement par le degré de rigidité des législations de protection d’emploi ou, en d’autres termes, la souplesse dont jouissent les entreprises en matière d’embauche et de mises à pied (par exemple, les difficultés de licenciement, la réglementation du travail temporaire et la réglementation des licenciements collectifs). Cette opérationnalisation de la flexibilité a fait l’objet de plusieurs critiques. On lui reproche, entre autres, le fait qu’elle ne tient pas compte de la flexibilité fonctionnelle. Ce vide est comblé par les approches, plutôt micro, qui se penchent sur les nouvelles formes d’organisation du travail, comme le montre Diane-Gabrielle Tremblay dans une bonne discussion sur cette forme de flexibilité. Ces approches font la distinction entre les stratégies de flexibilité qui visent le développement de la polyvalence et l’enrichissement des postes, et celles qui visent l’élargissement des tâches par la rotation de postes équivalents, sans pour autant accroître le niveau des qualifications. Ces deux formes de flexibilisation peuvent avoir des implications différentes en ce qui concerne la qualité et la sécurité des emplois. Il demeure néanmoins que la flexibilité des salaires et, en l’occurrence, l’émergence des nouvelles pratiques de rémunération dans les entreprises ne sont pas couvertes par les débats sur la flexicurité.

En ce qui concerne l’opérationnalisation du concept de sécurité, trois dimensions sont répertoriées : la sécurité du revenu, la stabilité de l’emploi (que ce soit avec le même employeur ou sur le marché du travail), et l’employabilité. Un effort prometteur, qui consiste à développer une typologie combinant ces trois formes interdépendantes de sécurité, est présente dans le texte de Luc Cloutier et collaborateurs. Cette typologie combine des indices de rémunération, de qualification, de stabilité et de durée de l’emploi pour analyser l’évolution de la qualité des emplois. Une façon différente de conceptualiser la sécurité consiste à la définir par opposition à l’insécurité. Selon cette approche, l’insécurité est présentée comme l’affaiblissement de la sécurité qui caractérise le système fordiste, où la stabilité des travailleurs est une norme sociale souhaitable. Dans ce système, la sécurité du revenu est assurée par l’État-providence, alors que les prestations visent particulièrement une main-d’oeuvre en majorité masculine occupant des emplois à temps plein. La sécurité d’emploi qui caractérise ce système a été renforcée par les organisations syndicales qui, en se basant sur les normes d’ancienneté, tentent d’assurer une main-d’oeuvre stable pour les entreprises. La remise en question de la sécurité d’emploi fordiste a donné naissance à différentes formes d’insécurité (objective ou subjective), comme le montre Diane-Gabrielle Tremblay, qui renvoient à la perception d’un risque (par exemple, risque de perdre un emploi ou de ne pas en trouver un autre). L’insécurité du revenu et celle du marché du travail en général ne font qu’alimenter l’insécurité de l’emploi. L’insistance mise sur l’insécurité, par opposition à la sécurité fordiste, a le mérite de créer un dénominateur commun au débat sur l’articulation entre la flexibilité et la sécurité. Malgré les divergences conceptuelles et méthodologiques, un consensus semble en effet se dégager autour du fait que la sécurité d’emploi qui caractérisait le système fordiste ne constitue plus la norme, en raison des changements socioéconomiques ont ébranlé la stabilité de la relation d’emploi. Cette insécurité a pris des formes différentes et des intensités variables selon les pays, le secteur d’activité, le type d’occupation, et même entre individus. Quels sont les facteurs qui étaient à l’origine de l’insécurité ? Quels sont les enjeux et les défis engendrés par celle-ci ? Dans quelle mesure la flexicurité constitue-t-elle une solution à l’insécurité ? Telles sont les questions spécifiques auxquelles le présent ouvrage tente de répondre.

Le débat classique sur l’articulation entre la flexibilité et la sécurité attribue l’émergence de l’insécurité à une multitude de facteurs socioéconomiques, tels que les changements technologiques, la mondialisation des marchés, la féminisation et la tertiarisation du marché du travail. Ces changements ont créé une désarticulation entre les systèmes de protection sociale basés sur des risques associés au système fordiste, et la réalité d’une économie de service qui recourt de plus en plus aux emplois dits atypiques (emplois à temps partiel, contrats à durée déterminée et travail autonome). Ces changements socioéconomiques (et en particulier la mondialisation des marchés) sont souvent considérés comme étant des chocs exogènes (ou indépendants) auxquels les entreprises doivent s’ajuster. Cette conception déterministe des changements socioéconomiques a été remise en question par des travaux théoriques et empiriques qui sont illustrés dans les deux premières parties du présent ouvrage. Ces travaux soutiennent que les entreprises et l’État (à travers les politiques d’emploi et les politiques sociales) ont contribué à l’émergence de l’insécurité. Le rôle des entreprises est mis en évidence dans les textes qui traitent des phénomènes de fusions-acquisitions, de la restructuration globale des chaînes de valeurs et de l’internationalisation des petites et moyennes entreprises. L’importance des connaissances et des compétences dans la métamorphose de la relation d’emploi est une autre dimension pertinente qui se dégage de ce type d’analyse (plutôt micro ou méso). Le développement des compétences et les progressions de carrières verticales, deux caractéristiques des marchés internes du travail qui se sont développés durant l’aire fordiste, sont remis en question. Le passage vers l’économie du savoir et les nouvelles formes d’organisation qui en découlent ont non seulement changé la nature des connaissances requises, mais aussi la manière de les acquérir ainsi que leur utilisation, souligne Diane-Gabrielle Tremblay. Cette évolution a donné naissance à ce qu’on appelle des carrières nomades (comme le travail autonome), qui pourraient être une source de précarité et d’insécurité, particulièrement pour les moins qualifiés.

Le rôle des politiques d’emploi et des politiques sociales dans l’émergence de l’insécurité est dévoilé à travers les comparaisons internationales. Par exemple, les programmes d’activation et les mesures d’aménagement du temps de travail, qui caractérisent certains pays scandinaves, assurent la réintégration au marché du travail et réduisent l’insécurité. La situation opposée est associée au contexte nord-américain où, à l’exception du Québec dans une certaine mesure, les interventions sont relativement moins sécurisantes du fait même de leur nature passive ou réparatrice (Workfare). La conception implicite du rôle des femmes qui est reflétée dans les politiques sociales est un autre élément révélateur en ce qui concerne l’insécurité. En effet, les politiques qui reconnaissent l’autonomie des femmes (par exemple, dans certains pays scandinaves) réduisent l’insécurité (et les risques) associée aux ruptures des relations conjugales. Cette situation est contrastée avec des politiques moins sécurisantes qui soutiennent les hommes dont les conjointes ne travaillent pas ou encouragent le travail à temps partiel des femmes.

Les enjeux reliés à l’insécurité socioéconomique sont multiples, néanmoins on peut les résumer ainsi. Le recours accru à la flexibilité (aussi bien numérique que fonctionnelle) par les entreprises (que ce soit pour s’ajuster à des chocs exogènes ou d’une façon délibérée) a entraîné une désarticulation entre la réalité d’une économie de savoirs (basée sur les services) et des politiques publiques de sécurité sociale et du revenu basées sur une économie industrielle (où la stabilité de l’emploi est la norme). Cette discordance a généré une insécurité qui a pris des formes et des intensités différentes d’un pays à l’autre. Certaines politiques sociales ont même contribué à l’émergence de l’insécurité. Comment enrayer, ou du moins réduire, cette insécurité représente un défi majeur. La poursuite de flexicurité est une réponse à ce défi, mais elle ne fait pas l’unanimité des auteurs. Outre les problèmes d’opérationnalisation de cette solution, d’autres critiques lui ont été adressées. En effet, la flexicurité à la danoise est présentée non seulement comme une alternative à la simple dérégulation à l’américaine, mais aussi à la rerégulation du marché du travail. Les tenants de cette solution mettent de l’avant, entre autres, l’employabilité comme une condition sine qua non pour faciliter les transitions sur le marché du travail. Or, comme l’a soulevé Diane-Gabrielle Tremblay, dans le contexte des carrières nomades, l’employabilité ne garantit pas à tous les individus de sécuriser ces transitions. Cet argument rejoint d’ailleurs l’approche qui met de l’avant les capacités au sens de Sen (ou capability) plutôt que l’employabilité. Les comparaisons internationales révèlent une autre limite de la flexicurité. En effet, comme Ramaux l’a souligné, des pays comme la Suède et la Norvège ont quand même réussi à atteindre des performances économiques comparables à celles du Danemark, malgré une réglementation serrée en matière de protection de l’emploi. Cette critique invite à considérer d’autres facteurs, tels que le taux de syndicalisation et la croissance de l’emploi, pour pouvoir évaluer l’impact de la flexicurité (Christophe Ramaux). La même critique ajoute que l’efficacité de l’approche par l’employabilité est tributaire de la disponibilité des emplois et, par conséquent, des politiques économiques en général. Encore faut-il reconnaître que l’insécurité économique peut mettre en péril la consommation et l’investissement, deux cibles importantes des politiques économiques. Cette critique, à notre avis, révèle un autre facteur qui a contribué à l’émergence de l’insécurité : le manque de coordination entre les politiques de sécurité sociale et du revenu et les politiques économiques.

Finalement, faut-il rejeter la flexicurité comme solution au défi présenté par l’augmentation de l’insécurité ? Dans l’affirmative, quelles sont les alternatives ? Le présent document ne va pas aussi loin, mais il réussit à exposer le débat et suggérer quelques pistes de réflexion. En particulier, le texte de Verdier nous amène à réfléchir sur le rôle que peuvent jouer les acteurs territoriaux face à la défaillance de l’action publique. Est-ce que la dynamique de négociation qui se jouait entre employeurs et travailleurs (ou leurs représentants syndicaux) cèdera la place à des tables de négociation régionales qui réuniraient à la fois des administrateurs de l’État et des collectivités locales, des entreprises (ou leur association), des élus, des experts et des regroupements associatifs ? Certainement, ces réflexions ouvrent de nouvelles voies de recherche pour les années à venir et commandent un repositionnement de l’enseignement, non seulement de la sociologie du travail (tel que discuté par Céline St-Pierre), mais aussi de toute discipline des sciences sociales qui s’intéresse au travail.