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Unseen and untrodden under their spotless mantle of ice the rigid polar regions slept the profound sleep of death from the earliest dawn of time. Wrapped in his white shroud, the mighty giant stretched his clammy ice-limbs abroad, and dreamed his age-long dreams. Age passed – deep was the silence. Then, in the dawn of history, far away in the south, the awakening spirit of man reared its head on high and gazed over the earth. To the south it encountered warmth, to the north, cold ; and behind the boundaries of the unknown, it placed in imagination the twin kingdoms of consuming heat and of deadly cold. But the limits of the unknown had to recede step by step before the ever increasing yearning after light and knowledge of the human mind, till they made a stand in the north at the threshold of nature’s great ice temple of the polar regions with their endless silence.

(Fridtjof Nansen, Farthest North, 1897.)

L’Année polaire internationale vient de se terminer. Les échos provenant du Passage du Nord-Ouest portent des rumeurs de querelles diplomatiques et le réchauffement du climat fait craindre des bouleversements. L’Arctique continue de faire tourner les presses des maisons d’édition. Trois livres qui en traitent touchent le Nord du Québec : la biographie d’Eddy Weetaltuk, un Inuk de la baie d’Hudson, celle de Joseph-Elzéar Bernier, capitaine au long cours natif de L’Islet qui connut successivement la carrière de navigateur de commerce et d’explorateur polaire, enfin un ouvrage collectif publié au Québec analysant les représentations du Nord dans la production artistique, la littérature en particulier. Les trois, qui a priori auraient peu en commun, fournissent un prétexte pour visiter nos représentations du Nord, pour faire un tour d’horizon de la « matière à lire » à ce sujet et, peut-être, pour y voir un peu plus clair dans ces courants apocalyptiques venus de l’Arctique.

Voir le monde

L’essentiel de l’autobiographie d’Eddy Weetaltuk se déroule sur quelque vingt ans, de sa naissance à son retour de la guerre de Corée, découpée en trois périodes majeures. La première période est celle de la petite enfance passée dans la toundra, durant laquelle Weetaltuk souffre de la faim comme toute sa famille. La deuxième période décrit les années de pensionnat. Il s’agit d’une période heureuse, bien loin des expériences traumatisantes maintes fois décrites depuis quelques années[1]. Weetaltuk y apprend les langues ainsi que les métiers de la ferme, et rêve de gagner sa vie au Sud. La troisième période relate le destin singulier de l’Inuk. Après l’incursion initiale dans l’étonnante urbanité, après les premiers métiers ardus dans la forêt, Weetaltuk cherche à être recruté par l’armée canadienne. Il y parvient grâce à sa maîtrise des langues qui lui permet de rendre plausible une identité métisse (fausse) et un nom francisé (il le conservera quelque vingt ans). Il avait jusque-là été identifié aux yeux de la Cité par un matricule (E pour esquimau, et des numéros indiquant sa localité et sa personne, le tout donnant son titre à l’ouvrage) ; il reçoit d’autres numéros, identités nouvelles comme citoyen canadien et comme soldat : un numéro d’assurance sociale et un matricule militaire. Il trouve dans l’armée une fratrie, mais aussi les horreurs du champ de bataille où rôde la mort qu’il crache lui-même de son mortier. Il visite le monde au gré de ses affectations. La biographie se termine par le retour dans la région de la baie d’Hudson, foyer de son identité première.

Le récit de Weetaltuk est celui de la tension continuelle entre fierté et honte, une seule grande fierté et de multiples occasions d’éprouver de la honte. La fierté est celle du soldat qui s’est battu pour un pays qu’il dit être le sien ; elle est aussi celle d’un homme qui cherche à être l’acteur principal de sa destinée, comme le diagnostique Thibault Martin dans l’analyse qui suit le récit. Cette fierté, il la paie à prix fort : sa rançon est la honte d’avoir caché son origine véritable, à son pays, à ses amis et à ses amoureuses, la honte d’avoir caché l’usurpation de son identité à ses parents jusqu’à la fin de leur vie. Mélange de culpabilité et de honte : par rapport à des femmes qu’il n’a pas épousées ; par rapport à celles qu’il a payées dans les bordels fréquentés par les hommes débarrassés de leur uniforme ; honte de voir que l’on puisse traiter avec racisme les autres, les Japonais par exemple ; honte rétrospective enfin, quand il voit, à son retour chez lui, que les Blancs traitent les Inuits avec racisme, et que certains se servent des femmes inuites comme les soldats traitaient les prostituées (p. 225).

C’est aussi le récit du désenchantement, d’une tension continuelle entre bonheur et malheur. Il a ressenti le bonheur d’être l’égal des autres dans la famille miliaire ; le bonheur de voir des Blancs attentionnés, aimables, désireux de soutenir les Inuits dans le respect (comme les Oblats dont il ne dit que du bien, et certains fonctionnaires des années 1960). Mais il a ressenti le malheur d’être un citoyen de seconde zone quand il revient à la vie civile, à son identité inuite, et qu’il est traité dès lors de manière dégradante par des racistes venus « bâtir » le Nord. Sans fanfaronnade ni atermoiement, Weetaltuk navigue aussi entre la richesse affective et la misère matérielle. Il chérit son enfance, la toundra, les siens, la vie affective gravée à travers tous ses sens associée à l’attachement filial. Il est peiné des conditions matérielles dans lesquelles sa mère, sa famille, devront passer leur vie, et qui ne sont que partiellement changées lorsqu’il revient chez lui. Le conteur émeut lorsqu’il évoque le froid, le dénuement, les famines, la faim lancinante, et commande le respect lorsqu’il montre la persistance de son peuple, fondée sur la valeur fondatrice du partage, sur le travail dur de la chasse, sur les exigences du salariat.

Le récit ne nous conduit pas jusqu’à la fin de sa vie, et l’on sait peu de chose sur ses dernières années, ou sur son travail pictural, si ce n’est que sa biographie parut au moment de sa mort en 2005. Récit tantôt candide, tantôt grave, toujours honnête, ce livre apporte une rare contribution à l’histoire du Nord du Québec telle que vécue par un Inuk, et s’ajoute à d’autres livres marquants de même nature comme ceux de Minnie Aodla Freeman (1978), Mesher (1995), de MitiarjukNappaaluk (2002), ou autrement tout aussi éclairants comme celui de Tulugak et Murdoch (2007)[2].

Voir le Nord

Marjolaine Saint-Pierre a de son côté renouvelé la biographie de Joseph-Elzéar Bernier. Capitaine et coureur des mers. Comme Weetaltuk, Bernier partit voir le monde ; mais il se prit à vouloir naviguer au Nord. L’ouvrage se présente en deux parties. Dans la première, Saint-Pierre raconte l’apprentissage précoce des choses de la mer (Bernier embarque comme mousse avec son père dès l’âge de quatorze ans) (p. 51) et les faits marquants de sa carrière de capitaine au long cours qui s’étale de 1869 à 1887, au moment où il la suspend et va diriger le chantier naval de Pointe-Lévy. Dans la seconde partie, Bernier consacre son énergie à la navigation dans l’Arctique canadien : après de nombreuses années de préparation, il y fera quatre voyages majeurs entre 1904 et 1911, et de nombreux autres par la suite.

Capitaine au long cours dès l’âge de 17 ans, Bernier commande, achète et revend de nombreux bateaux, principalement des voiliers, et effectue de multiples voyages qui le conduisent sur les routes commerciales de l’Empire britannique et de tout le globe. Mais la fin du XIXe siècle est aussi la fin de la navigation à la voile : « Et quand les temps sont finalement devenus difficiles pour le commerce à la voile […] que pouvait faire un vieux marin ? » (Slocum, 1900, p. 24) aurait pu écrire Bernier[3]. Comme Joshua Slocum le faisait au même moment, pour la même raison, et à peu près au même âge, Bernier débarque. Et comme Slocum, cela ne sera que pour un temps : l’un fera le premier tour du monde en solitaire à la voile, l’autre voudra, le premier, conquérir le pôle Nord.

Son séjour à terre (il dirige notamment la prison de Québec) lui donne en effet le temps de lire les explorateurs polaires, et les récits qu’il collectionne alimentent sa fascination pour l’Arctique, née des années auparavant. À l’époque, l’exploration arctique a déjà trois siècles d’histoire, et les ouvrages relatant cette épopée sont nombreux. Il compulse les parcours accomplis, crée une carte qui les illustre, et se tient au courant des expéditions en préparation et en cours. Sa grande ambition est d’atteindre le pôle Nord, un exploit alors inédit. Abondamment inspiré des récits de Nansen pour élaborer son plan destiné à le conduire au pôle, il avait acquis le trois-mâts Gauss, comparable au Fram que le Norvégien avait utilisé pour ses propres explorations à la fin du XIXe siècle. Mais le bateau, s’il devait bien servir à l’hivernage dans les glaces, ne le conduirait jamais, par dérive, près du pôle.

Autant Bernier aura eu de succès comme propriétaire de bateaux et capitaine, autant il affrontera les difficultés pour financer son projet. L’appui gouvernemental qu’il finira par obtenir, après des années de démarches, vise des fins et lui confère un statut bien différents de ce qu’il souhaitait. Sous les ordres d’un officier de la Gendarmerie royale, Moody, Bernier ne sera pas autorisé à chercher le pôle. Il devra conduire son bateau à la baie d’Hudson, pour ravitailler le poste de police qui s’y trouve ; après l’hivernage, il devra patrouiller l’est de l’Arctique pour y découvrir de nouveaux sites pour des postes  de la police montée, et imposer des droits aux navires étrangers qui y font pêcherie (p. 183).

Le parcours est ironique. Précocement capitaine au long cours, Bernier avait eu l’habitude de mener les navires et les hommes dans les situations les plus périlleuses, mais s’il était seul maître du bateau, il n’était pourtant pas le maître de l’expédition. Même si les expéditions suivantes, effectuées pour le compte du gouvernement, lui laissent plus de latitude, Bernier n’accomplira jamais son grand projet polaire. Un peu comme Eddy Weetaltuk qui voulait devenir fermier mais ne le put, et qui, encore, devint opérateur de mortier par erreur (il croyait se porter volontaire comme opérateur de motor, c’est-à-dire mécanicien) (p. 140), Bernier devint explorateur de l’Arctique dans les limites strictes prescrites par le gouvernement du Canada.

Un mérite de l’ouvrage de Saint-Pierre est d’avoir rassemblé une grande quantité de matériaux concernant la vie et les navigations du capitaine, et de les avoir replacés en contexte. En effet, le récit biographique est lié aux événements politiques et aux changements sociaux : l’effondrement de la navigation à la voile, la transformation de la structure industrielle de Québec, les tentatives contemporaines de conquête du pôle, la construction du Canada, le choc des identités anglaises et françaises, et ainsi de suite… Saint-Pierre n’écrit pas une thèse, mais elle évoque certaines des caractéristiques susceptibles d’éclairer la destinée du marin. Parmi ces matériaux, l’iconographie est abondante et parfois touchante, particulièrement ces gravures et photos de Québec à l’époque de la navigation à la voile, des vastes bâtiments longilignes abritant les corderies, la reproduction des toiles de certains bateaux de Bernier père et fils ou encore des photos prises par Mme Moody au cours de la première expédition (p. 50, 51, 80, 82, 92). (La sauce est quelques fois un peu étirée, comme lorsque l’on reproduit en gros plans des segments de photos plus générales (p. 78, 82, 83 par exemple), ou bien lorsque l’on reproduit des listes d’approvisionnement qui finissent par être redondantes (p. 177, 178, 179, 192, 193).)

Mais parmi ces matériaux se trouvent également des scories que l’historienne n’a pas perçues ou des flous qu’elle n’a pas éclairés. Qui, de Bernier ou de Laurier, eut l’idée de prendre possession des îles arctiques ? Qui, de Bernier ou de Moody, commandait l’Arctic en 1904 ? Qui, de Bernier ou de Nansen, eut l’idée d’atteindre le pôle en laissant son bateau dériver dans les glaces ? Et puis, ce Bernier « dur mais juste », jusqu’où était-il dur et juste ? Examinons brièvement ces énigmes.

Le premier des mystères est sans doute le plus opaque. La seule lecture du texte de Marjolaine Saint-Pierre peut aisément laisser croire que la prise de possession des îles arctiques aurait été l’idée personnelle de Bernier. Des textes antérieurs à cet ouvrage ne contredisent d’ailleurs pas cette idée, principalement l’autobiographie de Bernier lui-même, que cite l’auteure. Bernier y réduit l’ordre de mission de l’expédition de 1904 à la patrouille policière, mais dit se consoler « en pensant qu’une mission peut-être plus grande l’attendait, c’est-à-dire la prise de possession » des îles arctiques (Bernier, [1939] 1983, p. 163). Il ne s’agirait que d’une évocation qui ne se concrétiserait pas tout de suite, comme si Bernier avait une prémonition qui se matérialiserait deux ans plus tard ? Dans le récit de Gilberte Tremblay, l’attribution de l’idée à Bernier est nette, quoique non probante étant donné la facture délibérément romanesque de l’ouvrage : « Ce qui est urgent c’est la prise de possession de chaque île pour le Canada ! Il établit donc en ce premier voyage, des postes pour la Police Montée… » (Tremblay, 1959, p. 48, je souligne).

Pourtant il semble que les choses aient été relativement claires. D’abord la toute première expédition pour le compte du Canada en 1903, celle de Albert P. Low à bord du Neptune, qui précède d’un an celle de Bernier, avait déjà pour mandat d’« organiser le territoire, protéger les intérêts que nous y avons et le conserver au Canada » ; Yolande Dorion-Robitaille en veut pour preuve le discours du ministre responsable de l’expédition du 30 septembre 1903. Arthur Tremblay affirme que l’expédition de 1904 avait pour fins d’établir des « … Mounted Police stations and to annex to Canada all the Arctic Territory granted by the British Imperial Government » (p. 403), tout comme celle de Low, partie un an auparavant (Tremblay, 1921, p. 395-396) et qui donne lieu à une première prise de possession, celle de l’île Ellesmere (Robitaille et Bernard, 2001). En juillet 1904, Laurier déclare au Parlement que « unless we take active steps to assert […] that these lands belong to Canada, we may perhaps find ourselves late on in the face of serious complications » ; le jour du départ de Bernier, le ministre responsable de l’expédition, Préfontaine, indique que l’Arctic ira affirmer les droits du Canada (Dorion-Robitaille 1978, p. 36, 40). Sans utiliser des sources premières, Hayes affirme que ces patrouilles, celle du Neptune, puis celles de l’Arctic, sont motivées par les prétentions des puissances étrangères (il nomme spécifiquement la Norvège, mais il aurait aussi pu mentionner les États-Unis) : « These sovereingty patrols [celle de Low] were continued by Joseph-Elzear Bernier a few years later » (Hayes, 2003, p. 156, 165-166). Néanmoins, les instructions écrites qui parviennent à Bernier le 12 septembre 1904 ne font pas explicitement référence aux « prises de possession » (Dorion-Robitaille, 1978 p. 37-38), et cette situation est de nature à faire subsister le flou.

Par contre, la mission de la deuxième expédition de Bernier est limpide, comme en fait foi la lettre du ministre de la Marine et des Pêcheries du 24 juillet 1906 : « It will be your duty to formally annex all new lands at which you may call, leaving proclamations in cairns at all points ». La première prise de possession ainsi formelle à laquelle préside Bernier a lieu le 21 août à l’île Bylot (Dorion-Robitaille, 1978, p. 54-55, 56). Ceux qui voudront donner le crédit à Bernier pour l’initiative diront que, grâce à ses observations lors de l’expédition de 1904-1905, consignées dans son rapport, il aura convaincu Laurier du bien-fondé et de l’urgence des rituels. Ceux qui en doutent pourront interpréter le flou initial, auquel succèdent des ordres spécifiques, comme des signes de la prudence politique de Laurier.

Les deuxième et troisième de nos mystères sont passés sous silence par Marjolaine Saint-Pierre. En ce qui concerne le commandement de l’expédition de 1904, Arthur Tremblay, compère de Bernier, affirme clairement dans le Cruise of the Minnie Maud que ce dernier avait le commandement (Tremblay, 1921, p. 403). Saint-Pierre ne mentionne pas l’erreur, mais ne la répète pas non plus : les instructions du ministre de la Marine, qu’elle traduit, et que l’on trouve intégralement reproduites chez Dorion-Robitaille, sont manifestes (Dorion-Robitaille, 1978, p. 37-38).

En ce qui concerne la paternité du plan consistant à laisser dériver un navire en hivernage sur la banquise en supposant qu’il atteindrait ainsi le pôle, Bernier lui-même écrit dans son autobiographie : « J’en arrivai à élaborer une théorie sur le déplacement des glaces, qui me semblaient aller de la mer de Behring vers les côtes est et ouest du Groenland » (Bernier, [1939] 1983, p. 153). « La carte, précise-t-il, fut terminée le 31 décembre 1896. » Et plus loin : « Ce plan fut d’ailleurs adopté plus tard par Fridjof Nansen, à bord du Fram, à la différence que ce dernier pénétra dans les glaces du Nord par le nord de la Sibérie plutôt que par l’Alaska » (p. 153-154).

Pourtant, Nansen présente son projet aussi tôt que 1891, prend la mer dès 1893, revient en 1896 et publie son récit en 1897 (Nansen, [1897] 2002). Donnons à Bernier le bénéfice du doute : toutes choses étant égales par ailleurs, il aurait bien pu parvenir à un plan similaire à celui de Nansen. Toutefois, compte tenu des dates en cause, il semble peu probable que Nansen ait adopté le plan de Bernier : le Norvégien est déjà en mer quand Bernier se consacre intensivement à planifier son projet, et il est de retour quand Bernier termine sa carte. Marjolaine Saint-Pierre ne relate pas les ambiguïtés. Elle affirme, mais sans source à l’appui, comme s’il s’agissait d’une certitude :

Le trajet qu’il propose de faire s’inspirait surtout de l’expédition d’un Norvégien, le docteur Fridjof Nansen (1861-1930). À bord du Fram et secondé par son compatriote Otto Sverdrup, Nansen entreprit l’exploration de l’océan Arctique, entre 1893 et 1896, et se laissait dériver avec les courants….

Saint-Pierre, p. 143

Pour Saint-Pierre, l’antériorité historique du projet de Nansen serait ainsi indubitable, et Bernier en serait « venu aux mêmes conclusions que le Dr Nansen ». Après son échec, « c’était maintenant au tour du L’Isletain de prendre la relève et de tenter sa chance » (Saint-Pierre, p. 143). Je suis du même avis, sans pouvoir en faire la preuve irréfutable.

Le dernier des mystères concerne le caractère du capitaine. Malgré l’affirmation de l’auteure qui se dit « déterminée à découvrir l’homme derrière le phénomène » (Saint-Pierre, p. 11), on en apprend peu sur l’homme. La mission est difficile puisque la carapace du personnage est épaisse. En homme de son temps, Bernier livre rarement ses états d’âme. Tout au plus apprend-on qu’il n’est « pas parfait » (p. 230), qu’il est capable de violence (certaines colères alléguées lui vaudront des procès) et de rancune (il renie sa fille adoptive jusqu’à la mort), ou qu’il semble plus présent à sa passion maritime qu’à sa femme, enfin qu’il éprouve de bons sentiments envers les Inuits qu’il admire et dont il apprend. Je crois que le livre, ainsi que les matériaux examinés par Saint-Pierre (dont certains que j’ai pu vérifier), recèlent peut-être plus que cela. Dans les quelques inexactitudes, affirmations douteuses ou partielles, dans l’insistance sur l’importance de ses accomplissements, Bernier se révèle-t-il orgueilleux, ce qui lui aurait attiré quelques haines nourries, ou bien masque-t-il des blessures sourdes, inavouables pour un homme d’autorité ? Il ne serait pas étonnant que ses renoncements forcés l’aient profondément marqué. Il souhaitait atteindre le pôle le premier en commandant une expédition digne des plus glorieuses ; on lui interdit la tentative dans une expédition qu’il ne commande même pas ; le comble : tandis qu’il espère toujours l’autorisation d’Ottawa, il est devancé par Peary en 1909 (les prétentions de ce dernier sont aujourd’hui fortement contestées ; Bernier pouvait-il le savoir ?). La mer libre de glace lui offre la chance inouïe de tenter le Passage du Nord-Ouest en une seule saison (Amundsen et le Gjøa avaient mis trois ans), mais ses ordres le lui interdisent. Voilà peut-être ce qui expliquerait sa poursuite de reconnaissance : il aurait eu besoin de redorer son blason, de donner à son oeuvre une portée, un sens, une valeur à l’échelle de ses rêves. Mais ces aspects ne sont pas les plus fouillés du livre ; il s’agit aussi des aspects les plus délicats à aborder puisqu’ils touchent à la sensibilité d’un homme fort.

Par contre, l’auteure rend abondamment hommage à Bernier. Son projet est de « redonner ce héros malheureusement oublié de notre mémoire collective » (p. 11). Il est vrai que les historiens de la marine ou de l’exploration polaire n’ont pas toujours retenu le nom ni les travaux de Bernier. Il ne serait pas un des marins les plus célèbres du monde, s’il fallait se fier à l’inventaire de Riverain (1967). Mais cela ne veut pas dire grand-chose : Riverain est rien moins que rigoureux[4]. Les récits comme ceux d’Elias (1930), de Mirsky (1948, même dans son édition française de 1967) et de Neatby (1958, qui fait pourtant figurer dans sa bibliographie le rapport de l’expédition de 1908-1909) ignorent Bernier. Keating (1970) fait de même, malgré sa relation du voyage du Gjøa d’Amundsen (1903-1906).

Mais cette situation semble révolue : les ouvrages publiés dans la dernière décennie relatent tous, plus ou moins longuement, les expéditions menées par Bernier au nom du Canada. L’étude de Dorion-Robitalle comblait, en 1978, un important vide documentaire, dont les conclusions ont été reprises par Robitaille et Bernard (2001) ; celle de Pharand (1984) fera entrer le capitaine dans l’histoire de l’exploration du Passage du Nord-Ouest. Le magnifique Atlas historique de l’Arctique de Derek Hayes (2003) met en contexte le déclenchement des expéditions canadiennes, celle de Low puis celles de Bernier (p. 156, 165-166). Tandis que James Delgado (1999, p. 181) consacre un encadré au rôle de Bernier, Gerard Kenney (2005, p. 103-113) publie un chapitre à ce sujet. Enfin Joseph-Elzéar Bernier a donné son nom au Musée maritime du Québec, à un voilier de plaisance ayant réussi le Passage du Nord-Ouest (exposé au même musée), à un brise-glace de la Garde côtière canadienne ; son visage typé a orné un timbre-poste du Canada ; ses expéditions ont été brièvement narrées par Gaétan Barrette dans le court-métrage Aux prises avec les glaces de David Bairstow en 1960… L’on peut sans doute regretter que, contrairement au Fram, exposé dans le fjord d’Oslo, l’Arctic ait été laissé à l’abandon et que, contrairement à d’autres héros québécois, Louis Cyr ou le curé Labelle, Bernier n’ait pas encore de statue digne de sa grandeur (Franklin, 1946, Auclair, 1930). Mais peut-on encore soutenir que Bernier soit un remarquable oublié ? Qu’on organise des célébrations pour souligner les cent ans de son voyage le plus célèbre au nom du Canada ! Qu’on lui fasse une statue ! Et qu’on cesse de répéter l’évocation automutilatoire du caractère amnésique de la Nation !

À cet égard, Marjolaine Saint-Pierre fera peut-être sursauter le lecteur. Reprenant à son compte les propos tenus en 1959 par Gilberte Tremblay (1959, p. 9-10), qui les empruntait elle-même à Arthur Woollacott (1927), elle écrit : « On a malheureusement oublié ce pionnier des explorations polaires au Canada », et plus loin « S’il eut été un Anglais, le nom du capitaine aurait été inscrit dans les pages de notre histoire avec le titre de ‘sir’ » (p. 311). Non seulement est-il contestable que Bernier soit oublié aujourd’hui, comme je crois l’avoir montré, ou que, après plus de trois cents ans d’exploration, Bernier puisse être considéré comme un pionnier, mais encore est-il étonnant de comprendre que, pour l’auteure, seuls les honneurs de la puissance impériale puissent convenir pour reconnaître adéquatement le mérite de Bernier. Il est moins difficile de comprendre pareille réflexion, lorsqu’elle date de 1957 ou de 1927, à une époque pré-Révolution tranquille où l’identité « québécoise », affranchie un tant soit peu des symboles monarchiques, n’existe pas encore[5].

Bernier fut un grand navigateur, aussi bon commandant sur ses navires que bon serviteur de son pays – il avait appris de son père que pour être l’un, il faut d’abord avoir été l’autre – et l’un des acteurs importants de l’affirmation de la souveraineté canadienne de l’Arctique (bien que le Nautilus ou le Manhattan par exemple ne s’en formalisent pas tellement)[6]. De plus, il avait anticipé avec une rare perspicacité le sort qui attendait les Inuits. Il s’inquiéta des effets mortifères de conditions sanitaires des Inuits et prévient qu’ils en mourraient, tout en exhortant le Canada à les traiter aussi bien que le Danemark traitait les Inuits du Groenland, dont, du reste, il propose l’achat au gouvernement (Saint-Pierre, p. 286, 289). Ses avertissements n’auront pas de suite, mais ils se réaliseront, et il faudra attendre jusqu’en 1959 pour que le gouvernement du Canada décide d’y voir[7].

Les représentations du Nord

Le récit de Marjolaine Saint-Pierre érige un héros sur la capacité de son protagoniste à dominer les éléments hostiles (la mer, la glace, parfois même les mutins et les politiciens), auxquels il est pourtant attaché. En somme, il est fondé sur des images du Nord qui donnent une consistance, une mission, une stature à Bernier. Cette palette de couleurs est exposée en plusieurs nuances dans l’ouvrage collectif dirigé par Daniel Chartier, Le(s) Nord(s) imaginaire(s). À travers des analyses d’oeuvres variées, principalement littéraires, le Nord se présente successivement comme lieu de l’insolite, de l’exotisme, de la mort et de l’appropriation. Dans les sagas islandaises le pôle est déjà, au XIXe siècle, le pays des géants et des nains, le pays habité par des êtres invisibles secourables ou effrayants (Magnusdottir dans Chartier, 2008, p. 20). Ils rappellent inévitablement les géants aux grands pieds de la Terre de feu, au pôle austral, que Magellan nomme les Patagons (De Castro, 2007), que voisinera aussi bien Slocum lorsqu’il s’escrime avec le fameux détroit. Ils rappellent encore ces êtres vivants sous la surface de la terre et que l’on retrouve, suivant des représentations sculpturales, graphiques, ou racontées, suivant des dénominations variant d’une région à l’autre, tout aussi bien dans le Nord du Québec et du Canada qu’ailleurs, en Alaska, au Groenland, en Scandinavie et dans l’Extrême-Orient russe (Arsenault dans Chartier, 2008 ; Laugrandet al., 2000 ; Laestadius, 2002 ; Petikäinen, 1999 ; Sergeeva et Rubcova, 1988).

Secourables, ces esprits s’accordent alors avec l’indicible beauté de l’Arctique, les joyaux de sa neige, qui arrachent au romancier Maurice Constantin-Weyer cet élan : « Comment empêcher alors d’aimer follement ces hivers magnifiques, qu’on a eu tant de peine à conquérir » (Fabre dans Chartier, 2008, p. 42). Cette beauté est telle, magnifique et terrible, que le peintre Julius Payer la déclarera irreprésentable (Roussat dans Chartier, 2008, p. 139).

Dans le registre de l’art, le Nord est aussi la représentation de la nuit, du froid, de l’immensité désarmante de l’espace – le désert blanc, de la mort enfin qu’amènent ces forces élémentaires quand ce n’est pas l’ours ou le loup, le septentrional bestiaire d’angoisse (Fabre dans Chartier, 2008, p. 50-51, 62). Les voyageurs tentent d’exorciser cette mort ambiante en y apportant des fleurs ou des oiseaux tropicaux (Cassanello dans Chartier, 2008, p. 136). Dans ce contexte, comment est-il intelligible que les habitants puissent aimer le Nord ? Ces images fusionnent en réalité dans deux méta-représentations. Je les déduis des textes collectionnés par Chartier car, s’ils ont le mérite d’avoir été juxtaposés, s’ils fournissent autant d’analyses singulières, s’ils explorent autant de corpus divers, ils ne font l’objet d’aucune synthèse, ce qui laisse l’impression d’une publication issue d’un projet en cours de réalisation.

Selon la première méta-représentation, qui ressortit davantage à l’étranger qu’à l’habitant, le Nord est un lieu d’appropriation, d’exploitation et de consommation. Il est cet espace hostile que l’on civilise, puisqu’il est une Terre promise, par l’imposition de toponymes chrétiens (Barreiro dans Chartier, 2008, p. 117). Cette représentation est encore très présente aujourd’hui, comme en témoignent les multiples rééditions des récits d’exploration et de croisières d’agréments (Nansen, 2002 ; Borden, 2004, etc. ; Greely, 2010 est le plus récent publié à ma connaissance) et la parution ininterrompue de romans nordiques (Cornaille, 2006 ou Barrett, 2003 par exemple, parmi d’innombrables). Le Nord est cet espace à apprivoiser pour assouvir l’aspiration humaine à trouver de la valeur dans une autre région du réel que la sienne propre. Cette représentation est elle aussi très présente dans le monde de l’édition actuelle, comme en témoignent, par exemple, les biographies des missionnaires contemporains, les pères Dion et Baril (Haché, 2005 ; Baril, 2004), qui ne font que poursuivre la tradition des relations des missionnaires masculins d’autrefois, prolongés par les Turquetil (Morice, 1935), Buliard (1949) et Steinman (1977)[8]. Tous les récits ne racontent pas une expérience de 50 ans dans le Nord, et plus d’un titre actuellement disponible raconte les séjours brefs, souvent anecdotiques, d’auteurs improvisés ; m’en voudront-ils de ne pas les citer ? Dans cette perspective, le Nord est « un des noms modernes de la nostalgie » et c’est « à ce titre qu’il peut être source de création poétique […] mais aussi […] être détourné par le monde de la consommation (Moura dans Chartier, 2008, p. 106-107)[9]. La représentation de l’autochtone est tributaire de cette méta-représentation, qui conduit à l’effacement colonial de la subjectivité du Nord, comme le suggère la géographe Caroline Desbiens (dans Chartier, p. 74) ; la représentation de la femme autochtone l’est également et elle concentre donc tous les clichés : elle est pute et femme idéale (Kailo dans Chartier, 2008, p. 223).

Selon la seconde méta-représentation, qui, cette fois, ressortit davantage à l’habitant qu’au visiteur, et que met en relief Louis-Jacques Dorais, le Nord est une terre d’abondance où il fait bon vivre, où les Inuits n’ont d’autres maîtres qu’eux-mêmes, et des noms pour chaque chose qu’ils regardent différemment (dans Chartier, p. 19). Pour les Inuits, les points cardinaux n’ont pas de pertinence, et ils se repèrent autrement, par l’ombre et la lumière, indique Dorais (p. 16-17), par les inukshuks et les vagues de neige, comme le montrent les travaux récents de Claudio Aporta (2004). Le visiteur ne peut le comprendre, mu par sa raison cartésienne, par ses catégories préalables sans pertinence ici. Le livre de Wittenborn, Koperqualuk et Dumas (2003) se borne à exposer en images la beauté du Nunavik, et les mots sont accessoires pour se laisser émouvoir.

Le Nord révélé

Le Nord révélé par Eddy Weetaltuk emprunte évidemment à la seconde méta-représentation l’essentiel de son contenu. La nostalgie de la terre originelle, nourricière, où l’attend sa mère, cela accompagne Weetaltuk dans son périple en dehors du Nord. Mais cela s’applique aussi au monde qu’il visite, qui lui permet de gagner sa vie, de ressentir le bien-être des amitiés, du devoir accompli, d’une vie significative. Le titre de premier Inuk à la guerre, qu’il se donne avec un mélange de fierté et d’humilité, n’est pas fait pour assurer sa gloire : tout au plus le présente-t-il comme une marque d’expérience lui permettant de transmettre légitimement son savoir singulier aux jeunes Inuits.

Bernier regarde les choses autrement. Le Nord est l’obstacle à franchir, l’hostilité à vaincre, la terre à approprier. Il érige des monuments et renomme les baies, les caps, les îles, moins avec des toponymes chrétiens comme le faisaient les Espagnols (Barreiro dans Chartier, p. 117 et suiv.), mais avec le nom de ses commanditaires, les Laurier, Préfontaine, etc. ; il forge le nom de Berniera pour désigner une terre de 960 acres qui lui est concédée à Pond Inlet pour le Canada (Saint-Pierre, 2004, p. 190, 233). Le retour à L’Islet, à Québec ou à Ottawa ennoblit son action, donne un sens à ses épreuves (incluant ses renoncements), et consacre sa gloire. Comme chez Weetaltuk, sa posture s’applique aussi à la représentation qu’il donne du monde d’où il vient et où il retourne : sa gloire est d’autant plus grande que ce monde-là est lui aussi parsemé d’embûches, dont les politiciens ne sont pas les moindres.

Dans les deux cas, l’antithèse s’exprime en tonalités mineures. Chez Weetaltuk, c’est l’évocation de la laideur des hommes qui s’entretuent, qui se méprisent mutuellement ; chez Bernier, c’est l’évocation de la beauté de la mer et de celle du Nord dont il ne se lasse, et de la bonté des Inuits.

Marjolaine Saint-Pierre joue dans le registre du capitaine. Elle propose de construire un héros en servant les images d’Épinal qu’elle a collectionnées. D’abord plus jeune capitaine du monde, le commandant de l’Arctic est l’homme du Grand Nord, le plus grand navigateur, le plus grand annexionniste (p. 72, 147, 167, 211, 222, 310)[10]. D’autres auteurs ont été plus réservés au chapitre des hommages, reconnaissant néanmoins les mérites du navigateur, du cartographe, du commandant expéditionnaire (Dorion-Robitaille, 1978 ; Robitaille, 2001). Cela ne diminue en rien la stature du héros, qui tient pour ainsi dire tout seul, comme la statue qu’on veut lui construire à Lévis. Un dévoilement moins timide de l’humanité de Bernier ne lui aurait rien enlevé non plus : comme Gandhi le disait de lui-même, il n’était qu’un homme, après tout. C’est précisément l’humanité de Weetaltuk qui forme l’essence de son héroïsme.

Les deux images majeures contenues implicitement dans les travaux rassemblés par Chartier pourraient bien être utiles pour éclairer autre chose que les biographies examinées. Les débats actuels concernant la souveraineté de l’Arctique, qui reprennent leur vigueur d’il y a cent ans, ne mettent-ils pas en opposition des visions diamétralement opposées ? Celle des États qui cherchent à imposer leur mainmise, laquelle bénéficierait inévitablement aux résidants – autochtones y compris – grâce aux lois naturelles de l’économie et aux politiques bienveillantes des gouvernements ; celle des autochtones qui cherchent à faire reconnaître ces terres comme les leurs, et à y vivre sans autre maître qu’eux-mêmes. Comprendre la représentation de l’autre ne constituerait-il pas une nécessité pour éviter le pire, atténuer les tensions, ne plus reproduire les erreurs du passé ? Si c’est le cas, comme je le crois, toute cette littérature aura été révélatrice. Dites-le à ceux qui doutent de l’utilité des humanités sans toutefois remettre en cause celle des symboles, eux qui ont envoyé Bernier et Weetaltuk défendre des drapeaux.