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Qu’est-ce que la Révolution tranquille[1] ? Quelle est sa signification historique ? Sur quelle période s’étend-elle ? Qu’en reste-t-il, et où en chercher les traces ? Ceux qui s’intéressent à l’imposante réforme de la santé et des services sociaux menée au Québec entre 1969 et 1974 y voient souvent un point culminant, un parachèvement des grandes manoeuvres engagées en 1960 pour ériger un État-providence québécois, intégré et interventionniste. Dans cette veine, une analyse courante, critique du projet politique incarné par la Révolution tranquille, présente la mise en place d’un « réseau de la santé et des services sociaux » sous le gouvernement Bourassa comme le couronnement délétère d’une « technocratisation » ou d’une « bureaucratisation » du pouvoir entamée sous Jean Lesage. Né à gauche[2], ce récit d’une néfaste technocratisation du Québec a été repris à droite où il est devenu une sorte de « sagesse conventionnelle » (Pâquet, 1989, p. 282), y compris dans une littérature académique proche des sciences de la gestion et de l’économie[3]. Le point de vue, courant en sociologie, selon lequel les réformes publiques des années 1960 et 1970 ont concentré une part démesurée de la puissance publique entre les mains de quelques cénacles d’experts, a été nuancé : j’ai moi-même montré en quoi les réformes de la santé et de l’éducation de l’époque, quoique planifiées de manière centrale, laissent aux acteurs de terrain une marge de manoeuvre importante, que se refusent à voir les théoriciens de la « révolution technocratique » (Prud’homme, 2007, 2009a).

Cela dit, le « récit de la technocratisation » demeure la forme la plus achevée d’idées qui méritent d’être affinées. L’une de ces idées est l’étroite continuité qui unirait les réformes de 1969-1974 à celles du début des années 1960, et donc leur appartenance claire au grand ensemble de la « Révolution tranquille ». Une autre idée est la concentration des rôles de planification entre les mains d’acteurs privilégiés, qui tirent leur influence de leur position dans l’État et de leurs compétences techniques.

Ces deux idées ne heurtent pas le sens commun. Elles dérivent directement des premières théories sociologiques de la « société postindustrielle », qui ont popularisé le concept de « technocratie ». Alain Touraine, longtemps l’auteur le plus influent au Québec sur cette question, a défini la technocratie comme une « nouvelle classe dominante » qui fait main basse sur les leviers de la collectivisation des pouvoirs politiques et économiques durant la seconde moitié du 20e siècle ; ainsi composée de « ceux qui s’identifient à l’investissement collectif » et qui « identifi[ent] du même coup l’intérêt de la société à celui des grandes organisations » (Touraine, 1969, p. 68 et 76), cette classe se présenterait à la fois comme la créature et la maîtresse d’oeuvre des grandes bureaucraties actuelles. Même si Touraine lui-même ne limitait pas l’usage du concept aux titulaires de charges publiques[4], le concept, appliqué au Québec des années 1960 et 1970, a le plus souvent servi à caractériser le jeune État-providence provincial alors en formation. Jean-Jacques Simard a publié des textes classiques (1977, 1979a, 1979b) qui, sur le mode caustique, attribuent à « une classe d’experts […] supposément désintéressés » (Simard, 1977, p. 99) « une visée, un projet […] de société-machine aux rouages parfaitement huilés, intégrés fonctionnellement dans un appareil centralisé de commande autorégulateur » dont la parfaite coordination du travail social doit produire « une bureaucratisation généralisée de vie en commun », dirigée par « ceux qui […] détiennent le langage technique » (Simard, 1977, p. 109). Cette analyse de la Révolution tranquille, qui n’était pas sans précédent (Guindon, 1964), a été reconduite en ce qui concerne la santé et les services sociaux par Lesemann (1981), Bergeron (1990) et Renaud (1995) ; comme chez Touraine, elle sert à la fois l’examen sociologique de la société « programmée » et le projet plus critique, politique, qui vise à révéler la menace que fait peser un tel exercice technocratique du pouvoir sur la qualité de la démocratie délibérative.

Étonnamment, pourtant, ces textes n’ont donné lieu qu’à peu d’études empiriquement précises ; Simard est le premier à revendiquer le caractère exploratoire de son travail, tandis que Lesemann et Renaud font l’exégèse de documents officiels sans s’attarder aux acteurs ni à l’implantation concrète ou à la diffusion des idées « technocratiques » (Dussault, 1983). Corrélativement, les deux idées qui sous-tendent le « récit de la technocratisation », soit la continuité politique d’une « longue » Révolution tranquille et la concentration de sa planification entre les mains d’acteurs circonscrits, ont elles aussi peu fait l’objet d’études approfondies[5]. De fait, les historiens qui caractérisent la Révolution tranquille par la mise en oeuvre d’une vision politique soutenue l’ont souvent cantonnée à une période courte, interrompue en 1966 ou en 1968, et se sont peu intéressés à la poursuite des réformes au-delà de ces années (Linteau, 2000 ; Ferretti, 1999). Et si le caractère centralisé des réformes de la santé ou de l’éducation a souvent inspiré un récit de leur « application », « du haut vers le bas », le constat d’une centralisation de la décision reste toutefois le plus souvent de l’ordre de l’a priori et de l’implicite (Gaumer, 2008 ; Bélanger et Lepage, 1989 ; Vaillancourt, 1988 ; Comeau, Beaudry et Corbo, 2004).

Il semble pourtant utile d’expliciter davantage, d’interroger de manière plus frontale la continuité politique de la Révolution tranquille. Quels sont les fils de continuité entre les réformes de Lesage et de Bourassa ? Qui tient ces fils ? Si l’appellation « Révolution tranquille » a un sens, si on lui accorde une certaine unité d’action et si cette unité persiste sous quelque forme après 1966, à quoi tient-elle ? Sur quoi repose la continuité de l’État québécois durant cette période ? Poser directement ces questions semble essentiel pour comprendre l’histoire récente du Québec. Interroger la continuité de l’État après 1960 aiderait à mieux insérer la Révolution tranquille aux grands débats sociologiques et historiques sur la situation de l’État québécois[6], tout en jetant des ponts vers les historiens de l’époque pré-1960 qui, jusqu’ici, ont le mieux rendu compte de l’environnement complexe que constituent l’État du Québec et ses dépendances (Ferretti, 2001, 2009 ; Marshall, 1998 ; Gow, 1986). Par ailleurs, une connaissance plus fine de l’administration mettrait en contexte les contributions précises d’acteurs ou de groupes spécifiques aux réformes publiques, revisitant les « grands récits » de la modernisation du Québec en conciliant le récit politique à hauteur d’homme et une interrogation plus théorique sur le devenir de l’État dans la seconde moitié du 20e siècle. Enfin, analyser les racines profondes du « système de santé » mis sur pied entre 1969 et 1974 donnerait une profondeur aux débats actuels sur l’économie politique de la santé, un approfondissement auquel ne se risquent pour l’instant que quelques sociologues et historiens (Bonneville et Lacroix, 2006 ; Guérard et Rousseau, 2006 ; Prud’homme, 2006, 2009b).

Le but de cet article est de préciser ce qui fait l’unité d’un train de réformes, aux objets pourtant disparates et réalisées à des moments différents, menées depuis les aurores de la Révolution tranquille jusqu’aux derniers moments du gouvernement Bourassa – à savoir les réformes successives de l’université (à partir de 1964), de la santé (de 1969 à 1971) et des professions (de 1971 à 1974). Ces trois réformes ont été réalisées sous trois gouvernements très différents et ne viennent pas des mêmes lieux de délibérations. Malgré cela, elles partagent des orientations communes qui vont au-delà de l’analogie. Après une présentation du contexte partagé de ces réformes, j’identifierai les fils conducteurs qui mènent de l’une à l’autre. Ces continuités sont faites d’idées, d’attitudes intellectuelles qui caractérisent la Révolution tranquille. Parmi ces idées, je mettrai l’accent sur une volonté de rationalisation appuyée sur le principe d’une différenciation fonctionnelle des « systèmes » publics, et qui joue dans la formulation des réformes un rôle au moins aussi important que les visées, mieux connues, d’étatisation et de démocratisation. À l’échelle des acteurs, je montrerai aussi que la continuité de ces projets au-delà de 1966 ou 1968 est le fait d’un nombre fini d’individus de chair et d’os qui s’en font les animateurs et les relais.

La santé : une préoccupation qui s’impose

La mort subite du premier ministre québécois Maurice Duplessis en septembre 1959, son remplacement par Paul Sauvé puis, après divers remous politiques, l’arrivée au pouvoir des libéraux dirigés par Jean Lesage en juin 1960, inaugurent plusieurs chantiers neufs pour un interventionnisme vigoureux de l’État provincial, par exemple en économie et en éducation. Dans l’esprit des nouveaux gouvernants, ces chantiers sont des entreprises de « rattrapage », de mise à niveau avec une certaine modernité qui a déjà émergé ailleurs. C’est en bonne partie pour occuper des créneaux plus ou moins vierges que Québec crée les ministères du Revenu, des Affaires culturelles, des Ressources naturelles ou de l’Éducation, et qu’il engage à pleines portes.

Assez vite, toutefois, des dossiers plus anciens captent une part croissante des travaux et des jours du personnel politique. Les mutations en cours du marché de la santé, en tout cas, s’imposent à l’agenda. L’hôpital, depuis quelques décennies, monopolise une offre de soins jugée de plus en plus nécessaire et qui coûte de plus en plus cher ; l’assurance privée, qui s’était répandue avec la prospérité de l’après-Seconde Guerre mondiale, n’offre plus un accès aux soins jugé suffisant pour le simple particulier, si tant est qu’elle l’ait déjà fait (Guérard et Rousseau, 2006). L’hôpital s’est aussi transformé en une véritable industrie : de 1950 à 1955, les hôpitaux triplent leurs coûts d’opération et intensifient l’embauche au point de devenir l’un des principaux employeurs au Québec, et la part de la santé dans la main-d’oeuvre totale passe de 3,1 à 4,5 % entre 1951 et 1961 (CESBES, 1970, vol. 4, t. 4 ; Coburn, 1994). Cette main-d’oeuvre, qui plus est, se diversifie. La médecine devient un métier de spécialistes : au Québec, la part des spécialistes dans le corps médical passe de 22,5 % en 1951, à 40 % en 1961, puis à 54,4 % en 1971 (Dussault, 1975). Ces spécialistes, psychiatres, neurologues ou anesthésistes, exigent l’embauche, dans « leurs » services, d’auxiliaires tout aussi spécialisés comme des physiothérapeutes, des psychologues ou des orthophonistes. Ces jeunes professions investissent à leur tour l’hôpital où elles rejoignent des infirmières dont le nombre explose lui aussi. De 1953 à 1967, l’effectif des hôpitaux québécois, toutes disciplines confondues, passe ainsi de 26 000 à 102 100 personnes, réparties en un nombre jusque-là inconcevable de professions et de spécialités (CESBES, 1970, vol. 4, t. 4).

Les transformations du marché de la santé s’imposent dans l’actualité politique dès la fin des années 1940. La question qui se pose alors est celle de l’assurance : on constate l’échec des assureurs privés à arrimer une offre et une demande de soins croissantes, et leur incapacité à lever le risque financier que représente la maladie pour les ménages. L’État fédéral, soucieux d’affirmer son leadership en matière sociale, lance en 1948 un vaste programme de soutien à la santé publique et à la construction d’hôpitaux. Puis, sous la pression des mouvements socialistes de l’ouest du pays, Ottawa inaugure en 1957 un premier programme d’assurance universelle en matière de santé : l’« assurance hospitalisation »[7]. Il s’agit d’un programme à frais partagés, auquel les provinces ont le choix d’adhérer ou non, et qui assure aux citoyens la gratuité, non pas de tous les frais de santé, mais d’un panier de services hospitaliers de base comme l’hébergement, l’assistance d’infirmières et certains tests. Soucieux d’autonomie provinciale, le premier ministre Duplessis refuse de joindre le programme et ce n’est qu’après sa mort que le gouvernement du Québec, le dernier au Canada, entame des négociations qui rendent possible son adhésion à la toute fin de 1960. Très vite, la part de l’État dans le financement des hôpitaux québécois, qui n’était que de 18 % en 1958, passe à 75 % en 1965, en vertu d’une enveloppe pourvue, alors, à moitié par Ottawa mais gérée par Québec.

Jusque-là, les préoccupations politiques relatives à la santé sont essentiellement d’ordre assurantiel : l’État s’implique à titre d’assureur, seul apte à minimiser les risques financiers qui limitent la capacité des ménages à travailler et à consommer. Cet horizon économiste, keynésien, est conforme à l’esprit d’autres programmes de création relativement récente, comme l’assurance chômage, les allocations familiales ou les pensions de vieillesse. Très vite, cependant, le financement des hôpitaux précipite les dirigeants québécois dans une nouvelle réalité, celle de la maîtrise d’oeuvre de la santé. Le gouvernement Lesage constate que la manne financière, loin d’étancher la soif des hôpitaux, y stimule plutôt la création de nouveaux services spécialisés (en psychiatrie, en physiothérapie, etc.), non couverts par l’assurance hospitalisation, laquelle ne répond donc plus qu’à une portion décroissante des demandes. Qui plus est, le programme coûte cher et il devient évident que, pour s’assurer un minimum de contrôle sur l’évolution des dépenses, l’État provincial devra se faire patron et intervenir dans la direction des grandes bureaucraties privées que sont devenus les hôpitaux. La gestion du personnel clinique, médecins, infirmières ou personnel paramédical, devient un enjeu pressant.

Dès le début des années 1960, l’État québécois se voit ainsi contraint, en santé, de devenir employeur s’il veut demeurer assureur. En juin 1962, l’Assemblée législative adopte la Loi sur les hôpitaux qui encadre l’administration des hôpitaux et attribue au gouvernement le pouvoir d’y déterminer les salaires. L’actualité amène aussi le gouvernement Lesage à se préoccuper des professionnels qui peuplent le milieu de la santé et qui s’y tiraillent souvent : c’est le cas, par exemple, en 1963 lors de la grève des infirmières de l’hôpital Sainte-Justine où les infirmières contestent le recours à des bénévoles, ou en 1962 quand le gouvernement prend le parti d’un groupe de psychiatres (menés par Camille Laurin) en conflit avec la direction de l’Institut Albert-Prévost au sujet des soins aux patients internés (Baillargeon, 2007 ; Boudreau, 2003). Enfin, les professionnels de la santé eux-mêmes sollicitent le législateur en bombardant le parlement de projets de loi privés qui confèrent de nouveaux privilèges légaux aux travailleurs sociaux (en 1960), aux psychologues (1961), aux orthophonistes (1964) et à une kyrielle d’autres groupes devenus politiquement revendicateurs.

Mué en acteur décisif de la complexification des soins, le gouvernement Lesage, jusque-là peu intéressé à la question[8], doit préciser ses vues sur les problèmes de la santé. Ce souci d’une gouverne plus directe, plus cohérente de la santé ne se formule pas en un jour. Par lui, néanmoins, la santé en vient à s’arrimer à l’esprit des réformes phares de la Révolution tranquille, avant d’en devenir l’un des principaux chantiers. Assez tôt, en fait, le voeu d’un contrôle plus serré des coûts de la santé habite déjà les réformes de l’enseignement supérieur, dont le principe est brièvement formulé par la commission Parent avant d’être mis en oeuvre à l’échelle des universités.

La réforme de l’enseignement supérieur : la « mise en réseau » des universitaires

Le gouvernement Lesage entretient de vastes ambitions en matière d’éducation. Confronté à une forte opposition, il gagne du temps et accroît sa légitimité en confiant l’élaboration des réformes les plus ambitieuses à une commission d’enquête, la commission Parent[9], lancée en avril 1961. Le rapport de la commission, déposé en tranches entre 1963 et 1966, formule des recommandations précises en faveur de la démocratisation, mais aussi de la rationalisation du secteur scolaire. Cette dernière visée repose sur l’idée qu’un réseau « rationnel » s’appuie sur la complémentarité de ses parties, et donc sur leur différenciation optimale dans le but d’éviter les dédoublements. Une réforme réussie exige une redistribution des responsabilités en ce sens.

Les collèges et les universités, alors séparés par des frontières incertaines, offrent une cible de choix à une telle politique, axée sur la spécialisation des rôles. En 1964, la commission Parent recommande l’abolition des collèges classiques et la création de nouveaux « instituts » d’enseignement général et professionnel (les futurs cégeps) qui permettraient aux universités de se délester de la formation générale « de façon à pouvoir se consacrer à un enseignement vraiment spécialisé[10] ». L’objectif est de forcer l’université à se distinguer des collèges et à préciser sa mission en faveur de la recherche et d’un enseignement de pointe. Les réformateurs de l’État adhèrent à cet objectif de spécialisation de l’université, au point de le mettre en oeuvre sans retenir les freins qu’avaient prévus les commissaires, comme l’octroi de chartes limitées (Lucier, 2004)[11].

Le mouvement, stimulé par de nouveaux modes de financement et l’exigence d’une refonte des diplômes, accélère la spécialisation des programmes dans les universités – y compris les programmes professionnels liés à la santé. L’uniformisation progressive des grades après 1966, par exemple, empêche désormais les écoles qui se veulent de niveau maîtrise, comme les écoles de service social et d’orthophonie, d’admettre directement les finissants du collège classique ; pour assurer leur avenir, ces écoles créent donc leurs propres baccalauréats professionnels, plus conséquents et spécialisés. Mieux financées, alimentées en recrues par les nouveaux cégeps, les écoles professionnelles, en psychologie ou en physiothérapie par exemple, accueillent aussi un surcroît d’étudiants qui justifie l’embauche d’un corps professoral plus nombreux et spécialisé qui leur permet de s’émanciper de la tutelle des Facultés de philosophie ou de médecine (Prud’homme, 2009b).

Conforme à la logique de spécialisation disciplinaire qui touche alors l’ensemble de l’université[12], cette spécification des programmes a donc des effets directs sur les professions de la santé. Au ministère de l’Éducation, elle incite les fonctionnaires, conscients des enjeux propres à la santé, à aborder la formation professionnelle sous l’angle d’une telle spécialisation, dont on espère qu’elle évitera aussi les dédoublements entre les différents cliniciens sur le terrain. Cet objectif, base explicite des consultations de l’Opération Sciences de la santé engagée par le ministère en 1972, se retrouve rapidement dans les politiques de santé, où la recherche d’une complémentarité contrôlée s’impose aussi à l’ordre du jour.

La différenciation fonctionnelle en santé : du comité Castonguay à la loi de 1971

Par-delà l’éducation, c’est tout l’appareil public québécois qui connaît une « révolution » dans les années 1960. L’administration voit ses effectifs exploser : de 1960 à 1970, l’appareil d’État, à l’exclusion des réseaux de santé et d’éducation, passe de 36 800 à 79 400 employés[13]. Un tel rythme de croissance fait de la gestion même de l’appareil public un enjeu politique d’importance, qui justifie l’adoption en 1965 d’une loi sur l’organisation de l’État et même, en 1969, la création d’un ministère de la Fonction publique. Pour harnacher leur nouvelle créature, les dirigeants de l’État en formalisent les rouages et s’appuient explicitement sur le principe d’une division fonctionnelle des tâches (Gow, 1986, p. 295-366 ; Bertrand, 1990). Ce principe, mis en oeuvre dans la réforme des universités, imprègne ainsi également les organisateurs de l’administration publique, soucieux de planification centralisée.

C’est à ce moment que des travaux menés sur la scène fédérale achèvent de transformer la santé en un lieu d’intervention massive de l’État. La commission Hall, mandatée par le gouvernement conservateur en 1961, recommande en 1964 le remplacement de l’assurance hospitalisation par une assurance maladie plus étendue qui assurerait la couverture universelle des soins médicaux. Le projet, chaudement débattu, devient réalité avec l’adoption, en 1966, d’une loi fédérale sur les soins médicaux, qui offre en quelque sorte aux provinces d’adhérer à une version élargie du programme à frais partagés de 1957.

D’un côté, l’initiative fédérale met sur la défensive les gouvernements provinciaux, devenus bien conscients des exigences liées à une offre de soins publique et étendue. D’un autre côté, toutefois, une offre accrue justifierait une plus grande rationalisation, rendue de toute façon nécessaire par l’assurance hospitalisation. C’est dans cet esprit que des réformateurs québécois se penchent sur la question. Certains se rassemblent dans l’entourage de l’actuaire Claude Castonguay et deviennent dès lors plus aisément identifiables. Assureur de métier, Castonguay a déjà collaboré à divers dossiers économiques comme la mise sur pied de la Régie des rentes. En mars 1965, il accepte la direction d’un comité de travail sur l’assurance-santé, qui travaille à divers scénarios. À l’automne 1966, quelques semaines après le dépôt de la nouvelle loi fédérale et l’élection à Québec d’un gouvernement unioniste, il convainc le premier ministre Daniel Johnson de créer une commission d’enquête qui permettrait, en plus de gagner du temps, d’adhérer au programme fédéral en l’intégrant à un projet québécois global, cohérent et mieux planifié.

Cette commission, dite Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social (CESBES), est lancée en novembre 1966, encore une fois sous la direction de Castonguay. Y collaborent des commissaires issus des divers groupes de pression concernés (médecins, travailleurs sociaux, assureurs) mais aussi un état-major de consultants dont certains, outre Castonguay lui-même, connaîtront une brillante carrière de technocrates-politiciens dans le monde de la santé, comme les futurs ministres Claude Forget et Jean Rochon.

La Commission étale ses recommandations de 1967 à 1972. Alors que le rapport Parent était resté élusif sur ses racines intellectuelles, la commission Castonguay se fait plus explicite. Des appendices détaillent ses usages directs de théories de l’administration publique dérivées de la cybernétique, du fonctionnalisme ou de la théorie des systèmes, en vertu desquelles la différenciation réciproque et la complémentarité de chaque établissement ou agent doivent assurer une rationalité optimale en réduisant les risques de dédoublement[14]. Cette vision est d’autant plus directement mise en oeuvre que c’est Castonguay qui en assure l’application : candidat aux élections d’avril 1970, il est nommé à la tête des deux ministères concernés par la réforme, à savoir le ministère de la Santé et le ministère de la Famille et du Bien-être social, dont il dirige la fusion en un seul ministère des Affaires sociales (MAS). Plus qu’une simple tête d’affiche, Castonguay est décrit comme l’un des ministres les plus « techniques » du cabinet Bourassa (O’Neill et Benjamin, 1978, p. 142-143) et il est suivi par certains de ses proches collaborateurs au sein de la Commission, comme son sous-ministre Jacques Brunet. Lorsque Castonguay décide de ne pas se représenter aux élections de 1973, c’est d’ailleurs Claude Forget, lui aussi ancien de la Commission devenu sous-ministre, qui le remplace jusqu’en 1976.

La réforme de la santé recommandée, puis pilotée par Castonguay et ses collaborateurs, exige une intégration poussée des établissements et du personnel de soins en un seul « système de santé », structuré et planifié. Le paiement des actes médicaux, désormais couverts après l’adhésion du Québec au programme fédéral en 1970, est centralisé à la Régie de l’assurance-maladie, tandis que l’État devient l’unique payeur, ou à peu près, des soins prodigués dans les hôpitaux. Une fois cette centralisation administrative bien engagée, les réformateurs rédigent un projet de loi sur la santé et les services sociaux, adopté en décembre 1971, qui doit y ajouter une réelle différenciation fonctionnelle entre les agents de la santé. La loi établit une classification différentielle des établissements en distinguant les missions des centres hospitaliers, d’accueil, de services sociaux, de services communautaires ou de réadaptation, et établit la distinction entre les centres de première, deuxième et troisième lignes entre lesquels le patient devra transiter selon l’évolution de son état[15]. C’est aussi « en vue de réduire la duplication des services » (Demers et Bégin, 1990 ; Lemieux, 1974) que le MAS entreprend la fusion d’hôpitaux dans plusieurs régions.

Vue d’en haut, la réforme Castonguay fait du nouveau « système » québécois de la santé le réseau le plus intégré au Canada (White, 1994). Comme à l’université, le principe selon lequel l’existence de chaque agent repose sur sa complémentarité, et donc sa différence, par rapport aux autres, a des impacts directs sur les cliniciens. Certains de ces effets sont imprévus. Traduit en mesures concrètes (et budgétaires), ce postulat force en effet chaque centre à se distinguer des autres ; cela pousse les établissements à s’octroyer unilatéralement de nouveaux mandats, ce qui entraîne une multiplication non planifiée des programmes qui va à l’envers de la « rationalisation » recherchée par le ministère. Pour les professions jeunes, comme l’orthophonie ou la physiothérapie, qui cherchent à s’émanciper de l’autorité médicale, l’occasion est belle de convaincre les établissements de leur consentir de nouvelles prérogatives (Prud’homme, 2006, 2009b).

Bien conscients des défis que pose l’encadrement des cliniciens, les réformateurs proches de la CESBES y prêtent une attention précise. D’emblée, ils veulent appliquer à ce cas spécial les principes généraux de la différenciation fonctionnelle des tâches. Toutefois, parce que la question déborde la santé et touche des cordes politiquement sensibles, les réformateurs en font un dossier à part. Pour cette raison, les principes de la différenciation fonctionnelle voyagent, encore, vers d’autres lieux de délibération.

Le système des professions

À ses travaux sur l’administration de la santé, la Commission joint une réflexion sur le travail des cliniciens, identifiés comme une cible-clé pour une vraie rationalisation systémique de l’offre de soins. C’est dans cet esprit que la Commission met la multidisciplinarité à l’honneur et envisage, un temps, le salariat pour les médecins[16].

Les collaborateurs de la CESBES ont des raisons de s’inquiéter, à un moment où les groupes de métier multiplient les requêtes de privilèges légaux. Ce recours au législateur a été inauguré au 19e siècle par les médecins : des professionnels déposent au parlement un projet de loi privé par lequel ils revendiquent un monopole légal sur certaines tâches. Une fois consenti, ce privilège prend la forme d’une délégation de la puissance publique par l’État : le monopole ne sera pas défendu directement par l’État mais par une « corporation », comme le Collège des médecins, une association professionnelle à qui est confiée l’autorité de veiller à l’application de la loi. La dévolution de cette responsabilité est justifiée, en principe, par le caractère exclusif et rare des compétences en cause, qui fait présumer que seuls les professionnels concernés savent juger entre pairs des conditions d’admissibilité ou de bonne pratique[17]. Or, après 1960, la revendication de tels pouvoirs cesse d’être une rareté et devient une stratégie usuelle pour les associations professionnelles. Qui plus est, les privilèges demandés et accordés le sont à la pièce et, en 1970, on dénombre dans le secteur de la santé pas moins de quatorze corporations « dont les pouvoirs, loin d’être uniformes, présentent un éventail considérable de privilèges, allant de la remise presque totale du contrôle de la profession, comme dans le cas des médecins, jusqu’à la simple protection du titre des membres, comme pour les diététistes » (CESBES, 1970, vol. 4, t. 1, p. 117). À cette confusion s’ajoutent des problèmes d’actualité, comme les tensions entre infirmières et infirmières auxiliaires, les débats sur l’innocuité de la chiropraxie ou des négociations difficiles avec les médecins, qui soulèvent concrètement la question du contrôle de l’expertise en santé.

En avril 1967, la CESBES mandate un avocat en vue, Claude-Armand Sheppard, habitué des commissions publiques[18], pour mener une étude sur l’organisation des professions de santé. Le personnage-clé de ce comité de travail est cependant l’avocat René Dussault, conseiller juridique de la CESBES. Titulaire d’un doctorat de la London School of Economics, Dussault collabore au comité dirigé par Castonguay dès 1965 avant de le suivre à la Commission. Très présent dans les travaux du comité Sheppard, il en a en fait rédigé le mandat au préalable et c’est lui qui, en 1970, en fait la synthèse pour la Commission et conseille celle-ci sur l’interprétation et les recommandations qu’elle doit en tirer (Sheppard, 1970, p. 12 et 20). Au début de 1970, Dussault est de ceux qui suivent Castonguay au ministère, où il continue de mettre la main au dossier.

Par son implication, Dussault inocule la vision de la CESBES à un projet qui, à terme, déborde le seul secteur de la santé. En effet, même si la Commission aborde la question par le prisme de la réforme des soins[19], elle étend ensuite sa réflexion à toutes les professions, des notaires aux agronomes en passant par les comptables. En juin 1968, « les Commissaires », vraisemblablement à la demande du comité lui-même, demandent à Sheppard et à son équipe d’ajouter à leur mandat une vaste étude comparative qui intègre les lois étrangères et les « structures des autres professions au Québec », ajoutant à leur écran radar, outre les quatorze corporations de santé existantes, pas moins de vingt-sept autres en plus de « nombreux » métiers qui ne font pas encore l’objet d’une loi[20]. Le rapport final (neuf tomes totalisant 2935 pages), déposé en mars 1970 et publié à titre d’annexe 12 aux travaux de la Commission, mène la CESBES à recommander une loi unique « s’appliquant à toutes les professions dans tous les domaines », de la médecine à l’arpentage (CESBES, vol. 7, t. 1, 1970, p. 85).

Bien qu’elle doive ainsi s’appliquer à bien d’autres domaines que la santé, la recommandation est imprégnée des visées centralisatrices et systémiques de la Commission. Dès 1967, le mandat du comité Sheppard prévoit une réflexion particulière sur l’autonomie consentie aux professions et sur la possibilité de réduire cette autonomie (Sheppard, 1970) ; dans ses recommandations, la CESBES suggère de surveiller étroitement les corporations et Dussault prévoit de réserver à l’État le pouvoir d’en nommer les dirigeants[21]. Cette centralisation passe aussi par l’uniformisation des statuts : chaque profession est représentée par une corporation pourvue des mêmes attributions et responsabilités que les autres, et ces corporations sont chapeautées par un organisme de régulation, l’Office des professions du Québec. Mais cette réécriture des statuts professionnels est aussi calibrée pour favoriser la réorganisation de la santé sur une base systémique. D’une part, elle promet d’éliminer les dédoublements et les chevauchements entre les privilèges consentis naguère ; désormais, chaque profession doit se définir par sa différence par rapport aux autres. D’autre part, elle promet de cantonner divers spécialistes à des tâches plus précises afin d’en faciliter, pour le reste, la substitution par des techniciens moins coûteux : ce serait le cas en nursing, en physiothérapie et en service social où des rôles « mieux définis » permettraient de réserver la majorité des postes aux diplômés des nouveaux cégeps[22].

Le projet de loi 250, baptisé « Code des professions », est rédigé pour l’automne 1971 avec le concours de René Dussault. Il suscite de nombreuses résistances, autant dans le milieu de la santé qu’en dehors : le barreau, notamment, le dénonce avec virulence comme une insupportable ingérence de l’État. Le ministre Castonguay rencontre aussi de l’opposition au sein du caucus libéral, « du fait que ce n’était pas une question qui intéressait la population » (Castonguay, 2004) – ce qui rend peut-être les députés plus réceptifs aux pressions particulières. Les réticences sont en partie attribuables au fait que le texte projette les vues de la CESBES hors de sa sphère d’influence attitrée. Ce climat exige que le projet use d’un nouveau véhicule, un autre lieu de délibération pour atteindre la sanction parlementaire. Cette fois, il ne s’agit pas d’une commission d’enquête.

La CESBES, en fait, avait prévu le coup et recommandé, en 1970, « la création d’une commission parlementaire de l’Assemblée nationale dont la fonction serait d’examiner les projets de loi concernant l’organisation professionnelle et les professions en général », tant à des fins de transparence (en court-circuitant le recours à des projets de loi privés) que pour désengorger le parlement « de nombreux projets futiles, prématurés ou avortés » (CESBES, vol. 7, t. 1, 1970, p. 83-84). Lorsque le projet de loi est déposé en chambre en novembre 1971, il est ainsi aussitôt déféré à une commission parlementaire ad hoc qui « reprend la consultation de A à Z » (Dussault, 1986), recevant pendant un an des centaines de mémoires et de porte-parole de tous les horizons. À ce titre, le débat autour du Code des professions constitue un moment non négligeable de l’histoire parlementaire dans la mesure où il sert de coup d’envoi au rôle consultatif qu’une réforme récente vient d’attribuer aux commissions de députés (Gow, 1970). Revenu en chambre, le projet de loi est adopté en juillet 1973 sans contestation majeure, fixant les conditions d’admission et d’exercice dans trente-huit professions différentes regroupant des dizaines de milliers de travailleurs qualifiés, experts de divers domaines allant du génie au droit et à la santé.

Sur le fond, le projet a peu changé. Des concessions sont consenties aux médecins et certaines dispositions à l’égard de tels ou tels professionnels, comme les ergothérapeutes ou les denturologistes, sont modifiées. Pour l’essentiel, cependant, la circulation prolongée du projet dans l’enceinte parlementaire a surtout eu pour effet d’imprégner les élus, les groupes de pression et les observateurs du principe, distillé depuis la CESBES, d’une différenciation plus formelle, et opérée depuis l’État, des catégories d’experts selon leurs fonctions respectives dans un « système », qu’il s’agisse des bureaucraties publiques de la santé ou de bureaucraties privées qui font elles aussi grande consommation d’ingénieurs, d’actuaires, de psychologues ou d’autres spécialistes. Cette translation des idées en est aussi une des personnes : René Dussault, après avoir été impliqué dans la traduction législative du projet, est nommé président du nouvel Office des professions en août 1973, poste qu’il conserve jusqu’en 1977 quand il devient sous-ministre au ministère de la Justice, devenu l’organisme de tutelle de l’Office. Dussault décrira sa nomination comme l’un des derniers gestes politiques de Claude Castonguay : « c’était pour lui la garantie que ce qui serait fait serait conforme à l’esprit dans lequel la réforme avait été accomplie » (Dussault, 1984, p. 18).

Ces manoeuvres mobilisent plus de gens que l’on en a nommé ici – mais pas tant que ça. En amont, le processus met en vitrine des personnalités, comme Claude-Armand Sheppard, qui occupent de multiples sièges et dont on ne peut attester de l’implication directe dans chaque dossier. En aval, le nouvel Office des professions met au travail de jeunes, parfois très jeunes fonctionnaires dont c’est souvent le premier emploi : aucun ne semble avoir été impliqué dans le travail de recherche ou d’écriture législative qui a précédé, et aucun ne fera véritablement carrière à l’Office. Au coeur du récit, on n’identifie donc qu’un petit nombre d’acteurs qui manifestent une adhésion consciente, militante, à l’idée de différenciation fonctionnelle, qui y adossent leur carrière et dont la présence dans cette histoire précise est véritablement suivie – par exemple René Dussault et Claude Castonguay.

Les autres acteurs, « de passage », ont-ils acquis ou colporté ailleurs un regard systémique aussi soutenu sur la chose publique ? Quoi qu’il en soit, et nonobstant le scrupule du sociologue devant un nombre modeste d’acteurs (une gêne qui peut expliquer l’imprécision des études pionnières de la technocratie), l’observation est utile. Sur le plan de l’analyse et l’étude empirique, l’identification claire des René Dussault de ce monde, tout de même des acteurs intermédiaires à l’échelle de la haute fonction publique, dessine un terrain d’enquête précis et somme toute étendu, sur les traces d’une sociologie du personnel politique (Gow, 1993). Sur un autre plan, que l’idée de « technocratie », en conformité avec la distinction de Touraine entre « technocratie » dirigeante et « bureaucratie » d’exécutants, éclaire l’action d’un nombre non négligeable mais néanmoins fini d’acteurs, n’est-ce pas là une condition de cette re-personnalisation des rapports de pouvoir que les premiers sociologues de la technocratie appelaient de leurs voeux ?

Identifier les continuités qui unissent les réformes québécoises de l’université, de la santé et des professions entre 1961 et 1974, aide à préciser le sens des idées, admises jusque-là de manière superficielle, d’une poursuite à certains égards des projets de la Révolution tranquille après 1966 et du caractère « technocratique » de cette révolution administrative. Ces continuités éclairent des racines mal connues du « système » de santé et de ses réformes, soit des idées précises sur la différenciation fonctionnelle et révèlent quels sont les acteurs, identifiables, qui les disséminent.

Cette réflexion accompagne un retour, déjà partiellement entamé[23], sur les premiers « récits de la technocratisation ». Plus discrète ces dernières années, cette veine analytique s’est beaucoup transformée depuis les écrits fondateurs d’Alain Touraine et Manuel Castells. Les lecteurs de l’École de Francfort ont ainsi pu passer de tentatives de définition de la technocratie à une interrogation critique sur la transformation des institutions du 20e siècle en organisations managériales (Feenberg, 1994), comme en témoignent au Québec l’oeuvre imposante de Michel Freitag ou des textes récents sur la financiarisation des entreprises (Duhaime, Hanin, L’Italien et Pineault, 2010). L’une des visées de ces écrits est de rendre possible une re-personnification des acteurs et des conditions qui président à la redistribution des cartes du pouvoir, ce à quoi l’histoire est particulièrement apte.

Un second avatar actuel des regards sociologiques sur la technocratie s’incarne dans les écrits sur la rationalisation managériale du monde du travail, des importantes études de Braverman (1975) et Freidson (1986) jusqu’à celle de Carter et Mueller (2002) dont le titre présente une parenté suggestive avec les écrits québécois de Jean-Jacques Simard. À cet égard, le présent article devrait poser le Québec comme cas d’espèce d’une sociologie de l’expertise intéressée aux rapports entre l’État, les professionnels et les administrations bureaucratiques (Leicht et Fennel, 1997 ; Abbott, 2005). Les précisions apportées ici mettent à l’ordre du jour une étude du fait professionnel, dont le poids dans la littérature sociologique internationale ne se répercute encore que faiblement au Québec[24].

Pour la sociologie historique du Québec, enfin, le présent texte suggère des balises plus nettes pour mesurer les ruptures qui séparent la Révolution tranquille de ce qui la précède, mais aussi de ce qui la suit dans les années 1980 et 1990. Que deviennent alors les visées « systémiques » des réformateurs, et quelle forme prend le partage des expertises au Québec entre 1975 et 2010 ? L’analyse fine de ce problème porte en germe, à la fois, l’exigence et la promesse d’un dialogue fructueux entre histoire et sociologie – un dialogue qui semble nécessaire pour détailler le caractère volontariste, l’historicité du visage « systémique » attribué aux « réseaux » issus d’une réingénierie administrative caractéristique de la seconde moitié du 20e siècle.