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Bien que le travail ait toujours été un objet d’études privilégié pour appréhender les réalités sociales, le modèle industriel à partir duquel la sociologie du travail s’est instituée a subi des mutations profondes, qui soulèvent certaines interrogations quant à sa capacité à rendre compte des phénomènes contemporains. Confrontées aux transformations économiques qui ont marqué les sociétés occidentales, la gestion de la production, l’organisation du travail et les formes de mobilisation du personnel répondent aujourd’hui à des configurations singulières. Cette reconfiguration de l’espace productif suscite de nombreux débats quant à ses conséquences sur les collectifs de travail, mais également quant à la capacité des cadres théoriques industriels actuellement en usage à rendre compte des réalités contemporaines du monde du travail.

Les ouvrages qui sont l'objet de cette note critique offrent des pistes de réflexion sur ces thématiques. En portant des regards différents mais complémentaires sur le modèle productif contemporain, ils contribuent chacun à sa façon à circonscrire les mutations en cours, à interroger la pertinence des concepts associés au modèle industriel servant à les appréhender, et à évaluer la nécessité de développer des notions juridiques et théoriques adaptées. Le premier ouvrage, de Diane-Gabrielle Tremblay, constitue une excellente synthèse des principales caractéristiques de l’économie contemporaine et des pratiques managériales déployées pour y faire face. Le second, dirigé par Mircea Vultur et Jean Bernier, s’intéresse aux enjeux d’un phénomène en expansion (le travail intérimaire), témoigne de l’émergence de nouvelles formes de vulnérabilité et évalue la capacité des outils juridiques à assurer la protection sociale de tous les travailleurs, peu importe la nature de leur relation d’emploi. Le troisième ouvrage regroupe une série de textes[1] interrogeant la pertinence d’élargir ou de revoir certains fondements théoriques de la sociologie du travail. Ces trois ouvrages pourraient être appréhendés comme un continuum, le premier témoignant de la complexité des réalités contemporaines, le second des difficultés sociales et juridiques qu’elles posent, et le troisième, des difficultés épistémologiques qui y sont associées.

En s’appuyant sur ces trois ouvrages, notre propos vise à : 1) circonscrire les transformations socioéconomiques associées à l’économie du savoir au regard de l’emploi et de la gestion des ressources humaines (GRH); 2) évaluer la nécessité d’adapter certains aspects des lois actuelles du travail afin d’assurer la protection juridique de tous les travailleurs québécois; et 3) interroger la capacité de la sociologie du travail à témoigner de la complexité des mutations en cours.

1- Les transformations socioéconomiques et les caractéristiques de l’économie contemporaine au regard de l’emploi et de la GRH

L’ouvrage de Tremblay dresse un portrait complet de l’économie du savoir, qui se singularise par une importance inédite du capital humain. Le talent et les compétences des hommes et des femmes sont aujourd’hui perçus comme l’un des principaux avantages concurrentiels des organisations, à la source de la créativité et de l’innovation. La lecture est agrémentée par une revue des plus récentes études et par la mise en relief de perspectives critiques, ce qui est assurément une des forces de cet ouvrage[2]. Les douze chapitres qui le composent, qui intéresseront tant les chercheurs académiques que les gestionnaires et les étudiants désireux d’avoir accès à une synthèse des transformations en cours et de leurs conséquences sur le travail et l’emploi, abordent des aspects qu’on peut regrouper autour de quatre thématiques distinctes.

Dans un premier temps, l’auteure circonscrit les transformations économiques et structurelles survenues depuis les années 1970, qui ont révélé les limites des modèles productifs et des formes d’organisation du travail développés au vingtième siècle. Le processus d’internationalisation des années 1980-1990 a induit une concurrence globalisée, une libéralisation financière inédite et une déréglementation des marchés, auxquels les processus industriels peinent à s’ajuster. C’est ainsi que le modèle fordiste, fondé comme système de production et de consommation de masse sur une transaction contractuelle, une progression du salaire au rythme des gains de productivité et des protections sociales, est aujourd’hui remis en cause. L’ouverture des marchés, la tertiarisation des économies, l’importance inédite de l’innovation, le développement des technologies de l’information et de la communication, ainsi que la diversification de l’environnement social sont autant de facteurs mis en cause dans l’ébranlement du système fordiste et dans l’émergence d’un nouveau modèle productif, consubstantiel à l’économie du savoir. Dans un exposé appuyé par de nombreuses statistiques témoignant de l’ampleur des mutations en cours, l’auteure présente les caractéristiques de cette nouvelle économie, qui repose en grande partie sur les connaissances et les compétences de la main-d’oeuvre spécialisée oeuvrant dans les secteurs tertiaire et quaternaire, et dans laquelle la valorisation du capital immatériel, de l’innovation et de la créativité est prioritaire.

Dans un deuxième temps, l’auteure s’intéresse aux conséquences de la nouvelle économie sur les carrières et l’employabilité. L’impératif de flexibilité comme stratégie organisationnelle de sortie de crise se répercute sur les trajectoires professionnelles, qui se diversifient. Le modèle de la carrière traditionnelle[3] laisse place à celui de la carrière nomade. Le travailleur, pour reprendre l’expression d’Ehrenberg (1998), devient entrepreneur de soi : la sécurité d’emploi, le développement des compétences et l’employabilité qui étaient jadis assurés par l’employeur lui sont transférés, comme forme contemporaine d’individualisation du risque. Autrefois fonction d’une logique de poste et de progression hiérarchique au sein d’une même organisation, la sécurité est de plus en plus fonction de la professionnalité et du développement des compétences. La relation d’emploi s’en trouve affectée : le rapport fordiste caractérisé par une transaction bipartite entre l’employeur et l’employé, un contrat de travail à durée indéterminée, un salaire conventionné et des protections sociales est aujourd’hui remis en question, au profit d’un contrat psychologique à dimension transactionnelle et relationnelle, basé sur des devoirs mutuels, des attentes explicites et implicites en matière de loyauté, d’autonomie et de confiance[4]. Si elle profite généralement aux travailleurs du savoir qui possèdent les compétences assurant leur employabilité[5], l’évolution des carrières peut être vécue difficilement par ceux qui peinent à s’adapter à l’impératif de flexibilité. Ici comme ailleurs, une perspective critique se dessine : Tremblay souligne que le modèle de la carrière nomade « est un modèle qui peut être assez dur à assumer » (p. 70). Le cas des agences de location du personnel évoqué par Vultur et Bernier, que nous analyserons en deuxième partie, en est un exemple probant.

Dans un troisième temps, Tremblay étudie l’impact du passage à l’économie du savoir sur la GRH, en consacrant trois chapitres aux nouvelles attentes en matière d’engagement, d’autonomie et d’autoorganisation, et de participation au travail. Ces nouvelles normes sont justifiées par un double discours : elles sont décrites comme autant de voies pour assurer la flexibilité technique, salariale, fonctionnelle et numérique des organisations, tout en répondant aux nouvelles valeurs des travailleurs en matière d’autodétermination, de réalisation personnelle et de conciliation entre vie privée et vie professionnelle. Tremblay rappelle que ces normes sont vécues difficilement par certains travailleurs, pour qui la quête effrénée de flexibilité est associée à l’émergence de nouvelles vulnérabilités. C’est ainsi que, dans un quatrième temps, elle s’interroge sur les conséquences de l’économie du savoir au regard du travail et de l’emploi, en s’intéressant notamment aux problématiques contemporaines liées à la précarisation de l’emploi, à l’intensification du travail et au présentéisme. Des perspectives critiques illustrant les revers des transformations en cours sont analysées : la fine démarcation entre engagement et surengagement, la notion de contrôle associée à l’autonomie et le paradoxe de la participation. Des pistes de solutions sont évoquées, telles que le concept de flexicurité qui offre une souplesse à l’organisation, tout en favorisant la sécurité et la stabilité d’emploi. Bien qu’elle suscite un intérêt tant chez les chercheurs que chez les gestionnaires, l’auteure rappelle que la flexicurité est encore peu appliquée au Québec, contrairement à l’Europe où son expérimentation a suscité autant d’enthousiasme que de réserves.

En somme, l’ouvrage de Tremblay témoigne du fait que l’économie du savoir se caractérise par une hausse des formes d’emploi atypiques dérogeant à la relation d’emploi classique, tant du point de vue des horaires de travail ou des garanties contractuelles que des protections sociales. Bien que certains travailleurs en tirent profit, les conséquences de la flexibilité et des nouvelles normes managériales se révèlent à travers plusieurs phénomènes d’ampleur variable, tel que le travail intérimaire étudié par Vultur et Bernier.

2) De la pertinence d’adapter certains aspects des lois actuelles du travail : le cas des agences de travail temporaire

Le travail intérimaire, qui constitue la forme de travail atypique la plus répandue au Québec, est un phénomène en croissance et qui inquiète, puisqu’il révèle les limites institutionnelles et juridiques de l’économie du savoir et, plus largement, de nos sociétés. Vultur et Bernier en font un objet d’étude sociologique illustrant l’ampleur du phénomène et les questionnements qu’il engendre. Par l’analyse des conditions sociales des travailleurs intérimaires, des rapports individuels et collectifs de travail et des problématiques liées à la santé et la sécurité, les études composant l’ouvrage témoignent du fait que les structures juridiques québécoises ne sont pas adaptées à l'encadrement des formes de travail atypiques, ce qui ne va pas sans engendrer de nouvelles inégalités et vulnérabilités.

L’industrie des agences de travail temporaire connait actuellement une croissance importante au Québec, où le nombre de travailleurs intérimaires est estimé à environ 50 000. En tant qu’intermédiaires entre le salarié et l’entreprise cliente, ces agences représentent « la quintessence de la flexibilité numérique au service de la flexibilité financière et fonctionnelle » (Mercure, p. 267). Cet instrument de flexibilisation du marché du travail présente des avantages tant pour les entreprises que pour certains salariés. Pour les premières, le recours aux services des agences facilite le déploiement d’une structure souple qui facilite l’adaptation à la mobilité des marchés : les entreprises y font appel notamment pour accéder rapidement à du personnel disponible et opérationnel ou pour contrer les problèmes d’absentéisme et de pénuries de main-d’oeuvre. Les travailleurs intérimaires, qui présentent des profils hétérogènes, s’y engagent également pour des raisons variées, que ce soit pour accéder au marché du travail de façon intermittente, obtenir un revenu d’appoint ou bénéficier d’un horaire de travail précis. Si pour certains le travail intérimaire est un choix, pour d’autres – et ils sont nombreux – il s’agit de la voie ultime d’intégration à un marché du travail difficile d’accès. C’est ainsi que le travail intérimaire ouvre la voie à de nouvelles vulnérabilités dont les agences tirent parti, ce qui engendre des inégalités sociales inédites. Trois constats principaux se dégagent des études colligées par Vultur et Bernier, comme autant de pistes de réflexion illustrant la nécessité de développer un cadre juridicolégal adapté pour faire face à ce nouveau joueur, qui impose des règles inédites.

Le premier constat est le fait que l’activité de location de personnel, depuis l’abrogation en 1982 de la Loi sur les bureaux de placement, n’est plus spécifiquement réglementée par la législation québécoise. Bien qu’elles soient soumises aux mêmes lois sociales et fiscales que les autres entreprises, les agences sont libres d’établir leur propre mode de fonctionnement, leurs activités n’étant ni encadrées, ni enregistrées. Le second constat est préoccupant : les lois du travail en vigueur actuellement au Québec ne seraient pas adaptées pour prendre en compte les activités des agences de travail temporaire. Le travail intérimaire impose une reconfiguration des relations de travail selon un modèle triangulaire entre l’entreprise cliente, le travailleur et l’agence. Or, la législation québécoise a été pensée dans une logique binaire, si bien que la relation tripartite – voire multipartite, dans certains cas – n’est pas adaptée au cadre législatif. À cet effet, le chapitre de De Tonnancour est particulièrement éclairant : au terme d’un survol de la jurisprudence de la Commission des relations de travail, celle-ci circonscrit trois types d’inadéquation de la loi[6], qui contribuent à la détérioration des normes d’emploi et à « laisser pour compte des salariés imparfaitement protégés par les lois du travail » (p. 168). La coexistence de deux contrats (un entre l’agence et l’entreprise cliente, l’autre entre l’agence et le travailleur) rend le véritable employeur difficilement identifiable, ce qui constitue un obstacle à l’application des lois du travail. Des ambiguïtés quant au partage des responsabilités en découlent, qui se traduisent par un nombre élevé d’infractions à la Loi sur les normes du travail, ainsi que par une disparité au niveau des protections juridiques entre les travailleurs d’agence et les autres salariés. Les inégalités se manifestent également au niveau de la santé et de la sécurité du travail (SST), les lois sur la SST et sur les accidents du travail et les maladies professionnelles étant également fondées sur une relation d’emploi bipartite. L’exercice du droit à la réparation en cas de lésion professionnelle, à l’indemnisation et au droit à la réintégration en emploi en est complexifié. C’est ainsi que les travailleurs intérimaires sont non seulement surexposés à certains risques professionnels, mais également désavantagés au niveau de la prévention et de l’indemnisation. Bernier craint l’émergence de nouvelles formes de gestion de la dangerosité : « la porte demeure ouverte pour l’externalisation des risques » (Bernier, p. 38).

En plus de révéler les limites des modes de régulation du travail, les études colligées par Vultur et Bernier témoignent des formes contemporaines de vulnérabilité qui y sont associées. Le troisième constat est lié au fait que le travail intérimaire remet en cause le principe d’égalité de traitement entre les salariés présentant des qualifications semblables et effectuant des tâches analogues. Des disparités dans les conditions de travail sont observables, de sorte que la condition d’intérimaire est associée à une flexiprécarité qui se manifeste par l’instabilité, l’insécurité, la surqualification, le faible contrôle sur le procès de travail et la dégradation des conditions de travail et des protections sociales. Les agences de travail intérimaire contribueraient donc à l’effritement des collectifs de travail, les intérimaires étant souvent isolés, vulnérables et privés d’intégration organisationnelle. Vultur et Bernier en appellent à la mobilisation des acteurs législatifs pour adapter les lois du travail québécoises, afin qu’elles puissent encadrer ces pratiques émergentes, mais pérennes, répondant ainsi à leur objectif de protection juridique de tous les travailleurs québécois, que leur relation d’emploi soit bi, tri ou multipartite.

Ce questionnement quant à la capacité des outils juridiques de réguler les mutations contemporaines du marché du travail en fait naître un second, quant au regard scientifique posé sur eux. La sociologie du travail possède-t-elle les outils théoriques et analytiques pour rendre compte de la complexité des changements en cours ? L’ouvrage de D’Amours, Soussi et Tremblay (2015) offre une réflexion approfondie sur cette question.

3) De la pertinence de revoir certains concepts de l’appareil théorique au regard de la reconfiguration de l’espace productif

Depuis la parution du Traité de sociologie du travail de Naville et Friedmann en 1962, l’espace productif a connu des restructurations importantes, qui posent la question de la possible désuétude des cadres théoriques industriels. Les dix textes qui composent l’ouvrage Repenser le travail. Des concepts nouveaux pour des réalités transformées nous convient à un travail de réflexion laborieux mais essentiel quant à la capacité de l’appareil théorique d’appréhender les réalités contemporaines. Les recherches théoriques et empiriques servent d’ancrage à une réflexion épistémologique concernant la pertinence des concepts traditionnels en sociologie du travail, la nécessité d’élargir certaines catégories conceptuelles et, de façon plus générale, l’avenir de la discipline. Bien que, de façon individuelle, les textes se démarquent par la qualité et l’originalité de leur propos, l’objectif général de l’ouvrage est parfois dilué, voire occulté par les thèses défendues par les collaborateurs. À l’instar de la remontée théorique de Mercure quant aux conséquences des mutations du lien d’emploi qui conclut l’ouvrage de Vultur et Bernier, l’ajout d’une postface aurait contribué à la mise en relief des questions soulevées dans l’excellente préface signée par D’Amours, Soussi et Tremblay. La portée des pistes de renouvellement analytique proposées en aurait été augmentée. Il n’en demeure pas moins qu’en interrogeant de façon critique des notions aussi centrales que la qualification, le rapport salarial, l’organisation et le sens du travail, les différents chapitres témoignent de la « nécessité, pour saisir les mutations en cours, d’élargir les frontières et de repenser les objets et les concepts de la sociologie du travail » (p. 12). Les textes de Briand et al. et de Denis illustrent cette ambition, en interrogeant la pertinence et les limites des notions de contrôle et de conflictualité.

Les recherches empiriques sur les outils de gestion « postbureaucratiques » révèlent un ensemble de contradictions. L’organisation du travail en équipe, par exemple, est souvent décrite comme une alternative aux modes de contrôle verticaux et bureaucratiques, en ce qu’elle favorise non seulement l’adaptation à un environnement changeant, mais également l’autonomie et la participation de la main d’oeuvre. D’aucuns en font une lecture opposée, suivant laquelle les formes contemporaines d’organisation du travail sont associées à des modes de contrôle plus sournois, qui cibleraient l’identité des travailleurs. Briand et al. estiment que certaines conceptions classiques sont trop étroites pour saisir la complexité des transformations de l’économie du savoir et que les contradictions pourraient être surmontées par un renouvellement du cadre d’analyse. C’est à cet exercice qu’ils nous convient, par l’analyse des pratiques de contrôle de deux entreprises du savoir sous un angle novateur, celui de la structuration. Ils s’inspirent notamment de la typologie des ressources de Giddens (1984), présentant les pratiques de contrôle comme des dispositifs permettant le contrôle de biens (ressources d’allocation) ou de personnes (ressources d’autorité). Leur analyse montre que, loin de marquer la fin du contrôle, les formes contemporaines de gestion des travailleurs du savoir s’orientent plutôt vers une reconfiguration novatrice des deux types de ressources assurant leur contrôle. Bien que des mécanismes de contrôle traditionnels aient été délaissés, les auteurs doutent de l'émancipation des travailleurs : ils voient plutôt dans les nouvelles formes d’organisation du travail le déploiement de pratiques qui ne rompent pas avec la hiérarchie, mais qui imposent plutôt une domination légitimée. Le recours à ce cadre théorique novateur leur permet donc de faire une lecture fine des changements en cours, où les formes d’organisation du travail postbureaucratiques sont décrites non pas comme étant en rupture avec les modèles bureaucratiques, mais plutôt comme des formes inédites et renouvelées.

De façon analogue, Denis s’intéresse à la notion de conflictualité, en mettant en doute la capacité du cadre théorique industriel à saisir les formes de contestations contemporaines. Le déclin de l’action collective est étayé par des données empiriques, qui témoignent de la diminution de sa fréquence, de l’effritement de son pouvoir subversif et de sa transformation en instrument de régulation par l'institutionnalisation. Ici comme ailleurs, deux lectures s’affrontent : le déclin de l’action collective depuis la fin des années 1970 est-il attribuable à une pacification des relations de travail ou, au contraire, est-ce une manifestation de la difficulté des travailleurs à s’unir pour mieux faire entendre leur voix ? Denis penche plutôt pour la seconde explication : l’enfermement dans un cadre théorique propre au modèle industriel mènerait à une compréhension figée des conflits de travail. Le regard sociologique pêche « par métonymie, en prenant la forme pour le tout » (p. 276). Délaissant la vision unilatérale des conflits de travail fondée sur une lecture régulationniste, Denis envisage la conflictualité sous le signe de la mutation, en développant une approche structurante et dynamique des conflits. Ce changement de paradigme permet de saisir les formes de revendication contemporaines, qui ne se déploient plus selon les modalités traditionnelles de l’action collective, dont la grève représente l’archétype. Sous cet angle, le déclin de l’action collective n’est pas envisagé comme le résultat d’une pacification des relations de travail, mais plutôt comme une manifestation de l’effritement des collectifs de travail, et témoigne de la fragilité des salariés, de leur difficulté à défendre leurs droits et à exprimer leurs doléances. Le présentéisme, l’absentéisme et le désinvestissement sont autant de stratégies défensives individuelles difficilement analysables au regard des concepts industriels, mais qui témoignent de la persistance de la conflictualité. Le déclin de l’action collective ne signifie pas la fin des conflits, mais plutôt le déplacement de leurs lieux et la modification de leurs formes. Bien qu’il soit trop tôt pour juger si ces manifestations individuelles remplaceront l’action collective, il n’en demeure pas moins qu’elles témoignent de la difficulté – ou du refus – des salariés à faire une lecture collective de leur problème, ainsi que de la difficulté des institutions de représentation à en faire un argument de lutte collective.

En portant un regard critique sur la reconfiguration de l’espace productif, les ouvrages de Tremblay, de Vultur et Bernier, et de D’Amours, Soussi et Tremblay témoignent de la complexité des mutations en cours, de leurs conséquences sur les modes de régulation du travail ainsi que de leurs impacts sur les individus, les collectifs de travail et les institutions. Les nombreux angles d’analyse choisis laissent entrevoir les limites du nouveau modèle économique, ainsi que les formes contemporaines de vulnérabilité et d’inégalité sociale qui lui sont associées. Ces ouvrages illustrent l’urgence qu’il y a de renouveler certaines lois du travail afin que l’appareil législatif québécois accomplisse son mandat de protection sociale de l’ensemble des salariés, peu importe leur relation d’emploi. Ils ouvrent également la porte à un débat de fond quant aux cadres d’analyse, dont l’enjeu est de savoir si la sociologie du travail de Naville et Friedmann survivra à la nouvelle économie de marché. Déjà en 1989, Segrestin soulevait la question : « depuis longtemps, la sociologie du travail cherche ses marques. Tantôt confondue avec la sociologie générale du fait de son objet hégémonique, tantôt reléguée aux confins des sciences appliquées, ou accolée à l’économie, à l’histoire, à l’anthropologie, aux sciences politiques, elle est aujourd’hui en quête d’un statut intermédiaire » (Segrestin, dans Boudon et al. 1989, p. 200). Les thématiques abordées dans ces trois ouvrages témoignent de la pertinence d’un renouvellement de la pensée scientifique portant sur le travail et l’emploi via l’élargissement de certains concepts traditionnels, le développement de nouvelles perspectives théoriques et le recours à l’interdisciplinarité, afin que les rapports sociaux qui se tissent aujourd’hui à travers l’activité professionnelle puissent être appréhendés dans toute leur complexité.