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Introduction

Un consensus international se dessine parmi de nombreux chercheurs en éducation aux sciences autour de l’importance de renouveler la manière de présenter ce que signifie faire des sciences dans les curriculums scolaires, étant donné, notamment, les débats publics et les risques que soulèvent les sciences, et considérant également ce que l’on sait du caractère plutôt passéiste de l’image scolaire des sciences la plus courante (Fourez, 2002 ; Jenkins, 1999 ; Mathy, 1997 ; Roth et Désautels, 2002). Pour certains auteurs (Cunningham et Helms, 1998 ; Duschl, Erduran, Grandy et Rudolph, 2008 ; Roth et Désautels, 2002 ; Varelas, House et Wenzel, 2005), cette actualisation passerait par l’intégration de considérations d’épistémologie et de sociologie des sciences. On sait, par ailleurs, que les élèves du primaire et du secondaire conçoivent généralement les sciences sur un mode empiriste et réaliste. Leur conception des sciences paraît peu informée des processus à l’oeuvre dans la fabrication des sciences. Ils sont peu conscients de l’inscription contextuelle de celles-ci, des intérêts et des enjeux économiques auxquels elles sont rattachées, des préoccupations éthiques qu’elles soulèvent (Bader, 2003 ; Désautels et Larochelle, 2004 ; Driver, Leach, Millar et Scott, 1996). Il en irait de même pour les enseignants du primaire (Abd-El-Khalick, 2005 ; Cobern et Loving, 2002). Ainsi, cette manière de voir les sciences ne permettrait pas de reconnaître à juste titre la part d’indéterminations, d’interprétation du réel, de modélisations, ni les controverses qui traversent forcément la production des savoirs scientifiques. Autant d’éléments pourtant à prendre en considération, dans le cas notamment des questions environnementales ou de santé publique que les sciences contribuent à définir. Considérées comme produisant des savoirs neutres - comme si elles pouvaient se détacher des contextes et des intentions qui les orientent, les sciences pourraient difficilement être envisagées comme une affaire de société par les enseignants.

Contexte de mise en débat public des sciences

Nous assistons régulièrement à la mise en débat public des sciences autour, d’une part, des risques potentiels pour l’environnement et la santé et, d’autre part, des conséquences sociales que soulève leur développement. À titre illustratif, le contexte de tension politique actuel sur fond de réchauffement climatique, de même que la montée du prix du pétrole, conduisent à des remises en cause des choix énergétiques des États. Vingt ans après Tchernobyl, la question du déploiement nucléaire est toujours à l’avant-scène. Il est donc nécessaire de chercher à caractériser les conceptions des sciences les plus pertinentes pour préparer les enseignants à envisager les dimensions sociales, économiques, politiques et éthiques de ces questions.

Au Québec comme ailleurs, on insiste sur l’importance de développer une culture scientifique citoyenne, passant par la capacité à débattre de manière éclairée de tels enjeux, capable même d’orienter le développement des sciences (Conseil de la science et de la technologie, 2004). De telles considérations semblent colorer le programme scolaire du primaire et la formation initiale des enseignants, avec la mise en place de Domaines généraux de formation (DGF) qui concernent l’environnement et la consommation, la santé ou la citoyenneté. On y souligne l’importance de développer des compétences transversales comme le jugement critique et les capacités d’argumentation et d’ouverture au point de vue des autres. Cette manière d’enrichir les cours de sciences devrait interpeller les systèmes scolaires en tant que moteurs de changement social, et les enseignants en tant qu’acteurs sociaux critiques et capables d’innovation (Giroux, 1988). Dans le même sens, la réforme actuelle des programmes de formation des maîtres en appelle à un rehaussement culturel, notamment en sciences et technologie (Rochon et Aubé, 2005), et en appelle également à un rapport au savoir scientifique et aux experts plus réflexif et plus critique de la part des enseignants. En effet, ce n’est qu’à la condition que l’école renseigne aussi sur les pratiques de recherche et sur l’insertion des sciences en société que l’on pourra parler d’une culture scientifique citoyenne.

Il importe donc d’enrichir les conceptions des sciences des futurs enseignants, afin que ces derniers s’autorisent à rendre compte en classe des processus de construction sociale de ces savoirs et des impacts sociaux des sciences. En explicitant davantage les manières actuelles de faire de la recherche et les conséquences sociales, environnementales ou pour la santé, de la mise en marché de technologies inédites, la formation initiale à l’enseignement contribuerait à développer, chez les enseignants, une conception des sciences qui reconnaisse l’inscription de celles-ci dans un contexte socioculturel, leur pouvoir et leur rôle en société, les intérêts et les questions éthiques qui peuvent en découler, ainsi que l’aveuglement dans lequel la conception des sciences la plus courante nous plonge parfois (Fourez, 2002). Se mettrait ainsi en place peu à peu une approche socioculturelle en éducation aux sciences, à la manière de ce que Roth (1998) et Lemke (2001) proposent dans leurs travaux.

Soulignons également que cette orientation en faveur d’une approche socioculturelle de l’enseignement est une manière de réagir à une certaine survalorisation sociale des sciences, qui prend appui, notamment, sur la conception idéalisée des sciences évoquée au début de ce texte et bien décrite par Fourez (2002), et qui traverserait les manières dominantes de traiter les questions environnementales actuelles (Lash, Szerszynski et Wynne, 1996). Ainsi, cela tendrait à masquer les incertitudes, les indéterminations inhérentes aux connaissances scientifiques, tout comme les dimensions éthiques, sociales et politiques qui sont partie intégrante des questions environnementales et qui devraient être placées à l’avant-scène de leur analyse. À nos yeux, rendre les enseignants habiles à situer les sciences dans leurs contextes sociaux de production et d’application représente une manière d’émancipation pour eux. Cela les rendrait plus critiques face aux idées reçues sur les sciences, plus conscients des pratiques de recherche et de leurs limites de validité, tout comme du pouvoir attribué à l’expertise scientifique dans nos sociétés ; cela les préparerait aussi à mobiliser, en classe, une conception plus dynamique et plus actuelle des sciences.

Afin de repérer certaines avenues en ce sens, fécondes sur le plan didactique, nous explicitons quelques-unes des caractéristiques de la construction sociale des sciences dans la prochaine section. Nous précisons également de quelle manière ces considérations ont été mises à profit dans des recherches récentes en éducation aux sciences. Des initiatives menées en classe de sciences sont aussi rapportées. Ces exemples sont ensuite mis en relation avec les conceptions des sciences qu’entretiennent des enseignants en formation initiale. Enfin, ce texte présente le point de vue d’une enseignante en formation à l’enseignement primaire en regard de la construction sociale des sciences, à titre d’illustration de points d’ancrage éventuels à partir desquels il est possible d’enrichir une telle position.

Dimensions sociales des sciences : quelques éléments de définition

Les sociologues des sciences se penchent sur les dimensions sociales des sciences depuis plusieurs dizaines d’années. Il n’est pas question ici de faire un tour d’horizon des consensus et controverses qui traversent ce champ de recherche. Pour les fins de notre propos, nous indiquons plutôt ici quelques éléments de définitions, proposés par des chercheurs reconnus en éducation aux sciences ainsi qu’en sociologie des sciences, et qui nous paraissent porteurs sur le plan didactique.

En sociologie des sciences, deux angles d’analyse se côtoient ou s’opposent pour conceptualiser les liens entre les sciences et la société. Combinant des éléments d’analyse plus macrosociologiques (qui envisagent les sciences sur le mode d’une institution particulière en relation avec d’autres institutions) à des éléments d’analyse plus microsociologiques (qui étudient les interactions entre des acteurs et les pratiques qui en découlent dans des contextes bien ciblés), Driver et ses collaborateurs (1996) considèrent, par exemple, que la société influence les sciences par l’intermédiaire de groupes d’intérêts divers qui orientent les recherches en finançant davantage certains secteurs. Cela les influence également parce que les scientifiques sont membres de la société et transportent avec eux des points de vue, des valeurs et des préjugés, rattachés à ce contexte social particulier, qui peuvent orienter leurs recherches et même leur interprétation du monde et des savoirs scientifiques. De plus, les sciences sont une entreprise sociale et commerciale à l’intérieur de laquelle les chercheurs sont liés les uns aux autres par des intérêts communs (ou divergents) et où ils sont soumis à une forme de contrôle par les pairs : Le savoir scientifique est le produit d’une communauté, et non d’un individu. Avant qu’un savoir soit reconnu, les conclusions rapportées par un individu doivent survivre à des mécanismes éprouvés et à des vérifications institutionnelles (Driver et collab., 1996, p. 16) [notre traduction].

Pour leur part, Lee et Roth (2002) envisagent notamment les sciences comme des pratiques sociales, orientées par un contexte à la fois local (comme les technologies disponibles, les collègues en présence, les négociations qui ont cours, les moyens financiers) et global (des choix politiques, des pressions économiques, des thématiques en vogue). Les sciences mobilisent aussi une rhétorique particulière dans les publications ou lors de communications scientifiques, qui vise à renforcer la crédibilité des interprétations proposées, et qui utilise des inscriptions. Ce concept fort de la théorie de l’acteur-réseau en sociologie des sciences (Latour, 1989) correspond à des représentations schématiques des connaissances scientifiques sous forme de graphiques, de tableaux et d’écrits, schématisations facilement exportables d’un contexte à un autre. Celles-ci permettent de mobiliser en public les connaissances produites sans avoir à les rattacher au contexte de recherche initial qui en a orienté la production.

Soulignons par ailleurs que Latour (2001) propose une manière de voir les sciences dans laquelle il définit cinq horizons de la recherche. Ces derniers correspondent à autant de catégories de tâches qu’exécutent les chercheurs. La première consiste à mobiliserle monde par le recueil de données de recherche. La seconde concerne la production de collègues familiers avec les méthodes et objets d’étude du chercheur (en formant de jeunes chercheurs qui adhèrent aux cadres théoriques et manières de voir du chercheur senior qui les forme), lesquels devraient légitimer l’intérêt de ces objets de recherche en les enrichissant, les représentant et les mettant à l’avant-scène à leur tour. La troisième catégorie de tâches a trait aux alliances que crée le chercheur avec des institutions et d’autres collègues. La quatrième touche la mise en scène de l’activité scientifique, c’est-à-dire les relations publiques que le chercheur doit établir, ainsi que la diffusion de ses écrits. Toutes ces activités constituent une sorte de mise en réseau continu des processus et produits des recherches qui vise à renforcer la crédibilité et le prestige du chercheur. Le cinquième volet de la recherche concerne le contenu (idées, théories, concepts, etc.) de l’activité scientifique, lequel permettrait de relier l’ensemble des catégories précédentes et de les mobiliser dans ce réseau, autour des connaissances scientifiques à produire et de leur diffusion.

Quant à cette crédibilité que doivent acquérir les chercheurs, elle s’appuie sur ce que Latour (2001) appelle un cycle de crédibilité, dont font partie la mobilisation des données de recherche, les arguments évoqués par le chercheur, les articles qu’il publie, la reconnaissance qu’il obtient, les subventions ainsi que l’équipement qui lui permet de produire des données nouvelles. Une telle conception de la crédibilité en recherche dépasse largement l’image traditionnellement conférée aux sciences ainsi qu’aux scientifiques eux-mêmes. Latour (2001) explicite alors certains aspects stratégiques de la recherche scientifique comme quelques-unes des dimensions sociales des sciences. Ces propositions, qui décrivent la construction sociale des faits scientifiques, nous paraissent porteuses, pour un renouvellement de l’image scolaire des sciences et des pratiques éducatives en ce domaine. Pour illustrer plus avant la pertinence d’éléments de sociologie des sciences en enseignement, examinons comment certains travaux de recherche en éducation aux sciences tiennent compte d’apports de la sociologie des sciences.

Sociologie des sciences et travaux de recherche en éducation aux sciences

Certains concepts de sociologie des sciences ont été mis à profit dans des recherches en éducation aux sciences afin de concevoir des pratiques pédagogiques innovantes, les mettre en oeuvre et analyser leurs apports. Ces travaux précisent, par exemple, l’intérêt de présenter en classe les négociations qui sont partie prenante des pratiques de recherche. Ils soulignent comment se joue le processus de critique par les pairs et spécifient les valeurs qui peuvent être en jeu en sciences (Cunningham et Helms, 1998). Ces chercheurs veulent ainsi mettre en lumière les intérêts et les débats, internes et publics, que soulèvent les sciences. Ils proposent ensuite que les enseignants transposent de telles considérations en classe pour y mener des débats étayés sur les liens entre les sciences et la société, en éclairant certaines dimensions épistémologiques des savoirs scientifiques, sans craindre de présenter les controverses qui contribuent à structurer ces savoirs savants (Driver, Newton et Osborne, 2000 ; Mathy, 1997 ; Osborne, Erduran et Simon, 2004 ; Roth et Désautels, 2002). Cette éducation citoyenne aux sciences réhabilite l’argumentation en classe de sciences et permet d’expliciter les valeurs qui orientent les manières de faire des sciences à l’école.

Adopter ce type de description plus contemporaine des sciences rendrait leur enseignement plus équitable, puisque moins susceptible de les présenter comme une manière universelle, non négociable, d’expliquer le monde (Bianchini, Cavazos et Rivas, 2003 ; Lee et Roth, 2003). Comme nous l’avons déjà mentionné, décrire, par exemple, comment sont produits les savoirs scientifiques, y inclure le rôle du jugement par les pairs et celui des organismes qui financent la recherche, illustrer que les savoirs scientifiques sont valides dans un contexte donné qui en limite la portée, qu’ils évoluent selon les technologies disponibles, qu’ils sont porteurs d’orientations idéologiques et de valeurs, c’est présenter ce domaine d’activités comme une manière intéressante d’expliquer le monde, tout en laissant la description ouverte à la discussion. C’est voir les sciences comme le résultat du travail de communautés de recherche. Dans cette perspective, les interactions sociales qui s’y déroulent s’avèrent déterminantes (Roth, Tobin et Ritchie, 2001 ; Roth, 1998).

Somme toute, l’adoption d’une perspective éducative qui s’inspirerait de la sociologie des sciences apparaît comme une voie prometteuse en éducation aux sciences (Cunningham et Helms, 1998 ; Roth, 1998 ; Roth et collab., 2001 ; Varelas, House et Wenzel, 2005). À ce propos, examinons brièvement comment Roth et ses collaborateurs (2001) analysent le cas de l’enseignement des sciences à l’école primaire.

Renouveler l’enseignement des sciences à l’école primaire

Pour renouveler l’enseignement des sciences à l’école primaire, il faudrait engager les enseignants et leurs élèves dans des communautés de jeunes chercheurs qui mènent des activités pratiques et discursives de construction et de théorisation sur les sciences (Roth et collab., 2001). Selon ces chercheurs d’expérience, il s’agit d’étudier les interactions sociales qui se produisent dans ces communautés et de voir comment elles contribuent à la compréhension des élèves.

Dans une introduction à leur ouvrage collectif (Roth et collab., 2001, p. 2), Tobin relève trois tendances de l’enseignement des sciences au primaire en contexte anglophone. La première conçoit les sciences comme une litanie de faits, vus comme des vérités, à propos d’un univers que seuls des scientifiques seraient en mesure de comprendre. La deuxième tendance s’appuie sur des hands-on activities, ces expériences en classe où les élèves ont à manipuler, à construire, à mettre en oeuvre une démarche de résolution de problèmes. Toutefois, peu de retours réflexifs et peu d’intégration théorique accompagneraient ces activités, ce qui limiterait la portée des apprentissages réalisés. La troisième tendance, relativement courante, est tout simplement de court-circuiter l’enseignement des sciences au primaire, lorsque les enseignants manquent de temps ou parce qu’ils ont peu de bagage en sciences et se sentent démunis.

En réponse à ces différentes tendances et pour illustrer la richesse possible d’un enseignement des sciences renouvelé à l’école primaire, Roth et ses collaborateurs (2001) présentent différentes études de cas au cours desquelles ils ont mis l’accent sur des activités de design technologique (engineering design activities) qu’ils analysent en tant que moments d’interactions sociales et d’émergence de jeux de langage particuliers, qu’ils considèrent parfois comme analogues aux types de rhétorique traversant les discours scientifiques. Leurs analyses illustrent comment on peut, en s’appuyant sur des concepts issus de la sociologie des sciences, éclairer des moments d’interactions sociales qui soutiennent des apprentissages particuliers. Ainsi, ce type de pratique éducative fait en sorte que les élèves et les enseignants mobilisent des inscriptions (un des concepts de sociologie des sciences présenté précédemment), phrases et schémas qui représentent la structuration progressive de leur compréhension du problème à l’étude et qui se précisent en cours d’apprentissage (comme les schémas successifs d’un pont qu’ils sont en train de construire sous certaines contraintes ou ceux des forces à l’oeuvre dans un montage de poulies). Ce faisant, Roth et ses collaborateurs (2001) décrivent comment des analogies mobilisées par certains élèves pour illustrer leur compréhension de principes scientifiques permettent aux autres membres de leur équipe (qui les intègrent à leur conversation) de mieux comprendre ces principes. Aux dires des auteurs, ce type d’activités didactiques semble développer l’autonomie des élèves. Il y a fort à parier que ces élèves pourraient enrichir leur conception des sciences de manière plus explicite, si un retour réflexif sur les processus de négociation et de validation des connaissances qu’ils ont mis en oeuvre leur était proposé, présenté parallèlement à certains débats passés ou actuels en sciences.

C’est ce que tend à illustrer le cas exemplaire relaté par Smith, Maclin, Houghton et Hennessey (2000) au cours duquel une enseignante a travaillé avec les mêmes élèves du primaire durant plusieurs années consécutives et a développé avec eux une pédagogie dite socioconstructiviste, où elle traitait de sciences et d’épistémologie des sciences et faisait régulièrement appel à des exercices de métacognition quant à leurs propres processus de structuration de connaissances. Le résultat est que les élèves, en fin de parcours, argumentent de manière réflexive sur les conditions d’élaboration et de validité des connaissances scientifiques qu’ils ont élaborées. Ils sont également portés à considérer le point de vue de l’autre et disposés à remettre en cause leurs positions. Cet exemple traduit les capacités réflexives et argumentatives d’élèves du primaire sur des considérations d’épistémologie des sciences, et s’inscrit dans ces démarches qui misent sur des communautés savantes d’élèves engagées dans d’authentiques projets de recherche. Convier ainsi les élèves de la fin du primaire à enrichir leur conception des sciences paraît donc une voie prometteuse et pertinente, étant donné le contexte de mise en débat public des sciences qui prévaut.

Conceptions des sciences à l’école primaire

Bien que ces exemples novateurs existent, dans la majorité des cas, c’est une conception des sciences en tant que savoirs figés et peu négociables qui domine (Fourez, 2002 ; Mathy, 1997 ; Morin, 2004). On décrit rarement en classe comment une communauté de chercheurs s’y prend pour structurer pas à pas une technologie inédite. Ainsi, en contexte scolaire, les sciences semblent issues d’une sorte de monde hors du commun et réservées à une élite.

Ce domaine peut sembler difficilement accessible à une majorité d’élèves et d’enseignants du primaire, qui s’autorisent rarement à développer une pratique réflexive et critique en classe de sciences (Roth et collab., 2001). Comme le souligne Weinstein (2001), du début du primaire à la fin du secondaire, l’école contribuerait à ancrer chez les enfants cette image magique où faire des sciences est mis en scène sur le mode de l’exploit technique et de l’amusement (ou parfois, au contraire, sur celui de l’ennui…). Cette mise en scène s’effectue généralement sans contextualisation ni jugement critique, et en évitant d’aborder les préoccupations économiques, éthiques ou environnementales actuelles rattachées aux sciences.

Au Québec, la réforme des programmes éducatifs en cours, qui mise notamment sur le modèle socioconstructiviste de la cognition et sur des apprentissages rattachés à des Domaines généraux de formation (comme celui qui traite d’environnement et de consommation et qui vise, par exemple, à développer un regard critique chez les élèves quant aux conséquences de la commercialisation des sciences et technologies dans nos sociétés), permettra peut-être l’introduction en classe d’un regard différent sur les savoirs scientifiques. Dans le même sens, soulignons que, parmi les compétences professionnelles qui devraient être développées au cours de la formation initiale des enseignants du primaire, il est question de renouveler le rapport au savoir scientifique des futurs enseignants, vers un rapport plus libre à l’expertise, tout en misant sur des situations et des projets qui offrent de réels défis aux élèves, vers des apprentissages signifiants et transposables dans différents contextes (Ministère de l’Éducation du Québec, 2001). À cet égard, les cas relatés par Roth et ses collaborateurs (2001), ainsi que Smith et son équipe (2000), tout comme les propositions de Cunningham et Helms (1998) évoquées plus haut, représentent, à notre avis, des sources d’inspiration à retenir. Renouveler les postures épistémologiques des enseignants à propos des sciences en y intégrant explicitement certaines dimensions sociales de la construction des connaissances nous paraît une voie pertinente. En effet, ces derniers doivent devenir habiles à intégrer des pratiques éducatives qui laissent place au débat, au jugement critique par les pairs, qui misent sur des processus de construction sociale et de négociation des connaissances par les élèves, et qui initient une réflexion critique quant aux conséquences sociales, environnementales et éthiques des choix scientifiques contemporains.

Conceptions des dimensions sociales des sciences d’enseignants du primaire

Quelques chercheurs se sont intéressés, mais de manière limitée, aux conceptions que les enseignants du primaire ont des dimensions sociales des sciences (Ackerson, Abd-El-Khalick et Lederman, 2000 ; Cobern et Loving, 2002 ; Craven III, Hand et Prain, 2002 ; Varelas, House et Wenzel, 2005). Il nous paraît donc pertinent et novateur de proposer un protocole d’entretien qui permette de cerner plus systématiquement comment des enseignants du primaire en formation initiale envisagent ces aspects des sciences. Nos résultats devraient servir à documenter l’élaboration ultérieure de stratégies de formation qui tiendront compte des points d’ancrage de ces représentations de la construction sociale des sciences. Ce n’est toutefois pas l’objet de cet article.

1 Protocoles de collecte de données déployés dans les études antérieures

Les principaux outils méthodologiques utilisés pour cerner les conceptions des sciences d’enseignants permettent généralement d’établir que ces sujets auraient tendance à concevoir les sciences sur un mode empiriste. En ce qui concerne les dimensions sociales des sciences, les résultats obtenus manquent souvent de précision. On souligne par exemple que, sur un échantillon de 25 sujets, plus de la moitié de ces futurs enseignants du primaire ne reconnaîtraient pas que les fondements théoriques, ainsi que le contexte culturel et social, sont susceptibles d’influencer le travail des chercheurs (Ackerson, Abd-El-Khalick et Lederman, 2000). Quant à l’existence de controverses en sciences, selon 30 sujets en formation initiale, le manque de données empiriques expliquerait l’existence de désaccords entre les scientifiques, les sciences reposant avant tout sur des faits et l’observation de la nature (Abd-El-Khalick, 2001). Ou encore, lorsqu’il y a controverse entre scientifiques, c’est l’obtention de davantage de données empiriques qui leur permettrait d’en arriver aux mêmes conclusions (Ackerson et collab., 2000). Il semble donc que l’on retrouve ici certains résultats connus qui caractériseraient la conception des sciences de jeunes et d’enseignants du secondaire : une conception empiriste des sciences, donc une activité fondée sur l’observation directe, qui laisse peu de place à la subjectivité et au contexte, où les controverses ne s’expliquent, la plupart du temps, que par un manque temporaire de données empiriques, qui en viendra forcément à être corrigé grâce au progrès des connaissances en jeu.

Il convient cependant de nuancer ces premières conclusions. En effet, les conceptions paraissent parfois plus éclectiques et plus nuancées que ce que de telles affirmations pourraient laisser penser. Les conceptions décrites le sont en général en termes de conceptions erronées et très peu d’études précisent les logiques qui sous-tendent les propos et la cohérence des prises de position des sujets. Il semble également que les questionnaires de type quantitatif utilisés conduisent à des résultats schématiques qui ne correspondent pas à la richesse des propos que l’on peut obtenir en entretien, à partir de méthodologies plus qualitatives. De plus, on souligne que les enseignants en formation initiale auraient eu peu d’occasions de réfléchir à leurs conceptions des sciences, mais qu’une formation adéquate leur permettrait d’intégrer différents aspects concernant les dimensions sociales des sciences (Mellado, 1997). En ce sens, Varelas et ses collaborateurs (2005) décrivent d’ailleurs comment trois enseignants en formation initiale, après avoir collaboré à un projet de recherche durant quelques semaines, ont complexifié leur conception des sciences et y ont intégré des éléments tels que ceux que Roth (1995) associe aux pratiques de recherche. À titre d’exemple, faire des sciences, c’est faire l’expérience de problèmes mal définis, ambigus, traversés d’incertitudes. C’est également appartenir à une communauté de recherche à l’intérieur de laquelle s’effectue un partage constant d’informations et où se structurent des relations d’autorité, c’est aussi se baser sur l’expertise d’autres chercheurs. Autant d’éléments clés qui gagneraient à être intégrés dans l’enseignement des sciences à l’école primaire, vers des pratiques éducatives plus collégiales, moins individualistes et moins compétitives, misant sur des processus de négociation du sens et de la valeur des connaissances, plutôt que sur la mémorisation de connaissances désincarnées et de procédures figées.

Afin de décrire plus en détail comment de futurs enseignants du primaire conçoivent les dimensions sociales des sciences, il nous a semblé nécessaire d’élaborer un protocole d’entretien qui concerne exclusivement les différentes facettes sociales des sciences, que nous avons cernées, principalement à la suite de Cunningham et Helms (1998) ainsi que de Latour (2001).

2 Protocole d’entretien traitant spécifiquement d’aspects sociaux des sciences

Pour ce faire, dans un premier temps, nous avons repéré certains énoncés du questionnaire Views on Science-Technology-Society (VOSTS) traitant de considérations sociales des sciences. Ce questionnaire a déjà été largement validé (Aikenhead, Ryan et Fleming 1989 ; Aikenhead et Ryan, 1992) et repris par d’autres chercheurs depuis. Cet aspect est traité, soit sur la base des liens réciproques entre les sciences et d’autres sphères de la société, soit en faisant référence aux caractéristiques des scientifiques, soit en abordant le thème de la construction sociale des savoirs scientifiques (thème qui inclut des considérations sur l’existence de controverses, sur les valeurs des scientifiques, sur l’importance des publications, de la compétition ou des sources de financement dans l’orientation du travail des chercheurs). On y soulève également une question concernant l’inscription culturelle des sciences. Afin que les sujets exposent leurs idées, nous avons donc conservé certaines questions[4] reliées au contexte social plus global qui oriente les sciences, et d’autres, rattachées à une inscription contextuelle plus locale. Nous avons toutefois utilisé des énoncés sous forme de questions ouvertes et qui ne devraient pas présenter de polarité épistémologique particulière (contrairement aux énoncés initiaux du questionnaire VOSTS). Il nous importait que le sujet puisse exposer son point de vue le plus librement possible. Certaines questions ont été agrémentées de mises en contexte afin de soutenir la réflexion du sujet sur des considérations à propos desquelles il peut lui paraître plus difficile de discourir[5]. Ce protocole d’entretien a été mis à l’essai de manière exploratoire et a permis de recueillir des éléments de réflexion intéressants quant au caractère social des sciences, comme l’illustre la position d’une future enseignante du primaire présentée ci-dessous.

3 Illustration de la position d’une future enseignante à propos des dimensions sociales des sciences

Pour illustrer un point de vue articulé et nuancé sur les dimensions sociales des sciences et tout en reconnaissant le caractère largement exploratoire de cette première analyse de contenu (qui ne saurait donc en aucun cas être généralisée), nous présentons ci-dessous la position d’une étudiante[6]. Cette future enseignante témoigne d’une conception riche de ce que signifie faire des sciences et aborde plusieurs aspects qui touchent au caractère social des sciences. Elle valorise les sciences et le travail des scientifiques, reproduit une position idéalisée à certains égards, tout en étant consciente de leur inscription contextuelle et de certains jeux d’influence qui peuvent orienter les activités de recherche.

a) Portrait du chercheur tracé par l’étudiante

L’étudiante interrogée reconnaît que, pour faire des sciences, il faut avant tout que le chercheur se pose des questions qui l’intéressent au plus haut point, sans quoi le travail de recherche, difficile et exigeant, pourrait s’avérer fastidieux. Dans certains cas, ce qui motive le chercheur peut être d’ordre très personnel (par exemple, un chercheur pourrait décider de faire une recherche sur le cancer après le décès de sa mère à cause de cette maladie). Le travail des scientifiques consiste donc, selon elle, à se poser des questions et à trouver les moyens d’y répondre par différents types de recueil de données (questionnaires, travail de laboratoire, prélèvement d’échantillons sur le terrain et analyse). Elle précise que les moyens dont disposent les chercheurs sont plus importants lorsqu’ils travaillent pour le compte de compagnies privées. Quoi qu’il en soit, le scientifique doit faire preuve de rigueur, une qualité à laquelle elle attache une importance particulière et qu’elle associe à un certain sens éthique. À ses yeux, cette rigueur a à voir avec une certaine honnêteté et une ouverture d’esprit qui devraient amener le chercheur à toujours considérer les résultats les plus récents et à remettre systématiquement en question ses propres résultats. Le chercheur doit donc mobiliser tous les moyens à sa disposition pour vérifier ses résultats, faire systématiquement appel aux connaissances existantes et en tenir compte dans ses travaux. Cette rigueur se traduit également, selon elle, par le fait de ne pas prendre de moyens détournés pour obtenir des résultats, de ne pas tirer de conclusions hâtives, mais plutôt de chercher à valider ses travaux auprès d’autres scientifiques. Ainsi, la crédibilité du chercheur s’acquiert par le cumul de plusieurs années d’expériences de ce type.

b) Influences du contexte social, global et local sur la pratique scientifique

Toujours selon ce sujet, la société influence les scientifiques de plusieurs manières.

Gouvernement, compagnies privées et scientifiques

Les gouvernements énoncent des politiques qui orientent la recherche et que les scientifiques devraient respecter. Les gouvernements et certaines compagnies privées financent la recherche, les secondes ayant plus de fonds à leur disposition. Ce sont également les gouvernements qui ont la responsabilité d’édicter un code d’éthique, surtout dans le cas de problèmes nouveaux générés par des développements technologiques inédits (l’étudiante commente notamment en ce sens le cas des aliments transgéniques, et dans celui du clonage). Quant aux chercheurs, ils doivent respecter ce code. Par ailleurs, les chercheurs qui travaillent pour le gouvernement ou ceux qui travaillent pour des compagnies privées ne poursuivraient pas les mêmes buts, la position des premiers semblant être plus noble à ses yeux, sans qu’elle soit, cependant, en mesure de préciser en quoi.

Croyances et sciences

Les croyances des chercheurs peuvent influencer leurs choix, mais la position du sujet interrogé reflète une certaine ambivalence. En effet, la future enseignante affirme, a priori, que les croyances et les convictions des chercheurs n’ont pas d’impact, mais précise par la suite qu’en réalité, elles exercent une certaine influence. À propos du clonage humain, elle explique que les opinions diffèrent selon les croyances religieuses des personnes, mais également selon leurs valeurs et leurs expériences personnelles. Elle avance qu’un Témoin de Jéhovah refusera de travailler à un programme de recherche lié au clonage, tandis qu’une personne, dont un proche est décédé alors qu’une greffe d’organe aurait été nécessaire, sera intéressée par le clonage humain.

Sciences et enjeux éthiques

Une certaine ambiguïté se dessine également quand il s’agit de l’influence des enjeux éthiques sur le travail des chercheurs. La future enseignante considère qu’une majorité de scientifiques, tout particulièrement en Amérique du Nord, se conforment au code d’éthique en vigueur dans leur profession. Cela dit, la même personne est également persuadée que certains chercheurs se montrent indifférents à l’endroit de leur code d’éthique et qu’ils sont si animés par leur désir de savoir et de réussir qu’ils dérogent aux règles d’éthique pour parvenir à leurs fins.

Responsabilité des scientifiques et risque technoscientifique

Lorsqu’un chercheur effectue une découverte scientifique qui présente un certain danger, les deux positions suivantes seraient admissibles : celle d’informer les autorités publiques ou celle de garder secrète la découverte scientifique. Notre sujet considère toutefois que, de manière générale, il est souhaitable de faire connaître les découvertes récentes en sciences. Comme les sciences représentent pour elle une sorte de patrimoine commun, l’idée de transparence occupe une place importante dans son discours. En contrepartie, la décision de rendre publique ou de dissimuler la découverte scientifique dépend de la situation rencontrée. S’ils effectuent une découverte scientifique jugée dangereuse, les chercheurs concernés doivent en informer les autorités publiques et, plus précisément, le gouvernement. Par exemple, il importe par ailleurs d’en informer la communauté scientifique, c’est-à-dire les scientifiques qui réalisent des recherches sur le même objet. La population doit elle aussi être informée, ce qui peut se faire plus difficilement, toujours selon la future enseignante. C’est pourquoi elle s’en remet plutôt à l’État dans ces cas, dont les représentants sont élus par le peuple. Quant à savoir si les chercheurs alertent réellement les autorités publiques, elle dit l’ignorer, mais suppose que les deux situations se présentent. Cette décision de divulguer ou non l’information dépend principalement de l’éthique du chercheur. Le sujet reconnaît qu’un scientifique dont la découverte est extrêmement dangereuse pourrait être tenté de balayer complètement l’étude qu’il a menée. Cependant, il est plus difficile de poser un tel geste de nos jours, puisque les chercheurs, recevant du financement, doivent rendre compte de leurs résultats aux organismes subventionnaires, que ceux-ci soient publics ou privés.

Prise de décision et controverses liées à des innovations technologiques

En ce qui concerne sa manière de voir la prise de décision lors de controverses technologiques potentielles, le sujet interrogé s’imagine en fait que deux groupes de scientifiques viennent défendre leurs points de vue respectifs devant des représentants du gouvernement (dans le cas, par exemple, des aliments transgéniques). De la sorte, les autorités prendront une décision plus éclairée à cet égard. L’étudiante évoque également la possibilité de mener des consultations publiques afin de prendre de telles décisions, mais y voit quelques inconvénients. À son avis, les personnes qui participent à ces consultations sont souvent les mieux informées sur le sujet, parfois militantes. Pour cette raison, elle soutient que les groupes de citoyens qui prennent part aux consultations publiques devraient provenir de différentes couches de la population et de différents milieux, afin de défendre des opinions différentes.

Présence de désaccords entre scientifiques

La future enseignante conçoit aisément que des désaccords entre scientifiques puissent survenir. L’esprit de compétition, des valeurs différentes, ou encore le désir de réussir peuvent entrer en ligne de compte. Ces désaccords se produisent à différents stades des recherches scientifiques (élaboration et mise en oeuvre du protocole de collecte de données, interprétation, diffusion et utilisation des résultats). Les désaccords au sein de la communauté des chercheurs s’expliquent notamment par l’esprit de compétition qui anime certains scientifiques. Dans le même sens, la future enseignante cite des exemples tirés du domaine scientifique, de l’enseignement, de son expérience en tant qu’étudiante à l’Université et du milieu hospitalier. L’argument qu’elle met de l’avant est que les scientifiques sont des humains comme nous : certains n’échappent pas au désir de réussir. Pour parvenir à leurs fins, des scientifiques sont prêts à emprunter des raccourcis, tandis que d’autres se soucient davantage du code d’éthique qui régit leur travail. Pour ces raisons, des désaccords entre scientifiques demeurent présents, mais la discussion et l’échange des idées pourraient conduire à résoudre ces désaccords. Les scientifiques procèdent ainsi de la même manière que le font d’autres acteurs dans des contextes différents (par exemple, un couple qui privilégie la discussion afin de résoudre un conflit). Dans certains cas, le désaccord entre scientifiques ne peut être résolu. Elle précise, par exemple, que les scientifiques ne s’entendent pas sur les bénéfices ou les dommages que peut subir la peau à la suite de séances dans un salon de bronzage. En alimentation, il semble que les chercheurs ne s’entendent pas sur les vertus et les méfaits de certains aliments. Dans les deux cas, les positions à l’intérieur de la communauté scientifique semblent inconciliables.

Acceptation d’une nouvelle théorie scientifique par les chercheurs

La future enseignante confie qu’elle a réfléchi à cette question pour la toute première fois lors de l’entretien. Elle se dit toutefois en mesure d’y répondre et d’illustrer son point de vue. Elle considère que les chercheurs ont l’occasion de présenter leurs plus récentes découvertes scientifiques lors de congrès. Il revient aux scientifiques, qui composent l’auditoire, de décider si la découverte proposée est recevable. Il peut arriver que les scientifiques présents à la conférence adressent certaines critiques à la théorie du chercheur, qui doit alors recueillir des preuves supplémentaires en laboratoire pour valider les trouvailles. Selon elle, l’apport des autres scientifiques à l’acceptation de la découverte scientifique est appréciable : ils suscitent entre autres de nouveaux questionnements. Elle souligne également que la collaboration entre scientifiques s’avère des plus profitables pour l’ensemble de la communauté : en mettant les autres à contribution, on parvient à quelque chose de plus juste, c’est-à-dire plus près de la réalité. Sa connaissance de ce processus critique s’appuie sur deux exemples : celui de Piaget et de Galilée. Tous deux ont soumis leurs théories respectives à l’approbation d’autres chercheurs. Elle fait toutefois remarquer que Ce n’est pas parce que la théorie n’est pas reçue qu’elle est nécessairement mauvaise. Elle convient également que les motivations personnelles des chercheurs peuvent avoir une influence sur l’acceptation d’une nouvelle théorie scientifique, dans le cas où le chercheur qui en fait la critique travaillerait pour le compte d’une compagnie rivale.

Collaboration entre scientifiques

Les scientifiques doivent-ils travailler seuls ou en équipe ? La future enseignante demeure catégorique : Un chercheur qui travaille seul, c’est un chercheur qui n’avance pas. Le scientifique doit donc collaborer avec d’autres chercheurs, pour diverses raisons : le travail en équipe permet au chercheur de partager ses découvertes scientifiques avec ses pairs, ce qui lui permet également de contre-vérifier ses nouvelles théories par la confrontation d’idées. Cette collaboration est d’autant plus riche que les chercheurs n’ont pas le même bagage de connaissances. Cette prise de position très nette de la part de ce sujet s’appuie principalement sur ses propres expériences reliées au travail en équipe. En effet, au cours de stages de formation pratique à l’école primaire, elle a observé ses élèves en train de réaliser des expériences scientifiques sur l’électricité en petites équipes, et constate qu’ils tentent plus de manoeuvres en équipe que lorsqu’ils travaillent seuls.

c) Synthèse de l’analyse

La future enseignante interrogée présente une position étayée sur le travail de recherche et illustre sa compréhension de certaines influences réciproques entre les sciences et la société. Les principes d’honnêteté, de transparence, de doute systématique, de partage des connaissances et de respect d’un code éthique semblent caractériser, à ses yeux, une pratique scientifique crédible, voire idéale. Le scientifique serait doté de qualités personnelles et d’attitudes garantes de l’obtention de connaissances crédibles, mais toujours soumises à l’approbation de ses pairs. Les sciences sont ainsi insérées dans un contexte social de différentes manières. D’un point de vue plus global, en tant qu’institution, elles sont orientées par des politiques gouvernementales et régulées par un code d’éthique. L’État prendrait des décisions (parfois après consultation publique) dans le cas d’enjeux litigieux. Les sciences sont financées par des entreprises privées en fonction d’intérêts précis. En ce qui concerne leur validité, les sciences progresseraient vers des faits justes qui finiraient par représenter la Nature et, ainsi, une posture épistémologique de type réaliste.

D’un point de vue plus local, les chercheurs sont des humains comme les autres, motivés par des valeurs particulières, poussés parfois par l’esprit de compétition, ce qui peut les conduire à déroger du code d’éthique en vigueur. Des désaccords peuvent émerger à toutes les étapes des recherches et parfois de manière inconciliable. Des croyances religieuses peuvent aussi orienter les choix de recherche. Enfin, les chercheurs doivent travailler en collaboration étroite, se soumettre à la critique des pairs lors de congrès, rechercher constamment des connaissances nouvelles afin de confronter les données obtenues à celles des autres chercheurs. Cette forme de régulation interne serait garante d’un certain contrôle de la valeur des connaissances produites. Des dérives peuvent toutefois survenir lorsqu’un scientifique réfute une théorie non par acquit de conscience, mais par intérêt. Se conjugueraient ainsi, dans ces propos, une conception des sciences où travailler en équipe est plus fécond que travailler seul, lorsque le chercheur possède des qualités comme l’honnêteté et un souci de rigueur et de transparence. Signalons aussi des rivalités, des tensions, entre un certain idéal de la recherche qui conçoit la science comme progressant inéluctablement vers des faits exacts et une science qui serait orientée par des motivations plus personnelles qui iraient à l’encontre des principes qui doivent cautionner l’activité scientifique.

Conclusion

Cet article avait pour objectif de soutenir la pertinence de renouveler la conception des sciences au primaire par des considérations issues de la sociologie des sciences. En second lieu, il a permis de recueillir, auprès d’une future enseignante du primaire, un discours cohérent et nuancé autour du caractère social des sciences, mais qui demeure limité. On peut enrichir une conception de ce type par la prise en compte de dimensions sociales des sciences choisies, en s’inspirant, par exemple, du modèle caractéristique de Latour (2001). Pour chacun des cinq horizons de la recherche (mobilisation du monde, autonomisation de la recherche, alliances, mise en scène, liens et liants), il y aurait lieu de présenter des exemples qui illustrent comment les chercheurs s’y prennent concrètement. En comprenant mieux comment se jouent ces cinq horizons de la construction sociale des faits scientifiques, les futurs enseignants reconnaîtraient peut-être plus facilement l’importance des enjeux stratégiques que les chercheurs ont à considérer pour renforcer leur crédibilité. Une telle conception des sciences en tant que fabrication stratégique de représentations fécondes et finalisées du monde demeure éloignée des propos recueillis, qui illustrent une posture épistémologique réaliste.

Dans le même sens, la position de la future enseignante à propos du jugement par les pairs pourrait être affinée si elle était illustrée par des cas précis (par exemple, celui de l’astre Pluton, dont le sort a été jeté par un vote à main levée lors de l’assemblée générale de l’Union astronomique internationale [UAI], en 2006 – cette pratique demeure toutefois exceptionnelle) ou encore par la venue en classe d’un chercheur qui pourrait témoigner de la manière dont ce processus d’évaluation est activé dans le cadre de ses travaux. On pourrait par ailleurs, au terme d’une démarche d’investigation scientifique, soumettre les productions d’élèves du primaire à un processus de révision par les pairs, balisé par des critères d’évaluation choisis, s’inspirant des pratiques en vigueur au sein de la communauté des chercheurs. D’autres aspects, absents du discours recueilli, telle que l’idée du cycle de crédibilité en recherche, pourraient faire l’objet d’activités d’enseignement-apprentissage. À titre illustratif, des équipes d’élèves du troisième cycle du primaire auraient à se montrer stratégiques afin de convaincre d’autres élèves et un organisme de financement fictif du bien-fondé des conclusions de leur recherche. C’est donc bien en vue d’inclure, en classe de la fin du primaire, de telles pratiques argumentées en sciences que nous nous intéressons dans un premier temps au recueil des conceptions à propos de quelques dimensions sociales des sciences auprès de futurs enseignants du primaire.

Dans le contexte québécois où l’enseignement des sciences à l’école primaire demeure souvent minimal, de telles propositions peuvent sembler entrer en concurrence avec l’acquisition de connaissances scientifiques de base des élèves. Nous ne nions pas l’intérêt et la pertinence d’enseigner de manière intéressante des concepts simples au primaire, mais cela n’exclut pas de mettre en oeuvre des pratiques didactiques qui font appel à l’argumentation, au débat, qui situent les sciences en société, ce qui constitue à nos yeux une voie intéressante pour renouveler l’image scolaire des sciences qui prédomine. Organiser un mini-colloque au troisième cycle du primaire sur une question de sciences et d’environnement où, par équipe, les élèves traiteraient d’aspects complémentaires du problème soulevé, et pourraient même échanger avec des chercheurs pour enrichir leurs prises de position, nous apparaît plus stimulant que bien des activités désincarnées qui tendent à reconduire une conception passéiste des sciences, laquelle pourrait même mener à un désintérêt à l’égard de ce domaine d’études. Cette conception passéiste des sciences risque ainsi d’en être renforcée toujours davantage et il sera difficile de la remettre en cause par la suite.