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1. Introduction et problématique

En France, les programmes entrés en vigueur en 2002 pour l’enseignement des sciences et de la technologie, s’appuyant sur le Plan de rénovation de sciences et technologie (2000), promeuvent une démarche d’investigation pour laquelle l’enseignant est invité à privilégier l’action directe et l’expérimentation des élèves (Ministère de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche, 2002). Cet esprit vient d’être renouvelé par les nouveaux programmes publiés en 2008 par le ministère de l’Éducation Nationale (2008). En même temps, sur la période 2002-2008, la production de manuels scolaires en sciences et technologie à destination des élèves n’a jamais été aussi importante, puisque dix collections de manuels ont été mises sur le marché pour le cycle 3 de l’école.

Dans ce contexte, nous souhaitons analyser comment les concepteurs de manuels scolaires négocient cette injonction paradoxale : faire en sorte que les élèves construisent des connaissances à partir de questionnement, et d’investigations sur le monde réel, tout en leur proposant ce support de travail dont on sait qu’il est peu propice à un apprentissage de type constructiviste (Rey, 2001a) et peu adapté à une investigation empirique et à une construction de connaissances scientifiques (Martinand, 1989).

Déjà, dans son Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Ferdinand Buisson (1886, p. 1626) associait le manuel et l’enseignant : le moindre défaut de ces livres excellents, c’est d’être des professeurs muets […]. Récemment les auteurs du rapport Borne (1999) constataient que le manuel avait perdu son rôle de livre de référence et ils établissaient un parallèle entre le manuel et l’enseignant. Est présenté comme une dérive le fait que les auteurs de manuels assignent aux élèves le rôle de dialoguer avec leur livre, comme pour être en accord avec la pratique actuelle des enseignants, qui est de mettre en place des dispositifs où l’élève dialogue avec son professeur. Cent ans séparent ces deux constats. Les temps changent : de muet, le manuel serait devenu trop bavard, mais on le compare toujours à l’enseignant. C’est cette figure récurrente de maître de papier (Plé, 2006) qui a retenu notre attention et que nous souhaitons expliciter. C’est donc en tant que maître de papier que nous questionnerons le manuel scolaire. Face à l’exigence actuelle des programmes, nous examinerons la réponse apportée par l’offre éditoriale et étudierons les relations entretenues par les maîtres en chair et en os avec le maître de papier. 

Après avoir présenté le contexte français et la problématique, nous situerons le manuel dans l’intervention éducative et définirons, en partie 2, en quoi son utilisation est tributaire d’un double conflit de médiation. Celui-ci sera analysé suivant la méthodologie présentée en partie 3. Chacun de ces conflits sera examiné dans les deux parties suivantes : en partie 4, nous procéderons à l’analyse du contenu de ces ouvrages sous l’angle des choix et compromis réalisés par les auteurs ainsi que des procédés utilisés qui font écho aux pratiques des enseignants ; enfin, en partie 5, nous analyserons les relations entretenues par les enseignants avec le manuel scolaire en sciences.

2. Contexte théorique

Il est commun de présenter le manuel comme un instrument pédagogique (Choppin, 1992), partagé entre l’élève et l’enseignant. Afin d’affiner cette idée, nous allons situer notre réflexion dans le cadre de la notion d’instrument, définie par Rabardel (1995). Notre figure de maître de papier nous invite aussi à com- parer le manuel à l’enseignant. C’est en faisant appel à la médiation pédagogico-didactique de Lenoir (1996) que nous présenterons les problèmes liés à son utilisation pour l’apprentissage et l’enseignement.

2.1 Un double instrument : le manuel

Dans sa présentation de la notion d’instrument, Rabardel (1995) distingue bien l’instrument, avec sa composante humaine et dépendante du sujet qui le manipule, de l’objet matériel fabriqué susceptible d’un usage. Désigné par le terme d’artefact, celui-ci est conçu pour s’inscrire dans des activités finalisées. Ainsi, à un artefact correspondent des possibilités de transformation des objets de l’activité, anticipées par les concepteurs et susceptibles de s’actualiser dans l’usage.

Dans ce cadre, le manuel se présente comme un artefact visant deux objets : l’un est un objet d’apprentissage, le sujet est alors l’élève, ou plutôt, puisque nous sommes dans un contexte scolaire, des élèves ; l’autre est un objet d’enseignement, et le sujet mobilisé est l’enseignant.

2.2 Manuel scolaire et intervention éducative

Lenoir (1996) présente l’apprentissage scolaire comme le résultat d’un double processus de médiation (Figure 1). L’un liant S, les sujets apprenants en interaction, à l’objet de savoir O, appelé médiation cognitive, l’autre liant l’enseignant E à ce rapport S-O, appelé médiation pédagogico-didactique.

Figure 1

Schéma (simplifié) de la double médiation selon Lenoir (1996)

Schéma (simplifié) de la double médiation selon Lenoir (1996)
  • S : sujets apprenants en interaction

  • 0 : objets d’apprentissage

  • E : enseignant

  • PA : processus d’apprentissage

  • AD : action didactique

  • DA : démarche d’apprentissage

  • RPP : relation psychopédagogique

  • RD : relation didactique

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Dans le premier sens, la médiation cognitive rappelle que l’appropriation de l’objet de savoir par l’apprenant n’est pas immédiate. Les instruments d’apprentissage, tels que nous les présenterons par la suite, sont au service de ce type de médiation.

Dans le second sens, la médiation pédagogico-didactique désigne les modalités d’intervention d’une personne, l’enseignant, dans le rapport sujet / objet. En tenant compte, d’une part, du sujet (relation psychopédagogique), et d’autre part, du contenu à enseigner (relation didactique), l’enseignant suscite une démarche d’apprentissage, en recourant éventuellement à des aides didactiques, afin de rendre opérante la médiation cognitive.

Présenté ainsi, ce concept de médiation offre l’avantage de distinguer ce qui relève d’un processus d’intériorisation personnel à chaque individu, c’est à dire l’apprentissage, et ce qui relève du processus d’enseignement. Il ne les sépare toutefois pas, dans la mesure où la cible de la médiation didactique est la médiation cognitive.

Lebrun (2001) situe le manuel scolaire à la confluence des processus médiateurs (p. 168), du fait que l’élève et l’enseignant y recourent. Notre concept de maître de papier nous amène à positionner le manuel scolaire un peu différemment. Tout d’abord, celui-ci se présente comme une sorte d’enseignant, qui donne des directives de travail et qui organise des activités. De ce point de vue, il occupe la position de E dans le schéma de Lenoir et assure une médiation pédagogico-didactique. Cependant, il met aussi à la disposition des utilisateurs des ressources, des matériaux bruts (photos, dessins) ou élaborés et structurés (schémas, graphiques, textes), consultables par l’élève, dans l’intention de favoriser la médiation cognitive et de mobiliser les instruments spécifiques de l’apprentissage en sciences.

2.3 Instruments de l’apprentissage en sciences

C’est encore Rabardel (1999), ainsi que Pestre et Rabardel (2005), avec le concept d’instrument élargi, que nous convoquons pour présenter ces instruments de l’apprentissage en sciences. Rabardel (1999) développe cette théorie en unifiant les apports de Vygotski, c’est-à-dire en rapprochant la contribution du jeune Vygotski (2002) développant une approche instrumentale, de celle de la maturité dans Pensée et langage (1985). Ainsi dans cette théorie instrumentale élargie, il s’intéresse aux moyens mis en oeuvre dans toute activité humaine pour définir la notion d’instrument au sens large du terme, quelle que soit la nature de celui-ci, matérielle, symbolique, conceptuelle, interne ou externe à l’individu. Selon lui, tout instrument ainsi défini constitue un médiateur pour le rapport à soi, aux autres et à la transformation de la réalité externe.

L’activité d’investigation expérimentale met en jeu des actions sur le réel qui ont pour finalité de transformer celui et ceux qui les ont mis en oeuvre. Le savoir ainsi construit ne peut être saisi par le seul mouvement de l’empirie (Lenoir, 1996), mais nécessite des outils médiateurs. Parmi ceux-ci, le langage occupe une place de choix, mais aussi ce que nous désignerons par d’autres instruments au sens de Rabardel, comme la problématisation, l’observation et l’expérimentation.

Remarquons que les mots, les schémas, les graphiques, les concepts n’ont pas la même valeur instrumentale selon qu’ils sont produits par l’apprenant ou livrés dans une double-page de manuel. Il en va de même pour tout autre instrument d’apprentissage en sciences qui risque de subir une décapitation, dès lors qu’il n’est plus un processus associé à l’activité scientifique, mais une simple image, voire une réponse à une injonction.

2.3.1 La problématisation

Considérons d’abord la problématisation. L’épistémologie sous-jacente des nouveaux programmes convoque des références davantage rationalistes que pragmatistes (Orange, 2005). Si avec Bachelard (1938), on affirme que, Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question (p. 16), la difficulté, selon nous, est bien de questionner les évidences et de faire du quotidien une énigme. Cependant, le questionnement n’est pas un instrument du type clé de contact pour initier le processus de recherche. Le véritable questionnement, celui qui émane d’une problématisation, exige une certaine familiarité pratique avec le réel, un engagement des élèves avec leurs conceptions premières, incertaines et non établies formellement, et aussi une médiation importante de l’enseignant dans le but de mobiliser les élèves pour résoudre le problème envisagé. Il implique également que l’enseignant considère l’erreur comme consubstantielle à l’acte de connaître (Fabre, 1995) et crée un climat favorable à son accueil. Bien sûr, le langage, sous toutes ses formes, joue un rôle de tout premier plan pour construire ce problème. La problématisation n’est donc pas réductible à une simple question, aussi énigmatique soit-elle. Notre maître de papier saura-t-il relever ce défi ?…

2.3.2 L’observation

Second instrument considéré : l’observation. Bachelard (1949) critique vivement l’inductivisme, car le réel n’est pas de l’ordre du donné, mais résulte d’une construction. Ainsi, on n’observe pas avec les yeux, mais avec des idées présentes en tête. Comme le souligne Peterfalvi (2000), c’est un double travail didactique, constructif, mais surtout déconstructif, qui permet à la pensée de progresser quand les connaissances sont érigées en obstacle, au sens bachelardien du terme. Certes, même si l’apprentissage en sciences n’est pas toujours un franchissement d’obstacles, il n’en demeure pas moins que l’observation n’est pas cet instrument naïf qui permettrait d’accéder à une connaissance objective des faits. Le langage joue, là aussi, un rôle prépondérant pour faire accommoder ces yeux intérieurs.

2.3.3 L’expérimentation

Dernier instrument de cette trilogie, l’expérimentation. Nous empruntons à Coquidé (1998) la distinction entre les trois niveaux d’expérimentation pour définir notre troisième instrument : l’expérimentation-action, l’expérimentation-objet et l’expérimentation-outil.

L’expérimentation-action, correspond à un registre de familiarisation pratique avec les phénomènes, les objets, les rôles, et elle répond au besoin de l’élève d’essayer, de s’initier à des techniques et d’éprouver la résistance du réel. Outre ce besoin, il s’agit de constituer, chez l’élève, une base empirique sur laquelle il pourra ensuite s’appuyer pour construire des concepts. Ce sont des expériences pour essayer, voir, explorer, s’initier. L’expérimentation-objet, se situe au coeur de la démarche d’investigation. Comme le souligne Astolfi (2002, p. 17), Engager les élèves à expérimenter suppose qu’on encourage leur activité investigatrice et divergente. Si l’enseignant est loin d’être absent, il ne doit pas ouvrir un chemin balisé aux élèves. La connaissance s’expérimente dans l’incertitude, la controverse, le débat. L’expérimentation suppose la mise en place d’un espace discursif dialogique qui s’appuie sur des outils langagiers divers, écrits instrumentaux et échanges où sont mis en débat des arguments contradictoires. Il s’agit ici de construire un problème, d’examiner des solutions, de mettre en doute, de formuler une conclusion à remettre en débat ou à valider. L’expérience a pour fonction de tester, contester, argumenter.

Enfin l’expérimentation-outil, qualifiée par Johsua (1989) de monstration, est une sorte d’artifice pour concrétiser la notion. Elle doit fonctionner. C’est l’expérience pour démontrer, conceptualiser, modéliser.

Ces trois types d’expérimentations désignent en fait trois types d’instruments très différents. On imagine aisément le manuel mettant en scène des expériences qui remplissent la troisième fonction et qui viennent en appui à un discours, d’autant plus que les expériences sur le papier fonctionnent toujours et peuvent être démonstratives. Il est déjà plus délicat d’entraîner l’élève vers des expériences-action sans sombrer dans le registre classique et facile des expériences amusantes. En revanche, la deuxième mission, celle de mobiliser l’élève pour une investigation expérimentale, est beaucoup plus ambitieuse. Autre défi pour notre maître de papier

2.4 Utilisation du manuel en sciences : un double conflit de médiation

Martinand (1989) relevait trois contradictions fondamentales inhérentes aux manuels de sciences : un conflit de pouvoir, un antagonisme de tâches et une contradiction des démarches. En convoquant le concept de maître de papier et la double médiation qu’il met en jeu, nous proposons de présenter ces contradictions sous l’aspect de deux conflits.

Un premier conflit, que nous qualifierons de conflit de médiation pédagogico-didactique entre le maître de papier et l’enseignant de la classe qui, selon les rapports qu’entretient l’enseignant avec le manuel, conduira à considérer celui-ci comme un servant, un auxiliaire ou bien un rival.

Un second conflit, que nous désignons par conflit interne de médiation, du fait des antagonismes entre les intentions didactiques affichées dans le manuel et les ressources que l’ouvrage met à disposition des élèves dans le but de servir la médiation cognitive. Ainsi ce conflit se manifeste sous deux aspects : 

  1. d’une part, sur le plan des tâches en jeu. Le manuel qui pose des questions n’est certainement pas le meilleur moyen pour faire en sorte que l’élève se pose des questions. De même, l’observation risque fort d’être vidée de son sens quand elle est dirigée par des injonctions, surtout si elles font tourner le regard, non vers le monde réel, mais vers l’image du monde représentée dans le manuel. Enfin, plus le manuel décrit d’expériences, moins il incite à prendre le temps et le risque d’une authentique démarche expérimentale. Vu sous cet angle, et pour reprendre la notion d’instrument, le risque est grand que la problématisation, l’observation et l’expérimentation perdent leur valeur instrumentale par rapport aux apprentissages visés ;

  2. d’autre part, il affecte les démarches pédagogiques : si apprendre les sciences passe par la restructuration de ses connaissances, quand un manuel se présente comme un exposé ordonné, linéaire et logique, on peut penser qu’il n’est pas la meilleure aide pour permettre à l’apprenant de restructurer son propre savoir.

La fonction médiatrice du manuel ainsi présentée lui fait tenir deux rôles principaux, celui d’enseignant, ou plus exactement, pour reprendre la terminologie d’Aumont et Mesnier (1992), celui d’appreneur, et celui de support d’apprentissage. Précisons que le terme appreneur renvoie à ce qu’Aumont et Mesnier (1992) désignent comme la fonction médiatrice qui consiste à organiser l’accès aux ressources. Ce terme est calqué sur celui d’entraîneur pour les activités sportives.

Si pour chacun de ces rôles, on peut imaginer des positions extrêmes en terme, par exemple, de substitut de l’enseignant ou de substitut de médiation cognitive, il convient d’examiner à la fois le contenu de ces ouvrages et les usages réels qu’en font les enseignants pour analyser ce qui se joue, d’une part, dans le conflit interne de médiation, et d’autre part, dans le conflit de médiation pédagogico-didactique.

3. Méthodologie

La collecte de données a été menée dans un cadre plus large que celui exposé dans cette problématique. Dans les parties suivantes, nous ne présenterons que quelques résultats pour étayer notre figure de maître de papier et expliciter le double conflit qu’il génère.

3.1 Analyse des manuels

Nous avons analysé les 10 manuels élèves pour le début du cycle 3, présents sur le marché français, désignés ici par les lettres de A à J (Tableau 1). Pour chacun d’eux, nous avons interrogé une unité d’apprentissage (c’est-à-dire, la plupart du temps, une double-page), sur le thème mélanges et solutions.

Tableau 1

Liste des manuels scolaires analysés

Liste des manuels scolaires analysés

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Pour permettre une première comparaison de ces ouvrages (Tableau 2), nous avons établi une typologie selon quatre catégories : 1) la leçon sur papier, 2) le guide d’activités, 3) l’encyclopédie et 4) le registre documentaire. Par l’appellation leçon sur papier, nous entendons une production qui présente une succession de découvertes empiriques ainsi que les conclusions et savoirs qui en découlent. Quant au guide d’activités, il invite l’élève à des recherches actives à partir d’informations livrées par l’ouvrage, ou d’observations, manipulations, investigations, sur l’environnement proche de l’élève. De son côté, l’encyclopédie présente de manière méthodique et structurée les textes du savoir, éventuellement dans un ordre alphabétique. Enfin, le registre documentaire met à la disposition de l’élève des documents (textes, photographies, schémas, graphiques) ; c’est la catégorie désignée par Rey (2001b) comme supports.

Afin d’affiner notre étude, nous avons examiné le contenu des unités d’apprentissage de chacun de ces manuels du point de vue des éléments censés faciliter l’apprentissage scientifique. Nous avons sélectionné huit items, et établi des règles de calcul spécifiques pour chacun d’eux. Ces mesures, de 0 à 5, ont été reportées sur le graphique de manière à faire apparaître le profil de l’ouvrage (Figure 2).

Figure 2

Exemple de profil établi à partir du manuel B

Exemple de profil établi à partir du manuel B

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Ce que nous désignons par Information et Activités représente respectivement la part occupée dans l’unité d’apprentissage, en terme de surface, par les messages de type Information (documents, définitions, connaissances) et par ceux de type Activités. Quand une activité renvoie à une information, l’entité Activité est mesurée en associant ce document à l’activité, si bien que les deux mesures, Activités et Information ne sont pas complémentaires.

L’item Expérimental précise l’item Activités en ne mesurant que la part d’activités expérimentales prévues par les auteurs. Nous avons reporté sur l’axe expérimental deux valeurs : l’une correspond aux activités expérimentales prévues par les auteurs (en gris sur le graphique) et l’autre mesure celles raisonnablement réalisables en raison du conflit interne de médiation. La place nous manque ici pour expliciter comment ces dernières sont calculées, mais plusieurs exemples illustreront ce décalage dans la partie 4. Ainsi, pour l’exemple de la figure 2, les activités présentent l’indice 4,5 ; les activités expérimentales prévues et activités expérimentales raisonnablement réalisables sont chiffrées respectivement avec les indices 3 et 1. Il faut donc comprendre ces chiffres de la façon suivante. L’indice maximal étant de 5, l’indice 4,5 pour les activités exprime le fait que la double page est couverte à 90 % par des activités. Les indices 3 pour les activités expérimentales prévues et 1 pour les activités expérimentales raisonnablement réalisables signifient que 60 % de ces activités sont de nature expérimentale, mais qu’elles sont réduites à 20 % si on tient compte de leur chance d’être effectivement réalisées par les élèves, compte tenu du conflit de médiation interne.

De la même façon, l’item Ouverture précise la part d’informations qui ouvrent sur le monde non accessible à l’enfant directement (social, technique, industriel, scientifique). Niveau de tâche qualifie les activités. La taxonomie retenue pour catégoriser les tâches s’appuie sur celle de Bloom, revue par De Landsheere, en tenant compte de la spécificité des activités scientifiques. La mesure de l’item Ouverture est la moyenne du niveau des tâches prévues dans les activités.

Problématisation exprime le pouvoir du manuel à faire prendre en charge la construction du problème par les élèves. On a attribué un poids de 1 à une question mobilisante ou bien à une interpellation à partir du vécu, et un poids de 2 pour la présence d’un procédé particulier engageant la pensée de l’élève. Parmi ces procédés, on peut citer le fait de mobiliser les élèves dans une investigation expérimentale dont on sait qu’elle risque fort, dans un premier temps, de les conduire à l’échec et ainsi de poser à l’élève un problème qu’il ne soupçonnait pas a priori ; autre procédé, celui consistant à demander aux élèves d’anticiper un résultat expérimental, de comparer cette prévision avec le résultat et d’en tirer les conséquences. Nous nous sommes assurée qu’avec un tel barème, aucun ouvrage ne dépassait l’indice 5.

Enfin, les mesures, Prise en compte des représentations et Accroche, rendent compte, respectivement, de la capacité soit à tenir compte des représentations des élèves soit à séduire et à attirer le lecteur. Pour la prise en compte des représentations, un poids de 3 a été attribué à un procédé particulier à un moment crucial, et un poids de 2, à une demande d’anticipation. Quant à l’accroche, nous avons attribué un poids de 1 à chacun des procédés suivants : photographie déclenchante, appel au vécu, appel à l’action, intrigue.

Ainsi conçu, le diagramme ne permet pas de comparer les rayons entre eux, mais invite à une comparaison des configurations globales d’un manuel à l’autre. La partie supérieure de ce diagramme questionne plus particulièrement la fonction appreneur scientifique, et la partie inférieure la fonction informative (de type documentaire ou connaissance). L’examen du conflit interne de médiation ne peut pas être présenté ici de manière exhaustive. En effet, dans le cadre de cet article, nous avons choisi de mettre l’accent sur l’analyse du conflit qui affecte les tâches dans l’investigation empirique, renvoyant à un développement ultérieur celui qui concerne les démarches et la problématisation.

Figure 3

Comparaison de profils des manuels

A

B

C

D

E

F

G

H

I

J

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3.2 Utilisation des manuels par les enseignants

Une enquête préalable sous forme de questionnaire a été passée à 200 enseignants d’une circonscription d’écoles élémentaires (primaires). Cette enquête a permis d’identifier six enseignants qui pratiquent des activités scientifiques en utilisant le manuel comme support pour l’apprentissage pour les élèves et six autres qui n’ont pas recours à cet instrument.

Chacun de ces 12 enseignants a accepté de participer à un entretien semi-dirigé. Dans la première partie de l’entretien, ils devaient décrire une séquence d’apprentissage en sciences réalisée dernièrement. Ces premiers matériaux nous ont permis de situer la pratique de chacun de ces enseignants (conception de l’apprentissage, assurance ou non dans la pratique, rapport à l’expérimental, place et rôle des outils langagiers) et, le cas échéant, d’expliciter la place et le rôle tenus par le manuel dans la séquence d’enseignement. Dans la seconde partie, nous avons cherché à savoir si d’autres pratiques étaient mises en place, requérant ou non l’usage du manuel et, le cas échéant, d’expliciter les raisons pour lesquelles l’enseignant utilisait ou non le manuel. Nous avons également questionné le rôle joué par le manuel dans la préparation de classe et dans la sélection de documents à fournir aux élèves.

Dans l’analyse du contenu de ces entretiens, nous avons d’abord recherché la corrélation entre les usages du manuel et le rapport de l’enseignant à l’expérimental.

4. Maîtres de papier et conflit interne de médiation

4.1 Choix et compromis

Tableau 2

Classification des manuels scolaires sciences et technologie du début de cycle 3

Classification des manuels scolaires sciences et technologie du début de cycle 3

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4.1.1 Éviter le conflit par l’absence de médiation didactique

Certains manuels (D, E, F, I) ont fait le choix de ne pas proposer d’activités dans la double-page en adoptant des formes diverses : leçon sur papier, encyclopédie, registre documentaire, voire ces deux derniers pour l’ouvrage I. Ils échappent bien sûr au conflit interne de médiation, mais évacuent aussi de ce fait toutes les considérations sur l’expérimental, ce qui n’est pas sans risque quand on sait que le manuel est une référence importante pour la préparation de classe des enseignants.

De profil modeste, l’ouvrage D vise à proposer une référence sur le mode de la leçon en privilégiant la simplicité et la clarté du discours. Il est structuré en trois parties. Chacune d’elles est introduite par le pronom je, comme si le livre se substituait à l’élève. Cette forme n’est pas sans risque, en particulier celui de modéliser une démarche d’apprentissage : j’observe, non pas la réalité avec des questions que j’ai en tête, mais les images du livre avec les questions qu’on me pose ; je lis, je comprends à partir d’une expérience bien choisie qui permet de généraliser. Cette démarche, où l’observation est première, où l’expérience a valeur de monstration et où le savoir se construit à partir d’un cas particulier, est éloignée des ambitions actuelles des programmes.

4.1.2 S’exposer au conflit en mettant l’élève en situation d’activité

Les autres manuels possèdent tous une composante Guide d’activités qui est unique pour les ouvrages A et H, et associée à une composante Leçon sur papier pour B, C, G, J et même Registre documentaire pour J.

A et H, dont les auteurs ont fait le choix exclusif de cette fonction, ont cependant des profils très différents. Alors que l’information est absente chez A, elle occupe une place non négligeable chez H. De plus, H n’est pas affecté comme l’est A par le conflit interne de médiation concernant l’investigation empirique (matérialisée sur le graphique par la zone grisée). En effet, alors que le niveau des tâches prévues par l’un et l’autre de ces ouvrages est relativement élevé (2,25 pour A et 3,33 pour H), les invitations à l’investigation empirique de A ne sont accompagnées d’aucune ressource, ce qui rend difficilement réalisable l’activité prévue. En revanche, H a fait le choix de mettre à la disposition des utilisateurs des ressources qui ne se substituent pas à l’activité, en particulier sous forme de renvois à la partie encyclopédie de l’ouvrage (non recensée ici comme étant attachée à la double-page).

Joindre des invitations à l’investigation empirique d’informations n’est toutefois pas un gage de réussite, comme en témoignent les profils de B et G. Le profil de G, modifié en tenant compte du conflit interne de médiation, s’apparente finalement à celui de D qui avait été qualifié de leçon sur papier. Nous avons été tentée, dans un premier temps, de classer G dans cette catégorie. En effet, le style adopté par les auteurs laissait entendre que les invitations à l’expérimentation n’étaient que des formules de rhétorique pour engager l’élève dans une lecture plus active. Il se caractérisait par une suite de consignes à l’impératif présent, du type : Mélangeons avec de l’eau divers produits solides. Utilisons des verres identiques […]. Observons et dessinons., suivi du schéma du résultat des différents mélanges.

Le guide du maître nous a éclairée sur les intentions des auteurs. Les expériences du manuel sont prévues pour être réalisées par les élèves, bien que des schémas apportent les résultats. Il est également prévu que les élèves répondent à des questions, même si la réponse est donnée à la ligne suivante, procédé qui n’est pas sans rappeler celui de la classe dialoguée

Les expériences du manuel sont prévues pour être réalisées par les élèves, bien que des schémas apportent les résultats. Il est également prévu que les élèves répondent à des questions, même si la réponse est donnée à la ligne suivante, procédé qui n’est pas sans rappeler celui de la classe dialoguée. Si B présente la particularité de séparer, en deux rubriques distinctes, les activités des documents, et évite ainsi le travers précédent, les aides apportées par les documents font tomber tout enjeu d’investigation empirique. Quel élève d’une classe aimerait recevoir une consigne du type : Fais l’expérience de Yasmina et compare tes résultats aux siens, alors qu’il a sous les yeux le résultat (photographie) et le compte rendu d’observation tiré par Yasmina dans son cahier ? Dommage, car ces élèves de papier pourraient être une ressource intéressante, s’ils étaient conçus comme une référence, un point d’appui, pour envisager d’autres investigations et comparer réellement des résultats.

Deux autres ouvrages, C et J, qui ont eux aussi fait le choix de la mixité, semblent davantage relever le défi face au possible conflit interne de médiation. Cependant, l’un et l’autre invitent à des tâches de bas niveau, essentiellement d’exécution, et J propose peu d’activités empiriques.

4.2 Connivence entre les maîtres de papier et les maîtres de la classe 

4.2.1 Enseignants et tension pédagogico-didactique

Les activités scientifiques préconisées actuellement en France par les programmes, héritières des activités d’éveil mises en place à la fin des années 1970, où l’on faisait la part belle à l’investigation autonome des élèves, ont acquis avec le temps un sens du réalisme. Elles accordent maintenant une place plus importante à l’enseignant, que ce soit pour orienter les élèves vers un sujet d’étude, les guider dans l’investigation ou bien encore structurer le savoir. Dès lors, l’enseignant se trouve pris en tension (Astolfi, 1992) entre une part d’autostructuration des connaissances – c’est l’élève et lui seul qui construit son savoir à partir de son activité – et une part d’hétérotructuration des connaissances : sans apports extérieurs, le savoir ne peut progresser (Not, 1979).

Cette tension, que nous qualifierons de tension pédagogico-didactique, n’est pas sans rappeler le conflit interne de médiation que nous avons repéré dans les manuels. Un des moyens de la gérer, peu coûteux mais aussi peu efficace, est de supprimer un des pôles. Ainsi, bon nombre d’enseignants, même nouvellement formés, continuent à privilégier l’autostructuration pour faire démarrer une activité. Ils justifient cette attitude en mettant de l’avant l’importance de partir des intérêts et des préoccupations des enfants pour assurer une bonne motivation, ou bien encore l’importance de partir des représentations initiales des élèves. Depuis plus de 30 ans, ces propos reprennent des slogans pédagogiques qui finissent pas être vides de sens, si on oublie que les préoccupations des élèves d’une classe sont multiples, que faire émerger les représentations des élèves n’a d’intérêt que si on travaille ces représentations ; bref, que si on les intègre dans un processus de problématisation.

4.2.2 Procédés pour gérer la tension pédagogico-didactique

Si les profils des manuels révèlent de faibles performances en matière de prise en compte des représentations et de capacité à problématiser, le plus grave est qu’ils contribuent, à leur façon, à entretenir les messages que nous venons de pointer. C’est ainsi qu’I assigne à de nombreux documents un rôle déclencheur, comme si l’observation du document allait, à la manière d’une clé de contact, induire le questionnement mettant la pensée de l’élève en mouvement, et dans la bonne direction ! En utilisant un procédé différent, une rubrique introductive intitulée interroge-toi, constituée par une série de questions sur la vie quotidienne, le manuel B vise, selon les mots des auteurs, à faire échanger les élèves et se questionner. Compte tenu du caractère ouvert de l’activité, il y a fort à parier que cette activité débouche, dans la configuration la plus favorable, sur des discussions divergentes et relativement stériles du point de vue du questionnement. Il est vrai que, si un des moyens de gérer la tension pédagogico-didactique est de sacrifier un pôle au dépend de l’autre pour donner ensuite plus d’importance à celui qui aura été délaissé, alors assurément le procédé peut être efficace. Lassés par cette voie sans issue, les élèves se précipiteront probablement avec avidité sur les activités concrètes que l’enseignant proposera. Ce procédé fait écho à la tendance, suivie par beaucoup d’enseignants, à privilégier la libre expression pour commencer à traiter un sujet et à proposer ensuite un problème précis à traiter au moment où les discussions s’essoufflent. Le manuel les conforte donc dans cette pratique de classe qu’ils jugent, comme nous l’avons exprimé plus haut, pédagogiquement correcte.

Autre procédé souvent utilisé par les enseignants pour gérer cette tension pédagogico-didactique, faire chercher les élèves, mais s’appuyer sur les trouvailles de certaines valeurs sûres, des petits maîtres en somme, pour faire avancer l’investigation à des moments critiques. C’est aussi un des rôles que font jouer nos maîtres de papier à des élèves fictifs, quand ils proposent de s’appuyer sur les expériences de Luc, Marion ou les autres. Pour le maître de papier ou en chair et en os, c’est un moyen de déléguer une part d’hétérostructuration à des acteurs, les élèves, dont le statut est ancré dans l’autostructuration.

Nous avons également souligné comment certains ouvrages, espérant mettre l’élève en situation d’investigation, proposaient en fait un procédé qui s’apparente à celui de la Classe dialoguée. Ce procédé, quotidiennement mis en oeuvre dans les classes, consiste à poser des questions et à sélectionner les réponses pour faire avancer le cours, et il est, lui aussi, un moyen de gérer cette tension. Sous couvert d’une participation active de l’élève, le maître tire à lui les propos échangés en direction de son projet. On sait bien que le procédé profite surtout à ceux qui sont capables de décoder les attentes de l’enseignant (Perrenoud, 1994). L’avatar Classe dialoguée du manuel se présente sous forme de pseudo-activités, des questions suivies de réponses. Exactement, comme dans une classe, on peut penser qu’il profitera aux élèves les plus scolaires, à ceux qui veulent bien entrer dans le jeu du maître de papier et lire attentivement leur manuel…

5. Relations des enseignants avec le maître de papier 

5.1 Deux profils d’enseignants contrastés

De nombreux facteurs caractérisent la pratique des enseignants en sciences et, de ce fait, leur rapport aux manuels. Nous avons choisi deux enseignantes qui ont un rapport très différent à l’expérimental. Madame A met en avant l’expérience-objet dans l’investigation expérimentale ainsi que le questionnement, la recherche active des élèves, le tâtonnement et l’erreur, alors que madame B a une conception expérientielle de ces activités. L’expérience est pour elle un moyen de familiariser de façon pratique les élèves avec les choses.

Madame A considère les activités scientifiques comme un espace de liberté ou encore comme une aventure collective à laquelle elle est totalement associée, et elle qualifie sa classe de travail de ruche. Elle éprouve un réel plaisir à donner à découvrir ce qu’elle-même a vécu lors de sa préparation. Si les travaux de groupe existent, ils sont toujours au service d’une oeuvre collective.

Elle n’envisage pas l’utilisation de manuels par les élèves : Ça nuit au questionnement et à la démarche scientifique. Elle ajoute : Ça a trop valeur d’exemple, de modèle ; du coup, ça m’enfermerait. Au manuel, qu’elle associe au savoir, à l’écrit, à la conclusion, à une leçon toute faite, elle oppose le tableau noir, lieu de débats et d’échanges pilotés par l’enseignant. Elle avoue cependant apprécier les schémas structurants des manuels qu’elle photocopie volontiers pour les intégrer aux traces écrites finales des élèves.

Madame B, enseignante débutante et changeant régulièrement de niveau d’enseignement, utilise régulièrement des manuels avec ses élèves. Avec le manuel G (dont il a été question précédemment) et le guide du maître correspondant, elle a trouvé un outil séduisant, d’utilisation facile. Avec ses élèves, elle part de l’observation des images du manuel qu’elle trouve très parlantes (car elles évoquent le vécu quotidien), et elle s’appuie sur le livre pour en faire tirer des informations. Les expériences du livre sont suffisamment suggestives pour évoquer l’expérience de la vie quotidienne et ouvrir aux élèves un espace de familiarité pratique permettant discussions et échanges, sans qu’il soit nécessaire, de son point de vue, de les réaliser. Cependant, quand les expériences envisagées ne se réfèrent à rien de connu dans l’environnement des élèves, le levier précédent n’est plus fonctionnel. Elle s’inspire alors du manuel sans le mettre dans les mains des élèves. Par exemple, elle commence une séquence sur le thème de mélanges et solutions, en amenant différents liquides et invite les élèves à réaliser toutes les combinaisons possibles de mélanges. Cependant, ce démarrage ne lui convient guère. Elle le trouve plaqué et artificiel et exprime le dilemme ressenti face à l’abandon du manuel par la formule suivante : J’arrive avec mes bouteilles, mais ils n’ont rien au départ, ni image, ni photocopie.

Enfin, elle décrit une troisième voie où elle s’inspire d’une situation vécue en formation pour la faire vivre à ses élèves avec, comme madame A, une certaine jubilation à faire découvrir ce qu’elle même a vécu.

5.2 Déléguer ou pas une part de médiation pédagogico-didactique au maître de papier ?

Ce facteur, le rapport à l’expérimental, conditionne fortement le rapport qu’entretiennent les enseignants avec le manuel. Tous les enseignants interrogés, qui privilégient l’expérimentation-objet, rejettent le manuel comme aide au pilotage d’une séquence pédagogique avec des arguments proches de ceux de madame A. Ils sont très sensibles au conflit interne de médiation et avancent des arguments du type ça donne les questions et les réponses, ça remplace l’observation, l’expérience n’y a pas sa place, ça nuit à la démarche. À l’inverse, ceux qui, comme madame B, partagent une autre épistémologie, une conception expérientielle des activités scientifiques ne nécessitant pas une investigation empirique lorsque l’objet en question est familier à l’élève, confient plus facilement les rênes au manuel dans le but, aussi, d’alléger leur tâche. Ainsi, quand l’objet d’étude est, de leur point de vue, favorable, ils considèrent le manuel comme une aide pour prendre en charge l’observation et l’expérimentation, et utilisent volontiers cet outil. Ce sont alors les situations que nous avons repérées dans les manuels comme les plus favorables au conflit interne de médiation qui offrent les meilleures occasions à ces enseignants de transformer leur manuel en un instrument d’enseignement approprié à leurs besoins.

Autre facteur à prendre en compte, le pouvoir de l’enseignant dans la conduite des activités scientifiques. Celui-ci est souvent masqué dans les discours des enseignants par des arguments relevant de démarches d’investigations empiriques. La forte médiation didactique (Dumas Carré et Weil-Barais, 1998) nécessaire pour piloter ces activités leur donne l’occasion de tenir, à l’image de madame A qui est en somme la reine de la ruche, le bon rôle, celui de donner le pouvoir de révéler, dans un climat de classe agréable, un savoir caché et cependant à portée de main. Dans ces conditions, confier la classe au manuel, équivaudrait à une perte de pouvoir de l’enseignant. Cependant, ce facteur joue aussi chez les enseignants non adeptes de l’expérimentation-objet. C’est ainsi que madame B éprouve aussi un certain plaisir à donner à découvrir par la manipulation quand sa pratique est assurée, car confortée par la formation qu’elle a reçue. Ce facteur n’est pas lié non plus à des raisons relevant de l’empirie. Une autre enseignante, privilégiant le savoir et surtout l’explication et la compréhension, présente son rôle comme celui d’intermédiaire qui fait que ça vient naturellement. Elle fait étudier le fonctionnement de la bicyclette, sans manipulations et uniquement avec des fiches distribuées aux élèves. Elle a trouvé là un matériel privilégié pour faire accoucher les esprits en tenant le rôle de passeur de savoir. Elle rejette le manuel qu’elle considère comme trop scolaire. Mais le manuel ne risquerait-il pas d’être surtout un concurrent ?…

À l’opposé, les enseignants peu assurés dans leur pratique, comme madame B, se font volontiers seconder par le manuel, mais pour pallier des déficiences qui leur sont propres. C’est ainsi qu’une enseignante utilise le manuel comme un rail pour entrer en matière et éviter d’être débordée par les élèves. Grâce à un moment de lecture et d’échanges, le manuel lui sert surtout à focaliser l’attention des élèves sur certains problèmes ; par exemple, Comment faire changer le sens de rotation du moteur ? Ou bien encore, Comment ralentir le moteur ? Une fois mobilisés sur ces questions, les élèves seront avides d’expérimenter. Cette enseignante délègue en somme au manuel le rôle de problématiser. Un autre enseignant se reproche d’être trop directif. Sa classe est équipée d’un manuel de sciences qu’il utilise très peu, mais il a trouvé, avec le manuel de lecture, un outil à sa convenance. Par exemple, Sur le vent, j’impose une lecture, mais comme c’est un texte long et que cette intervention sur le vent arrive au milieu du texte, je n’ai plus l’impression de l’imposer… Ce démarrage, délicat pour le maître, assuré en douceur par le livre, est suivi d’une investigation qui ne pose plus problème à l’enseignant, car les élèves sont sur la bonne voie. En déléguant l’hétérostructuration au manuel, l’enseignant n’a plus à se reprocher cette directivité qui le hante. Une nouvelle fois, voilà une technique pour gérer cette tension pédagogico-didactique.

5.3 Maître de papier, maître-référent

Si le manuel de l’élève est relativement peu utilisé en sciences comme outil d’enseignement-apprentissage, de manière quasi unanime, les enseignants lui reconnaissent une expertise, celui du savoir à enseigner. Nombreux sont les maîtres à consulter différents manuels et à prendre des idées pour la préparation de leurs séquences, d’autant plus que le maître de papier se livre facilement, sous forme de double-pages et de manière illustrée, ce qui est particulièrement apprécié, en comparaison de guides du maître jugés parfois hermétiques. Une enseignante dit même : Je me sens un peu seule dans cette école, ça rompt ma solitude.

Il est aussi très souvent cité comme ressource pour donner corps au programme et offrir un support concret pour établir des progressions et se répartir les objets d’étude entre collègues d’une école.

5.4 Maître de papier, mine de ressources

Enfin, même chez les détracteurs de manuels en sciences, en particulier ceux pratiquant des activités sous le mode investigation expérimentale, nous retrouvons très souvent, dans les cahiers d’élèves, des schémas structurants ou modélisants tirés de manuels. Cette pratique n’est probablement pas si paradoxale qu’elle y paraît. Les recherches menées par la classe, dans ces conditions, aboutissent à des constats, voire des conclusions locales qui n’ont pas valeur de généralité. Coller dans le cahier un schéma structurant issu d’un manuel répond à un double besoin : généraliser pour conclure une recherche essentiellement empirique et cautionner la recherche par quelqu’un d’implicitement reconnu comme détenteur du savoir.

Dernier constat, si les recherches dans Internet sont souvent orientées par le maître vers des sites intéressants, les recherches documentaires traditionnelles se font à partir d’ouvrages issus d’horizon divers, auxquels on ajoute, la plupart du temps, des manuels. Là aussi, le maître de papier veille au grain, évitant les dérives.

6. Conclusion

Considérer le manuel scolaire comme un maître de papier mettant en jeu la double médiation (cognitive et didactique) nous donne un cadre pour étudier la pertinence de cet objet comme instrument d’investigation empirique à placer dans les mains des élèves. L’analyse présentée ici n’est que partielle et mériterait un développement plus long pour analyser comment les auteurs négocient le conflit interne de médiation qui affecte aussi la problématisation et la structuration de la démarche. Ce cadre nous a également permis de situer les relations entretenues par différents enseignants avec le manuel de sciences, et aussi de pointer comment le manuel, objet de référence pour la préparation de classe des enseignants, risquait de renforcer certaines pratiques enseignantes, du fait des connivences qu’il entretient avec les maîtres.

En tant qu’instrument d’apprentissage, le manuel peut tenir d’autres rôles non envisagés ici. Tout d’abord, en raison de contraintes diverses, le programme au complet ne peut être traité sur le mode socio-constructiviste et l’enseignant peut trouver, avec le manuel, un instrument intéressant pour travailler sur un mode mineur, c’est-à-dire peu coûteux en temps. Seront alors recherchés les ouvrages qui présentent les connaissances de manière linéaire, structurée avec des expériences à l’appui. On peut même supposer que de médiocres appreneurs scientifiques pourraient se révéler alors les plus performants dans ce rôle. Pour cet usage, le conflit interne de médiation n’est évidemment pas une notion pertinente à prendre en compte. Par ailleurs, l’investigation empirique nécessite le recours à des sources d’informations pour, par exemple, comparer, généraliser, expérimenter. Ce seraient alors les informations contenues dans le manuel qu’il conviendrait d’analyser pour apprécier les qualités d’un ouvrage susceptible d’épauler l’investigation.

L’enquête réalisée auprès des enseignants nous révèle le peu d’usage de cet outil en tant qu’objet à mettre dans les mains des élèves. Il joue alors un rôle de suppléant, voire de béquille adaptée aux déficiences ressenties par l’enseignant. Doit-on en conclure qu’un manuel scolaire dédié à l’investigation empirique à l’école élémentaire est une utopie ? Probablement pas, mais sous certaines conditions. Tout d’abord, rompre avec la polyphonie qui caractérise la plupart des manuels, c’est à dire concevoir un manuel qui s’adresse véritablement à l’élève en étant attentif à ne pas provoquer de conflit interne de médiation. Mais aussi envisager, en formation des maîtres, l’usage de ce type de manuels qui peut être une aide précieuse pour des enseignants polyvalents (Baillat, 2003). En effet, la formation d’enseignants a encore trop tendance à considérer le maître comme un maître épistémique, expert de la médiation pédagogico-didactique, faisant fi des contraintes, et qui enseigne à mains nues.