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1. Introduction et problématique

Lors d’un colloque à Québec en novembre 1989, à l’occasion du 25e anniversaire du ministère et du Conseil supérieur de l’éducation, Dandurand dressait un bilan critique des transformations de l’école. Sur fond d’une appréciation inquiète de l’évolution constatée durant les années 1980, il lançait cette question : Comment, dans ces circonstances, préserver le projet d’un système d’éducation qui cherche à compenser les multiples inégalités que sécrète une société comme la nôtre et garantir ainsi une plus grande égalité des chances ? (1990, p. 55). La démocratisation de l’enseignement avait en effet constitué la préoccupation centrale des rédacteurs du Rapport Parent, et dessiné l’axe principal de modernisation de l’école québécoise. Celle-ci ne devait-elle pas […] rendre accessible à chacun l’enseignement correspondant à ses aptitudes et uniformiser la qualité de l’enseignement entre les diverses régions de la province (1964, § 515) ? Si cette seconde orientation s’est traduite par une relative homogénéisation de l’offre scolaire sur tout le territoire du Québec – la carte des cégeps en offre une belle illustration – la première renvoie au souci d’égalité des chances pour tous, rappelé par Dandurand (1990).

Or, la création des cégeps n’a pas seulement constitué un acte décisif pour la modernisation du système d’enseignement québécois, elle a surtout engagé concrètement son ouverture à des catégories sociales qui, jusque-là, n’accédaient pas aux enseignements postsecondaires. Si ce niveau forme toujours un rouage essentiel de l’école québécoise, il n’en échappe pas pour autant aux controverses récurrentes sur son utilité sociale ou son coût, tant pour les individus que pour la société (Gosselin et Lessard, 2008 ; Rocher, 2004a, 2004b). Le débat n’épargne guère plus l’idée même de démocratisation de l’enseignement et Dandurand y faisait écho lorsqu’il relevait que, d’idéal poursuivi, la démocratisation passait désormais, aux yeux de certains du moins, pour […]une idéologie qu’on désigne parfois sous le nom d’égalitarisme (1990, p. 37). Il nous semble ainsi nécessaire de situer notre propos dans le cadre théorique des débats actuels sur la démocratisation de l’enseignement, comme ils se sont constitués dans l’aire francophone, non dans l’illusion de trancher ces débats, mais plutôt en vue de préciser la question qui nous préoccupe. Celle-ci peut être, provisoirement, énoncée ainsi : Quelle contribution le cégep apporte-t-il aujourd’hui à un fonctionnement plus démocratique de l’institution scolaire québécoise ?

Après cet exposé du contexte théorique, nous fournirons les principaux éléments de méthode. Suivront la présentation des résultats de notre étude (analyse de la transition entre école secondaire et cégep, exposé des aléas de la démocratisation au collège) et une discussion de ces résultats, suivies d’une brève conclusion.

2. Contexte théorique

Lors du colloque évoqué plus haut, Claude Ryan, alors ministre de l’Éducation, avançait que la démocratisation de l’enseignement visait, outre l’élargissement du système d’instruction à toute la population, un meilleur contrôle du peuple sur celui-ci (1990, p. 16). Il mettait ainsi l’accent sur un aspect parfois négligé de la démocratisation de l’enseignement (Rocher, 2004b), qui concerne le mode de gestion du dispositif de formation, c’est-à-dire la prise de décision en son sein et les formes de contrôle social dont elle fait l’objet. Lorsque le Conseil supérieur de l’éducation a lancé, récemment, une réflexion sur ce thème, il entendait précisément favoriser le développement d’une gestion plus démocratique de l’institution. La participation citoyenne à cette gestion serait éminemment souhaitable parce qu’elle […] favorise[-rait] la démocratisation de l’éducation et la réussite du plus grand nombre d’élèves (Conseil supérieur de l’éducation, 2006, p. 91). Si la participation citoyenne à la gestion du système d’enseignement constitue un aspect essentiel de sa démocratisation, la réussite du plus grand nombre renvoie à cet autre aspect, dont Dandurand (1990) se souciait par-dessus tout. Cette participation implique l’institution scolaire dans ses missions primordiales d’unification du corps social autour de valeurs communes – démocratiques notamment – et de sélection des élites (Durkheim, 2005).

La sélection des élites sur fond d’homogénéisation du corps social, pour autant qu’elle relève de l’école, consacre-t-elle le seul mérite des individus ou se nourrit-elle, à son insu ou en toute connaissance de cause, d’autres facteurs tels que le sexe, l’origine socioculturelle ou l’origine géographique ? Or, l’inégale réussite à l’école et, par suite, les disparités d’accès aux différentes positions sociales qui en résulteraient ne cessent de hanter les débats sur l’éducation, qu’ils portent sur la structuration du système de formation ou sur les méthodes pédagogiques à mettre en oeuvre. Que ces débats évoquent le décrochage (Québec) ou l’échec scolaire (France), la même interrogation revient inlassablement : Pourquoi ceux que l’école abandonne en premier, trop précocement de son propre aveu, sont-ils aussi issus, pour la plupart, de milieux sociaux défavorisés, mal intégrés dans la société, voire marginalisés ?Inversement, pourquoi les niveaux les plus élevés du système de formation sont-ils davantage fréquentés par des individus issus de milieux plus favorisés, au point d’offrir une « image inversée de la nation » (Bourdieu et Passeron, 1964) ? Parce qu’elles entravent la réussite de certains, ces inégalités ont en outre un impact négatif sur le rendement global du système de formation, et cet enjeu économique croise le souci d’égaliser les chances face aux exigences scolaires.

Parmi les politiques d’éducation (Van Zanten, 2004), les mesures en faveur d’une égalisation des chances ont suivi deux orientations principales : les unes visaient à fournir aux jeunes issus de milieux sociaux défavorisés des moyens de combler leurs lacunes socioculturelles – objectif explicite de l’école maternelle en France, par exemple – ; les autres, à élargir au plus grand nombre l’accès aux différents paliers du système de formation (Prost, 1986). Le développement économique soutenu lors de la seconde moitié du 20e siècle et l’entrée progressive dans une société du savoir réclamaient, il est vrai, la production d’une main-d’oeuvre mieux formée, capable d’affronter les innovations technologiques et les bouleversements organisationnels dans l’entreprise et de faire face à l’intellectualisation croissante des tâches (Pillon et Vatin, 2007). Aux exigences d’une économie de la connaissance s’est ajoutée la revendication du droit à l’éducation formulé par les familles : celles-ci en ont fait une aspiration majeure, au point de pousser leurs enfants à prolonger leurs parcours de formation bien au-delà de l’âge limite fixé par la loi (Terrail, 2004). La massification de l’école qui s’en est suivie suffit-elle à réduire une trop vive inégalité des chances de réussite des uns par rapport aux autres ? Ou l’élargissement de l’accès aux niveaux intermédiaires du système de formation – lycée et enseignement supérieur court en France, secondaire et cégep au Québec – pourrait-il n’avoir eu d’autre effet que le report de quelques années du moment où la sélection des futures élites se réalise effectivement ?

Le problème ici posé est celui des rapports entre une démocratisation qui serait seulement quantitative et une démocratisation qui serait aussi qualitative (Legendre, 2005 ; Prost, 1986). Or, dans un ouvrage récent, Merle (2009) interroge cette distinction. Partant du constat selon lequel il n’existerait actuellement ni définition incontestée ni mesure codifiée et admise par tous de la notion de démocratisation, il en appelle à distinguer la diffusion de l’instruction de sa répartition plus ou moins égalitaire. En effet, l’expression diffusion de l’instruction traduirait mieux ce que Prost (1986) désignait comme démocratisation quantitative, ou encore ce que Goux et Maurin (1995) nommaient démocratisation uniforme ; cette dernière appellation traduirait plus exactement ce que Prost nommait démocratisation qualitative. Une plus grande ouverture de l’école, qui ne corrigerait guère l’effet des facteurs sociaux à l’origine de la réussite différentielle d’élèves issus de milieux divers, ne garantirait aucunement un fonctionnement plus démocratique de l’institution scolaire. Pour améliorer son fonctionnement démocratique, il faudrait, au contraire, faire en sorte de rendre les destins scolaires, et par suite, les destins sociaux, moins dépendants des différentes appartenances sociales des élèves, de telle sorte que leur réussite ne soit plus entravée par ces appartenances. L’enjeu d’une démocratisation effective de l’enseignement est là : réduire les inégalités de réussite scolaire, induites par certaines caractéristiques sociales des individus, pour leur permettre d’exprimer librement leurs potentialités et d’accéder à un destin social conforme à leurs capacités.

Les mobilités sociales – manifestées par l’émergence des classes moyennes et leur actuelle hégémonie – en dépendraient. Or, les bilans de la mobilité sociale au Québec enregistrent un effet de la prolongation des scolarités : la fréquentation du collège et, plus encore, de l’Université aurait été déterminante dans les mobilités sociales de plus grande ampleur, qui ont conduit des enfants issus de milieux sociaux inférieurs vers des positions importantes dans la fonction publique ou dans les grandes entreprises (Laroche, 1997, 1998). Ces mobilités ne tiendraient pas seulement aux évolutions structurelles de la société, et la mobilité nette résulterait de la démocratisation du système de formation. L’urgence de rattraper, dans les années 1960, le retard accumulé par le Québec vis-à-vis de l’Ontario et du reste du Canada n’est pas seule en jeu, puisque la réforme du système de formation se réclamait aussi d’un projet humaniste de promotion des individus et de justice sociale. L’élévation du niveau de formation par l’accès des jeunes au cégep et à l’Université devait faciliter non seulement l’accès à la société postindustrielle, mais aussi favoriser de nouveaux rapports sociaux, davantage articulés aux droits de la personne. Qu’en est-il désormais, dans un contexte d’émergence d’une économie du savoir où la formation des individus joue un rôle d’autant plus crucial que le savoir y est plus décisif ?

Même s’il est possible d’étayer la thèse d’un effet positif, au Québec, de la réforme du système scolaire sur la mobilité sociale des individus, certaines précautions n’en sont pas moins nécessaires. Tout d’abord : les études sur la mobilité sociale auxquelles nous nous sommes référé datent d’une dizaine d’années et portent, en outre, sur des groupes d’individus qui ont fréquenté le système de formation il y a plus longtemps encore. Or, les conditions d’accès à l’emploi ont évolué depuis, la mobilité sociale a subi les effets de conjonctures économiques variables et de transformations structurelles de la société. En second lieu : les jeunes scolarisés actuellement sont les enfants des générations qui ont, quelques années plus tôt, bénéficié de conditions socioéconomiques propices à la mobilité sociale. Ces jeunes savent que la conservation des positions acquises par leurs parents dépend avant tout de leur capacité à obtenir les diplômes qui seront requis pour accéder à leur tour aux emplois occupés actuellement par leurs parents. Dans un contexte où l’accès aux emplois dépend largement du niveau scolaire des postulants, la concurrence au sein de l’école pourrait bien s’en trouver exacerbée. Cette vive concurrence pourrait, à son tour, se nourrir de réussites scolaires inégales et même réduire les occasions de promotion sociale ultérieure.

Nous pouvons désormais préciser la question que nous posions à la fin de l’introduction de ce texte et la reformuler ainsi : Quelle contribution le cégep apporte-t-il aujourd’hui à une plus grande égalisation des chances de succès de chacun, à un meilleur succès des élèves issus de groupes sociaux défavorisés en particulier ? En d’autres termes : Le cégep permet-il, dans le contexte des années 2000, de corriger les effets délétères de certaines caractéristiques sociales des individus sur leur réussite scolaire, ou continue-t-il, au contraire, de favoriser la meilleure réussite scolaire d’élèves issus de milieux sociaux plus favorisés ou mieux disposés envers l’école et, partant, d’entretenir une forme de reproduction sociale ? Ces questions nous paraissent se poser avec une acuité particulière au cégep. L’accès à ce niveau de formation résulte d’une première bifurcation importante dans les parcours individuels des jeunes Québécois : certains peuvent, après le secondaire, préférer la vie professionnelle, ou s’y résigner, plutôt que de poursuivre leurs études. La transition entre l’école secondaire et le collège désigne ainsi le premier palier de sélection – moment clé de la sélection scolaire (Dandurand, 1990) – et il s’avère important d’évaluer tant ce qui se passe au moment même de cette transition que ce qu’il advient des élèves engagés dans un programme au cégep.

3. Méthodologie

Nous analyserons la transition des jeunes issus de l’école secondaire vers le cégep en prenant appui sur deux types de données : des informations statistiques mises à notre disposition par des institutions spécialisées et les données recueillies lors de l’enquête nationale menée, auprès des élèves de cégep, par Jacques Roy, dans le cadre de l’Observatoire Jeunes et Société, établi à Québec (notons que cet observatoire fait partie de l’Institut national de la recherche scientifique – Urbanisation, culture et société, installé à Montréal). Nous présenterons d’abord cette enquête avant de préciser l’exploitation statistique menée en vue de décrire les transitions entre l’école secondaire et le collège.

3.1 Sujets

L’enquête nationale a permis d’interroger 1 728 jeunes volontaires, scolarisés dans les différentes filières du cégep et répartis sur l’ensemble du Québec. L’enquête n’a pas été pondérée afin de reconstituer la population totale des élèves de cégep en 2006. Si l’échantillon disponible réunit un peu plus de femmes et d’hommes scolarisés dans les filières pré-universitaires que dans la population mère, il ne s’en écarte pas de manière notable pour autant. Sur un critère tel que la participation à l’emploi salarié, par exemple, les résultats correspondent à ceux fournis par l’enquête sur les jeunes en transition, réalisée par Statistique Canada (Eckert, 2009). Ces données ont été complétées par des informations sur les flux qui transitent de l’école secondaire au cégep, distinguant les individus selon leur sexe, mises à notre disposition par l’Institut de la Statistique du Québec. Nous nous sommes référés aussi à des données issues du recensement de la population.

3.2 Instrumentation

L’enquête nationale auprès des élèves de cégep s’appuyait sur un questionnaire papier auto-administré, rempli par des élèves volontaires de manière anonyme. Grâce à ce questionnaire, ont été recueillies des informations sur les caractéristiques personnelles des individus interrogés, leur adaptation au collège et leur manière d’y étudier, leur milieu familial et leur participation à des activités bénévoles, leur bien-être personnel (comment ils se sentent… ), les valeurs qui leur importent, enfin l’occupation éventuelle d’un emploi rémunéré pendant leurs études et leur situation financière, complétées par des données importées, issues des établissements fréquentés. Nous avons exploité essentiellement les résultats scolaires des élèves à l’école secondaire et au cégep, au vu de certaines de leurs caractéristiques sociodémographiques, recensées lors de l’enquête ou approximées à l’aide d’autres variables fournies par l’enquête.

3.3 Déroulement

Comme notre étude s’appuyait sur une enquête réalisée par d’autres – ce qui constituait, en ce sens, une exploitation secondaire de l’enquête susmentionnée –, elle a consisté, pour l’essentiel, en une analyse statistique des données disponibles. Ce travail d’analyse statistique a été complété, au fur et à mesure de son avancement, par la recherche d’autres informations, notamment auprès de l’Institut de la Statistique du Québec pour les flux circulant entre l’école secondaire et le cégep.

3.4 Méthode d’analyse des résultats

Les données de l’enquête auprès des élèves de cégep ont été traitées à l’aide du logiciel Sas. Dans nos exploitations, nous avons retenu les réponses de 1 325 jeunes qui en étaient au plus à leur quatrième semestre. Maintenir dans notre échantillon ceux qui totalisent plus de quatre semestres aurait conduit à donner un poids excessif aux jeunes qui, suivant une formation technique-professionnelle, fréquentent le collège pendant trois ans. Comme nous nous proposions d’analyser les transitions entre l’école secondaire et le collège, nous devions nous en tenir aux deux vagues de répondants entrés au cégep au cours des deux années précédentes. Pour la comparaison des performances scolaires au secondaire et au cégep, nous avons dû réduire encore notre échantillon, parce que l’enquête ne fournit pas les moyennes de ceux qui en sont à leur premier semestre au collège. L’effectif est alors ramené à 1 248 individus. De l’école secondaire au cégep, l’analyse statistique a visé à mettre en évidence la transformation des populations qui y sont scolarisées, au regard de certaines de leurs caractéristiques originelles. Ces caractéristiques, démographiques et sociologiques, sont aussi celles dont Dandurand avait souligné l’influence : le sexe, bien sûr, mais aussi le milieu socioculturel dans lequel l’élève a grandi, son origine rurale ou urbaine, la langue parlée au domicile parental. Nous avons évalué l’évolution des performances scolaires des élèves au secondaire et au collège au regard de certaines des variables énoncées plus haut, dans une perspective de statistique descriptive.

3.5 Considérations éthiques

Les garanties de volontariat et, surtout, de confidentialité étaient fournies par l’enquête elle-même, dont les premiers résultats ont été publiés par Jacques Roy (2006, 2008).

4. Résultats

Si la proportion de jeunes issus d’une même génération qui accèdent à l’enseignement collégial est passé d’environ 40 % au milieu des années 1970 à 60 %, actuellement, cette progression n’a pas été régulière (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2006, p. 69 et 111). De même, l’apparente stabilité du taux depuis une vingtaine d’années – environ 60 % d’une génération – est trompeuse et nécessite un examen plus poussé.

4.1 À la jonction du secondaire et du collégial

Une première inflexion s’était produite dès 1978, mais la croissance du taux avait repris au début des années 1980 pour se prolonger jusqu’en 1986 ; une nouvelle inflexion survient en 1987, corrigée par une reprise de la croissance jusqu’en 1993 ; la rechute du taux en 1994 est freinée au cours des années suivantes, juste avant une quatrième inflexion, plus nette, en 1997. Depuis, les taux d’accès au cégep se maintiennent, peu ou prou, juste en deçà d’un plafond situé à 60 % d’une génération, alors que les taux de réussite au diplôme d’études secondaires des jeunes de moins de vingt ans approchent 70 %. Malgré un décalage de 10 points entre ces deux chiffres, la fluctuation des taux de réussite à ce diplôme, tout au long de la même période, confirme l’intuition selon laquelle l’évolution des taux d’accès au collège en découlerait mécaniquement. Cette intuition est confortée par le fait que la plupart des changements que nous avons signalés ont coïncidé avec des modifications des règles d’obtention du diplôme d’études secondaires ou avec une élévation du niveau d’exigence scolaire pour l’accès au cégep. Les performances au secondaire en langue d’enseignement et en langue seconde, en mathématiques, en sciences physiques ou en histoire jouent désormais un rôle. Si l’intuition paraît ainsi confirmée en gros, le cégep n’accueille pourtant pas tous les jeunes titulaires du diplôme d’études secondaires sur un simple critère de niveau scolaire, de manière uniforme, sans égard pour certaines de leurs caractéristiques sociodémographiques. Le sexe, en particulier, joue un rôle décisif : à comparer les taux de réussite des jeunes femmes et celui des jeunes hommes à ce diplôme avec leurs taux respectifs d’accès aux études collégiales, les différences entre les comportements des deux populations deviennent flagrantes.

Figure 1

Évolution des écarts 1) entre les taux de réussite au Diplôme d’études secondaires des jeunes femmes et des jeunes hommes et 2) entre les taux d’accès au cégep des unes et des autres

Évolution des écarts 1) entre les taux de réussite au Diplôme d’études secondaires des jeunes femmes et des jeunes hommes et 2) entre les taux d’accès au cégep des unes et des autres

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L’écart des taux de réussite au diplôme d’études secondaires entre jeunes hommes et jeunes femmes, en faveur de celles-ci, s’accentue au cours de la période : d’une dizaine de points de pourcentage en 1975-1976, il tombe à 5 % en 1977-1978, mais croît à nouveau, de manière assez régulière, à partir de là, pour atteindre 15 % en 1997-1998, et fluctuer depuis entre 13 % et 14 %. Cependant, l’évolution des taux d’accès aux études collégiales marque une divergence plus nette : alors que jeunes femmes et jeunes hommes entreprenaient des études au cégep à la fin des années 1970 dans des proportions quasi identiques, l’écart n’a cessé de se creuser au profit des jeunes femmes, pour atteindre 20 % en 2004-2005. La comparaison des deux séries d’écarts montre la divergence de comportement entre jeunes femmes et jeunes hommes quant à la poursuite d’études au-delà du secondaire : si les écarts entre les taux de celles et ceux qui poursuivent leurs études au Cégep croissent plus vite que les écarts entre leurs taux de réussite au diplôme d’études secondaires, c’est qu’une part toujours plus importante de jeunes femmes titulaires de ce diplôme est en mesure – et décide – de poursuivre les études après le secondaire, alors que les jeunes hommes paraissent moins enthousiastes. En effet, jusqu’en 1985, la proportion de jeunes femmes titulaires de ce diplôme qui entreprenaient des études au cégep était inférieure à celle des jeunes hommes ; depuis, elles se montrent plus enclines qu’eux à le faire. Le comportement réservé des jeunes hommes traduit une hésitation à poursuivre des études, alors que celui des jeunes femmes révèle leur détermination à tirer parti d’une meilleure réussite scolaire. Cette divergence de comportement n’est pas sans rapport avec l’affirmation globale des femmes sur la scène sociale, mais témoigne aussi du fait que l’accès au collège dépend, outre la réussite au diplôme d’études secondaires, d’autres caractéristiques des individus.

Cette différence de comportement entre jeunes hommes et jeunes femmes, lors de la transition entre l’école secondaire et le cégep, constitue désormais une donnée fondamentale du fonctionnement du système de formation québécois. Dandurand (1990) faisait remarquer que les femmes formaient, parmi les groupes sociaux discriminés dans l’accès à l’éducation avant sa réforme, celui qui avait sans doute tiré le meilleur parti de la nouvelle donne. Or, cette capacité à tirer avantage de la réforme du système de formation québécois se manifeste bien avant l’entrée au collège : les filles réussissent mieux dès l’école primaire et entrent, par conséquent, moins souvent que les garçons, avec un retard à l’école secondaire. Ces derniers représentent 60 % des élèves accusant un retard à l’entrée au secondaire et, au fur et à mesure de l’aggravation de leurs difficultés scolaires, ne tardent pas à alimenter le flux des décrocheurs. Si le décrochage précoce a fort heureusement régressé depuis le début des années 1990, il s’avère pourtant de plus en plus masculin. Mesurés à l’âge de 17 ans, un an après la fin de l’obligation scolaire, les taux de décrochage manifestent une surreprésentation progressive des hommes : alors que l’on comptait à peine plus d’un homme pour une femme à cet âge-là, à la fin des années 1970, on en comptait plus de 1,5 pour une femme à la fin des années 1990 (Bulletin statistique de l’éducation, 2000), et ce chiffre tend désormais vers 2. Par ailleurs, dans la foulée de leurs meilleurs résultats scolaires au secondaire, les femmes ont rapidement rattrapé la légère baisse de leur taux de passage au cégep après 1997, tandis que les hommes n'ont toujours pas rattrapé celle qu'ils ont enregistrée à la même époque. Ces petits écarts cumulant leurs effets, les femmes sont, à l’entrée au cégep, nettement plus nombreuses que les hommes. Un même effet cumulatif ne résulterait-il pas de l’influence de l’origine socioculturelle des jeunes sur leurs dispositions scolaires et leurs capacités à tirer parti des transformations de l’école ?

Dandurand soulignait que les progrès de la démocratisation de l’école n’avaient pas abouti, à la fin des années 1980, à une plus grande égalité des chances de réussite scolaire selon l’origine sociale, […] d’importantes différences de classe [s’étant] maintenues (1990, p. 46). Ces derniers tiennent aux effets cumulés de l’origine socioculturelle des individus sur leur réussite scolaire et, par conséquent, sur l’éventail de leurs choix ultérieurs d’études, tandis que les coûts de formation tendent à réduire la longueur des parcours scolaires lorsque le seuil de gratuité est dépassé. Comme les informations sur l’origine socioculturelle des individus ne sont pas aisément disponibles dans les données statistiques standard, nous avons eu recours à l’enquête auprès des élèves de cégep. Nous avons recueilli des informations sur le niveau de formation des parents des collégiens : il s’avère dès lors possible de comparer le niveau d’études des parents de ces jeunes scolarisés au cégep avec le niveau d’études de la tranche d’âge des 40-49 ans dans l’ensemble de la population québécoise. Il paraît en effet vraisemblable de considérer que les parents des jeunes cégépiens en 2006 sont majoritairement dans cette fourchette d’âge. L’information n’étant disponible que dans le recensement de la population de 2001, nous avons considéré que le niveau de formation de la tranche des 35-44 ans à cette date pouvait fournir une approximation satisfaisante des niveaux de formation des 40-49 ans de 2006. Or, les différences entre les niveaux de formation des 40-49 ans dans l’ensemble de la population québécoise et ceux des parents d’élèves de cégep sont flagrantes. Les moins formés sont nettement sous-représentés dans la population des parents d’élèves de cégep, alors que les plus formés – qui sont allés au cégep, voire à l’Université – y sont, en revanche, clairement surreprésentés : au seuil du collège, les effets de l’inégale réussite scolaire des individus selon leur origine socioculturelle restent patents.

L’origine socioculturelle n’influe pas seulement sur les probabilités d’accéder au collège, elle joue aussi sur l’âge d’entrée. Les jeunes issus de milieux moins favorisés ne sont pas seulement moins nombreux à accéder au cégep mais, quand ils y parviennent, ils y entrent aussi un peu plus vieux ; inversement, ceux qui sont issus des milieux socioculturels favorisés n’ont pas seulement plus de chances d’accéder au collège, mais ils y entrent aussi plus jeunes que leurs camarades d’autres milieux. L’effet cumulatif de l’origine socioculturelle sur les parcours devient dès lors plus compréhensible : dès le début du parcours, leur meilleure réussite scolaire conduit non seulement les jeunes des milieux favorisés plus loin dans le dispositif de formation, mais les mène aussi plus tôt à ses différents paliers. Quant aux jeunes issus des milieux défavorisés, ils se montrent, par contre, moins à même de tirer tout le bénéfice possible de l’ouverture du système de formation. Ce constat souligne la difficulté de l’égalisation des chances à l’école. Origine socioculturelle et appartenance sexuelle interfèrent ; à l’entrée au collège, le déséquilibre entre jeunes hommes et jeunes femmes s’accentue encore dans les milieux socioculturels les moins favorisés : 30 hommes pour 70 femmes, lorsque les deux parents ont, au mieux, terminé leur secondaire. À l’opposé, ce déséquilibre est considérablement atténué lorsque les jeunes sont issus de milieux favorisés : 53 femmes pour 46 hommes. Si les femmes tirent un meilleur parti de la réforme du système de formation québécois, les hommes en tirent d’autant moins bénéfice, aujourd’hui encore, qu’ils sont issus de milieux moins favorisés. Sexe et origine socioculturelle combinent toujours leurs effets pour biaiser les conséquences positives d’une plus grande ouverture des paliers intermédiaires du système de formation.

Au vu de l’enquête menée auprès des élèves de cégep, l’origine linguistique des individus semble jouer un moindre rôle sur l’accès au collège, résultat qu’il faut nuancer en fonction de ceux auxquels parvient Corbeil (2003). Si les anglophones sont également représentés dans la population globale et parmi les élèves de cégep, la très légère surreprésentation des francophones paraît tenir davantage au fait que de nombreux jeunes issus de l’immigration proviennent d’aires francophones. Ainsi, le bilan de notre description de la transition entre école secondaire et collège n’est guère différent de celui que Dandurand dressait à la fin des années 1980 : si l’origine linguistique joue moins sur l’accès au cégep, les deux autres caractéristiques individuelles qu’il prenait en compte, le sexe et l’origine socioculturelle, continuent de déformer les flux qui circulent entre les deux niveaux scolaires, au point d’induire une certaine inquiétude à propos de la possibilité de voir progresser une démocratisation qualitative du système de formation depuis sa réforme. Les inégalités de réussite scolaire en fonction de l’origine socioculturelle continuent de restreindre l’accès au collège des jeunes issus de milieux socioculturels moins favorisés, des hommes en particulier. Ainsi, les interactions entre appartenance sociale et sexuelle désignent plus que jamais les hommes issus de milieux populaires comme les grands perdants du fonctionnement actuel du système de formation. Des différences liées à l’origine rurale ou urbaine pourraient encore accentuer ces effets ; nous n’avons malheureusement pu les prendre en compte ici. Mais que se passe-t-il à l’intérieur du collège, une fois le seuil franchi ?

4.2 Les aléas de la démocratisation au collège

Les deux voies de formation proposées au cégep se distinguent par leurs objectifs : si l’une constitue une sorte de propédeutique à des études universitaires ultérieures, l’autre destine davantage à l’entrée dans la vie active. Le choix entre ces deux voies tient-il avant tout aux performances scolaires au secondaire ou est-il affecté par d’autres traits des individus concernés, leur origine socioculturelle par exemple ? Ces deux variables sont, a priori, de nature à infléchir le choix de formation au collège : l’origine socioculturelle – en tant qu’elle détermine les moyens financiers dont l’individu dispose et ses possibilités de s’engager dans des études plus ou moins longues – joue nécessairement au moment de choisir, étant donné l’inégalité des coûts induits par l’une ou l’autre option. Les performances scolaires au secondaire ne sont pas moins susceptibles d’orienter le choix dans la mesure où elles permettent à chacun d’évaluer le risque encouru face à des formations qui ne requièrent pas les mêmes qualités des individus qui s’y engagent (Boudon, 1983, 1984). Or, effectivement, ce dernier facteur paraît déterminant du choix de la formation : la distribution des performances scolaires au secondaire – leur moyenne générale disponible dans l’enquête auprès des élèves de cégep – de ceux qui ont opté pour l’une ou l’autre de ces formations sont distinctes, même si elles se recouvrent en partie. Les deux distributions ont à peu près la même étendue, mais les critères centraux sont nettement décalés : moyenne, médiane et mode présentent des écarts de 4 à 6 points. Si les élèves qui ont obtenu les meilleurs résultats au secondaire manifestent une préférence pour les études longues, ceux qui ont opté pour une formation technique les recouvrent en partie : pour ces élèves-là au moins, des facteurs autres que leurs résultats scolaires interviennent dans leur choix de formation.

Figure 2

Moyenne générale au secondaire et formation suivie au collège

Moyenne générale au secondaire et formation suivie au collège

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Une première donnée éveille la curiosité : les jeunes issus de milieux socioculturels favorisés sont surreprésentés parmi ceux qui sont engagés dans une formation pré-universitaire. Les jeunes issus du milieu socioculturel le plus favorisé regroupent 16 % de la population qui a fait l’objet d’une enquête, mais ils regroupent 21 % de ceux qui suivent une formation pré-universitaire et seulement 9 % de ceux qui s’engagent dans une filière technique. Inversement, les jeunes issus du milieu le moins favorisé comptent pour 30 % des élèves interrogés, mais ils comptent pour 25 % seulement de ceux qui optent pour les formations pré-universitaires, et pour 37 % de ceux qui fréquentent les filières techniques, ces pourcentages différant significativement à 0,01. Ainsi, près de deux fois plus nombreux dans l’échantillon considéré, les jeunes issus de milieux socioculturels défavorisés sont à peine plus nombreux dans les formations pré-universitaires du cégep que leurs camarades issus de milieux favorisés. Ces derniers ont toutefois quitté l’enseignement secondaire avec une moyenne générale globalement supérieure à celle obtenue par les jeunes issus des milieux socioculturels moins favorisés, ce qui confirme la meilleure réussite scolaire des jeunes issus de milieux plus avantagés, plus proches de la culture valorisée par l’institution scolaire (Bourdieu et Passeron, 1970). Cette meilleure réussite scolaire suffit-elle pour autant à rendre compte intégralement des disparités constatées dans le choix du type de formation au cégep ? Pour répondre à la question, il convient d’analyser les choix de formation en tenant compte simultanément des origines socioculturelles et des performances scolaires au secondaire. Or, que leur moyenne au secondaire les range dans la moitié des élèves qui ont eu les meilleurs résultats ou parmi les moins bons, les jeunes issus du milieu le plus favorisé marquent une nette préférence pour les formations pré-universitaires. En revanche, un tiers des élèves issus des milieux les moins favorisés se dirigent vers des formations techniques-professionnelles, alors que leur moyenne générale au secondaire les classe dans la première moitié des élèves.

Chez certains jeunes issus de milieux socioculturels moins favorisés, cette tendance à tirer un moindre parti de leur potentiel scolaire tient au coût prévisible d’études à l’Université, mais aussi à une moindre familiarité avec les milieux que des études supérieures permettent d’intégrer. Cette sorte de timidité sociale joue moins parmi les jeunes originaires de milieux linguistiques autres que francophones : malgré la prudence avec laquelle il faut prendre cette donnée – l’effectif ayant répondu à l’enquête étant restreint – les jeunes anglophones et allophones manifestent une prédilection pour les filières de l’enseignement pré-universitaire. Les jeunes d’origine francophone, au contraire, paraissent plus timorés : seulement six sur dix en font autant, contre plus de huit jeunes sur dix issus des deux autres milieux linguistiques. Cette différence d’attitude laisse entendre que les jeunes francophones n’ont pas encore tous hissé leurs ambitions scolaires au niveau de celles de leurs camarades anglophones ou allophones. Cela trahit aussi une défiance persistante face aux études dans certains milieux sociaux francophones, voire un effet de l’offre limitée de formation dans certains cégeps francophones. L’appar-tenance à l’un ou l’autre sexe ne joue, en revanche, aucun rôle dans le choix entre formation pré-universitaire ou technique : cette indifférence pourrait traduire l’hésitation de nombreuses jeunes femmes à envisager des études universitaires longues, notamment lorsqu’elles sont issues des milieux sociaux moins favorisés. Selon le recensement de 2001, la proportion de femmes diplômées de l’Université a certes dépassé celle des hommes dans la tranche d’âge des 25-34 ans, mais le phénomène est récent. Certaines jeunes femmes, qui redoutent davantage le coût des études universitaires, pourraient préférer une formation professionnelle, rapidement monnayable sur le marché du travail.

Leur réussite au collège devrait pourtant les encourager à plus d’ambition ! En effet, les femmes améliorent globalement leurs performances scolaires au cégep, alors que les hommes reculent. L’enquête auprès des élèves de cégep en 2006 nous renseigne non seulement sur la moyenne générale au secondaire, mais encore sur la dernière moyenne obtenue en 2006 : il devient alors possible de comparer ces deux évaluations successives pour en tirer une indication quant à l’évolution des résultats scolaires depuis l’arrivée au collège. Une précaution s’impose toutefois : les élèves qui ont opté pour l’enseignement pré-universitaire enregistrent, globalement, une baisse de leurs performances ; quant à la moyenne du groupe, que les élèves en soient à leur 2e, 3e ou 4e semestre du collège, elle est inférieure à celle obtenue lors de la dernière année du secondaire. Nous avons corrigé cet écart négatif pour en éliminer l’effet particulier, attribuable non directement aux individus eux-mêmes, mais bien davantage aux exigences de structures d’enseignement différentes. Cette correction permet de comparer les performances individuelles aux deux moments considérés et de rechercher les caractéristiques personnelles susceptibles de rendre compte des écarts observés pour chacun : si une petite moitié des élèves – 48 % – améliorent leur moyenne personnelle du secondaire, 45 % enregistrent une baisse de celle-ci, tandis que 7 % conservent un résultat strictement identique. Cependant, les hommes accusent plus fréquemment une baisse de leurs résultats, alors que les femmes les améliorent plus souvent, les écarts étant là aussi significatifs à 0,01. Cette différence se vérifie quelle que soit la filière fréquentée par les unes ou les autres.

Toutefois, l’origine socioculturelle des individus joue un rôle plus surprenant : 54 % des jeunes issus des milieux les moins favorisés améliorent leur rendement scolaire, contre seulement 40 % de ceux issus des milieux les plus favorisés. Une moitié des jeunes issus de ces milieux voient leur performance scolaire se dégrader, tandis que 10 % la maintiennent au niveau qu’ils avaient atteint au secondaire. Au secondaire, les résultats scolaires des jeunes issus des milieux socioculturels favorisés étaient, certes, globalement plus élevés que ceux de leurs camarades issus de milieux moins favorisés : par conséquent, il leur était plus difficile de les améliorer encore. Cette explication pourrait toutefois s’avérer insuffisante : en l’occurrence, une interprétation plus satisfaisante du phénomène exige de vérifier comment origine socioculturelle et sexe interfèrent. L’amélioration des performances des jeunes issus de milieux socioculturels moins favorisés tient, pour une bonne part, à la surreprésentation des femmes parmi eux : or ces dernières sont près de 58 % à obtenir de meilleurs résultats au collège qu’à l’école secondaire, contre seulement 44 % des hommes issus de ces mêmes milieux. Ces derniers font toutefois bien mieux que leurs camarades issus des milieux les plus favorisés, dont 28 % améliorent leurs performances, contre 63 % qui les voient se dégrader. De même, si 46 % des hommes issus des milieux les moins favorisés voient leurs résultats se détériorer, cela leur arrive malgré tout moins souvent qu’aux hommes issus des milieux les plus favorisés. Ces petits mécanismes de compensation font que les jeunes issus des milieux les moins favorisés améliorent leur position relative vis-à-vis des jeunes des autres groupes sociaux, et tout se passe comme si le collège permettait une correction des inégalités de réussite entretenues par l’école jusque-là. En ce sens, le collège ramènerait l’institution scolaire à un fonctionnement plus égalitaire, notamment dans la perspective de l’accès à l’Université.

D’autres variables agissent-elles sur l’évolution des résultats scolaires des cégépiens ? Les informations recueillies lors de l’enquête auprès de ces sujets permettent de tester certaines hypothèses. L’occupation d’un emploi salarié pendant les études, voire le nombre d’heures travaillées dans la semaine, ne joue pas (Roy, 2006, 2007), y compris lorsque les interférences éventuelles de l’origine socioculturelle ou de l’appartenance sexuelle des individus sont neutralisées. En revanche, certaines dispositions des individus – l’intérêt déclaré pour leurs études, l’importance attribuée à l’effort dans la réussite scolaire ou l’exigence de bien faire – jouent un rôle tout à fait décisif. Cependant, ces caractéristiques sont autant de qualités requises par l’institution scolaire, et témoignent davantage de l’adaptation des individus à cette dernière : en ce sens, ces caractéristiques résultent de la socialisation scolaire et rendent simultanément compte du succès continu de ceux qui les portent. Relevons que les jeunes issus des milieux socioculturels les moins favorisés sont aussi surreprésentés parmi ceux qui déclarent un intérêt très élevé pour les études : c’est bien cette disposition, acquise dans le milieu scolaire sinon familial, étayée par une réussite confirmée d’année en année, qui continue de les soutenir et leur permet de combler le décalage initial avec leurs camarades issus de milieux socioculturels plus favorisés. Faut-il alors considérer que l’avancement dans le parcours scolaire joue finalement un rôle ? D’avoir surmonté les obstacles initiaux conduit ces jeunes issus de milieux socioculturels défavorisés à s’intégrer toujours davantage dans le système des exigences scolaires, et leur socialisation réussie leur permet de s’affirmer peu à peu comme passagers désormais légitimes. Ce processus de légitimation est à mettre au crédit du cégep et de ses effets positifs sur l’égalisation des chances de réussite scolaire.

5. Discussion des résultats

Ainsi, les constats auxquels Dandurand était parvenu peuvent quasiment être répétés : les jeunes femmes continuent de tirer le meilleur parti de l’ouverture du système de formation québécois depuis la réforme des années 1960 ; il n’en va pas de même des jeunes issus des milieux socioculturels les moins favorisés, dont la présence au cégep continue d’être bien moindre qu’elle devrait l’être si l’origine socioculturelle n’avait aucun effet sur les comportements et la réussite scolaires. Toutefois, les francophones accèdent au cégep quasiment dans les mêmes proportions que les jeunes issus des autres groupes linguistiques. Au vu des évolutions récentes et des éléments que nous avons rapportés, il est possible de préciser ce bilan : l’équilibre entre les groupes linguistiques à l’entrée au collège pâtit d’une moindre présence des francophones dans les filières pré-universitaires ; mais ce sont incontestablement les interférences entre appartenance sexuelle et origine socioculturelle qui nous paraissent constituer désormais le point crucial. La plus grande réussite scolaire des femmes – au Québec comme en France (Poullaouec et Terrail, 2005) – amène un grand nombre d’entre elles à entamer des études collégiales même lorsqu’elles sont originaires de milieux socioculturels défavorisés et, si elles limitent souvent leurs ambitions à une formation technique-professionnelle, le contraste avec le comportement des hommes de même origine est devenu criant. Les hommes réalisent des performances scolaires moindres que les femmes, quel que soit leur milieu social d’origine, mais c’est parmi les jeunes des milieux sociaux les plus modestes que l’écart s’est le plus creusé au cours de la période récente.

Comme le soulignent fort à propos Trottier et Turcotte, […] le problème de la scolarisation des garçons est devenu préoccupant (2003, p. 49), et la démocratisation qualitative de l’école québécoise paraît désormais confrontée à l’épineuse question des effets conjugués de l’origine socioculturelle et de l’appartenance sexuelle sur les comportements scolaires. Il paraît en effet crucial de mieux comprendre pourquoi les jeunes hommes issus des milieux socioculturels les moins favorisés n’ont pu, jusque là, tirer un meilleur parti des transformations du système de formation, même si leur insertion professionnelle n’en pâtit pas forcément (Vultur, 2007). Faut-il voir dans leur incapacité à s’adjuger leur part dans le processus de démocratisation de l’école une simple coïncidence avec le maintien d’un secteur d’emploi, essentiellement dans la production industrielle de biens manufacturés, qui continue de recruter une main-d’oeuvre masculine peu formée ? La coïncidence paraît trop belle… Mais il ne faudrait pas oublier que l’insertion toujours plus massive des femmes dans les activités économiques majoritairement tertiaires a nécessité qu’elles acquièrent les compétences indispensables pour effectuer les tâches qui leur sont confiées, alors que certains secteurs des services continuent d’en recruter d’autres peu formées, celles précisément qui n’ont pu suivre leurs camarades sur la voie de la réussite scolaire et ont plutôt emboîté le pas aux jeunes hommes de leur milieu. Ces coïncidences n’ont aucunement valeur de preuve ; tout au plus peuvent-elles servir d’indices dans le cadre d’une analyse plus serrée des interactions constantes entre rapports sociaux de classe et rapports sociaux de sexe en relation avec le devenir social des individus (Eckert et Faure, 2007).

Toutefois, interroger les relations qui s’établissent entre les parcours scolaires des individus et leur probable devenir dans la vie professionnelle (Gauthier, Hamel, Molgat, Trottier, Turcotte et Vultur, 2004), interroger en somme les relations entre le dispositif de formation et le système des emplois, nous ramène aussi à la mobilité par rapport à la reproduction sociale : quels sont les liens entre la démocratisation de l’enseignement et la mobilité ou la reproduction sociale ? Bourdieu et Passeron (1964, 1970) ont insisté sur la tendance de l’école à reproduire les écarts et les clivages entre catégories sociales parce que les individus y réussissent inégalement selon leurs origines socioculturelles. D’un tout autre point de vue, Boudon (1983, 1984) a fustigé la croyance naïve selon laquelle la démocratisation du système de formation, c’est-à-dire l’égalisation des chances à l’école, devrait nécessairement aboutir à une plus grande mobilité sociale. Reste que la plus grande réussite scolaire des jeunes femmes, d’autant plus remarquable qu’elle semble moins dépendre de leur origine sociale, interroge l’une et l’autre théories ainsi que les relations entre réussite scolaire et devenir social des individus. Ainsi ne serait-il pas vain de souhaiter une amélioration constante des perspectives de réussite scolaire pour tous, pour les hommes comme pour les femmes, dans l’espoir d’une plus grande égalité des destins sociaux des unes et des autres !

6. Conclusion

La contribution du cégep à une plus grande démocratisation de l’enseignement se serait donc poursuivie depuis le bilan réalisé par Dandurand à la fin des années 1980. Notre analyse des transitions de l’école secondaire au collège et des comportements scolaires au sein du collège induit toutefois une conclusion nuancée : si les élèves issus de milieux socioculturels moins favorisés tendent à réduire l’écart de réussite scolaire avec leurs camarades issus de milieux plus favorisés, parmi les filles surtout, le passage de l’école secondaire au cégep révèle la persistance d’effets inégalitaires produits par des différences d’origine sociale. Si donc les inégalités liées à l’origine se réduisent peu d’un palier scolaire à l’autre, en revanche, le cégep réduit les différences liées à l’origine sociale entre ceux qu’il accueille en son sein. Ainsi, le cégep continue d’apporter une contribution substantielle à la réduction de certaines inégalités produites par la société qui l’environne (Rocher, 1990).

Sans doute serait-il intéressant d’analyser de même la transition entre le cégep et l’université. Sans doute serait-il nécessaire aussi d’explorer plus à fond les rôles de l’origine socioculturelle ou de l’appartenance sexuelle des jeunes. Sans doute serait-il indispensable de compléter notre approche par des études plus proches des individus, qu’elles soient menées par entretiens avec les protagonistes ou à l’occasion d’observations plus rapprochées, à la manière des études ethnographiques… Quelles que soient les limites inhérentes à notre démarche descriptive basée sur une enquête par questionnaire, il n’en faut pas moins insister encore sur les différences de performance constatées entre hommes et femmes. Si la meilleure réussite de ces dernières tend à réduire les différences entre elles selon leur origine socioculturelle, les moindres performances des premiers sont de nature à entretenir les différences socioculturelles entre eux. Verrait-on, dès lors, une plus grande égalité s’installer entre les femmes que leurs origines socioculturelles distingueraient de moins en moins, tandis que les inégalités liées à leurs origines socioculturelles maintiendraient, voire reproduiraient, les différenciations sociales entre les hommes ? La république des femmes serait-elle plus à portée que celle des hommes ?