Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Cet article rend compte des résultats d’une étude dont l’objectif est d’analyser l’impact de la situation tutorale sur le développement de l’activité professionnelle des enseignants novices (Moussay, 2009). La situation tutorale est définie comme une situation dans laquelle plusieurs interlocuteurs (tuteur, formateur universitaire, pairs, collègues de la même ou d’une autre discipline, directeur de l’établissement scolaire) énoncent des conseils, c’est-à-dire prescrivent des actions professionnelles qui concernent les manières d’enseigner et d’agir en classe, définies comme des règles de métier (Méard et Bruno, 2009). En France, de nombreuses recherches sur le travail enseignant (Clot et Soubiran, 1998 ; Méard et Bruno, 2008 ; Saujat, 2005 ; Yvon, Roger et Roger, 2001) mettent en évidence que le travailleur (l’enseignant) ne suit pas aveuglément les prescriptions ; il résiste, les transforme et les transgresse parfois. L’étude vise donc à répondre aux questions suivantes : Que font les enseignants novices de ces conseils ? Quels sont les effets potentiels des conseils sur le développement professionnel des enseignants novices ? Quelles sont les circonstances dans lesquelles ces conseils favorisent ou empêchent le développement de l’activité en classe des enseignants novices ?

1.1 Un double contexte complexe

Notre étude s’inscrit dans un double contexte : d’une part, celui des réformes actuelles en France 1) sur l’universitarisation de la formation des futurs enseignants ; autrement dit, une formation intégrée dans les universités et 2) sur l’aménagement de la formation professionnelle dans le cadre de la masterisation à travers les stages de professionnalisation ; autrement dit, une réforme qui consiste à intégrer la formation des maîtres dans le dispositif Licence-Master-Doctorat (LMD) ; d’autre part, cette étude renvoie à l’évolution récente du tutorat soulignée dans les écrits scientifiques de recherches internationales. Cette évolution fait apparaître deux orientations (Moussay, Étienne et Méard, 2009). La première consiste à libérer le tutorat de la stricte situation duelle tuteur / stagiaire ; il serait possible, par exemple, d’instaurer un tutorat entre pairs (paired placement) (Bullough, Young, Birrell, Clark, Egan, Erickson, Frankovich, Brunetti et Welling, 2003 ; Nokes, Bullough, Egan, Birrell et Hansen, 2008 ; Ria, 2007) ; dans le même but, on pourrait également suggérer un tutorat au sein d’un collectif constitué du tuteur, du formateur universitaire et d’enseignants de l’établisse- ment scolaire (Sim, 2006 ; Sutherland, Scanlon et Sperring, 2005 ; Wilson, 2006). Quant à la seconde orientation, elle concerne le type d’interaction entre enseignant novice et conseiller pédagogique qui évolue vers un tutorat collaboratif (Chaliès, Bertone, Flavier et Durand, 2008 ; Jenkins et Vael, 2004 ; Whitehead et Fitzgerald, 2007) ; cette forme de tutorat repose sur des situations de copréparation des leçons, de coteaching (Eick, Ware et Williams, 2003 ; Scantlebury, Gallo-Fox et Wassell, 2008), ainsi que de coanalyse de l’activité d’enseignement (Parsons et Stephenson, 2005). À propos de ces orientations, les chercheurs soulignent plusieurs éléments favorables au développement professionnel des enseignants novices.

Ainsi, en s’appuyant sur des relations de connivence et de complicité, le tutorat entre pairs permettrait aux novices de partager leurs observations et d’envisager ensemble un espace de compréhension de leurs activités en classe ainsi que des réponses aux difficultés communes d’enseignement (Jean et Étienne, 2009 ; Ria, 2007). De plus, une comparaison entre deux modèles de tutorat – d’un côté, le placement d’un professeur stagiaire auprès d’un tuteur ; de l’autre, la formation par pair où deux enseignants novices sont associés à un tuteur – montre les bénéfices d’une formation organisée sous la forme d’un partenariat entre pairs (Bullough et collab., 2003). Lors des entrevues, les enseignants novices précisent notamment que cette collaboration entre pairs leur permet de prendre plus d’initiatives en classe et favorise des moments de réflexion plus variés avec le tuteur (Bullough et collab., 2003). Dans le prolongement de ces études, d’autres résultats de recherche montrent que la stratégie de regroupement des enseignants novices dans le même établissement scolaire instaure une dynamique d’échanges doublement profitable : les enseignants novices bénéficient de conseils de plusieurs tuteurs, qui, à leur tour, peuvent confronter leurs pratiques (Rodgers et Keil, 2007).

De la même manière, le tutorat collectif mis en oeuvre, par exemple, dans les écoles de développement professionnel (Professional Development School), se révèle très positif. Il implique, rappelons-le, un partenariat entre tuteur, formateur universitaire et enseignants de l’établissement scolaire (Castle, Fox et O’Hanlan Souder, 2006 ; Graham, 2006 ; Mule, 2006 ; Ridley, Hurwitz, Hackett et Miller, 2005 ; Zeichner, 2002). Précisément, il apparaît que ce tutorat collectif aide les enseignants novices à se familiariser avec les activités de la communauté enseignante, à prendre conscience des responsabilités enseignantes et à questionner leur pratique en classe tout comme celle de leurs collègues (Sutherland et collab., 2005 ; Wilson, 2006). Plusieurs résultats de recherche mettent en évidence l’intégration du stagiaire au groupe d’appartenance, en référence aux concepts de communauté de pratique et de participation périphérique légitime (Lave et Wenger, 1991 ; Wenger, 1998 ; Wenger, MCDermott et Snyder, 2002). En réalisant des tâches reconnues et validées par la communauté enseignante – activité en classe, réunion de l’équipe disciplinaire, sortie pédagogique, conseil de classe, l’enseignant novice est confronté aux manières de faire et de parler des enseignants, à leurs outils et leurs règles, à leurs rituels, leurs croyances et leurs méthodes de travail. Plongée dans la culture du milieu enseignant, l’activité professionnelle de l’enseignant novice se nourrit ainsi du savoir-faire des collègues.

Enfin, le tutorat collaboratif est présenté comme favorable au développement professionnel des enseignants novices. On peut citer l’exemple de l’étude de Chaliès et ses collaborateurs (2008), dont l’objectif était d’évaluer les effets d’un aménagement de la situation traditionnelle de conseil pédagogique par un renforcement de la collaboration entre l’enseignant novice et le conseiller pédagogique. L’analyse des données d’entretien d’auto-confrontation met en évidence le fait que les enseignants novices réussissent à transformer leur activité en classe à partir des diverses règles du métier, non seulement celles évoquées en situation de copréparation des leçons avec le tuteur, mais aussi celles observées lors des situations de coïntervention. Pour certains auteurs, la collaboration ainsi intégrée au dispositif de formation a pour effet d’influencer le processus d’autorégulation de l’apprentissage chez les futurs enseignants (Butler, 2005 ; Deaudelin, Brodeur et Bru, 2005).

1.2 Constat des limites des recherches

Par rapport aux recherches précédemment menées (Chaliès et Durand, 2000), l’intérêt principal de ces études récentes consiste à repérer une multiplicité de professionnels avec lesquels l’enseignant novice est en interaction (formateur universitaire, tuteur, pairs, enseignants de l’établissement). Cette situation fait glisser le concept de tutorat vers celui de situation tutorale (Moussay et Méard, 2007) et d’établissement formateur (Étienne, 1999). Une telle dimension collective du tutorat est souvent appréhendée comme un contexte stimulant de formation (Sutherland et collab., 2005). Cependant, il manque encore des données concrètes pour évaluer précisément en quoi et comment ce contexte collectif favorise l’apprentissage du métier enseignant chez les formés. Certes, si plusieurs auteurs confirment l’intérêt des écoles professionnelles de développement, c’est-à-dire d’un pôle de formation ou d’un réseau d’aide collective au sein des établissements scolaires (Carver et Katz, 2004 ; Rodgers et Keil, 2007 ; Sim, 2006). Malgré cela, l’utilité de ces nouveaux dispositifs de formation pour l’acquisition de compétences professionnelles chez les enseignants novices et le développement de leur pouvoir d’agir reste à démontrer (Clot, 2008). De plus, les études qui relèvent le caractère innovateur et porteur d’un nouvel aménagement du tutorat, basé sur un partenariat collaboratif entre tuteur et formateur universitaire (Eick et collab., 2003 ; Goodnough et collab., 2009), documentent peu les effets des multiples conseils sur le développement de l’activité professionnelle des enseignants novices ; en particulier, l’usage que ces derniers en font dans leur pratique réelle d’enseignement. Ce qui explique que certains auteurs insistent sur la nécessité d’identifier la façon dont les enseignants en formation parviennent à tirer profit des conseils reçus lors de leur expérience en classe (Chaliès, Cartaut, Escalié et Durand, 2009 ; Méard et Bruno, 2008).

Ces études remettent en question les méthodes les plus fréquentes de recherche telles que les entrevues et les questionnaires, dont les résultats portent sur l’évolution des conceptions des enseignants novices à propos de l’enseignement (Lee, 2005 ; Shkedi et Laron, 2004), à propos de leurs connaissances professionnelles (Jenkins et Vael, 2004) et de leur posture réflexive (Krull, Oras et Sisask, 2007 ; Schepens et collab., 2007). Dans ces conditions, il est difficile de juger de façon concrète de l’impact du tutorat sur le lien entre, d’une part, l’évolution de ces conceptions, connaissances et postures et, d’autre part, l’évolution de l’activité en classe des enseignants novices. Il semble en effet que les méthodes utilisées permettent d’analyser les discours sur l’activité et non l’activité elle-même. Selon Wilson et ses collègues (2002), ces méthodes renseignent davantage sur l’opinion des enseignants novices quant aux bénéfices d’un travail plus collectif au sein du tutorat, plutôt que sur les effets potentiels de ce travail collectif sur leur formation au métier.

2. Contexte théorique

Les concepts en jeu dans la présente étude sont ceux de la psychologie historico-culturaliste (Bruner, 1991, 1996 ; Clot, 2008 ; Leontiev, 1976, 1984 ; Vygotski, 1978, 1997 ; Wertsch et Addison Stone, 1985), dont nous retenons cinq postulats.

2.1 Premier postulat

Le premier postulat concerne le principe vygotskien du développement de l’activité par internalisation (Matusov, 1998). Rappelons que l’internalisation est un processus qui relève d’une appropriation de la signification culturelle des systèmes de signes utilisés au cours d’interactions dialogiques et sociales, puis d’une transformation de ces signes externes en moyens d’agir sur soi et sur le monde. Cette internalisation est considérée comme la source de la transformation des fonctions psychiques élémentaires en fonctions psychiques supérieures, c’est-à-dire attention et régulation volontaire du comportement, mémoire, réflexion, et généralisation. Selon Vygotski (1978), l’émergence des fonctions psychiques supérieures se réalise à travers deux processus : adressage à autrui de stimuli artificiels destinés à contrôler son comportement ; puis auto-adressage de ces signes qui permettent à autrui de contrôler son propre comportement. Ce postulat permet d’envisager le développement de l’activité professionnelle des enseignants novices à partir d’outils et systèmes de signes (Vygotski, 1978) que les interlocuteurs leur adressent. Dans notre étude, c’est au cours des interactions avec les formateurs (tuteur, formateur universitaire) ou avec d’autres professionnels (collègues, pairs, directeur de l’établissement) que les enseignants novices sont destinataires de conseils, recommandations et incitations pour enseigner. Ceux-ci sont ici considérés comme des signes externes (Vygotski, 1978) adressés aux enseignants novices. Ces signes adressés par les interlocuteurs peuvent devenir des ressources lorsque les enseignants novices les utilisent pour en faire des instruments psychologiques (Vygotski, 1978 ; Leontiev, 1976) pour leur action et des moyens pour leur développement.

2.2 Deuxième postulat

De ce premier postulat en découle un deuxième, qui implique d’interroger le collectif d’interlocuteurs à l’origine de l’adressage et de la circulation des signes culturels aux enseignants novices. Dans notre étude, nous considérons que le développement de l’activité chez les novices s’insère dans un réseau où les divers interlocuteurs (tuteur, formateur, pairs, chef d’établissement, élèves) ont une vision différente de l’objet de l’activité et des règles qui la régissent. Cela génère des divergences, voire des contradictions quant aux valeurs, aux mobiles, aux buts et moyens à mettre en oeuvre. Les théories de l’activité (Vygotski, 1997 ; Leontiev, 1981 ; Engeström, 2001) permettent d’intégrer cette dimension structurelle dans un contexte de négociation : confrontation et tension entre les signes adressés d’où émergent les conflits interpsychiques et intrapsychiques.

2.3 Troisième postulat

Le troisième postulat se réfère au rapport dialectique entre apprentissage et développement et, plus précisément, à l’antériorité de l’apprentissage qui ouvre la voie au développement de l’activité. Selon Vygotski (1978), l’appropriation des signes marquant le passage de l’interpsychique à l’intrapsychique est un processus productif (Rochex, 1997) de développement des fonctions psychiques supérieures. Dans notre étude, ce postulat correspond au processus par lequel les enseignants novices intériorisent les signes externes fournis par leurs interlocuteurs, qui permettent de modifier leur pensée et la signification même de leur expérience.

2.4 Quatrième postulat

Le quatrième postulat renvoie à la macrostructure de l’activité proposée par Leontiev (1984) qui envisage les rapports dynamiques entre activité (mobile), action (but) et opération (moyen). Selon ce théoricien, le rapport entre le mobile de l’activité et le but de l’action révèle le sens ; celui entre le but de l’action et les opérations, l’efficience. Ce postulat permet d’envisager le développement de l’activité professionnelle, chez les enseignants novices, à partir d’un développement du sens (dépassement des mobiles initiaux par l’entremise de nouveaux buts d’action) et d’un développement de l’efficience (création d’instruments nouveaux pour atteindre les buts).

2.5 Dernier postulat

Selon le cinquième et dernier postulat, le développement de l’activité se réalise à partir de la construction d’un concept potentiel, à l’issue d’une confrontation entre des concepts scientifiques et des concepts quotidiens (Vygotski, 1997). Dans notre étude, ce postulat est envisagé à deux niveaux : d’une part, la confrontation entre des conseils concurrents énoncés par différents interlocuteurs ; d’autre part, la confrontation entre ces conseils et l’expérience en classe des enseignants novices. De ces collisions naissent des conflits intrapsychiques chez les enseignants novices. Nous avons considéré le conflit intrapsychique comme un processus crucial à la base du développement professionnel des enseignants novices (Bertone, Méard, Euzet, Ria et Durand, 2003).

3. Méthodologie

3.1 Sujets

Neuf professionnels, du lycée A. de Lyon (France), ont été volontaires pour participer à l’étude en 2007-2008 :

  • trois enseignants novices : Anne (mathématiques), Julien (physique-chimie), Magalie (Français) dont les noms sont, à leur demande, restés confidentiels. Ces trois stagiaires étaient inscrits en deuxième année – cursus de deux ans – à l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres. Ils devaient effectuer, durant l’année, un stage professionnel dans un établissement scolaire, stage consistant à enseigner entre 7 et 10 heures par semaine à des classes de seconde et première (environ 16-17 ans) ;

  • deux tutrices et un tuteur exerçant dans le même établissement scolaire. Chacun avait la responsabilité de former et d’évaluer un enseignant novice ;

  • deux enseignants (français et physique-chimie) exerçant au lycée A. de Lyon et une enseignante stagiaire (physique-chimie), considérés comme des interlocuteurs privilégiés par les enseignants novices, ont été sollicités pour participer à l’étude.

3.2 Instrumentation

Nous avons mis en place, durant neuf mois, de septembre 2007 à mai 2008, un dispositif de recherche basé sur une conception expérimentale-développementale (Vygotski, 1978), et consistant à provoquer le développement professionnel des enseignants novices pour pouvoir l’étudier. Avec ce dispositif, il s’agissait d’enregistrer l’activité en classe de chaque enseignant novice ; puis, à partir des enregistrements audiovisuels, de susciter chez ces enseignants novices une réélaboration de l’activité à l’occasion d’entretiens d’auto-confrontation simple (chercheur et enseignant novice) et croisée (chercheur, enseignant novice et collègue). Le choix des interlocuteurs était négocié avec l’enseignant novice. Au cours de ces entretiens, l’activité réalisée en classe devenait un objet d’échanges verbaux et de travail au sein du collectif, dans le but d’aider les enseignants novices à agir sur le réel de l’activité, c’est-à-dire les actions non réalisées mais possibles pour l’accomplissement de l’activité future. L’enjeu de ce dispositif, déjà clarifié par Clot en clinique de l’activité (1999, 2008), consiste à s’intéresser non pas au fonctionnement de l’activité, mais au développement de l’activité en train de se faire. Au cours des entretiens, le chercheur excluait donc délibérément l’observation directe de l’action en classe pour s’intéresser à ce que l’acteur disait de ce qu’il faisait en classe.

3.3 Déroulement

Le corpus regroupe quatre types de données : 1) des données d’enregistrement audiovisuel de l’activité en classe ; 2) des données d’auto-confrontations simples et croisées, c’est-à-dire collectives ; 3) des données d’entretien semi-directif ; et 4) des données ethnographiques.

1) Les données d’enregistrement audiovisuel de l’activité en classe de chaque enseignant novice ont été recueillies à l’aide d’une caméra numérique placée au fond de la classe. Deux repères, l’entrée des élèves dans la classe puis la sortie des élèves, guidaient le début et la fin de l’enregistrement. Nous avons procédé à cinq enregistrements audiovisuels avec Magalie, trois avec Julien et quatre avec Anne. À ces données d’enregistrement audiovisuel s’ajoutent des notes d’information sur le contexte précis de l’intervention en classe des enseignants novices : objectif de la leçon, déroulement, matériel et documents supports, nombre d’élèves.

2) Les données d’auto-confrontations simples et croisées ont été recueillies à partir de l’enregistrement vidéo des entretiens d’auto-confrontation menés par le chercheur avec l’enseignant novice seul ou avec l’enseignant novice et un autre professionnel participant. D’une durée moyenne de 60 minutes, ces entretiens ont été proposés dans les jours suivant l’enregistrement audiovisuel de l’activité en classe des enseignants novices. Quatre auto-confrontations simples et deux auto-confrontations croisées ont été enregistrées avec Magalie, trois simples et trois croisées avec Julien ; avec Anne, enfin, quatre simples et deux croisées. Au cours des entretiens d’auto-confrontations simples, le chercheur confrontait l’enseignant novice aux traces audiovisuelles de son activité en classe. Il l’invitait tout d’abord à expliquer ce qu’il avait fait en classe et pour quel motif : Commentfais-tu ?Pourquoifais-tu ceci ? Puis le chercheur interrogeait l’activité non réalisée pour envisager d’autres possibles : Pourquoi tu dis que tu n’aurais pas dû citer cet élève en exemple ? Est-ce que tu pourrais faire autrement pour faire la transitionavec le cours précédent ?Qu’est-ce que tu aurais voulu faire avant la sonnerie ?

Lors des entretiens d’auto-confrontations croisées, le chercheur confrontait l’enseignant novice aux mêmes traces audiovisuelles de son activité en classe, mais en présence d’un pair. Ses questions introduisaient le plus souvent possible la controverse : Quand tu as proposé aux élèves cet exercice oral de critique, est-ce que tu avais pensé aux limites que ta collègue vient d’énoncer ?Tu peux expliquer pourquoi tu ne veux pas faire un plan de classe comme le fait ta collègue ?

3) Les données d’entretien semi-directif avec chaque enseignant novice ont été recueillies à l’aide d’un dictaphone, chaque entretien durant entre 15 et 45 minutes. Nous avons réalisé trois entretiens semi-directifs avec Magalie, quatre avec Julien et cinq avec Anne. Ces entretiens semi-directifs ont été proposés aux enseignants novices avant les entretiens d’auto-confrontation. L’objectif de ces entretiens était d’aider les enseignants novices à rapporter les conseils que différents interlocuteurs leur avaient adressés, puis à expliquer ce qu’ils avaient fait de ces conseils : Est-ce que tu as tenu compte de cette remarque pour enseigner ?Est-ce que tu as discuté de ce conseil avec d’autres personnes ? Lors de la retranscription des entretiens semi-directifs, il s’agissait de repérer, après coup, les conseils et les remarques à l’origine d’une préoccupation chez l’enseignant novice, afin d’en rediscuter ou d’en faire un sujet de controverse lors d’un nouvel entretien : par exemple, se déplacer dans la classe (Magalie, auto-confrontation croisée 08-04-08) ou faire un plan de classe (Julien, auto-confrontation croisée 1-02-08).

4) Les données ethnographiques ont été consignées dans un carnet contenant des informations, non seulement sur le lycée A., son fonctionnement, le règlement intérieur, les orientations pédagogiques et sur les premiers contacts avec la direction du lycée et sur les participants de l’étude, mais aussi des discussions informelles avec les enseignants en poste dans le lycée A., les trois enseignants novices, leurs tuteurs ou tutrices, et l’équipe pédagogique. L’objectif était de comprendre de l’intérieur le contexte social et culturel susceptible d’influer sur l’activité professionnelle des enseignants novices. Le relevé de ces données a été rendu possible grâce aux séjours réguliers du chercheur dans l’établissement scolaire (deux jours par semaine en moyenne de septembre à mai), qui lui permettaient de suivre avec une certaine proximité l’activité de chaque enseignant novice.

3.4 Méthode d’analyse des données

L’analyse des données a été réalisée en quatre étapes. La première étape a consisté à retranscrire le verbatim de l’ensemble des données audiovisuelles et d’entretien. Lors de la deuxième étape, le corpus de l’ensemble des données d’entretien a été découpé en unités d’analyse. Chaque unité d’analyse a été déterminée à partir d’une règle énoncée par l’enseignant novice au cours des entretiens. La règle dans le discours des enseignants novices a été repérée en empruntant à Ricoeur (1986) le concept de raisonnement pratique. Selon Ricoeur, le raisonnement pratique est un processus par lequel des associations sont co-construites par l’acteur et ses interlocuteurs entre des actions réalisées ou à réaliser et un ou plusieurs motifs d’agir. Ces associations s’expriment sous la forme suivante : Pour obtenir cela, faire ceciou bien faire ceci, de sorte que cela… L’ensemble des règles énoncées par chaque enseignant novice a été relevé dans un tableau où nous avons distingué les actions à réaliser par rapport aux motifs d’action, selon la méthode de codage utilisée par Méard, Bertone et Flavier (2008) (Tableau 1).

Tableau 1

Codage des règles énoncées par l’enseignant novice

Codage des règles énoncées par l’enseignant novice

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Lors de la troisième étape, chaque unité d’analyse a été insérée dans un tableau, afin d’établir le rapport entre la règle énoncée par l’enseignant novice et les signes adressés par ses interlocuteurs. Le tableau comprend quatre colonnes : la colonne 1 présente le numéro de l’unité d’analyse (UA) ; la colonne 2, la transcription de l’entretien ; la colonne 3, le relevé et le codage des énoncés signes que les interlocuteurs ont adressés aux enseignants novices, codés selon les termes actions à réaliser et motifs de l’action. Quant à la colonne 4, elle présente le codage de la règle énoncée par l’enseignant novice, également sous la forme actions et motifs (Tableau 2).

Tableau 2

Présentation de l’unité d’analyse en quatre volets

Présentation de l’unité d’analyse en quatre volets

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Au cours de la quatrième étape, deux chercheurs travaillant indépendamment ont analysé l’ensemble des données d’entretien afin de valider : 1) chaque unité d’analyse délimitée par une règle ; 2) les résultats du codage des règles (Tableau 1) ; 3) la mise en rapport entre les règles et les signes ressources des interlocuteurs (Tableau 2, colonnes 3 et 4). L’interprétation quant à l’impact de ces signes sur l’activité professionnelle des enseignants novices ainsi que les résultats ont fait l’objet de discussions entre les deux chercheurs jusqu’à l’obtention d’un accord (Lincoln et Guba, 1985).

3.5 Considérations éthiques

En ce qui concerne les données, nous ne les avons pas rendues anonymes. Chaque enseignant novice a accepté de faire circuler, au sein d’un collectif varié (chercheur, enseignant novice, collègue pair), les données audiovisuelles de son activité en classe pour ensuite en discuter. La perspective développementale de notre étude nous a conduits à envisager de façon nouvelle le rôle du chercheur et des participants au cours de ces neuf mois de collaboration. En effet, notre intervention dans le lycée auprès des enseignants novices et de leurs collègues visait à marquer clairement l’objectif du dispositif de la recherche, centrée sur une coanalyse de l’activité professionnelle des enseignants novices et sur une nécessaire confrontation, entre les professionnels, des manières de faire le métier d’enseignant, dans le but de développer le pouvoir d’agir. Trois conditions éthiques ont fait l’objet d’une attention particulière : la première concernait l’obtention, de la part de chaque élève, d’une autorisation parentale afin de garantir le droit à l’image : cette autorisation soulignait l’obligation, pour le chercheur, d’utiliser les prises de vidéo uniquement à des fins de recherche et de formation. La deuxième précaution consistait à expliquer à tous les participants le projet de recherche dans lequel s’inscrivait la procédure d’enregistrement audiovisuel. Cette explication devait permettre à tous les participants d’accorder plus de sens à notre intervention et de s’engager pleinement dans la procédure de recherche. Enfin, la troisième précaution précisait les conditions de circulation des données audiovisuelles de l’activité en classe de l’enseignant novice au sein du collectif (enseignant novice, collègue, pair, chercheur). Chaque enseignant novice avait la possibilité de refuser à tout moment le visionnage des données vidéo par les autres participants de l’étude.

4. Résultats

Les contraintes spatiales de cet article nous empêchent de présenter l’ensemble des résultats de l’étude. Aussi, nous nous concentrerons sur trois éléments essentiels dans notre démarche. Il s’agit de trois situations que nous pouvons résumer ainsi : 1) quand les enseignants novices inventent de nouvelles règles à la suite des conflits intrapsychiques ; 2) quand les enseignants novices développent leur activité en classe par l’entremise de règles croisées et redoublées issues de la situation tutorale ; et 3) quand les conflits intrapsychiques ne trouvent pas d’issue satisfaisante.

4.1 Quand les enseignants novices inventent de nouvelles règles à la suite des conflits intrapsychiques

Lors des entretiens d’auto-confrontation, les trois enseignants novices analysent les différents conseils formulés par leurs interlocuteurs au regard de la situation de classe. L’analyse des données montre que parfois les signes adressés par un collègue, un formateur ou un pair s’avèrent difficilement compatibles avec les contraintes de l’activité en classe. Cette collision, d’une part, entre les actions et les motifs évoqués par les professionnels et formateurs et, d’autre part, les actions et motifs compatibles avec leurs préoccupations en classe face aux élèves, suscite des conflits intrapsychiques. L’extrait 1 illustre cette tension qui fait dialoguer l’ensemble des ressources et développe l’activité de l’enseignante novice. Au cours d’un entretien d’auto-confrontation simple (11-04-08), Anne, enseignante novice de mathématiques, explique comment elle a été affectée par les différents conseils de la formatrice de l’Institut universitaire de formation des maîtres et de sa tutrice à propos de la circulation et de la distribution de la parole.

Dans cet extrait 1, Anne constate que les conseils de la formatrice convergent vers des règles énoncées à l’Institut universitaire de formation des maîtres : faire participer les élèves (action) pour avoir un cours interactif (motif). Par la suite, elle évoque le conseil de sa tutrice comme autre ressource pour son action : distribuer la parole (action) pour ne pas que ce soit toujours les mêmes qui parlent (motif). L’ensemble des ressources présentées sous la forme d’un raisonnement pratique (Ricoeur, 1986) va exposer Anne à un conflit entre différentes actions possibles et divers motifs d’action. Le conflit est exprimé à travers ce que dit l’enseignante novice de ces ressources : Au début, j’en avais pas forcément conscience de ça[…]c’est vrai qu’avant, je pensais pas à tout ça. Le chercheur va demander à l’enseignante novice de développer son analyse en se fondant sur l’activité qu’elle a réalisée, relançant ainsi le travail intrapsychique. Anne crée tout d’abord des liens entre ce qu’elle a fait et les conseils de la formatrice et ceux de la tutrice. Puis, elle évoque un autre élément, emprunté à l’observation qu’elle a pu faire de ses élèves qui ont des difficultés à prendre la parole. En effet, en se référant à son expérience en classe, Anne a perçu une discordance entre l’action de distribuer la parole énoncée par la tutrice et le constat d’élèves en difficulté dans la prise de parole. Pour sortir des conflits émergeant des ressources concurrentes et de la tension entre ces ressources et son expérience en classe, Anne va envisager une nouvelle action (ne pas faire répéter les élèves timides), associée à un nouveau motif d’action (ne pas s’acharner sur eux). Cette nouvelle règle découle des actions et des motifs fournis par ses interlocuteurs, mais se teinte de ses représentations personnelles.

Le traitement des données relatives à l’activité des trois enseignants novices permet de souligner clairement que les signes adressés dans la situation tutorale sont des ressources, mais aussi que leur nombre, ainsi que la diversité des interlocuteurs, en font des ressources concurrentes : face aux contraintes de la situation de classe, l’activité du professionnel débutant revient, non seulement, à mettre en concurrence ces ressources, mais aussi à se bâtir dans l’intrapsychique de nouvelles règles non énoncées dans l’interpsychique. L’extrait 1 montre donc ce que l’analyse de données a fait apparaître de façon typique : un développement de l’activité marqué par des conflits intrapsychiques qui, par l’évolution de mobiles successifs – faire un cours interactif, faire participer tout le monde, ne pas s’acharner sur les élèves les plus timides – conduit à la mise en oeuvre d’une règle inédite. Dans ces situations récurrentes, la collision des concepts, c’est-à-dire la confrontation entre les règles énoncées par les formateurs ou d’autres professionnels et la prise en compte de l’expérience en classe, permet l’émergence d’un concept potentiel chez les enseignants novices.

1.2 Quand les enseignants novices développent leur activité en classe par l’entremise de règles croisées et redoublées issues de la situation tutorale

Les résultats montrent que l’impact de la situation tutorale tient essentiellement à la répétition et au croisement de règles énoncées par des interlocuteurs différents. Dans notre étude, le chercheur participe aussi à ce processus, dont l’origine est à retracer dans l’énonciation de règles répétées et entrecroisées. C’est au cours des entretiens que le chercheur aide les enseignants novices à renouer avec les règles des interlocuteurs pour faciliter l’élaboration de nouveaux liens entre ces règles et l’expérience en classe. L’extrait 2 d’entretien d’auto-confrontation simple (19-10-07) illustre bien ce processus. Le chercheur établit un nouvel échange avec Anne, stagiaire en mathématiques, à propos de la règle énoncée par la formatrice de l’Institut universitaire de formation des maîtres sur l’annonce de l’objectif du cours et celle exposée par la tutrice sur l’intérêt de cibler l’objectif du cours.

Dans cet extrait 2, le chercheur invite Anne à rediscuter des règles passées issues de la situation tutorale. Ce pointage des règles énoncées par la formatrice et la tutrice dans un nouvel entretien permet à la stagiaire de faire le lien entre ce qu’on lui a dit et ce qu’il s’est passé en classe avec ses élèves. À la demande du chercheur, Anne précise la règle de la formatrice : J’aurais pu leur dire que l’objectif ce n’est pas les inéquations […] quand y’en a certains (élèves) qui pataugent dans les inéquations. C’est lors du visionnage de l’enregistrement de son activité en classe que la stagiaire est capable de mettre en rapport la règle énoncée par la formatrice avec son activité en classe. Le raisonnement pratique d’Anne renvoie à des observations extraites de son expérience : l’énoncé, par la stagiaire, d’une nouvelle règle plus circonstanciée et mieux adaptée aux caractéristiques de ses élèves.

Puis le chercheur poursuit l’entretien en rappelant la règle énoncée par la tutrice : cibler l’objectif du cours. La stagiaire va alors prendre conscience que si elle avait ciblé l’objectif du cours, elle aurait pu passer moins de temps sur les inéquations pour atteindre l’objectif principal qui était les intervalles. À travers cet extrait 2, on constate que le développement de l’activité en classe de la stagiaire se réalise au croisement de deux règles. C’est précisément l’étayage de la règle de la formatrice par celle de la tutrice qui invite Anne à en faire des objets de pensée pour construire une nouvelle règle adaptée aux circonstances de son enseignement.

Au regard de cette analyse, la possibilité de reparler des conseils constitue une condition pour que les règles issues de la situation tutorale deviennent des ressources pour l’activité professionnelle des enseignants stagiaires. Cette manière de procéder impulse un nouveau travail intrapsychique (Clot, 1999) de confrontation et de mise en lien des règles énoncées avec l’expérience en classe. Elle présente au moins trois intérêts identifiés dans les entretiens : 1) permettre aux enseignants novices de donner un nouveau sens aux règles énoncées par leurs interlocuteurs dans un nouveau contexte d’échange ; 2) les inviter à retravailler leur activité réalisée en classe à travers les règles de leurs interlocuteurs ; enfin, 3) les amener à reconsidérer leur activité professionnelle à partir de la confrontation des règles énoncées par leurs interlocuteurs avec ce qui se passe réellement en classe avec leurs élèves.

1.3 Quand les conflits intrapsychiques ne trouvent pas d’issue satisfaisante

L’ensemble des données, en particulier celles issues des auto-confrontations, permet donc d’identifier cette stratégie récurrente, où les échanges interpsychiques donnent l’occasion de faire émerger les conflits et de relancer le travail intrapsychique. Cependant, à plusieurs occasions, ce processus développemental semble empêché. Autrement dit, l’enseignant novice bute sur un conflit sans issue ou dont il ne juge pas l’issue satisfaisante. Pour illustrer cet empêchement, l’extrait 3 (auto-confrontation simple, le 28-01-08) rend compte de difficultés rencontrées par Julien lors de la correction des devoirs en classe.

Confronté aux traces audiovisuelles de son activité en classe, Julien précise qu’il a voulu corriger les premières questions du devoir (action) pour montrer aux élèves leurs erreurs (motif). Son explication l’incite à évoquer une préoccupation saillante liée à la correction d’un devoir. À partir de cette préoccupation, le chercheur va l’inviter à requestionner son activité réalisée, au regard des échanges qu’il a pu avoir avec ses collègues à propos de la correction du devoir. Julien va alors comparer ce qu’il fait en classe à l’ensemble des actions mises en oeuvre par ses interlocuteurs : demander aux élèves les plus forts de donner les réponses, donner des polycopiés de correction, passer une heure à tout corriger, choisir un ou deux exercices et les corriger au tableau. Ces actions concurrentes, issues de conflits interpsychiques avec des pairs, sont confrontées par Julien aux réactions de ses élèves qui, après dix minutes, n’écoutent plus et demandent leur note. La prise en compte des actions concurrentes et de la contrainte liée aux élèves devient une source de conflit intrapsychique pour le jeune enseignant qui décide de prendre dix minutes pour la correction du devoir. L’action de prendre dix minutes est jugée par lui comme une action par défaut au long de l’année, comme l’indiquent les données complémentaires à cet entretien. Puis, en l’exposant au réel de son activité en classe, le chercheur va inciter Julien à reprendre la main sur cette action de correction de devoir qui lui échappe. Julien énonce alors deux motifs : bien parler de leurs erreurs et faire un point vraiment sur ce qu’ils ont pas compris en rapport avec le cours. L’analyse des données révèle le renouvellement du sens de l’activité professionnelle de Julien, mais également un déficit du point de vue de l’efficience, c’est-à-dire l’absence de nouvelles opérations. Le constat d’un développement empêché par l’efficience a donné lieu à deux interprétations. Tout d’abord, signalons le fait que Julien, sur ce point, n’a pas bénéficié de règles opérationnelles de la part de ses formateurs. En effet, contrairement à ce qu’on relève dans les extraits 1 et 2 par exemple, Julien a été peu outillé au sujet des opérations à mettre en oeuvre lors de la correction des devoirs. Dans la situation tutorale, il a été confronté aux seules pistes empiriques échangées entre enseignants novices. Deuxièmement, on peut penser que les actions énoncées par ces interlocuteurs présentent un trop grand écart avec les préoccupations qui animaient Julien au sujet de cette classe. C’est précisément ces préoccupations qui rendent le stagiaire indisponible pour d’autres actions possibles.

5. Discussion des résultats

Les résultats de notre étude tendent à confirmer que les enseignants novices intériorisent puis transforment les signes culturels (Vygotski, 1978), adressés par leurs interlocuteurs, en objets de pensée et en ressources pour réélaborer leurs activités en classe. Ils précisent ainsi que l’adressage des actions et des motifs par les interlocuteurs de la situation tutorale permet aux enseignants novices de découvrir de nouvelles possibilités d’actions, réalisables au-delà de ce qui a été réalisé, et de renouveler leurs motifs d’agir initiaux. Ces résultats confirment le postulat vygotskien selon lequel le passage de l’interpsychique à l’intrapsychique est un processus de reconstruction des signes culturels adressés (Bruner, 1991, 1996 ; Wertsch et Addison Stone, 1985) : les enseignants novices ne se contentent pas d’adapter leurs actions aux aléas des interactions avec les élèves ; ils prennent en compte les règles de métier de la part des membres de la situation tutorale, c’est-à-dire du collectif de travail (Clot, 2008). Ce collectif, qui s’exprime à travers la diversité d’interactions tutorales, marque l’histoire du développement de l’activité professionnelle des enseignants novices.

Par ailleurs, les résultats soulignent l’existence d’une double régulation du développement de l’activité, à travers le rapport dynamique entre mobile-but-moyen (Leontiev, 1984). Comme l’avancent les auteurs des travaux en clinique de l’activité, ce rapport est à l’origine d’un développement biphasé (Clot, 2008) : par le sens et par l’efficience (création d’instruments nouveaux pour atteindre les buts). Ainsi, les enseignants novices font évoluer leur activité professionnelle en empruntant les actions et motifs énoncés par leurs interlocuteurs pour se fixer de nouveaux buts et de nouveaux motifs d’agir. C’est précisément le renouvellement du sens de l’activité professionnelle qui incite, par la suite, les enseignants novices à construire de nouvelles opérations pour atteindre les nouveaux buts. Le développement professionnel par le sens alimente le développement par l’efficience et inversement.

Enfin, cette étude épouse les conclusions des recherches qui portent sur la résolution, par les enseignants, de conflits intrapsychiques issus de plusieurs actions concurrentes (Bertone et collab., 2003 ; Chaliès et collab., 2008 ; Moussay et Méard, 2009). Elle renseigne sur les processus par lesquels les enseignants novices, pour surmonter leurs conflits, mettent l’ensemble des règles concurrentes à l’épreuve du réel de leur activité professionnelle. Ainsi, les enseignants novices confrontent ce qu’on leur a dit de faire et ce qui se passe réellement dans leur classe. De cette tension entre l’ensemble des ressources possibles et le quotidien en classe résulte la construction personnelle de nouvelles règles qui dépassent les actions et les motifs jusque-là poursuivis. Ce résultat rejoint le présupposé théorique selon lequel la tension créatrice issue de la collision entre concepts scientifiques et concepts quotidiens permet l’élaboration d’un concept potentiel (Vygotski, 1997, p. 254).

6. Conclusion

Dans cette étude, nous avons examiné l’impact de la situation tutorale sur le développement professionnel des enseignants novices. Les résultats permettent d’identifier assez clairement le devenir des règles issues de la situation tutorale à travers le processus d’auto-adressage de ces règles chez les enseignants novices. L’intériorisation des signes externes (Vygotski, 1978) est un processus qui fait découvrir aux enseignants novices des buts d’actions appelant de nouveaux mobiles et de nouvelles opérations. Autrement dit, les conseils énoncés par les interlocuteurs sont des ressources pour le développement professionnel des enseignants novices, lorsqu’ils permettent à ces derniers de repenser leur activité en classe et de construire des règles plus personnelles, adaptées aux imprévus de leur expérience en classe. De ce fait, il apparaît possible d’apprécier l’impact de la situation tutorale en repérant les liens qui existent entre le développement professionnel des enseignants novices et les conseils énoncés lors des interactions. Par ailleurs, les résultats soulignent que ce développement professionnel peut échouer si les règles énoncées par les interlocuteurs sont peu opérationnelles et trop éloignées des préoccupations des enseignants novices.

Cet article montre également l’intérêt des méthodes de recherche indirectes (Vygotski, 2003), basées sur des enregistrements audiovisuels de l’activité en classe des enseignants novices et suivis d’entretiens d’auto-confrontation. Si actuellement ces méthodes sont discutées et discutables (Faïta et Maggi, 2007), les résultats de notre étude montrent qu’elles participent du développement professionnel des enseignants novices en leur permettant de retravailler l’activité réalisée pour envisager d’autres actions possibles. En conséquence, au-delà des entrevues et des questionnaires utilisés par certains travaux de recherche sur le tutorat, nous constatons que les méthodes de recherche indirectes se révèlent des méthodes d’action (Clot, 2008) qui invitent les enseignants novices à mettre en lien différentes expériences (Vygotski, 2003), comme l’interaction de formations ou l’activité en classe.

A l’issue de cette étude, plusieurs chantiers peuvent s’ouvrir : premièrement, si le processus de développement de l’activité professionnelle est indexé aux conflits interpsychiques (mise en concurrence des conseils), il s’agit de mieux identifier les conditions dans lesquelles la situation tutorale peut produire ces conflits. Ce premier chantier pourrait consister, par exemple, à analyser, selon une perspective historico-culturaliste, les dispositifs innovants tels que les écoles de développement professionnel et le tutorat collectif (Graham, 2006 ; Mule, 2006 ; Ridley et collab., 2005 ; Zeichner, 2002). En France, dans le contexte actuel des réformes de la formation professionnelle des futurs enseignants, il semble pertinent d’envisager la constitution d’un collectif de formation. Son objectif serait de favoriser, au cours des interactions avec les enseignants novices, la mise en concurrence, la circulation des règles et la confrontation des façons de faire le métier enseignant. Ce collectif, représenté dans notre étude par la situation tutorale, offre l’intérêt de ne pas figer le métier en le limitant à une seule manière de dire (celle du tuteur), mais plutôt de parler du métier à plusieurs voix (Clot, 2008). Toutefois, cette perspective interroge les modalités de mise en place et de fonctionnement du collectif de formation dans le cadre de la masterisation de la formation des futurs enseignants.

Deuxièmement, les résultats de notre étude invitent à remettre en question les conseils énoncés par le collectif d’interlocuteurs, en étant attentif aux règles adressées à l’enseignant stagiaire au cours des interactions de formation. En effet, il semble y avoir une corrélation entre un certain nombre de cas de développement empêché de l’activité professionnelle et, non pas un surplus, mais plutôt un déficit de règles. Ce déficit apparaît spécifiquement à propos des instruments, c’est-à-dire des règles opératoires, circonstanciées, des outils proches de l’action. En l’absence de règles opératoires, […]les enseignants novices se trouvent face à une somme d’actions qu’ils auraient pu faire mais qu’ils n’ont pas faites (Méard et Bruno, 2009, p. 72). Cependant, ces interprétations sont pour l’instant insuffisamment documentées.

Troisièmement, il semble que le point aveugle de notre étude (la variable inconnue) concerne la quasi-exclusivité de la dimension transversale du développement professionnel des enseignants novices. Même si l’analyse comparative du processus de développement de l’activité professionnelle (Anne, Julien, Magalie) a montré l’importance, chez les trois enseignants novices, de préoccupations non disciplinaires qui se traduisent, par exemple, par l’énonciation de règles qui concernent la gestion de la classe au début du cours, la posture à adopter dans la classe (relations amicales / professionnelles), les formes de travail scolaire… Or, nous jugeons pertinent de ne pas sous-estimer l’impact de la spécificité des disciplines d’enseignement sur l’agir (Sensevy et Mercier, 2007). Cela permettrait d’apprécier l’effet de la situation tutorale dans toutes les dimensions du métier enseignant, en incluant, à la fois, les objets disciplinaires et transversaux.

Enfin, une question reste obscure : les circonstances dans lesquelles les concepts enseignés et les concepts quotidiens dans l’exercice du métier se heurtent aux inattendus de la situation de classe (Jean et Étienne, 2009) produisent-elles un conflit soluble et un développement ou, au contraire, un conflit insoluble et un développement empêché ? Sur ce point, notre approche vygotskienne mériterait d’être confrontée aux nombreuses études heuristiques – comme celle de Malo et son approche piagétienne (2007) ou encore celle de Bucheton (2009) – qui envisagent des questions proches des nôtres : Comment l’enseignant en formation mobilise-t-il un « répertoire » ou un « multi-agenda » pour agir ?

D’autres pistes d’étude proposent d’expliquer la relation réciproque entre ces schèmes individuels et les schèmes collectifs (Marcel, 2005). Fondés sur un postulat constructiviste, ces travaux tendent à laisser dans l’ombre l’impact des formateurs sur le développement des enseignants novices. Toutefois, en même temps, ils apportent des éclairages décisifs sur les processus d’adaptation de l’activité des enseignants novices aux contraintes de l’exercice du métier. Dans notre optique, le rapprochement, voire la mise en convergence, de ces travaux avec les nôtres permettrait d’identifier les rapports entre les collisions de concepts et le développement et, ainsi, de mieux comprendre les processus qui conduisent à une professionnalité enseignante.