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L’impensé éthique de la sociocritique

Comment ne pas s’étonner du peu d’attention qu’ont suscité les traductions et les adaptations signées par Michel Tremblay, surtout en comparaison de son oeuvre romanesque et dramaturgique? Bien que considérable par son volume et en constante expansion[1], ce pan de l’oeuvre de Michel Tremblay n’a fait jusqu’à présent l’objet que de quelques études dont les plus abouties sont celles de Louise Ladouceur (2005; 2007) et de Serge Bergeron (2006). En revanche, beaucoup plus nombreux sont les travaux consacrés aux traductions de pièces écrites par Michel Tremblay et notamment aux difficultés posées par la restitution du joual, en particulier en anglais (voir Bosley 1988; Cummins 2005; Malone 2003). Dans le sillage d’Annie Brisset et de son ouvrage Sociocritique de la traduction (1990) sur lequel nous reviendrons plus en détails, un certain nombre d’études, comme celles de Jane Dunnett (1997), se sont attachées à mesurer le poids de l’idéologie sur les adaptations faites par Michel Tremblay, en l’occurrence Mistero Buffo de Dario Fo.

Comme nous l’avons montré par ailleurs (voir Ladouceur & Rao 2009), plusieurs raisons expliquent le défaut d’attention porté aux adaptations et aux traductions faites par Michel Tremblay. En premier lieu, la difficulté d’accès aux textes eux-mêmes, qui demeurent pour la plupart non publiés en raison des restrictions imposées sur les droits de traduction détenus par les éditeurs français, constitue un obstacle pratique. En second lieu, les critiques ont eu tendance à valoriser la production romanesque et dramatique de Michel Tremblay au détriment de sa pratique traductive et adaptative considérée comme périphérique, au même titre d’ailleurs que ses nombreuses incursions dans le domaine de la chanson et du cinéma. Ainsi, l’on ne compte aucune étude consacrée à la traduction ou à l’adaptation dans les deux tomes de l’ouvrage de référence Le Monde de Michel Tremblay. Enfin, l’analyse sociocritique d’Annie Brisset, aussi éclairante soit-elle, a contribué à masquer une partie de la complexité des adaptations et des traductions de Michel Tremblay en en faisant les purs et simples reflets de la “norme” de leur temps. Si ce diagnostic est dans une certaine mesure légitime, il doit cependant être nuancé et réactualisé.

L’approche sociocritique d’Annie Brisset emprunte à la fois à la théorie des polysystèmes[2], à la critique de Marc Angenot et à l’archéologie de Michel Foucault dont elle reprend le concept de “discours” (Brisset 1990 : 31). D’entrée de jeu se pose la question de la compatibilité entre les notions de “normes” (Even-Zohar, Toury) et de “discours” (Foucault) qu’Annie Brisset utilise comme termes interchangeables. Cette question est d’autant plus importante qu’elle conditionne le mode d’objectivité de l’approche sociocritique. En d’autres termes, celle-ci est-elle descriptive au sens de Gideon Toury ou bien critique voire déconstructrice dans l’optique d’un Michel Foucault et d’un Marc Angenot? L’amalgame sociocritique offre un double avantage : d’un côté, il confère une impression de neutralité à l’entreprise critique qui n’a dès lors pas à rendre compte de ses motivations propres puisque celles-ci relèvent de la science (de la traduction) même; de l’autre, le point de vue descriptif bénéficie d’un supplément critique qui lui confère une certaine acuité (notamment sous la forme d’une sensibilité aux jeux de manipulations idéologiques) ne possédant toutefois pas le degré d’objectivité d’une description de type empirique.

Dans Pour une critique des traductions : John Donne (1995), Antoine Berman épingle à juste titre l’illusion de neutralité de l’approche fonctionnaliste de Gideon Toury et d’Annie Brisset qui se présente avec la force d’une “évidence” (Berman 1995 : 53). Cette évidence – qui est le gage de son indiscutable objectivité – lui permet de faire l’économie d’avoir à poser la question de sa propre position, c’est-à-dire des conditions de son objectivité (la sociocritique est-elle descriptive ou bien critique?) et du statut des “normes”, en l’occurrence celle de la dramaturgie québécoise des années 1968 à 1988, qu’elle décrit (s’agit-il de lois systémiques ou bien d’idéologèmes mis en évidence par un point de vue critique?) et qu’elle se donne. L’évidence selon laquelle les normes sociales de production déterminent à la fois le texte traduit et le traducteur lui-même (qui se voit ainsi réduit au rôle de simple médiateur), n’est-elle pas après tout d’autant plus implacable et inhibitrice qu’on évite précisément de l’interroger? Dans le sillage de sa critique de la théorie des polysystèmes, Gideon Toury s’attachera justement à nuancer le prescriptivisme d’Itamar Evan-Zohar en procédant par reconstruction des normes de traduction de la culture-cible notamment à partir du texte traduit. Dans le cas de la sociocritique, le défaut d’autoréflexivité – dont Antoine Berman se demande s’il ne relève pas de la mauvaise foi (Berman 1995 : 63) compte tenu de la lucidité affichée par ailleurs – cherche à se faire oublier par l’efficacité de la critique qui retombe systématiquement sur ses pieds. Erigée, en effet, en “discours” par la sociocritique, la “nouvelle norme dramaturgique québécoise” ne produit pas autre chose que ce qu’elle devrait, à savoir de l’ethnocentrisme, Michel Tremblay ne faisant que confirmer la règle. Et plus la norme est générale, plus il est aisé de pouvoir l’illustrer (ou la critiquer) en multipliant les exemples.

Les concepts d’“Étranger” et d’“altérité”, qu’Annie Brisset emprunte vraisemblablement à Antoine Berman (bien qu’aucune paternité ne soit explicitement revendiquée) qui les tient pour sa part d’Emmanuel Lévinas (voir Rao 2008), permettent d’élever la réalité de la nouvelle norme québécoise au niveau d’un manquement éthique :

[…] la résurgence de l’idéal nationaliste à la fin des années soixante se traduit par une reconfiguration de l’altérité. L’Anglais, le conquérant, n’est plus la seule butée de la quête identitaire. Il y a désormais aussi le Français et l’immigrant. L’un et l’autre rejoignent dans l’imaginaire la place de l’Étranger contre lequel s’affirme l’identité québécoise.

Brisset 1990 : 33

Pourquoi faire intervenir un concept comme celui d’“Étranger” (que n’accompagne aucune référence autre que la solennité du titre qui lui confère sa majuscule) dans le cadre d’une analyse à visée descriptive et/ou critique au sens foucaldien[3]? Depuis son importation récente dans le champ de la traductologie, ce concept aurait-il acquis force d’évidence? Loin donc de la neutralité affichée, la sociocritique apparaît tenir moins de l’approche descriptive d’un Gideon Toury que de l’ “analytique de la traduction” d’un Antoine Berman fondée sur le présupposé de l’Autre. L’horizon critique jamais clairement reconnu de la sociocritique, c’est l’Étranger. En ce sens, il y a un inconscient éthique de la sociocritique dont le déni fait position (c’est-à-dire revient à la conjoncture plutôt qu’il ne se tient dans l’anhistoricité du système) et dont la préface signée par Antoine Berman est en quelque sorte le symptôme révélateur.

Toutefois, il est intéressant de noter que ce dernier désavoue cette parenté, ne trouvant aucune trace de l’Autre dans le compte rendu critique qu’il fait de la sociocritique dans Pour une critique de la traduction. En fin de compte, la norme de la sociocritique est moins celle d’une discipline empirique comme semble pourtant le croire Antoine Berman qui se doutait toutefois qu’ “en traduction, on ne peut pas, on ne doit pas être neutre” (Berman 1995 : 63) que celle d’une obligation inaperçue de respect envers l’Autre. C’est donc à l’aune de cette obligation éthique et de la conception néo-littéraliste du traduire qui en découle que sont jugées (bien plus que décrites), en toute bonne foi puisqu’il s’agit d’être le porte-parole de l’Autre, les déviations ethnocentristes de la nouvelle norme québécoise. L’on peut gager que c’est la volonté de rester dans la proximité de la conception bermanienne qui conduit Annie Brisset à privilégier le terme “traduction” dans sa propre typologie plutôt que celui d’“adaptation”. Cela dit, il importe de bien distinguer entre le point de vue éthique d’Antoine Berman et l’usage exclusivement critique (ou analytique) qu’en fait Annie Brisset qui jamais n’assume l’éthique, que ce soit comme présupposition ou comme position. Or ainsi que l’ont montré notamment Jean-René Ladmiral et Lawrence Venuti, le primat de l’Autre ne saurait être une évidence (encore moins si l’on se réclame d’Antoine Berman) : elle est au pire le vestige d’un inconscient théologique en traduction et au mieux une forme de résistance politique.

L’impensé éthique de la sociocritique a ceci de tendancieux qu’il limite dialectiquement l’identité québécoise par la figure de l’Étranger contre laquelle celle-ci est vouée à se constituer. Dialectique oblige : l’identité québécoise ne peut naître que du rejet de l’altérité et du défaut de traduction qui est son lot. Rapportée à ce manquement éthique, toute tentative d’émancipation ou de prise de contact avec autrui dans la mesure où elle se fait systématiquement au dépend de ce dernier (y compris lorsque ces “autres” sont les Québécois eux-mêmes qui, à lire Annie Brisset, se leurrent en croyant trouver les conditions de leur libération dans ce projet d’appauvrissement linguistique et culturel qu’est la nouvelle dramaturgie québécoise), ne pourra susciter que la méfiance. Dans la mesure où il se construit de l’exclusion systématique de l’Autre, le nationalisme québécois apparaît ainsi comme l’antithèse du romantisme allemand (qui pourtant a connu lui aussi ses travers nationalistes si l’on pense, par exemple, à Fichte) tel que le présente Antoine Berman[4] dans L’Épreuve de l’étranger. La traduction sous ses diverses modalités (“iconoclaste”, “perlocutoire” et “identitaire”) est précisément le mécanisme de cette exclusion dont la contrepartie positive est l’auto-proclamation d’une identité collective québécoise nostalgique de son origine. Loin donc de l’objectivité affichée, la sociocritique de la traduction donne un point de vue triplement restrictif sur elle-même ainsi que sur son objet : 1) elle ne prend pas le temps d’interroger le statut des “normes” qu’elle invoque comme une absolue évidence; 2) faute de ne pouvoir faire son autocritique, elle n’est pas à même d’appréhender les conditions de sa propre historicité ou finitude, c’est-à-dire son orientation éthique qui la distingue fondamentalement de projets critiques comme ceux de Michel Foucault et de Marc Angenot dont pourtant elle se revendique; 3) elle limite son objet en l’enfermant dans une dialectique (Même/Autre) où son identité ne peut être envisagée qu’en opposition avec l’Étranger. La traduction constitue la pratique même de ce rejet, lequel mène à une définition restreinte de la québécité qui transfère sur elle-même l’altérité qu’elle dénie aux autres jusqu’à s’en octroyer le monopole.

Michel Tremblay en particulier

La façon dont la sociocritique envisage l’oeuvre d’adaptation et de traduction de Michel Tremblay permet à bien des égards d’illustrer les remarques précédentes. Fonctionnant par subsomption du singulier sous le collectif (qui en constitue la règle), la sociocritique est conduite à opérer un certain nombre de généralisations. Pour les fins de notre discussion, nous serons en particulier attentifs à deux d’entre elles : “Le sujet traduisant est un sujet collectif, porte-parole d’une société[5]” (Brisset 1990 : 32) et “le dialogue de théâtre présente des affinités directes avec le discours de la société” (Ibid. 1990 : 27). Appliquées à Michel Tremblay, ces généralisations s’avèrent, comme nous le verrons, quelque peu restrictives. La première passe largement à côté de la dimension contestataire de l’oeuvre de Michel Tremblay dont l’engagement féministe, la critique sociale ou encore les multiples références à l’homosexualité[6] étaient loin de se conformer aux standards (à tout le moins ceux de la majorité si c’est cela qu’entend Annie Brisset) de la société québécoise des années 1970-1980. Par ailleurs, poser l’existence d’une “société” (ou d’une “norme”) québécoise homogène revient à occulter la complexité des discussions portant en particulier sur la question linguistique au Québec. Discussions dont rend admirablement compte l’ouvrage de Karim Larose intitulé La langue de papier. En somme, en minimisant le caractère subversif de l’oeuvre de Michel Tremblay ainsi que la richesse des spéculations linguistiques ayant cours au Québec jusqu’à la fin des années 1970 pour les subsumer sous une norme uniforme, Annie Brisset passe à côté de leur complexité. À trop se vouloir systématique, le point de vue éthique de la sociocritique conduit au masquage d’une grande part de l’altérité de la position (traductive) de Michel Tremblay, c’est-à-dire de son caractère souvent non conventionnel.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la sociocritique n’oublie pas la position du traducteur, elle la limiterait plutôt à la seule recherche de reconnaissance sociale. À la différence des approches traductologiques (pensons, par exemple, aux travaux de Jean-Marc Gouanvic) inspirées par la sociologie de Pierre Bourdieu qui s’efforcent de dialectiser le rapport entre société et individu/traducteur (à travers les catégories d’“habitus” et de “sens pratique”), la sociocritique se contente de souscrire à une théorie du déterminisme social. Par ailleurs, comme l’a montré Antoine Berman, qui adopte en cela une orientation résolument herméneutique (qui tranche avec le primat éthique des débuts), la position traductive du traducteur ne saurait se limiter à son rôle de médiateur plus ou moins passif ou complaisant des discours sociaux ambiants. Interviennent également un certain nombre de facteurs (Ladouceur 1998 : 93) qui, sans être complètement idiosyncrasiques, relèvent de sa subjectivité, de ses choix politiques et sociaux ou encore de son sens critique. Autant de facteurs qui conduisent le traducteur à interroger, voire à faire évoluer les normes dominantes. Si donc Michel Tremblay traduit et adapte, ce serait, selon Annie Brisset, essentiellement pour asseoir son statut de porte-parole, quitte à flatter les bas instincts de son public. Ainsi l’adaptation que fait Michel Tremblay du Revizor de Gogol serait-elle “guidée sur le précepte de simplicité absolue qui assure le succès des tabloïds au public” (Brisset 1990 : 137). Le sujet-traduisant québécois apparait ainsi comme fondamentalement clivé, incapable de résoudre son paradoxe autrement que par sa mauvaise foi.

Dans le cas de Michel Tremblay, celle-ci se manifeste sous la forme d’un “double-discours[7]” qui le conduit à utiliser le français standard dans ses préfaces et le joual dans ses pièces. Dénonçant le jeu de substitution éditorial par lequel l’adaptateur/traducteur cannibalise le nom de l’auteur, Annie Brisset néglige cependant de poser un certain nombre de questions qui la forcerait à reconsidérer la lecture qu’elle propose de Lysistrata : comment se fait-il que la pièce d’Aristophane ait été adaptée en français standard et non en joual comme on pouvait s’y attendre? Pourquoi la langue de l’original a-t-elle été édulcorée? Pourquoi prendre le risque d’introduire des personnages homosexuels (en l’occurrence des jumelles lesbiennes) au risque justement de bousculer la norme? Ou encore comment expliquer l’abondance de choeurs par rapport à la version originale?

Pour les mêmes raisons qui la poussent à abstraire l’individuel dans le collectif, la sociocritique fait sienne une vision réaliste du théâtre comme miroir tendu à la société. Rejoignant dans une certaine mesure la conception brechtienne que Michel Tremblay se fait de la pratique théâtrale, cette interprétation ne saurait en aucun cas l’épuiser. L’on pourrait dresser un parallèle avec la langue de Michel Tremblay dont l’effet ne se limite pas à faire croire qu’elle est celle du peuple québécois. Comme l’ont montré Lise Gauvin (2000) et à sa suite Mathilde Dargnat (2006), il importe de bien distinguer entre la langue de Michel Tremblay et son effet : “L’effet Tremblay est un effet complexe, fortement appuyé sur un système de représentations dans l’écrit de l’oralité des langages sociaux, mais un système plus voisin du traitement poétique que de l’imitation réaliste.” (Gauvin 2000 : 141). De même, il ne faudrait pas faire du théâtre de Michel Tremblay le simple miroir de la réalité. Envisager la dramaturgie tremblayenne sous son seul jour réaliste, c’est passer à côté à la fois de son classicisme et de sa musicalité. La présence fréquente de choeurs (voir notamment Les Belles-soeurs, Sainte-Carmen de la Main) de même que le parti pris de déconstruire les unités de temps et d’espace (voir en particulier Albertine en cinq temps) vont clairement à l’encontre d’une interprétation exclusivement réaliste de la dramaturgie tremblayenne. Ces choix témoigneraient plutôt de l’ouverture de Michel Tremblay à une certaine altérité (qui brise la mimesis), en l’occurrence celle de la Grèce classique et d’Eschyle en particulier, pour ce qui est de l’introduction des choeurs. De Lysistrata à Agamemnon, il est donc autant question d’adaptation que de réactualisation inédite d’un dispositif théâtral (et musical), les choeurs, dont il importe de saisir les effets dramaturgiques et les éventuels prolongements politiques[8]. C’est là le coup de génie de l’auteur québécois qu’il évoque d’ailleurs comme “l’une des plus grandes fiertés de sa vie” (Tremblay 1988 : 65).

Quant à ce que nous appelons la musicalité, elle englobe aussi bien les qualités prosodiques du joual[9], sa texture phonique (voir Ruprecht 1987), le mode de transcription original de l’oralité populaire québécoise (voir Dargnat 2006), que l’architecture de certaines pièces (voir notamment Sainte-Carmen de la Main, Bonjour, là, bonjour, Messe solennelle pour une pleine lune d’été, Fragments de mensonges inutiles) conçues à la manière d’opéras (voir Usmiani 1982). Envisager comme le fait Annie Brisset, le joual du seul point de vue réaliste[10], revient à passer sous silence ses qualités “poétiques” (Gauvin) dont Michel Tremblay tire également parti dans ses traductions et ses adaptations. Le cas le plus emblématique étant celui de la comédie musicale J’ramasse mes p’tits pis je pars en tournée (1981), adaptée de I’m Getting My Act Together and Taking It on the Road de Gretchen Cryer. Michel Tremblay y traduit l’intégralité des chansons en s’efforçant de conserver l’ensemble des rimes au prix d’un effort remarquable de créativité[11]. Il n’en demeure pas moins qu’Annie Brisset reconnaît au joual le mérite de pallier à la “carence intrinsèque de l’institution littéraire française qui exclut pour des raisons idéologiques l’emploi de sociolectes populaires” (Brisset 1990 : 299). Si le joual se trouve donc reconnu, c’est avant tout comme palliatif aux blocages idéologiques du français et à titre de signifiant d’une américanité dont l’invocation permet au Québec de se singulariser (surtout par rapport à la France). Dans la mesure où elle appréhende le projet dramaturgique québécois dans un rapport strict d’antagonisme avec l’Étranger, la sociocritique est conduite à ne prêter qu’une attention limitée à sa relation de parenté avec la modernité étatsunienne. Modernité dont Joseph-Yvon Thériault montre dans son ouvrage Critique de l’américanité l’influence polymorphe sur la construction de l’identité québécoise[12]. Grand admirateur du théâtre réaliste américain de Tennessee Williams et lui-même traducteur de 14 pièces étatsuniennes[13], Tremblay revendique pleinement cette américanité qui nourrit profondément son oeuvre (Ladouceur 2005 : 40).

Le corpus des oeuvres de Michel Tremblay analysées par Annie Brisset regroupe deux adaptations (soit Lysistrata et Le Gars de Québec) ainsi qu’une traduction, à savoir Oncle Vania. Fortement annexionnistes, Lysistrata et Le Gars de Québec sont loin d’être représentatives de la production de Michel Tremblay que ce soit entre 1968 et 1988 ou bien plus tard. En effet, Lysistrata est la seule pièce adaptée par Michel Tremblay en français standard. Quant au Gars de Québec, il compte parmi les quelques adaptations libres de jeunesse qui, avec L'Effet des rayons gamma sur les vieux-garçons et Mistero Buffo, s’éloignent considérablement de la lettre du texte d’origine tout en en transposant l’action au Québec. Comme le constate Serge Bergeron (2006), la grande majorité des adaptations et des traductions effectuées après l’échec du référendum de 1980 se caractérisent par une fidélité accrue aussi bien à la lettre qu’au cadre spatiotemporel de l’oeuvre originale. Nous reviendrons plus précisément sur ce constat dans la suite de notre article. C’est Oncle Vania qui, en 1983, ouvrira un cycle de traductions en constante expansion dont le nombre a dépassé celui des adaptations. Dans la mesure où elle préserve le cadre géographique et culturel, conserve l’onomastique russe et suit scrupuleusement le texte, la traduction d’Oncle Vania tranche à la fois avec Lysistrata et Le Gars de Québec, initiant une tendance qui se confirmera et se renforcera même avec le temps. Pour sa part, Annie Brisset revient ponctuellement sur la traduction d’Oncle Vania autant pour en souligner la ressemblance étonnante avec la version française d’Elsa Triolet que pour en déplorer la grande homogénéité linguistique (Brisset 1990 : 307). Il ne fait aucun doute que Michel Tremblay, qui ne connaît pas le russe et a fait appel pour l’occasion aux services d’une traductrice, s’est inspiré de la traduction d’Elsa Triolet, mais aussi probablement des versions anglaises de Ronald Hingley, de Tyrone Guthrie et de Leonid Kipnis (Bergeron 2006 : 109). La principale ambition affichée par la traduction de Michel Tremblay est de chercher à s’éloigner du caractère littéraire de la version française d’Elsa Triolet. C’est le même argument qu’il fera valoir pour justifier, quelques années plus tard, sa traduction de pièces de Tennessee Williams regroupées sous le titre de Au pays du dragon. C’est tout naturellement le personnage de Marina qui permet à Tremblay de réaliser son objectif. Nourrice issue de la classe populaire, Marina parle un russe où foisonnent expressions paysannes et marques d’oralité. Comme le montre Rachel Gamache dans une étude récente, le joual de Michel Tremblay permet de rendre compte de façon particulièrement réaliste de l’idiolecte de Marina. Si le fait que cette dernière se mette à parler joual peut aisément être expliqué par un souci de fidélité au texte d’origine, le contraste trop marqué avec le français international contribue cependant à folkloriser le personnage de la nourrice au point de nuire au réalisme de la pièce :

Dans le cas de la traduction d’Oncle Vania de Michel Tremblay, le sociolecte québécois ne s’accorde pas avec l’horizon d’attente des spectateurs du théâtre de Tchekhov. Le manque d’unité dans l’énonciation perturbe la réception de la pièce. Au lieu de produire un effet de réel, la langue produit un effet d’inauthenticité sur lequel on s’interroge dans la réception critique. La traduction de Tremblay est cohérente sur le plan linguistique et dramaturgique, mais le résultat n’a pas été validé par le public lors de la concrétisation scénique.

Gamache 2010 : 53

Bien plus notable que ne le prétend Annie Brisset (1990 : 307), l’écart entre les codes a eu des effets considérables sur la réception par le public et les critiques qui, peut-être par excès de conservatisme, n’ont pas été sensibles au parti pris de fidélité choisi par Michel Tremblay. À l’évidence, l’utilisation du joual pour restituer le sociolecte populaire étatsunien parlé par les personnages de Tennessee Williams (plutôt que son équivalent russe) s’avère plus conforme aux attentes des Québécois, pour le coup bien plus conservateurs que leur porte-parole.

En somme, l’approche sociocritique d’Annie Brisset a les qualités et les défauts de ses présupposés : si, d’un côté, elle propose une normalisation[14] du champ dramaturgique québécois en le rapportant à son contexte institutionnel et politique de production (cela dit, beaucoup moins précisément que ne le ferait une approche de type bourdieusienne); de l’autre, elle pêche par excès de généralisation. Prompte à repérer l’écart entre l’original et la traduction par où se manifeste l’idéologie, elle manque cependant d’interroger son propre point de référence, c’est-à-dire la conception partisane qu’elle se fait de la norme traductive. Comme si l’idéologie était un absolu, c’est-à-dire une évidence valant pour les autres plutôt que pour elle-même. Cet étalon de référence – qui s’impose comme une évidence – est l’éthique de la traduction comme en témoigne, par exemple, l’énoncé suivant aux accents bermaniens portant sur la pratique traductive en vigueur au Québec :

le traducteur inverse le sens habituel de la communication. Sa tâche n’est plus de présenter l’oeuvre étrangère dans ce qu’elle a de singulier ou d’inédit, mais de prêter à cette oeuvre le dessein de mettre en scène le “fait québécois”.

Brisset 1990 : 312

C’est donc avec le supplément de bonne conscience que lui donne le sentiment d’oeuvrer pour l’Autre que la sociocritique juge plutôt qu’elle ne décrit les dérives ethnocentristes de la norme québécoise. Toutefois, dans la mesure où l’éthique est posée avec l’exigence d’un système qui dissout le singulier dans le collectif, sa visée s’en trouve en partie dénaturée, ce dont son traitement de Michel Tremblay est le symptôme.

Une sociocritique d’inspiration cibliste aurait probablement davantage mis l’accent sur le génie des adaptateurs-dramaturges québécois. Compte tenu de l’orientation qui est la sienne, l’optique sociocritique restreint considérablement la portée de l’oeuvre de Tremblay. En hissant ce dernier au statut de porte-parole de sa société, Annie Brisset minimise à la fois le caractère subversif ou non-conventionnel de son oeuvre et l’originalité de sa pratique dramaturgique qui ne saurait tenir à son seul parti pris réaliste.

Sélectionnées pour les besoins de la systématisation, les traductions et adaptations analysées par Annie Brisset sont loin, quant à elles, d’être représentatives de l’oeuvre de Michel Tremblay, y compris pour la période 1968-1988 sur laquelle porte son étude. Derrière l’impression d’homogénéité que fabrique la sociocritique, se dessinent des tendances qu’il importe de discerner afin de bien comprendre l’oeuvre du dramaturge dans son actualité et éviter ainsi de la figer dans sa seule dimension idéologique. Bien qu’elles continuent de replacer l’action au Québec, la grande majorité des adaptations produites après 1980 demeurent beaucoup plus proches des répliques du texte original que le ne furent Mistero Buffo et Lysistrata. Comme nous le verrons, le désir de revendication identitaire se banalise en un souci pragmatique d’accommoder le public québécois en lui présentant une pièce dont il maîtrise les références. Cette nouvelle perspective repose en partie sur le présupposé d’un usage institué de la langue-culture québécoise comme variante reconnue du français standard. Dans le même temps, il est intéressant de noter que le joual se voit progressivement circonscrit, que ce soit dans l’oeuvre écrite ou bien traduite de Tremblay, à la fonction de sociolecte voire d’“affectiolecte” (Dargnat 2006 : 526) en lien étroit avec la figure maternelle.

D’une manière générale, les adaptations – y compris les plus outrancières – laissent une marge créative d’intervention qui ne tient pas uniquement aux formes d’exclusion de l’Étranger. Comme le remarque Serge Bergeron au terme de son étude fouillée des adaptations de Michel Tremblay, celles-ci laissent paraître des modifications qui reflètent autant les engagements politiques et sociaux de l’adaptateur (pour ce qui est du choix des pièces traduites ou adaptées, par exemple) qu’ils soient conventionnels ou non, son style dramaturgique (en particulier, s’agissant des interventions correctives), son imaginaire culturel (notamment musical) que son entourage professionnel direct comme nous le verrons. Parallèlement à son oeuvre d’adaptation, Tremblay se consacre, dès le début des années 1980, de plus en plus à la traduction. Cette pratique s’est imposée comme le lieu d’une rencontre renouvelée avec l’Étranger qui contraste avec l’ethnocentrisme des débuts. Le plus étonnant, c’est que cette rencontre s’effectue, dans le cas d’Oncle Vania et d’Au pays du dragon, avec les moyens du joual qui acquiert par là même une certaine universalité comme sociolecte des marges. À cet égard, on pourrait parler d’universalité “par le bas”. De code spécifiquement québécois, le joual devient non seulement “exportable” (Gauvin 2000 : 126), mais respectable, ce que consacre la multitude d’études consacrées à la traduction du joual. Au fond, ce que simplifie la sociocritique, ce sont les termes de l’accession de la dramaturgie québécoise à sa reconnaissance universelle dans les années 1990. Comme si l’impératif nationaliste cédait brusquement la place, par une sorte de retournement dialectique, à un souci esthétique (qui serait, pour sa part, absolument dépourvu de charge idéologique) n’existant pas auparavant. Dans le cas de Michel Tremblay, il est incontestable que la recherche esthétique – au sein de laquelle nous posons que la musicalité occupe une place centrale y compris en ce qui concerne la traduction et l’adaptation – prend place sur le terrain de l’engagement politique des premiers temps.

L’oeuvre de traduction et d’adaptation de Michel Tremblay : dialectique et enjeux

L’association entre les termes “traduction” et “adaptation” sur la couverture des versions que Michel Tremblay signe de L'Effet des rayons gamma sur les vieux-garçons et de Premières de classe témoigne de la confusion initiale qui existait entre ces genres. Cette confusion terminologique, qu’Annie Brisset mettra essentiellement sur le compte de l’idéologie, se trouve renforcée par l’utilisation de la mention “d’après” pour certaines pièces comme Le Gars de Québec. S’expliquant rétrospectivement sur la signification de cette mention, Tremblay précise qu’elle désignait exclusivement les adaptations outrancières qui constituaient donc en tant que telles une catégorie à part. Dès le milieu des années 1980, le dramaturge québécois s’attachera cependant à dissocier les termes de traduction et d’adaptation. Contrairement à l’adaptation qui, selon Michel Tremblay, doit transposer l’action au Québec tout en demeurant assez proche des répliques du texte original, la traduction commande, elle, un respect scrupuleux à la lettre de l’original de même qu’à son cadre spatiotemporel (Michel Tremblay cité dans Ladouceur 2005 : 41). Négliger l’importance de la différence que fait Tremblay entre la traduction et l’adaptation (quitte ensuite à la nuancer) au nom de tel ou tel parti pris traductologique revient, nous semble-t-il, à occulter un aspect fondamental de l’évolution que connaissent ces pratiques. Dans les faits, c’est en réaction à ce qu’il considère être un manque de fidélité des traductions françaises aux pièces originales étatsuniennes en général et à celles de Tennessee Williams en particulier que Michel Tremblay se lance en traduction :

Au départ, ce qui m’a incité à traduire des pièces, c’est mon amour du théâtre américain et ma volonté de lui rendre justice. Parce que les textes américains traversaient deux fois l’Atlantique avant de nous parvenir et se faisaient traduire dans une langue, dans un accent plutôt, qui n’était pas le nôtre. Donc, ça a commencé par mon amour du théâtre américain et ma volonté de rendre justice aux pièces américaines parce qu’on est plus apte au Québec à rendre justice à un texte américain.

Michel Tremblay cité dans Ladouceur 2005 : 39

Cette prise de conscience conduira Tremblay à proposer en 1997 une traduction d’une série de pièces de Tennessee Williams, qu’il avait adaptées vingt ans plus tôt sous le titre de Au pays du dragon. Ainsi la traduction s’impose-t-elle comme un moyen à la fois de préserver l’américanité des pièces de Williams, mais aussi de prendre distance avec les excès du passé, à les exorciser en quelque sorte. Comme le notent plusieurs critiques (voir Beddows 2000; Gagnon 2003; Martin 2009), cette réévaluation du rôle de l’adaptation se retrouve chez d’autres dramaturges comme Normand Chaurette qui voit dans la traduction l’occasion d’une rencontre plus respectueuse avec l’étranger. Cela dit, contrairement à ce dernier, Michel Tremblay poursuit parallèlement son oeuvre d’adaptation, mais en prenant distance avec les excès ethnocentristes de sa jeunesse.

Alors que le nombre de traductions supplante celui des adaptations, la pratique adaptative perd de plus en plus sa charge idéologique pour se découvrir une visée que l’on pourrait qualifier de pragmatique et de ludique. Les quatre dernières adaptations de Michel Tremblay ont en commun d’avoir toutes été jouées sur des scènes de théâtre d’été. Dans ce contexte, l’adaptation permet d’offrir au public un spectacle qui ne pose aucun problème de compréhension et, selon les termes de Tremblay, “aille vite” (Ladouceur 2001) afin de maximiser le plaisir des spectateurs. Le cas échéant, l’adaptateur s’attribuera le droit d’apporter des améliorations à la pièce afin d’accroître ce plaisir. On note une tendance similaire, quoique moins forte, dans le cas des traductions, dont deux (sur un total de quinze), à savoir Visites à Monsieur Green et Un mariage… pas comme les autres ont été produites dans des théâtres d’été en 2005. Il semblerait donc que l’adaptation soit un genre de plus en plus circonscrit aux scènes d’été. Cela dit, il serait injuste d’imputer cet état de fait uniquement à Michel Tremblay étant donné que trois de ces adaptations à savoir Piège pour un homme seul, L’Ex-femme de ma vie et Les Amazones sont le fait de commandes (Bergeron 85). En outre, parmi les pièces adaptées et traduites pour les théâtres d’été, quatre, soit : Visites à Monsieur Green, Un mariage… pas comme les autres, Piège pour un homme seul et Les Amazones ont été commandées par une seule et même personne : Jean-Bernard Hébert, directeur du Théâtre de Rougemont et du Théâtre des Grands Chênes[15]. À l’évidence, les commandes de Jean-Bernard Hébert ont exercé et continuent d’exercer une influence notable[16] sur l’orientation de plus en plus légère que prend l’oeuvre d’adaptation (et même de traduction) de Tremblay.

Dans un entretien (Ladouceur 2001), le dramaturge reconnaît mettre à profit l’adaptation pour des pièces “mineures”, et de préférence dans le cadre des théâtres d’été. À ce titre, cette pratique se distingue de la traduction réservée, quant à elle, aux “chefs-d’oeuvre” présentés sur des scènes institutionnelles québécoises (Rideau-Vert, Jean Ducceppe, Théâtre d’Aujourd’hui, etc.). En d’autres termes, le choix d’adapter ou de traduire est fonction de la dignité accordée à la pièce et à son lieu de production. En comparant le corpus des pièces adaptées à celui des pièces traduites, il apparaît que l’adaptation concerne presque exclusivement les pièces d’origine française. À ce jour, en effet, Michel Tremblay a adapté cinq pièces françaises : Six heures au plus tard, Les Trompettes de la mort, L’Ex-femme de ma vie, Piège pour un homme seul et Les Amazones. Par sa taille, ce corpus est le deuxième en importance, loin derrière celui des pièces traduites et adaptées de l’américain. Quant à la traduction, elle porte principalement sur des pièces nord-américaines, lesquelles donnent de moins en moins lieu à des adaptations comme par le passé. Dans les faits, depuis Camino Real en 1979, la seule pièce anglo-saxonne ayant fait l’objet d’une adaptation est celle du Britannique John Godber, The Perfect Pitch, jouée sur une scène d’été. En outre, il est intéressant de noter qu’après le succès mitigé de sa traduction d’Oncle Vania, Tremblay laisse tomber les pièces du répertoire classique pour se consacrer quasi exclusivement au théâtre étatsunien contemporain. Pour autant, la frontière entre traduction et adaptation est loin d’être totalement hermétique. Comme nous l’avons souligné, en effet, depuis le début des années 1980, les adaptations de Michel Tremblay font preuve d’une grande fidélité à l’ordre des répliques de l’original, ce qui les rapproche dans une certaine mesure des traductions. De plus, comme nous l’avons signalé, plusieurs traductions comme Visites à Monsieur Green et Un mariage pas comme les autres ont été présentées sur des scènes d’été. Cette tendance relativement récente vient nuancer le constat – pourtant corroboré par Michel Tremblay lui-même – selon lequel seules les adaptations sont destinées aux théâtres d’été. Si la traduction s’impose comme le mode d’accueil privilégié de l’Autre anglo-saxon (et, plus rarement, celui venu d’autres horizons, comme dans le cas d’Oncle Vania), l’adaptation, elle, confère un cadre et une certaine légitimité à la transposition de pièces françaises en québécois.

Michel Tremblay adaptateur de pièces françaises

L’on pourrait s’interroger sur la raison pour laquelle Michel Tremblay éprouve le besoin de relocaliser systématiquement l’action des pièces françaises au Québec et même d’en modifier la langue. Étant donné que la compréhension du français standard n’est pas un problème pour le public québécois, la décision d’adapter des pièces françaises peut apparaître quelque peu étonnante, voire carrément choquante[17]. Ce choix ne porte-t-il pas les traces d’une idéologie qui, compte tenu de l’ouverture actuelle, pourrait sembler déplacée ou à tout le moins dépassée? Depuis une quinzaine d’années, il n’est pas rare de voir des pièces appartenant au même répertoire populaire que celles adaptées par Michel Tremblay produites sur des scènes québécoises. Ainsi, au début des années 1990, le Théâtre de La Bordée présentait une première version de la pièce française Le Père Noël est une ordure, suivie à un an d’intervalle par L’Ex-femme de ma vie, que Tremblay adaptera lui-même à peine un an plus tard. Il est possible de mettre cet intérêt pour ces productions du Café-théâtre du Splendid sur le compte de leur propos populaire[18] en phase avec la programmation du Théâtre de La Bordée. Cela dit, alors que la première pièce est jouée dans sa version d’origine, la seconde a été adaptée à la réalité québécoise. Plus proche de nous, la compagnie québécoise “Voix d’accès” propose, depuis sa création en 2003, des succès populaires français comme J’aime beaucoup ce que vous faites, Le Père Noël est une ordure ou plus récemment Le Dîner de cons sur des scènes d’été, mais pas exclusivement. Au Québec, Le Dîner de cons avait déjà donné lieu à deux adaptations : la première sous la houlette de Denise Filiatrault[19] en 1994 (à peine un an après la première représentation en France et quatre ans après la sortie de la version filmée) pour le “Festival Juste pour rire” et la seconde sous la direction de Claude Maher en 2003 à l’occasion du 35e anniversaire du Patriote de Sainte-Agathe. Comme il l’a fait pour le théâtre étatsunien contemporain, Michel Tremblay a joué un rôle important dans l’introduction au Québec du théâtre populaire français[20]. Il est ainsi le premier à faire connaître Tilly et Marc Perrier au grand public québécois en les adaptant moins de 6 ans après leur première parisienne.

La légitimité d’adapter des pièces françaises est fonction bien entendu de l’idée que l’on se fait de la réalité de la norme linguistique québécoise. Plutôt que de nous embourber dans le débat opposant exogénistes et endogénistes, nous proposerons des pistes de réflexion alternatives. Dans un article récent, Louise Ladouceur justifie la nécessité de rapatrier l’action des pièces françaises au Québec dans la mesure où “il est impensable d’imaginer des personnages d’origine française parlant québécois dans une pièce qui se situe en France” (Ladouceur & Rao 2009 : 119). Si la transposition de l’action au Québec obéit à un impératif de vraisemblance, comment alors expliquer le changement de langue? Serait-il après tout si invraisemblable de jouer une pièce française en français de France au Québec? Du point de vue de Michel Tremblay, la spécificité du français québécois s’impose comme une évidence de sorte qu’elle n’appelle aucune justification ou même revendication, comme ce fut le cas par le passé : “Comme les français continuent de traduire en français de France dans leur accent à eux. Ils se posent pas de questions là-dessus. On devrait pas se poser la question”(Michel Tremblay cité dans Ladouceur 2001). En somme, il s’agit simplement de faire jouer le principe de réciprocité avec la France qui pratique de façon quasi systématique l’adaptation de pièces québécoises, même si cette tendance connaît depuis quelques années un infléchissement. Pour reprendre les termes de Lise Gauvin, le français québécois ne doit plus constituer pour Michel Tremblay ni un “écran”, ni un “refuge”. Dans cette mesure, poser la question même de la nécessité d’adapter en français québécois pourrait préjuger d’une certaine orientation idéologique. Une chose est sûre cependant : en matière de traduction comme de langue québécoise, la neutralité s’avère difficilement tenable.

Dans un contexte où l’idéologie nationaliste est beaucoup moins virulente, le concept de “communauté désoeuvrée[21]” forgé par Jean-Luc Nancy s’avère, nous semble-t-il, particulièrement pertinent pour comprendre le phénomène des adaptations québécoises de pièces françaises. Ainsi est-il possible envisager cette pratique comme une forme de commémoration[22] à travers laquelle la communauté québécoise se donnerait en spectacle pour mieux célébrer ce qui l’unit, à savoir une certaine représentation d’elle-même. Il va sans dire qu’au sens où nous l’entendons, cette communauté à la fois linguistique et culturelle ne tient pas exclusivement sa “substance” de l’idéologie. De même, elle ne saurait se confondre avec les tentatives de normalisations du français québécois standard proposées par les linguistes, mais dont elle pourrait éventuellement tirer parti pour se mettre en scène. En outre, l’avantage du concept de communauté désoeuvrée est d’intégrer un aspect performatif[23] particulièrement pertinent lorsque l’on aborde la pratique théâtrale. Ce qui importe, c’est moins la réalité “ontologique” de cette différence[24] ou bien sa qualité éthique[25] que l’effet qu’elle produit, le spectacle qu’elle donne à voir et par lequel la communauté (des spectateurs) prend plaisir à se retrouver, sans que cela ne tourne au débat idéologique. Pour ce faire, Michel Tremblay dispose d’une vaste palette de stratégies allant de la québécisation du nom des personnages à l’emploi de références culturelles et géographiques locales (par exemple : Montréal pour Paris, pâté chinois pour tripes à la mode Caen, Mars pour Nuts) en passant par l’utilisation d’un français oralisé (parfois joualisant) typique de la langue québécoise pour rehausser l’aspect comique et/ou spécifier l’appartenance sociolinguistique du locuteur. L’adaptation offre une marge de créativité aussi bien par rapport au texte original qu’à la norme des linguistes (qu’elle précède et devance à la fois). Ainsi Tremblay pourra-t-il à l’occasion puiser dans son propre univers (culturel, professionnel). À titre d’exemple, l’adaptateur substitue dans sa version de la pièce française Les Amazones le patronyme Leimgruber à celui de Jay Satara. Plutôt que d’opter pour la correspondance phonétique comme il le fait souvent pour l’adaptation des noms propres, Tremblay s’inspire ici directement d’une personne de son entourage professionnel, en l’occurrence Patrick Leimgruber, agent littéraire d’origine française que l’auteur a dû côtoyer à l’agence Goodwin. Cette façon de croiser références personnelles et fiction se retrouve par ailleurs très souvent dans l’oeuvre romanesque et dramaturgique de Tremblay qui s’affirme avec le temps comme de plus en plus autobiographique et de moins en moins mue par un souci de représentation du collectif. Plus généralement, la commémoration n’est jamais transparente ou évidente, elle se donne dans l’épaisseur d’une narration voilée par la personne de l’adaptateur[26] qui y introduit des éléments idiosyncrasiques et construit un réseau d’équivalences culturelles et linguistiques. Ce qui fait la force commémorative des adaptations signées par Michel Tremblay c’est autant la vraisemblance de la québécité qu’il (re)construit que le style avec lequel il la met en scène.

Conclusion

Aussi éclairante soit-elle, l’analyse sociocritique des adaptations et des traductions signées par Michel Tremblay possède un certain nombre de limites. La première d’entre elles est d’adopter malgré elle un parti pris éthique qui la conduit à ne retenir que l’aspect ethnocentriste de ces productions. Or cet aspect se révèle d’autant plus anachronique que l’oeuvre tremblayenne d’adaptation et de traduction connait, après l’échec du référendum de 1980, une évolution en tout point remarquable. L’adaptation libre des débuts disparaît pour laisser place à deux pratiques différenciées que Tremblay qualifie de traduction et d’adaptation. Tandis que la première s’efforce de respecter la lettre du texte source, la seconde transpose le cadre spatiotemporel de l’action au Québec tout en restant proche de l’ordre et du sens des répliques de l’original. Si l’adaptation présuppose une différence entre le français standard et le français québécois que l’on pourrait considérer comme préjudiciable, mais qui ne l’est à l’évidence pas pour Tremblay, cette différence est néanmoins le siège d’une mise en relation inédite. Dans la mesure où elle souscrit à une exigence relative de fidélité pour ce qui est de l’ordre des répliques et du contenu du message, la pratique de l’adaptation est loin d’être purement arbitraire ou simplement guidée par l’idéologie. Tandis que le constat sociolinguistique d’une variation des codes gagne en autorité, l’adaptation construit un continuum original de correspondances à la fois culturelles et linguistiques entre le français standard et le français québécois, dont on présuppose il est vrai l’autonomie (mais non point l’intraduisibilité). Dans ce contexte, le jeu de l’adaptation ne repose plus exclusivement sur le rejet idéologique de l’Étranger, il est guidé par une exigence relative de fidélité qui requiert de la part de l’adaptateur un solide bagage aussi bien culturel que cognitif (en particulier, lorsqu’il s’agit d’apporter des améliorations correctives au niveau dramaturgique comme c’est le cas, par exemple, pour Mambo Italiano) et, dans certains cas, une certaine dose de créativité.

Afin de rendre compte de cette évolution, il importe de mobiliser un cadre d’interprétation approprié. À cet égard, il nous semble que le concept de “communauté désoeuvrée” forgé par Jean-Luc Nancy offre une alternative intéressante à celui de “norme”, trop prescriptif et général, proposé par Annie Brisset. En effet, ce concept a le mérite de situer la question de l’identité québécoise sur un terrain moins métaphysique que celui du discours nationaliste et du rejet ethnocentriste de l’Étranger. Dans ce nouvel horizon d’incertitude, ce qui importe c’est moins la légitimité ontologique de la québécité ou bien sa valeur éthique que la communauté d’usage qu’elle produit en se mettant en scène, notamment à travers les possibilités de commémoration que permet la pratique adaptative. L’autre (qu’il s’agisse du Français, de l’anglophone ou de l’immigré) n’est plus l’Étranger qui s’oppose au Même, mais plutôt le prochain avec qui l’on partage quelque chose sans que la nature de cette familiarité ne soit aussi transparente que pourrait l’être l’appartenance nationale au sens le plus politique du terme. Il peut s’agir des parias de Tennessee Williams, des petites gens de Tilly ou encore de la communauté homosexuelle dans la traduction que Michel Tremblay fait de Mambo Italiano de Steve Gallucio.

Pour ce qui est du Français en particulier, il peut certes prêter à rire (surtout lorsque ses traits sont attribués à un Québécois comme c’est le cas avec Gus/Le vieil homme dans l’adaptation que Michel Tremblay fait de la pièce Six heures plus tard de Marc Perrier), mais sans que cela ne prenne les proportions d’une haine métaphysique. Plus fondamentalement, le cadre conceptuel que nous proposons permet de concevoir la traduction et l’adaptation comme des opérateurs de mise en relation (et non plus de simple substitution) entre l’autre et le même. Par le biais de cette mise en relation, l’oeuvre de Michel Tremblay et la québécité qu’elle commémore révèle sa parenté avec l’américanité de Tennessee Williams, le classicisme d’Eschyle ou encore le réalisme de Tilly (voir Rao 2011).