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Introduction

Inscrit dans la réalité physique de la ville moderne, l’affichage, dans ses formes de signalisations (routière, touristique, etc.) opère comme un marqueur du territoire, donnant à voir une identité régionale, censée représenter tant l’identité vécue par les usagers de cet affichage (usagers ponctuels, réguliers ou permanents) que l’intégration et l’importance de l’identité régionale dans la vie quotidienne des citoyens, habitants d’une ville. Les panneaux de signalisation routière, indicateurs géographiques en premier lieu (au sens des directions qu’ils indiquent), fonctionnent aussi comme des marqueurs identitaires, lorsque ceux-ci utilisent une dénomination bilingue pour signaler un ensemble de lieux. Désignés alors comme éléments représentant la mémoire collective de ces lieux, ils peuvent aussi être l’écran reflétant la volonté politique de la ville de créer cette mémoire collective, par l’affichage conjoint de deux langues sur ce type de support.

La signalétique bilingue est l’une des composantes du développement de la culture régionale en Bretagne. Elle est un élément essentiel de la dynamique culturelle en place depuis quelques années, offrant à la langue bretonne un rôle dépassant le cadre linguistique. L’engouement pour la sauvegarde et la promotion du patrimoine culturel breton fait que la langue bretonne est aujourd’hui un objet de communication très sollicité. Objet de la signalétique publique, elle fonctionne comme un argument permettant d’authentifier (dans le sens qu’elle rend authentique) le territoire sur lequel elle se trouve.

Dans ce contexte, la ville de Lorient[1] met en perspective son patrimoine culturel et son identité en utilisant une signalétique bilingue entrant dans le cadre d’une démarche volontariste de réhabilitation de l’histoire liée à des motivations politiques spécifiques. La mise en oeuvre du bilinguisme dans l’espace de cette ville, en tant que réalité « aménagiste » (autrement dit aménagée et constructiviste[2]) d’une situation politico-culturelle spécifique émane d’une conceptualisation politique aux enjeux multiples.

L’aménagement linguistique de ce territoire correspond à un ensemble de moyens mis au service de la langue bretonne, visant un développement culturel et économique, ainsi qu’une cohésion sociale, territoriale et une ouverture vers le reste de la société. Il était donc intéressant de confronter les objectifs des élus locaux, décideurs de l’application de ce type de politique linguistique avec les attitudes des usagers face à ces désignations bilingues. Pour cela, deux enquêtes ont été menées, l’une permettant d’interroger en entretiens semi-directifs un ensemble d’élus et d’acteurs locaux puis une seconde (publiée dans un quotidien) permettant d’interroger la population.

Notons qu’un des premiers rôles de la signalétique est de favoriser les échanges d’informations entre la municipalité d’une ville et ses usagers. L’affichage doit rendre claires, lisibles, simples et adaptées les informations nécessaires à ceux-ci. Mais la signalétique rend aussi très visible l’expression revendiquée de l’histoire du territoire où elle se trouve, dans le respect de la diversité des résidents actuels. Lorsque la signalétique émane d’une volonté politique sans tenir compte au préalable (par le biais de sondages, enquêtes, ou autres) des souhaits de la population, quelle est alors la réception de ces messages urbains, linguistiques et identitaires, par la population, usagers de cette urbanité langagière, sous la forme que diffuse la ville de Lorient ?

1. Investigation du terrain lorientais

Pour répondre à cette question, le terrain a été investi de deux moyens : tout d’abord par le biais d’entretiens semi-directifs auprès de personnes ayant exercé ou exerçant des fonctions politiques dans la ville. La formule consistant à traiter l’information du particulier au général a été précisément pensée et appliquée pour saisir l’action politique lorientaise, et plus généralement bretonne, car cette dernière fonctionne sur un modèle que l’on pourrait appeler le modèle du « tiers saisi ». En effet, la langue, considérée comme un bien culturel est saisie par les équipes politiques, agissant en sa faveur ou non, sans tenir compte des premiers usitaires[3] de cet objet, les locuteurs actifs ou non. On pourrait parler dans ce cas d’une sorte de dépossession de l’objet à des fins politiques et économiques surtout, puis sociales en dernier lieu. L’information a donc été saisie elle aussi auprès de personnes directement concernées par la mise en place de cette politique : l’adjoint au maire élu à la culture, l’adjoint au maire élu au service de la voirie, le maire d’une commune environnante[4], le Vice-Président du Conseil Général du Morbihan et enfin la population. Ce modèle d’enquête ascendant répond à des motivations simples : traiter le sujet depuis son origine jusqu’à son application en respectant par degré ascendant la mise en place de la politique linguistique de la ville. Le second moyen a été une enquête à grande échelle, diffusée sous la forme d’un questionnaire. C’est particulièrement cette forme d’investigation qui sera développée ci-après.

1.1. La description de l’enquête

Nous savons, d’après divers sondages, que la demande sociale liée à l’affichage public du breton existe, et cela pour des raisons telles que le rétablissement de l’histoire, le retour aux racines, l’image positive de la culture bretonne, etc. Pour connaître la perception de cette urbanité langagière par les usagers, une enquête a été menée, avec le soutien du journal Ouest-France.

Je suis partie du constat suivant : imposer une langue régionale en l’affichant par le biais de la signalisation routière ne signifie que peu de choses si la population n’est pas sensibilisée à une question culturelle plus vaste. En effet, penser que le breton retrouvera les faveurs de la population en la sensibilisant à cette langue de manière visuelle, et ce, de manière massive parfois, est un pari risqué. Peut-on penser qu’il s’agit là d’une méthodologie organisant la réhabilitation de la langue par l’unique processus de diffusion visuelle et graphique de celle-ci ?

Le premier outil de mesure et d’analyse de l’impact de cet affichage, et ce, par une approche quantitative et qualitative des effets de sens, a donc été envisagé par le biais d’une enquête sous la forme d’un questionnaire diffusé dans 7 cantons de l’Arrondissement de Lorient représentant 35 000 tirages de l’édition du Ouest-France du 17 novembre 2004[5]. Ce type d’enquête, proposée à grande échelle, suppose plusieurs préalables qui ont été négociés avec l’équipe de rédaction du site de Lorient, tels que le jour de parution, le type d’édition (négociation de la possibilité d’édition sur plusieurs cantons), le nombre de tirages, le processus de passation de l’enquête ainsi que la forme rédigée.

  • Jour de parution : l’enquête est parue un mercredi correspondant au jour où le taux de vente est le plus faible. Cela n’a pu avoir d’incidence sur le nombre de personnes susceptibles de répondre à l’enquête puisque le taux de vente le plus faible ne représente que 2 % de moins que le taux le plus fort.

  • Nombre de tirages : le nombre de tirages est proportionnel aux statistiques habituelles des ventes, avec une marge de + ou – 10 %.

  • Processus de passation de l’enquête

Deux rendez-vous ont été nécessaires avec l’équipe de rédaction. Il aurait été souhaitable que les lecteurs soient prévenus au préalable de la parution effective de l’enquête. Une première approche de l’enquête à venir aurait suscité l’attente, l’intérêt et le sérieux de cette recherche, puisque cela aurait dû être l’occasion de découvrir le cadre dans lequel s’inscrivait ce travail. Cela aurait permis de renseigner la population sur les modalités de cette enquête, etc. Or, pour des raisons pratiques, la présentation du sujet ainsi que l’enquête (rédigée selon la méthode du compte-rendu d’une interview de journaliste, avec les subjectivités que cela représente) sont parues dans le même article, représentant le quart d’une page de journal, soit quasiment un format A4 (21 x 29,7cm). Ce détail est important car le nombre d’informateurs potentiels reposait aussi sur la lisibilité et l’attractivité de cette enquête. Si elles n’étaient pas suffisantes, nous prenions le risque qu’un nombre encore plus important de lecteurs n’eût d’égards à cela.

Il n’était pas question d’imaginer que le nombre aurait forcément fait la force de cette enquête (et le nombre total d’informateurs en est la première preuve), mais plutôt d’envisager aussi cela comme une information pour la population, pour l’inciter à réfléchir à un affichage imposé, pour lequel la ville n’a pas sollicité ses concitoyens.

Enfin, des limites temporelles ont été fixées. Cela signifie qu’une date limite de renvoi était proposée et a été mentionnée lors du rappel de la parution de l’enquête et de la possibilité d’y répondre, 7 jours après la parution initiale. Les informateurs ont eu un mois pour répondre à cette enquête. Cette date a été respectée dans la majorité des cas. Les réponses reçues ultérieurement ont été, malgré tout, considérées dans l’échantillon d’enquête puisque le nombre total de réponses était peu important.

Le questionnaire n’a pas été retenu par l’équipe de rédaction sous sa forme originelle[6]. Par exemple, les questions proposées sous la forme permettant une réponse par échelle évaluative :

Êtes-vous attaché à la culture bretonne ?
Pas du tout ٱ ٱ ٱ ٱ ٱ ٱ ٱ beaucoup

ont été reportées sous la forme :

Êtes-vous attaché à la culture bretonne ?, proposée sous la forme d’une question ouverte, n’incitant plus d’élément quantitatif. Cette formulation et une présentation quantitative proposées conjointement auraient permis une lisibilité des réponses beaucoup plus explicite, un résultat immédiat donc.

Puis, les questions du type :

Que pensez-vous de cet affichage ?: Le trouvez-vous insuffisant ٱ ٱ ٱ ٱ ٱ ٱ ٱ suffisant ? Le trouvez-vous inadapté ٱ ٱ ٱ ٱ ٱ ٱ ٱ adapté ?

permettaient une interrogation en nombre et en qualité avec une facilité de réponse pour l’informateur. La forme retenue a été :

Que pensez-vous de cet affichage ? Notez de 1 à 10, de très insuffisant à trop important, suffisant représentant la note 5.
Cet affichage vous semble t-il adapté ? Notez de 1 à 10, de très mal adapté à très bien adapté ?

La qualité de la formulation n’est somme toute pas à débattre, mais suppose que la manière de répondre à cette question soit envisagée comme un biais non négligeable dans un premier temps, car donner une note appelle souvent à un jugement plus dévaluatif que le système permettant de cocher une case sans qu’aucune unité de valeur chiffrée n’apparaisse. De plus, la forme initiale proposait un ensemble de questions fermées et une question finale ouverte, demandant davantage d’implication de la part de l’informateur :

Selon vous, que peut apporter un affichage bilingue français-breton ?. Il aurait été ainsi souhaitable d’inscrire très clairement que la réponse souhaitée devait être rédigée sur papier libre, pour profiter d’un espace de réaction conséquent, permettant l’expression détaillée des sentiments des informateurs sur cette question. Le développement de leurs perceptions aurait clairement permis de situer les enjeux essentiels de cet affichage pour l’ensemble des personnes ayant répondu à l’enquête. Or, pour des raisons pratiques à nouveau, la forme retenue et publiée a été :

Selon vous, que peut apporter un affichage bilingue français-breton ? Réponse sur papier libre.

Au delà de l’inquiétude (repérée bien souvent dans les enquêtes) que les informateurs peuvent ressentir face aux questions de la rédaction, nous pensons que la formulation proposée a aussi été un fait qui a pu brider la réflexion des informateurs entraînant, pour 70 d’entre eux, des réactions très brèves, permettant difficilement de traiter de manière approfondie leurs avis sur ce sujet. Toutefois trois manières de répondre étaient possibles : 1) découper l’enquête et la poster ; 2) télécharger l’enquête par Internet et poster le fichier papier imprimé et rempli ; 3) télécharger l’enquête par Internet et la renvoyer par courrier électronique. Ces variables ont permis aux informateurs une liberté dans l’usage du support et n’ont gêné en rien le dépouillement de l’enquête et le traitement des données.

De plus, dans toute enquête sociolinguistique qui sollicite des informateurs, la question du nombre de personnes à interroger est récurrente[7]. Dans de nombreux cas, le chercheur choisit son échantillon d’après des variables préétablies, telles que l’âge, le sexe, le secteur géographique, la catégorie socio-professionnelle, etc. Pour ce cas précis, la méthode de diffusion de l’enquête utilisée laissant le choix aux informateurs eux-mêmes, la question de l’échantillon était risquée. D’un point de vue statistique, la population à l’étude était une population dite « infinie », c’est-à-dire une population importante, impossible à chiffrer précisément. Ainsi, la marge d’erreur acceptable pour cette recherche, qui aurait permis de déterminer le nombre de répondants nécessaires pour que l’enquête et l’étude quantitative soient valides, était extrêmement difficile à obtenir. De plus, l’expérience, le processus de diffusion de l’enquête ainsi que la particularité du sujet de recherche permettaient d’imaginer un taux de refus très important, ce qui s’est vérifié à la clôture de l’enquête. Il est de toute façon difficile de calculer, même a posteriori, le nombre d’informateurs idéalement représentatif pour ce type d’enquête, car le petit nombre final est une information très importante en elle-même.

En effet, l’homogénéité des observations faites par les informateurs est un critère de validation suffisant pour cette enquête. La seule variation importante observée, toute variable confondue (autrement dit, le sexe, l’âge, la région d’origine et la ville de résidence), était le sentiment d’appartenance à l’identité bretonne. Les informateurs utilisant un discours mesuré, c’est-à-dire, n’exprimant ni une forte appartenance ni l’inexistence de celle-ci, représentent 12 % des informateurs, soit 16 personnes. Ce qui signifie qu’un large ensemble des informateurs s’est positionné clairement sur son appartenance à l’identité bretonne et a validé les pratiques d’affichage bilingue à Lorient ou l’inverse[8].

2. Le contexte lorientais

L’enquête réalisée pour cette étude émane d’une situation politico-culturelle spécifique au sein de laquelle les actions communales se fondent dans une politique régionale plus large. Mais, même si le Conseil Régional de Bretagne mène une politique volontariste en faveur de la langue bretonne et de son développement dans la vie de la cité, les Conseils Généraux sont libres et indépendants dans leurs actions en matière de culture. Ainsi, le Finistère et les Côtes d’Armor sont les deux départements dans lesquels les actions de soutien et de mise en valeur de la langue et de la culture bretonnes sont présentes depuis plusieurs décennies. Dans une autre perspective, le département d’Ille-et-Vilaine (département à l’est de la région et frontalier d’une autre région administrative) se caractérise par des actions ponctuelles en faveur d’initiatives locales le plus souvent. Le département du Morbihan est quant à lui « le retardataire » breton en matière de bilinguisme et d’affichage bilingue. Ainsi, de nombreuses procédures ont été lancées dans les communes morbihannaises, ainsi qu’auprès du Conseil Général (élu en mars 2004 et changeant de majorité, devenant socialiste), il y a plusieurs années mais réellement identifiées depuis quelques mois seulement.

Parallèlement, la ville de Lorient développe depuis la même période une politique d’affichage bilingue concernant le jalonnement[9] directionnel ainsi que la signalisation des bâtiments afin de « contribuer à une plus grande reconnaissance de la langue bretonne et favoriser le développement de sa pratique » (compte-rendu du Conseil Municipal de la ville de Lorient, séance du 01/10/1998 : 2)[10]. Afin de définir plus précisément la politique (sur le bilinguisme) à poursuivre et prolonger les deux actions citées précédemment, un groupe de travail sur le bilinguisme a été mis en place en 1998, regroupant différentes personnalités de la communauté lorientaise : cinq élus du conseil municipal et un représentant de la fédération des associations culturelles du pays de Lorient, Emglev Bro an Oriant (connue pour oeuvrer pour la défense de la culture et de la langue bretonnes, son utilisation dans la vie publique, son enseignement et sa pérennité dans la société en Bretagne).

Suite aux propositions de ce groupe de travail, la ville de Lorient s’est engagée à développer le bilinguisme dans sa communication et à proposer aux agents municipaux un certain nombre de mesures, par exemple, « une formation en langue bretonne en vue d’améliorer les relations entre l’Administration et les usagers[11]» (compte-rendu du Conseil Municipal de la ville de Lorient, séance du 01/10/1998 : 3).

La ville de Lorient souhaite dans la globalité de son affichage urbain, aussi bien en ce qui concerne la signalisation routière et « touristique[12] » que les indications sur les bâtiments, faire voir, faire entendre, donc faire admettre, la langue bretonne comme élément essentiel de la vie de la cité. Ainsi, depuis quelques années, de nombreux panneaux bilingues émergent dans le paysage urbain lorientais. La signalétique bilingue est très présente, concentrée surtout dans le périmètre du centre ville attractif, autrement dit, concentrée stratégiquement dans les lieux les plus fréquentés par les automobilistes et par les piétons. Cela concerne les espaces d’affichage environnant les grandes artères du centre ville, les bâtiments du type de l’Office du tourisme, de la Chambre de Commerce et de l’Industrie, du Palais des Congrès, de la Mairie etc., ainsi que la signalisation du stade de football, espace central de la ville[13].

Ce périmètre délimite donc les frontières de la zone nommée « centre ville », espace « propice » à mettre le public au contact du breton et réciproquement, car, en termes de taux de fréquentation, cette zone est une zone de passage. Le jalonnement bilingue correspond à des choix de lieux, stratégiquement déterminés pour que l’affichage bilingue soit reçu favorablement par la population. Les panneaux de signalisation permettent alors d’assurer le rôle que la municipalité donne à cette action culturelle : une action symbolique permettant la valorisation du territoire.

La langue en tant que matière patrimoniale et touristique s’affiche davantage dans ce type d’endroits plutôt que dans les zones périphériques, plus résidentielles ou industrielles. Or, le modèle de jalonnement en vigueur depuis l’année 2000 tente de développer en dehors de cet espace un affichage bilingue, puisque la ville de Lorient avait pris à cette époque la décision de mettre en place une signalisation bilingue sur l’ensemble de la commune, au fur et à mesure du renouvellement des panneaux et des nouvelles implantations. Des contacts avaient également été envisagés avec les grandes administrations et les établissements privés pour les inciter à mettre en oeuvre une signalisation bilingue de leurs équipements (signalétique intérieure et extérieure). De la même façon, un des objectifs était de susciter auprès des promoteurs des appellations en Breton pour les nouveaux bâtiments résidentiels à construire. La volonté de la ville de Lorient était donc très forte pour installer une signalisation bilingue sur l’ensemble de son territoire.

Cela pose alors la question du prestige du lieu, en tant que lieu attractif, de l’intérêt du lieu pour afficher cette langue. Jamais les lieux peu fréquentés par la population ne sont choisis en priorité pour l’affichage bilingue. Les lieux de ville choisis pour cela relèvent en priorité d’un choix stratégique et ne peuvent se détacher du « traitement de la langue » opéré dans ces mêmes endroits. Cela a été observé dans tous les lieux d’enquête que j’ai pu visiter pendant mes recherches[14], non seulement à Lorient mais à travers toute la Bretagne.

L’utilisation de la langue bretonne peut être envisagée de deux façons, renvoyant à deux traitements de l’espace, c’est-à-dire du lieu d’affichage : le premier consiste à établir un contexte de type « relation publique » avec les usagers. Considéré dans son entièreté comme objet pratique se situant dans un lieu de ville, c’est-à-dire un lieu urbain attractif au sens mentionné précédemment, le panneau est saisi comme un ensemble fixe, astreint aux usages de son support et servant à se repérer, à se guider, à indiquer un ensemble de directions. Le second consiste à établir un contexte de « type relation intime » avec le piéton car le panneau, par son affichage bilingue, prend place dans un plus large espace de signes par lequel le piéton est sollicité dans l’espace urbain. Et le fait de la sollicitation permet de saisir le panneau comme un objet vecteur de sens, de relations, donc de lien social. En parlant d’affichage publicitaire, Marcel Fitoussi précise que la « spécificité du message que véhicule l’affiche est l’alliage d’une image et d’un texte qui tous deux renvoient à une opération symbolique » (Fitoussi, 1995 : 113). Or le principe de l’affichage bilingue de la ville de Lorient est précisément celui-là. D’ordinaire, l’indication (l’indication géographique pour le cas évoqué ici même) se distingue du symbole. Le panneau de signalisation, constituant une indication, établit un rapport causal entre l’usager et l’usage effectif de ce support, puisque entraînant une série d’actions allant de l’utilisation de l’indication en tant qu’information, jusqu’à l’action permettant à l’usager de se rendre dans l’endroit indiqué ; alors que le symbole n’a pas cette fonction. Il est un élément pouvant faire référence à un autre ensemble de signifiants. Il est un signe dans lequel on intègre un ensemble de références (culturelles) construites. Le panneau de signalisation bilingue devient alors plus qu’une simple indication, il est aussi un signe, un symbole, renvoyant à une réalité certes construite, mais aussi à un ensemble d’images mentales que nous formons par notre histoire, nos valeurs, etc. et auxquelles nous croyons et adhérons. Et lorsque ces symboles sont utilisés par les « promoteurs de la langue », dans le cadre de la signalétique bilingue observée sur le terrain breton, ceux-ci renvoient aussi bien l’image de ce que veulent dire les initiateurs du message : « Vous êtes en Bretagne, la langue affichée publiquement l’authentifie », qu’à ce qu’il évoque pour le destinataire.

La ville de Lorient cherche donc à faire la promotion de la langue bretonne, à développer ses usages et à sensibiliser la population à une question linguistique plus vaste, qui consisterait, par le moyen de la signalisation bilingue, à réhabiliter le breton dans la vie sociale. Mais, elle cherche aussi à valoriser son territoire par l’image positive de la culture bretonne (dont la langue est un élément fondamental), image positive existante et persistante dans les représentations sociales de la Bretagne partagées aussi bien par la population locale que par les populations extérieures à la région[15]. Une culture affirmée[16] contribue à créer un système collectif de représentations. Il s’agit là de créer une sorte d’imaginaire collectif, renvoyant à la fonction principale du symbole évoquée précédemment. Plus largement, la Bretagne bénéficie d’une image positive (qualité de vie, savoir-faire des personnes, etc.). Aussi, même sans contenu iconographique, les panneaux de signalisation, dans les textes (les messages écrits) qu’ils transmettent par la langue régionale, participent à une opération symbolique qui tente de se développer à travers toute la ville et non plus seulement dans les lieux les plus touristiques. L’affichage bilingue, considéré dans cet espace, relève donc d’un ensemble d’opérations visant un marquage symbolique du territoire au sens où il n’est pas pensable que l’ensemble des usagers, particulièrement l’ensemble des usagers et locuteurs du breton, se servent des formes bretonnes pour s’orienter.

3. Politique culturelle et politique de ville

À plusieurs reprises, j’ai évoqué la terminologie de « politique linguistique » pour désigner l’action lorientaise en matière de signalétique bilingue. Je parle de ce concept dans ce contexte au sens de l’association de décisions politiques liées à une question linguistique, donnant à mettre en oeuvre dans l’espace public un aménagement linguistique visible pour lequel des règles de fonctionnement ont été envisagées au préalable et votées par l’équipe politique en place. Cela suppose que le contexte soit auparavant établi comme un contexte culturel vécu, ressenti comme favorable, ce qui est le cas ici.

Puis, une politique linguistique active suppose un ensemble d’engagements visant à développer, avant même les pratiques d’une langue régionale, des actions de revalorisation du statut de cette langue. La réflexion doit porter sur les rôles de la langue bretonne dans la société (locale pour le cas qui nous intéresse) et des décisions doivent être prises sur les rôles culturels et sociaux de cette langue. Or, nous sommes bien dans cette perspective où, par l’affichage symbolique développé dans cette ville, l’ensemble des acteurs participant à cela contribue à faire évoluer et à redévelopper le statut de la langue bretonne, avant même d’en redévelopper sa pratique.

Deux arguments sous-tendent cette mise en place de la politique linguistique et dessinent l’orientation de la politique linguistique lorientaise : la mémoire et l’ouverture. L’argument historique est extrêmement présent dans les motivations qui ont déclenché ce type de pratiques. Refaire apparaître l’histoire du territoire par le biais des noms et envisager cela comme une ouverture à la diversité culturelle et au respect des identités (respecter la culture d’un territoire et la diversité des gens qui y habitent) constituent l’ensemble du raisonnement qui m’a été confié lors des entretiens semi-directifs avec des élus locaux.

La symbolique de la signalétique lorientaise peut être envisagée comme un modèle spécifique car elle répond à des motivations locales, d’acteurs locaux, mais elle s’intègre aussi à un modèle plus vaste, départemental tout d’abord, et régional ensuite :

La langue bretonne ne sera plus jamais une langue véhiculaire. Il faut encore davantage la préserver. C’est une exigence historique déontologique. La langue est un élément de culture vivant, à l’inverse des bâtiments ou de tout ce qui concerne l’architecture. L’affichage bilingue est donc aussi le témoignage de la vivacité d’une culture, d’un territoire, ce qui est le cas pour Lorient par exemple. (Témoignage de l’actuel Président de la Région Bretagne, Jean-Yves Le Drian, lors d’un entretien le 16 juin 2003).

Cette situation est troublante car il apparaît qu’un modèle de développement d’aménagement linguistique du territoire ne puisse être transférable d’un lieu à un autre. Comprenons, ne peut être transférable d’un territoire à un autre, car les principes d’aménagement répondent à des besoins spécifiques liés à la nature complexe d’une identité spécifique sur un territoire particulier. Or, il semble que le modèle lorientais émane d’un modèle plus vaste, régional. En se basant sur l’argument reflétant les représentations liées aux comportements des Bretons face à leur identité régionale[17], on peut dire que l’identité bretonne se vit tout à fait différemment selon les quatre départements principaux de cette région. Il est bien « connu » que les Finistériens vivent davantage l’identité bretonne que les personnes vivant en Ille-et-Vilaine. Or, plus scientifiquement, les rapports interlinguistiques liés à cette question n’ont jamais été envisagés ni gérés de la même façon selon les quatre départements. Il y a des différences de ressenti identitaire, et de politique linguistique de fait, selon les zones de Bretagne. Et, aujourd’hui, les instruments sociaux et politiques permettant de maîtriser ce nouveau type de pratique sont les mêmes, et ce, pour l’ensemble du territoire breton. Cela signifie qu’il n’est pas question par ce type d’actions de chercher la spécificité culturelle d’une ville, mais bien d’intégrer la ville à une question culturelle et linguistique plus large, vis-à-vis de laquelle aucune ville ne se défend, puisqu’il ne s’agit plus de considérer les variétés locales de la langue mais bien de considérer la régulation de l’usage de la langue bretonne, c’est-à-dire des pratiques langagières liées à l’affichage public, à l’intérieur d’un espace social donné.

La valeur de la langue est remise en question. Dans ce contexte, je postulerai sur le fait que la langue est un bien culturel au sens qu’elle est

un bien symbolique, parce qu’il est porteur d’identité, de valeurs et de sens et ne peut pas être traité comme n’importe quel autre bien. Le bien culturel, parce qu’il constitue un bien d’information et un bien symbolique porteur de sens, possède un ensemble de caractéristiques qui le distinguent des biens matériels typiques de la révolution industrielle et qui font en sorte que les préceptes de l’économie néoclassique standard s’appliquent fort mal à sa situation.

Ménard, 2004 : 67

La langue bretonne est donc autre chose qu’un objet de commerce, mais n’est toutefois plus que l’élément linguistique permettant l’échange ou la communication entre les personnes. Elle est un vecteur du lien social (à l’exemple de l’objectif de la mairie d’envisager de meilleures relations entre l’Administration et ses usagers) et elle est aussi un argument de la politique de la ville, un argument socio-économique, etc.

Conclusion : les enjeux de l’affichage bilingue en Bretagne

Dans le contexte lorientais décrit précédemment, le panneau de signalisation est un élément de connaissance de la ville. L’usager, quel qu’il soit, entre ainsi au coeur d’un fait urbain contemporain : l’utilisation de la langue bretonne dans l’espace urbain. Marqueur territorial, le panneau délimite les contours d’espaces (par exemple, jusqu’à aujourd’hui, le centre ville peut très clairement se dessiner grâce aux panneaux de signalisation bilingue qui sont majoritaires dans cet espace social donné), individualise certains secteurs (cela est surtout valable pour les secteurs accessibles aux piétons où la marque régionale par le biais de l’affichage de la langue bretonne permet de donner un caractère typique, traditionnel à l’endroit[18]) et sert de repère pour qualifier les lieux autrement que par le toponyme francisé. Il offre aussi, par l’effet combiné de son message et de son emplacement, la possibilité d’identifier un des paramètres selon lequel s’organise l’espace social. Élément du paysage non seulement urbain mais de l’espace plus vaste et entier, il donne à voir la ville dans sa double fonction d’espace économique et d’espace de pouvoir. En effet, les pratiques d’affichage bilingue utilisées dans le champ urbain de la ville de Lorient peuvent être mobilisées en tant qu’enjeu social dans la construction identitaire, en tant qu’enjeu politique mais aussi en tant qu’enjeu économique ou socio-économique.

L’affichage de la langue bretonne dans toutes les formes de signalétique précédemment déclinées comporte des enjeux sociaux liés à la construction identitaire. Cet affichage superposé, substitué à l’espace vécu[19], influe sur les relations des habitants à leur environnement, tel le discours de la municipalité de Lorient cité précédemment, discours construit et fondé sur des représentations comme l’amélioration des relations entre les personnels des administrations sensibilisés à la question linguistique bretonne et les usagers, mais vérifiées par les réponses des informateurs qui valident ce fait par des réponses du type :

Ça donne une ambiance exotique. (Informateur I.H1)

Il a un impact positif autant sur le visiteur que sur le résident. (Informateur I.H13)

Il apporte une plus grande confiance des Bretons en eux-mêmes. (Informateur I.F17)

Cela apporte une meilleure convivialité. (Informateur I.H20)

Il est porteur de cohésion sociale. (Informateur I.H28)

Cela apporte de la joie. (Informateur I.H35)

C’est valorisant. (Informateur II.F14)

Ça atténue le sentiment d’exclusion. (Informateur II.H17)

Ça apporte du dynamisme. (Informateur II.F19)

Puis l’affichage en breton comporte un enjeu politique, ou plus précisément politico-linguistique. Si le but est de pérenniser la langue par ce moyen d’affichage, quelques arguments oeuvrent en ce sens. En effet, cette signalisation véhicule du sens puisque la personne lisant le panneau bilingue a l’impression de pouvoir traduire quelques mots et le phénomène de mémorisation de la langue véhiculé par cette action permettra peut-être que des locuteurs non-actifs se sensibilisent à la « cause linguistique bretonne » et décident d’apprendre la langue. Nous pouvons imaginer en effet, qu’à plus long terme, cela soit un facteur qui agira sur l’évolution des pratiques.

Enfin, l’affichage bilingue comporte un enjeu socio-économique. Si le but est d’améliorer les relations entre l’Administration (par exemple) et ses usagers, cela permet aussi de créer du lien social. La langue bretonne, affichée publiquement, constitue un ensemble de significations qui accroît les liens entre ceux qui les partagent. La langue est un élément moteur de la valorisation de la culture bretonne toute entière. Et, encouragée de la sorte, la culture produit des effets sur l’économie locale, que ce soit par les manifestations culturelles qui se développent (ayant des conséquences positives sur le tourisme), la création d’emplois (liés au domaine culturel, associatif, etc. dans les structures à vocation régionale par exemple), ou encore par le développement de l’image de la région (provoquant des conséquences positives directes sur l’économie). Puis, loin de n’être qu’une simple étiquette, l’indication en langue régionale assure un ensemble d’opérations concrètes qui interfèrent les unes avec les autres pour :

  1. identifier : la première opération d’identification est une opération nécessaire pour que le lieu existe et que les usagers se repèrent. L’identification en langue régionale permet en plus de cela d’identifier le lieu en véhiculant quelque chose de positif. D’où un enchaînement avec la deuxième opération ;

  2. catégoriser un territoire de façon positive. En effet, la Bretagne bénéficiant d’une image positive, le caractère localisant de la langue permet de renforcer l’image positive du territoire ;

  3. réactiver la mémoire du lieu et de l’ensemble du territoire auquel ce lieu appartient ou duquel ce lieu est issu ;

  4. permettre de faire fructifier le « capital » culturel et économique du territoire tout en assurant l’évolution de son image ;

  5. signifier quelque chose de nouveau : il s’agit d’envisager l’affichage comme une interface entre le respect, la réhabilitation de l’histoire et une perspective d’avenir ;

  6. permettre l’idée d’une place plus importante de la langue bretonne au sein de ces espaces ;

  7. inciter le destinataire à devenir « client » en motivant des attitudes aussi diverses que la curiosité (suscitant ensuite de l’intérêt ?), le désir, l’adhésion à des valeurs associées à la langue bretonne mais surtout à la culture bretonne au sens large.

Il s’agit bien ici d’une vision marketing[20] de l’usage de la langue bretonne. Au risque de choquer et confondre les objectifs scientifiques de cette étude, l’enquête et l’analyse sociolinguistiques que je présente ici ne peuvent se détacher d’un processus labellisé évident, que comporte l’affichage. L’action symbolique engagée par la ville de Lorient suggère ce principe de valorisation. Et de manière générale, les informateurs n’envisagent pas l’affichage bilingue comme un espace de signalisation pratique mais bel et bien comme un espace symbolique, représentant des éléments culturels.

Nous pouvons finaliser la question en s’intéressant aussi aux effets produits par cet affichage :

  • pour le touriste ou l’usager ponctuel, le panneau, en tant que support et effet de significations, intervient sur la représentation mentale de l’espace. Il s’agit d’un modèle de communication visuelle externe.

  • pour l’usager permanent, la communication visuelle permet de se familiariser avec des formes variées. Il s’agit d’un modèle de communication interne.

  • et pour l’usager plus régulier que l’usager ponctuel mais moins que l’usager permanent, la combinaison de ces deux modèles renvoie aussi au phénomène de réception instantanée de la langue (par le simple fait de passages dans un espace comportant ce type de signalétique) et ajoute le phénomène de familiarisation, puisque l’usager connaissant l’espace et y revenant, développe par le force des choses ce type de comportement.

À titre d’exemple, le maire de la commune de Cesson-Sévigné, en Ille-et-Vilaine, oeuvre pour que sa ville soit une « vitrine »[21]. Or, une vitrine fonctionne le plus souvent par exposition d’objets ou de sujets qui ne tentent d’être que le reflet de celui ou ceux qui les contemplent. Une des limites à ce genre d’affichage, et particulièrement lorsque la population n’en est pas tenue informée au préalable, est que le fonctionnement en vitrine imaginé et mis en place par les équipes politiques dirigeantes n’est pas le reflet que de ceux qui contemplent ces expositions de langues. D’où des conflits graves parfois, et un refus catégorique de participer et de cautionner ce type d’actions en faveur du bilinguisme.

Enfin, selon Michel Lussault, « un des caractères originaux de la forme publicitaire de la communication territoriale est que le produit à vanter est autant – sinon plus – la politique municipale que la ville » (Lussault, 1993 : 102). Ce qu’il rapporte à l’affichage publicitaire de la ville de Tours est adaptable à la politique mise en oeuvre par la ville de Lorient. Le modèle d’utilisation de l’espace développé dans ces lieux lorientais est aussi la valorisation de la politique municipale et médiatise ainsi son discours (par le biais des panneaux de signalisation).

La langue bretonne est donc un objet au sens de produit d’usages culturels (puisque la langue est utilisée à des fins autres que linguistiques), un moyen de production et de circulation de sens, à la fois un message (un véhicule d’informations) et aussi un stimuli destiné à déclencher des réactions. L’affichage bilingue, matérialisé sous forme de panneaux identifiés et référencés par catégories, renvoie de fait à une série d’interrogations sur les échanges qu’il institue non pas tant entre émetteurs et récepteurs mais plutôt entre le sujet émis, la langue bretonne et le récepteur de ce sujet, l’usager, donc à terme cela engage une série de réflexions sur le lien social dont elle pourrait être un des vecteurs. La langue bretonne est une Langue-Produit et son avenir est à envisager de toute façon sous cette forme développée précédemment : les actions symboliques en cours contribuent à faire évoluer son statut, et par là, la perspective de faire évoluer les pratiques peut être imaginée.