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Introduction : Contexte glottopolitique et signification de la signalétique en provençal

Depuis les années 1990 on assiste en Provence, région du sud-est de la France située entre le Rhône, l’Italie et la Méditerranée, à une multiplication rapide d’un certain type de signalétique en provençal, souvent bilingue français-provençal, dans les villes et villages de Provence (panneaux d’entrée de communes, noms de rues et de bâtiments administratifs, plaques touristiques et commémoratives, etc.). Ce phénomène n’est pas isolé : il s’est développé parallèlement et à des degrés divers dans certaines autres régions de France dont les langues spécifiques se trouvaient dans une dynamique de minoration / majoration comparable, comme la Bretagne, la Corse, le Pays Basque, où la signalétique en langue régionale est plus développée qu’en Provence. On y trouve notamment une abondante signalétique directionnelle[1], rare en Provence où seule une signalétique d’identification est développée. Mais il ne s’est pas ou très peu développé pour des variétés linguistiques :

  • dont la minoration statutaire est trop forte (en domaine d’oïl notamment, où l’on ne note que des cas très rares et récents[2]) ;

  • dont le passage à l’écrit est plus difficile parce que cet écrit éventuel est fortement imbriqué dans celui d’une langue dominante (français pour les créoles des départements d’outre mer (DOM), néerlandais pour le flamand occidental, allemand pour l’alsacien[3], etc.) ;

  • dont la fonction identitaire n’est pas suffisamment active pour la population (languedocien-occitan, gascon, etc.)[4] ;

ces trois obstacles pouvant se cumuler.

Le contexte sociolinguistique français en général, et provençal en particulier, est bien connu et largement étudié (Blanchet, 1992 et 2002, pour l’exemple provençal ; Blanchet et Schiffman, 1999, pour la France) : il est marqué par une forte diglossie à l’encontre des langues régionales, diglossie tempérée par une tendance à une relative re-légitimation symbolique des langues régionales depuis les années 1970. Je ne reprendrai ici que des points précis liés à la question de l’affichage public. L’une des modalités structurantes de la diglossie française est une répartition nette des langues entre espace public (réservé au français) et espace privé (où d’autres langues, notamment locales, peuvent être utilisées). Un appareil juridique contraignant a contribué et contribue toujours à l’affirmer, notamment en ce qui concerne les services publics : interdiction de se prévaloir d'un droit à user d'une autre langue que le français dans la « sphère publique » (loi constitutionnelle de 1992), protection et obligation de l’usage du français par l’État, les services publics, les entreprises et les citoyens notamment à l’écrit et sauf circonstances particulières (loi Toubon de 1994), interdiction de l’usage d’autres langues comme moyens d’enseignement (circulaire De Monzie en 1925, divers arrêts du Conseil d’État en 2002) et sur les adresses postales (arrêt du Conseil d’État en 1992), etc., ce à quoi s’ajoute, par défaut, l’exclusion des articles octroyant des droits linguistiques aux personnes (et a fortiori à des « communautés »[5]) dans les conventions internationales signées par la France (par exemple la Convention de New York de 1966, ratifiée en 1980, ou la Convention internationale des Droits de l'Enfant de 1989).

Cette répartition diglossique est confortée par d’autres répartitions glottopolitiques, notamment celles entre espace urbain et espace rural (auquel est associé l’usage de langues régionales), appuyée notamment sur une répartition entre modernité (à laquelle sont associés l’urbanité, le français et d’autres langues internationales comme l’anglais) et archaïsme (qui connote la ruralité, les langues régionales et certaines langues de l’immigration). De nombreux croisements existent entre ces axes de répartition diglossique, dont la polarisation stéréotypique à laquelle on aboutit, très présente dans les représentations sociolinguistiques des Français, est la suivante :

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Dans un tel contexte, le développement récent par des collectivités territoriales et locales (notamment des communes[6]) d’un affichage public urbain – nécessairement écrit – et sous la forme d’une signalétique contemporaine, en langue régionale, semble paradoxal et, dès lors, relever d’un processus de déminoration-majoration du statut sociolinguistique, voire de déminorisation-majorisation[7] des pratiques. Dans tous les cas, y compris celui du provençal, cet affichage public manifeste certaines caractéristiques de la situation sociolinguistique, tout en l’alimentant simultanément.

Cela dit, le provençal n’entre pas dans une polarisation diglossique aussi forte. Parce qu’il a toujours été écrit, parce qu’il a donné lieu et continue à donner lieu à une littérature de réputation internationale, parce qu’il a fait l’objet d’une promotion active précoce (dès le milieu du XIXe siècle au moment même où la diglossie française moderne se met en place), parce qu’il a toujours été et reste aussi une langue urbaine, parce que l’identité culturelle et linguistique provençale reste fortement ressentie et associée au provençal – perçu comme une « véritable langue » –, le provençal se situe dans une échelle diglossique moyenne, même si une forte baisse des pratiques, corrélée à une francisation stigmatisante, exclusive et massive au cours du XXe siècle, a bien sûr produit de puissants effets diglossiques (Blanchet, 2002 et Blanchet et al., à paraître).

Ainsi, le provençal a toujours été utilisé pour des affichages publics, y compris dans des contextes socio-historiques défavorables : sous l’ancien régime alors même que l’ordonnance de Villers-Cotterêt s’appliquait en Provence (fig. 1)[8], au cours du XIXe et début du XXe siècles par exemple sur des monuments religieux (fig. 2), les armoiries de certaines villes (fig. 3) mais aussi des plaques commémoratives (par exemple Bertrand, 1986) et des « réclames » (les revues du XIXe siècle en langue provençale comportaient régulièrement des réclames en provençal, dont celles pour le savon de Marseille « Mikado » sont restées célèbres car les slogans étaient des quatrains écrits par F. Mistral, (Gouge-Féral, 1998)). De nombreuses maisons, de nombreux commerces, portent un nom en provençal, habitude bien vivante qui remonte au XIXe siècle.

Figure 1

« De la part du Roi, Comte de Provence », affiche de 1789

« De la part du Roi, Comte de Provence », affiche de 1789
source : Mauron et Emmanuelli, 1986

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Figure 2

Carillon de Forcalquier, Alpes-de-Haute-Provence

Carillon de Forcalquier, Alpes-de-Haute-Provence
photo Ph. Blanchet

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Figure 3

Blason et devise de Forcalquier, Alpes-de-Haute-Provence, ici affichés sur la mairie

Blason et devise de Forcalquier, Alpes-de-Haute-Provence, ici affichés sur la mairie

Note : Pus aut que les Aup (prononcé [pœzawkelezaw], en provençal local (« Plus haut que les Alpes »), joue sur le double sens de [aw].

photo Ph. Blanchet

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Mais la baisse la plus remarquable des manifestations publiques de la langue a eu lieu dans les années 1950-1970, au plus fort de la pression diglossique française, au moment où la transmission de la langue diminue fortement au sein même des familles : aujourd’hui, la plupart des locuteurs actifs ayant reçu la langue de leurs parents sont des ouvriers ou des employés vivant dans les Alpes de Haute Provence, dans le Var ou dans le Vaucluse, âgés de 50 à 70 ans et habitant des zones urbaines de taille moyenne (Blanchet et al., à paraître). C’est à partir des années 1980 qu’on voit apparaître de nouveaux affichages publics en provençal, phénomène qui va s’amplifier à partir de 1990 et toucher notamment la signalétique urbaine, mais pas uniquement[9] : le marketing s’empare du provençal qui apparaît désormais sur des noms de produits, des publicités affichées sur la voie publique (Figure 4, 5 et 6 ; Blanchet, 2001), etc.

Figure 4

Campagne publicitaire pour les pâtes Panzani[10]

Campagne publicitaire pour les pâtes Panzani10
photo Ph. Blanchet

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Figure 5

Campagne publicitaire pour l’huile d’olive Olï[11]

Campagne publicitaire pour l’huile d’olive Olï11

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Figure 6

Campagne publicitaire pour les maisons Phénix

Campagne publicitaire pour les maisons Phénix

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On trouve même, par exemple, un dicton en provençal sur le cachet de la poste d’Eyguières (village des Bouches-du-Rhône, fig. 7) alors même que l’usage du français est obligatoire sur les adresses postales (arrêt du Conseil d’État indiqué supra) :

Figure 7

Cachet de la poste d’Eyguières, 1999[12]

Cachet de la poste d’Eyguières, 199912

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Et une « communauté de communes » (regroupement institutionnel de communes, reconnu par l’État) créée au sud-est de Marseille en 1993 a pris, uniquement en provençal, le nom Lou Païs de l'Estello e dóu Merlançoun (« Le Pays de l’Étoile et du Merlançon », du nom de deux montagnes), qui figure sur tous ses documents officiels.

Entre les règles juridiques et la pratique effective, il existe donc une différence sensible, qui témoigne d’un certain attachement des populations locales à leur langue provençale.

1. Types d’affichages et indices sociolinguistique

Sans pouvoir entrer ici ni dans une analyse détaillée d’un corpus très étendu[13], je me concentrerai sur celle de cas significatifs, sélectionnés pour cela sur un terrain que je fréquente assidûment et dont ils sont, je crois, représentatifs. Un certain nombre de ces panneaux relèvent de petites villes, voire de villages, et pas uniquement de grandes villes : ils me semblent toutefois relever d’une signalétique urbaine en ce sens que, d’une part, ils sont similaires qu’il s’agisse de villes (Aix, Avignon) ou de villages (Maillane, Nans-les-Pins) qui sont tous des communes et non des lieux-dits et que, d’autre part, même les villages, en Provence, relèvent d’une organisation et d’une culture de type urbain (comme en Italie) (Bromberger, 1989). Afin de ne pas reproduire plusieurs fois le même panneau sur lequel sont analysables plusieurs indices sociolinguistiques, j’ai choisi de regrouper les photos en annexe et d’y renvoyer par un système de numérotation.

1.1. Formes linguistiques

Le premier problème est celui de la forme linguistique des toponymes. La plupart des noms de communes et lieux-dits sont des adaptations françaises de noms en provençal. Ces adaptations sont souvent maladroites[14], parfois erronées jusqu’à l’absurde[15] (Blanchet, 2003 : 22-23), et l’administration française y a ajouté des appendices permettant de distinguer notamment diverses communes portant le même nom dans une même région ou dans des régions différentes. Les appendices les plus fréquents sont -en Provence ou -de Provence, -sur mer, -sur + nom de cours d’eau, -lès[16] + nom de lieux. Ainsi on a Aix-en-Provence (vs Aix-les-Thermes), Saint-Rémy-de-Provence (vs St-Rémy-du-Nord), La Seyne-sur-Mer (vs Seyne), St-Paul-lès-Durance (vs St-Paul-Trois-Châteaux), etc.

Lors de « reprovençalisations » des noms d’affichés sur la signalétique, on assiste à différentes stratégies :

  1. Reprise unique du nom provençal historique, comme en fig. 10, 17, 22, 25 (Cadarousso, Sant Pèire, Cavaioun). Ce choix, le plus apprécié de beaucoup de locuteurs, se retrouve sur certains noms de rues, bilingues, comme par exemple à Aix, où l’artère principale et emblématique, le cours Mirabeau, porte en provençal sur la signalétique urbaine le nom Lou Cous qui est effectivement son nom usuel en provençal (comme dans toute ville ou gros village de Provence)[17]. On aboutit même parfois à l’affichage d’un nom traditionnel provençal différent du nom officiel en français, comme à Saint-Rémy (par ex. fig. 30, où la rue qui s’appelle de la Commune depuis plusieurs décennies retrouve en provençal l’ancien nom – aujourd’hui inusité – de « rue de saint Paul ») ; mais une telle stratégie est rare. Le même choix est observable en fig. 31, avec coumuno qui traduit bien « mairie ».

  2. Reprise du nom provençal auquel s’ajoutent des mentions complémentaires, permettant d’afficher davantage la provençalité de la signalétique (fig. 9, Buoux « clé du Lubéron » – nom d’une montagne ; fig. 16 où L’ilo devient « l’île du comtat-venaissin » –région de Provence – au lieu de « l’île sur la Sorgue » – nom d’une rivière signifiant « source » en provençal), notamment par l’ajout en provençal, de la mention « en Provence » (fig. 12, 15, 23), qui affirme ainsi doublement l’ancrage identitaire de la commune. Cette dernière mention peut être due à une retraduction en provençal du nom français (voir point c) ci-après).

  3. Retraduction en provençal du nom français, comme à Aix-en-Provence (fig. 8), ancienne capitale de la Provence, dont les panneaux indiquent Ais de Prouvènço (et non pas en Prouvènço, probablement par stratégie de distanciation linguistique), alors que le nom provençal usuel de cette ville est z-Ais (prononcé [zaj])[18] ; voir aussi fig. 10, 19, 21. Un cas connu pour la visibilité de cette retraduction, perçue comme artificielle par beaucoup de locuteurs, est celui de la commune de Saint-Michel-l’Observatoire, en Haute Provence, nommée Sant Michèu en provençal et rebaptisée Sant Michel l’Ousservatòri en caractères rouges sur des panneaux jaunes (couleurs du drapeau provençal). Sur ce point voir aussi les emblèmes identitaires, infra.

1.2. Formes graphiques

Un autre problème est la forme graphique. Schématiquement, trois graphies sont possibles, auxquelles il faut ajouter des usages intermédiaires souvent difficilement démêlables (Blanchet, 1992 ; 2002) :

  • une graphie phonétisante à base française qui est usitée spontanément par tous ceux – largement majoritaires – qui n’ont pas appris à écrire le provençal ;

  • une quasi-orthographe moderne, dite « mistralienne » du nom de son fondateur / illustrateur le plus célèbre (l’écrivain F. Mistral), très majoritairement adoptée depuis le XIXe siècle par ceux qui écrivent régulièrement en provençal (écrivains, presse, enseignants, notamment) et par les collectivités provençales (Région, Communes, etc.) : graphie plutôt phonétisante permettant de noter les variations locales de la langue ;

  • une graphie dite « classique » ou « occitane », promue par la militance occitaniste, récemment importée et adaptée depuis le Languedoc, qui est très peu employée en Provence, y compris parce que c’est une graphie étymologisante, difficile, fondée sur une autre variété linguistique, sous laquelle les locuteurs reconnaissent très mal leur langue.

La signalétique adopte majoritairement l’orthographe mistralienne, avec ici et là quelques hésitations et influences des graphies françaises :

  • formes provençales orthographiques (« mistraliennes » : fig. 8, 10, 11, 17, 22, 25, 27, 30, 31) ;

  • graphies provençales spontanées : Ces graphies s’appuient plus ou moins sur l’orthographe mistralienne, dont la diffusion est large en Provence, mais en diffèrent par quelques choix. Ainsi on a, pour Sanary-sur-Mer (fig. 23), une forme pseudo-étymologique San Nari, puisque Sanàri, en provençal, est une forme amalgamée de Sant Nàri, signifiant « Saint Nazaire » et que la commune a aussi porté officiellement en français le nom de St Nazaire (sauf pendant la Révolution de 1792 à 1809 et, sur demande de la population, depuis 1890, où le nom provençal a été rétabli sous une forme francisée)[19]. Autre exemple : l’inscription spontanée sur une station service à l’entrée de Villelaure (fig. 28) : on a là une hyper-correction provençalisante (abus de <è> pour bèn-vengudo) et une forme étymologisante avec coupure[20] et double <l> (voir San Nari supra), mais qui devrait donner alors Vilo-Lauro (le maintien du a étant précisément dû à l’amalgame) ;

  • influences des graphies françaises : Ce phénomène se traduit de deux façons, graphies à la française et usage de graphèmes français. Pour les graphies à la française, on a par exemple l’article lei (« les ») écrit <leï> avec ï (fig. 19)[21], ou la graphie Lançoun dé Prouvenço (Lançon-de-Provence, département 13), avec la préposition de prononcée [de] graphiée <dé> ; pour l’emploi de graphème français, on observe par exemple l’absence d’accent grave sur Prouvènço (fig. 12, 20, 23), à la fois parce qu’en français il n’y a pas de <è> dans un tel groupe et parce qu’en français de France on ne met pas d’accent sur les majuscules (voir ainsi l’absence totale d’accent pour Sant Estève dóu Grès en fig. 21). De même, on note l’absence de cédille sous le <c> (fig. 20), probablement parce qu’une telle configuration n’existe pas en français et parce que ce groupe <-ço> du provençal correspond au <-ce> du français dans Provence. La ville de Gréoux-les-Bains (fig. 13), en provençal Grèu (prononcé [gRèw]) a un nom provençal graphié avec déplacement de l’accent sur le <u>, puisque <ù> existe en français au contraire du groupe <èu> ; on trouve de façon comparable Sièis-Four en Proùvenço à l’entrée de Six-Fours-les-Plages (83). C’est un problème analogue qu’on trouve en fig. 29, où le nom de rue comporte l’article contracté dóu (prononcé [dow], signifiant « du ») avec un accent circonflexe à la place de l’accent aigu sur le <o>[22]. Enfin, le cas de L’Isle-sur-la-Sorgue est différent : le maintien du <s> est un archaïsme français que l’on transpose en provençal, où la ville s’appelle l’Ilo (mot emprunté au français, signifiant « île », concurrencé par une forme provençale aujourd’hui archaïque isclo qui ne s’emploie plus que pour désigner les îlots sur les rivières). Ces formes francisantes ne sont pas systématiques, loin de là, et des formes provençales « correctes » sont attestées y compris sur des points graphiques problématiques (fig. 8) ;

  • formes occitanisées : Ces formes sont très rares, car la graphie mistralienne constitue une véritable norme orthographique socialisée en Provence, ce que confirme d’ailleurs l’ensemble de la signalétique bilingue, jusque dans ses erreurs toujours orientées – même maladroitement – vers les formes mistraliennes[23]. On rencontre (fig. 33) par exemple une double graphie La Sanha de Mar / La Sagno pour la ville de La Seyne-sur-Mer (en provençal local usuel La Sèino ![24]) ou, en fig. 9, la forme occitane étymologisante <dau> pour dóu (« du »). Dans ces cas, le rôle politique important de militants occitanistes locaux explique ce choix : l’un a été le maire de la commune pendant très longtemps, l’autre est un personnage culturel important lié de près à la mairie.

1.3. Signification et emblèmes identitaires

Un certain nombre de caractéristiques complémentaires, et notamment d’emblèmes identitaires, attirent l’attention sur la signification et les enjeux avant tout symboliques de cette signalétique.

La taille comparée des panneaux ou des caractères en français et en provençal est variable, mais donne fréquemment au provençal une place au moins aussi importante (fig. 8, 11, 12, 16, 18, 22, 24, 30), voire plus importante (fig. 9, 10, 17, 27, 29) qu’au français.

On a vu plus haut le rôle de la mention en Prouvènço, complété par l’apparition fréquente du drapeau provençal (fig. 11, 27, 28) ou de l’emblème de la commune (fig. 18, 21, 22, 27). Le drapeau provençal flotte assez régulièrement sur les lieux publics (mairies, fig. 3 ; aires d’autoroutes, etc.) et la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur, après avoir utilisé un logo cartographique, a décidé depuis quelques années d’opter pour un drapeau composé pour moitié du drapeau provençal et pour un quart des drapeaux niçois et dauphinois[25]. La signalétique elle-même est régulièrement fondée sur les couleurs du drapeau provençal (fig. 19, 30). On rencontre régulièrement des mentions plus explicites comme le Sias en Prouvènço (« vous êtes en Provence » de la communauté de communes (fig. 26) ou le plus long Sias en Prouvènço, Arrivas à Sièis-Four. Sigués lei bèn-vengu[26] à l’entrée de la ville de Six-Fours-les-Plages (83), sous les panneaux en français et en provençal.

La fonction mémorielle des affichages en provençal, manifeste lorsque le nom choisi est alors différent du nom français, contribue à sa fonction identitaire. Enfin, le simple fait d’afficher publiquement des signaux officiels tels que les noms des communes, ou le bâtiment municipal lui-même (fig. 31), est évidemment interprétable et interprété comme l’affirmation, contre le modèle monolingue français, d’un sentiment d’identité linguistique (et culturelle) provençale.

Conclusion

On peut dès lors émettre l’hypothèse d’une corrélation entre le pic de tension diglossique et l’émergence d’un affichage public qui prend les modalités de cette minoration / minorisation à contre-pied pour y objecter, en miroir, une revalorisation du provençal au moins en termes de majoration symbolique. Et ceci d’autant que cette période est celle de l’explosion démographique de la région, dont la population a plus que doublé entre 1960 et 1990, notamment par l’arrivée massive de Français d’autres régions qui minorise proportionnellement la pratique du provençal, ainsi que par l’explosion de la fréquentation touristique avec un volume annuel supérieur à 8 millions de visiteurs (pour environ 2 millions de « natifs » et 4,5 millions d’habitants). On observe en effet de façon récurrente que la demande sociale de prise en charge des langues régionales par les services publics se produit surtout dans des zones où elles sont désormais le moins pratiquées : ainsi les associations culturelles de promotion du provençal et les classes où on l’enseigne sont majoritaires dans le département des Bouches-du-Rhône, qui est celui où le taux de pratique est le plus bas (de même la carte d’ouverture de classes bilingues en Alsace est exactement l’inverse de la carte des pratiques, (Gaudemar, 1999)). On aurait donc affaire à une politique linguistique de compensation, avec réorientation de la sémiotique de l’affichage public vers une symbolique identitaire (et non vers une pratique informationnelle).

Pour l’essentiel, de fait, l’affichage public stable du provençal est constitué par des panneaux bilingues (ou autre support apparenté) indiquant les noms des lieux, notamment ceux des communes, assortis de signaux et autres emblèmes de type identitaire. Dans les quatre départements entièrement issus de l’ancienne Provence (04, 13, 83, 83)[27], plus de la moitié des communes ont désormais mis en place un tel affichage, à l’exception notoire de Marseille, la métropole régionale, et de Toulon, principal pôle urbain du Var. Il faut toutefois noter que, par ailleurs, la toponymie provençale, malgré la francisation forcée et souvent approximative qu’elle a subie depuis le XIXe siècle, reste largement constituée de mots provençaux, parfois non francisés, que l’on retrouve ainsi sur les noms de lieux-dits notamment (Blanchet, 2003). Selon la loi française, la forme des noms des lieux-dits reste libre (d’où des aléas pour un même nom sur des cartes ou des panneaux différents). En revanche, les noms des communes sont officiellement codifiés par un institut national de statistique économique (l’INSEE) : c’est donc l’apparition récente d’une signalétique portant les noms des communes en provençal qui apparaît la plus significative.

Les formes que revêt cette signalétique donnent à lire les axes de tensions qui traversent et dynamisent la situation sociolinguistique provençale : influence du français sur les formes linguistiques provençales (et réciproquement, mais de façon différente[28]), valeur distinctive des formes provençales – notamment de celles qui échappent à cette influence, difficultés relatives de passage à l’écrit malgré une norme orthographique de référence – difficultés dues à l’alphabétisation de la population uniquement en français, valeur symbolique d’attachement local et régional associée à l’usage du provençal perçu comme un vecteur de lien social de proximité. Les aspects « marketing territorial » de cet affichage permettent également de l’interpréter, dans le contexte général de l’affichage commercial en provençal, comme ayant une fonction économique directe ou indirecte.

Une politique linguistique régionale organisée, fondée sur une bonne compréhension de la situation sociolinguistique et de la demande sociale, pourrait notamment prendre en charge cette signalétique de façon plus efficace encore, puisque manifestement, il y a des pratiques glottopolitiques nombreuses en ce sens en réponse à une demande sociale.