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Introduction

« Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui les lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout et de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties ».

Pascal, cité par Morin, 2000, p. 37

La transformation inévitable de notre système de santé est fortement influencée par l’émergence d’un nouveau paradigme dans l’approche de la santé. (Evans, Barer et Marmor, 1996; Magny, Harvey, Lévesque, Kiefler et Fournier, 2009). Ce courant de pensée provient, entre autres, de l’ensemble de nouveaux savoirs reliés aux déterminants de la santé (Agence de santé publique Canada, 2005). Ces savoirs engendrent des compétences différentes afin de maximiser le potentiel de santé des individus, des familles, des groupes et des populations.

Ce nouveau paradigme est associé à une autre façon de concevoir la santé. D’une conception étroite de la santé vue comme une absence de maladie, la santé se définit maintenant comme le résultat d’un processus dynamique favorisant l’interrelation de l’homme avec son environnement (Capra, 1983; Magny et al., 2009). Cependant lorsqu’un paradigme a guidé la compréhension du monde pendant plusieurs années, il est difficile de le remplacer par une autre façon de voir. Selon Kuhn (1970), des paradigmes peuvent se chevaucher pendant un certain temps où une façon de voir n’a pas remplacé complètement une autre. La discipline infirmière chevauche actuellement ces deux grands paradigmes de la conception de la santé. Dans cette mouvance des soins de santé, le soin à la famille évolue d’une vision limitée à « la personne dans un contexte familial », c’est-à-dire des soins centrés sur les besoins de la personne malade excluant l’apport précieux de la famille dans les soins, alors que celle-ci est vue comme faisant partie de l’environnement, vers une vision systémique, prodiguant le soin à la « personne-famille en tant qu’unité ». Selon cette nouvelle conception du soin, l’infirmière[1] se représente la famille comme un tout indissociable. En plus de considérer les besoins de la personne, elle tient compte des autres membres de la famille et du réseau social les entourant. Lorsque l’infirmière utilise l’approche systémique familiale, cela signifie pour elle « être avec » la famille et l’accompagner dans le processus de changement que la famille désire obtenir. Selon ce nouveau courant de pensée (Duhamel, 2007; Wright et Leahey, 2007), la famille demeure le contexte le plus important dans lequel évolue la santé des individus. D’après Doherty et Campbell (1993), Duhamel (2007), Wright et Leahey (2007), la famille a une incidence marquée sur les attitudes et les comportements d’un de ses membres à l’égard de sa santé et, inversement, la situation de santé d’un des siens influence la dynamique familiale.

Dans un contexte de chevauchement et de changement de paradigme les professeures sont confrontées au défi de développer chez les étudiantes bachelières une autre façon de concevoir les soins infirmiers à la famille. Il s’agit avant tout de les amener à penser à la famille en tant qu’unité. Enseigner l’approche systémique familiale est une tâche difficile et complexe parce qu’il s’agit de faire apprendre aux étudiantes une nouvelle façon de penser (De Montigny, 1998; Green, 1997; Laforêt-Fliesser et Ford-Gilboe, 1996; Simpson, Yeung, Kwan et Wah, 2006; St John et Rolls, 1996; Tonti, 1991; Wright et Leahey, 2007). Très peu de recherches dans le domaine des sciences de la santé (Guttman et Steinart, 1987), s’intéressent à l’enseignement proprement dit de la pensée systémique lors de l’enseignement du soin familial dans le cadre du chevauchement et du changement de paradigmes, en tenant compte des difficultés, des résistances et des défis que suscite cette transition ou cette nouvelle façon de penser et de donner des soins à la famille. Hartrick (1998) affirme que le soin à la « famille en tant qu’unité » est de plus en plus reconnu comme élément essentiel au curriculum pour la formation infirmière mais du même coup déplore que la pédagogie du soin systémique familial en soit à ses premiers balbutiements. Plusieurs études consultées se limitent à proposer la description de méthodes pédagogiques pour l’enseignement de cette nouvelle pratique infirmière (Baril et Théoret, 1997; Green, 1997; Hanson et Heims, 1992; Pelchat, 1989; Tapp, Moules, Bell et Wright, 1997; Wright et Bell, 1989); d’autres études s’intéressent à évaluer de façon rétrospective les apprentissages ou les savoirs acquis des parents et des intervenants en les situant dans les paradigmes éducatifs et infirmiers précis (Michaud, 2000; Pelchat, 1989; Pelchat, Lefebvre, Proulx, Bouchard, Perreault et Bouchard, 2004; Pelchat et Lefebvre, 2005). Aucune de ces études ne s’intéresse spécifiquement à l’enseignement de la pensée systémique ni ne propose, dans un tel contexte, une approche d’enseignement qui favorise le développement de la pensée systémique chez les étudiantes en science infirmière au niveau du premier cycle universitaire.

Enseigner de façon à développer et à intégrer la pensée systémique amène à se laisser guider par le sens qu’en donne Morin, c’est-à-dire penser autrement ou penser de façon systémique, Morin (1999) précise : C’est en définitive l’art d’organiser sa pensée, de relier et distinguer à la fois. Il s’agit de favoriser l’aptitude naturelle de l’esprit humain à contextualiser et à globaliser, c’est à dire à inscrire toute information ou toute connaissance dans son contexte et son ensemble. Il s’agit de fortifier l’aptitude à interroger et de lier le savoir au doute, de développer l’aptitude à intégrer un savoir particulier non seulement dans un contexte global, mais aussi dans sa propre vie, l’aptitude à se poser les problèmes fondamentaux de sa propre condition et de son propre temps (p. 13).

En d’autres mots, amener les étudiantes bachelières en science infirmière à « penser famille » ou à développer leur pensée systémique lors du soin à la famille représente un grand défi au niveau de l’enseignement, au premier cycle universitaire du moins, car cela implique pour les étudiantes un changement conceptuel majeur dans leur façon de penser le soin. En effet, comme nous avons pu le constater au cours d’observations en clinique et de discussions avec les étudiantes bachelières en science infirmière à l’Université de Moncton, celles-ci se réfèrent davantage au paradigme médical et adoptent plus souvent une pensée linéaire causale plutôt qu’une pensée systémique. Afin de répondre aux exigences de la population en matière de santé, de favoriser la participation des familles au soin d’un des leurs et de valoriser le rôle de l’infirmière dans les milieux de pratique, dans un contexte de chevauchement et de changement de paradigme, la présente recherche propose de répondre à la question suivante : « Comment enseigner l’approche systémique familiale aux étudiantes bachelières en science infirmière afin de favoriser la transformation de leurs conceptions du soin à la famille d’une pratique axée vers « la personne dans un contexte familial » vers une pratique orientée vers « la personne/famille en tant qu’unité » dans un contexte de chevauchement et de changement de paradigme? ». Le texte suivant expose un résumé du cadre conceptuel et de la méthode de recherche de cette étude.

Cadre conceptuel

Le cadre conceptuel de cette recherche est le résultat de l’agencement des concepts qui ont orienté la professeure-chercheure au cours de la création de son approche éducative du soin familial. Ce sont les concepts « d’enseignant-chercheur » de Stenhouse (1975, 1983) et d’Elliott (1985, 1988) suggérant aux enseignants de changer leur pratique à la lumière de leurs propres réflexions, ceux provenant de la pensée de Schön (1983) portant sur la pratique réflexive, la réflexion au cours de l’action et la réflexion sur l’action. De plus les principaux concepts définissant l’approche systémique, c’est-à-dire la complexité, la globalité, l’interaction et l’organisation (De Rosnay, 1975; Durand, 1979; Morin et Lemoigne, 1999; Morin, 1977, 1990, 2000) ont fortement orienté cette recherche. Le cadre conceptuel de cette recherche s’appuie aussi sur les trois principes d’entrevue provenant de la thérapie systémique de l’École de Milan, ce sont la formulation des hypothèses, la neutralité et la circularité (Selvini-Palazzoli, Boscolo, Cecchin et Prata, 1980). De plus, l’approche systémique familiale de Wright et Leahey (2007) a été choisie comme cadre de réflexion, car elle favorise la prestation du soin selon une vision systémique au niveau de l’évaluation et de l’intervention auprès de la famille.

Méthode

La stratégie globale de cette recherche qualitative intègre la recherche-action, l’analyse réflexive de l’enseignement ainsi que l’approche narrative axée sur le récit des situations éducatives. Selon la terminologie de Glaser et Strauss (1967), de Paillé (1994), de Patton (1991) et Mucchielli (1996), l’échantillon de cette étude est de type théorique. Ce mode d’échantillonnage intentionnel implique que tout au cours du déroulement de cette recherche, les situations éducatives, ont été sélectionnées au fur et à mesure que les données étaient accumulées, comparées et analysées en lien avec les questions, les objectifs de recherche et le cadre de référence. Pour la présente recherche, la collecte des données s’est déroulée de la session automne 2003 à la session hiver 2005 auprès des étudiantes au baccalauréat en sciences infirmières de l’Université de Moncton inscrites au cours SINF 4573 : « Thèmes en santé communautaire » et auprès des familles acadiennes aux prises avec une ou des problématiques de santé. Le déroulement du cours-stage SINF : 4573 « Thèmes en santé communautaire » est le suivant. Avant de rencontrer les familles dans leur milieu naturel, les étudiantes participent à des ateliers portant sur les théories et les principes à la base de cette nouvelle approche. Dans les laboratoires audio-visuels à l’aide d’activités théâtrales, sous forme de situations familiales fictives, elles développent leurs habiletés d’évaluations et d’interventions systémiques. Les activités et les documents spécifiques sur lesquels ont porté la collecte, l’analyse et l’interprétation des données sont les quatre rencontres de la professeure-chercheure avec l’étudiante, les trois rencontres de l’étudiante avec la personne-famille, le guide d’accompagnement et d’apprentissage et le journal personnel de la professeure-chercheure.

Le parcours choisi pour analyser et interpréter les données de cette recherche éducative se résume en trois phases. La première phase d’analyse est celle de l’analyse thématique des récits. La deuxième phase est celle de l’émergence des catégories conceptualisantes et la troisième phase est l’identification ou la création du modèle théorique. L’analyse et l’interprétation des données de chaque récit dialogué de cette recherche qualitative s’inspire de l’analyse qualitative de Paillé et Mucchielli (2005) et de la méthode narrative de Clandinin et Connelly (2000). La méthode « narration dialoguée » est utilisée afin de mettre en évidence le sens du cheminement de chacun des récits.

Les premiers résultats partiels de cette recherche qualitative proviennent de la première phase d’analyse, soit celle de l’analyse thématique du récit de la situation éducative de Dorothée (les noms mentionnés dans ce texte sont tous des noms fictifs) et suggèrent l’émergence de premières catégories conceptualisantes. Les deux autres phases d’analyse et d’interprétation des données seront complétées et présentées dans un article ultérieur. L’analyse thématique de chaque récit comporte deux phases, soit celle de la construction des récits dialogués et de la construction des auto-dialogues. L’analyse du compte-rendu intégral de chaque rencontre, sorte de processus en mouvance, poussé par les questions, les objectifs de recherche, la réflexion et le questionnement continu de la professeure-chercheure a favorisé l’émergence et le regroupement des extraits les plus significatifs du compte-rendu intégral de chacune des rencontres vers la reconstitution-narration sous forme de courts récits dialogués qui rendent compte des éléments significatifs de l’expérience d’enseignement et d’apprentissage.

Suite à l’élaboration de chaque récit dialogué de la « personne-famille » avec l’étudiante et de l’étudiante avec la professeure, cette dernière a continué le processus d’analyse et d’interprétation des données en établissant le lien entre les principales composantes du récit, en faisant émerger les thèmes principaux de chaque entretien avec l’étudiante. Elle a écrit ses autodialogues en répondant dans un premier temps à la question suivante: « Qu’a réalisé l’étudiante au cours de sa rencontre avec la “personne-famille” et avec la professeure-chercheure? » et dans un deuxième temps : « Comment ai-je accompagné l’étudiante au cours de ce processus d’apprentissage? ». La construction des autodialogues constitue pour la professeure-chercheure un moment de réflexion et d’écoute de l’agir professionnel, d’une immersion dans le silence, d’une exposition lente et s’étalant dans le temps au vécu de l’autre, une mise à distance, un questionnement sur les stratégies possibles et un moment d’écriture.

Le récit de Dorothée présente de façon évolutive quatre rencontres de cette étudiante en science infirmière avec la professeure intercalées des trois entrevues réalisées par l’étudiante avec une « personne-famille » dont l’un des membres souffre de diabète. Mentionnons que les rencontres et entrevues ont été enregistrées sur audiocassettes et que le récit de Dorothée est une restructuration du compte rendu intégral, tout en conservant le sens du dialogue. Cette recherche a été menée dans le respect des normes établies par le Comité d’éthique de la Faculté des Études Supérieures et de la Recherche (FESR) de l’Université de Moncton.

Récit d’une situation éducative

Dorothée se prépare à mettre en oeuvre l’approche systémique familiale auprès d’une famille dont un membre est atteint d’un problème de santé chronique. Cette famille est composée de Laurent âgé de 20 ans et sa conjointe Françoise, âgée de 21 ans et atteinte de diabète insulinodépendant. Ils forment une famille depuis environ deux ans. Une rencontre a lieu avec la professeure avant l’entrevue avec la « personne-famille ». Voici la restructuration du compte rendu intégral de cette première rencontre.

(P-1) Première rencontre de l’étudiante avec la professeure

Professeure : Les textes que tu as écrits te sont-ils utiles pour ton apprentissage?

Étudiante : Oh oui! La recension des écrits est très aidante, elle m’a permis de mettre mes idées ensemble de mieux comprendre la problématique de santé du diabète.

À ma demande, Dorothée définit les concepts de la pensée infirmière (personne, santé, environnement et soins) selon une vision holiste mais au sens restreint du terme. Je discute des définitions et la réfère à la vision holiste au sens large du terme en dessinant des cercles.

Étudiante : C’est vrai, mes définitions étaient beaucoup trop limitées. Mais à l’hôpital les soins sont centrés sur l’individu et l’on n’a pas le temps de s’occuper des autres cercles.

Professeure : Te sens-tu prête à rencontrer la famille et qu’est-ce qui t’inquiète le plus?

Étudiante : Oui, je suis prête. J’ai fait des lectures. Je ne connais pas la situation en détail. Je ne sais pas quelles questions je vais poser pour trouver un problème. Je ne sais pas quelle sorte de problème ils ont ou même s’ils en ont un. Pour leur faire dire ce qui a été difficile, j’utiliserai des questions systémiques comme celles que j’ai écrites dans mon guide.

Professeure : Tes questions sont bien formulées….et comme tu sais, à travers leurs réponses, ils vont te dire leurs forces et leurs difficultés. Te souviens-tu des étapes du déroulement de l’entrevue pratiquée en laboratoire. Ta 1re étape est-elle de trouver un problème?

Étudiante : Ce qui est important pour moi, dans ma 1re entrevue, c’est d’établir une relation de confiance avec eux. Mais tu t’en vas là, tu as d’autres buts aussi, je ne sais pas comment ça va s’enchaîner. J’ai peur que la famille ne soit pas coopérative.

Professeure : Pour t’aider, si tu veux, nous pourrions faire un peu de théâtre en pratiquant ensemble le déroulement possible de ta 1re entrevue avec eux. Qu’en penses-tu?

Étudiante : Oui, certainement. Si tu veux prendre le temps cela va m’aider.

Professeure : Au début, comme tu sais, après t’être présentée, il est important d’explorer la situation. Quelles questions as-tu l’intention de poser pour explorer la situation de santé?

Étudiante :…celle de leur demander de raconter l’expérience de la maladie?

Professeure : Maintenant faisons du théâtre comment leur demandes-tu cela?

Étudiante : Après un moment de réflexion…d’un air sérieux et réfléchi : Pouvez-vous, chacun de vous, me raconter le récit de votre expérience de la maladie depuis ses débuts?

Françoise, Laurent personnifiés par la professeure racontent l’expérience de santé.

Étudiante : Si vous aviez le droit de poser une seule question, quelle serait cette question?

Françoise et Laurent personnifiés par la professeure : Je me demande comment je pourrais éviter mes fluctuations de glycémie? et que faire si elle tombe dans un coma?

Pendant une vingtaine de minutes, nous théâtralisons le déroulement de l’entrevue. Après notre mise en scène théâtrale, je souligne ses réussites et lui suggère des réajustements.

Professeure : Cette pratique t’a-t-elle été utile?

Étudiante : Avec un grand sourire. Oui. Je me sens vraiment prête pour cette 1re entrevue. J’ai aimé cela apprendre ainsi. Ça fait du bien de rire tout en apprenant.

Professeure : Quel est le but de l’approche systémique familiale?

Étudiante : C’est de comprendre ce que les autres vivent. C’est juste une façon de penser qu’il faut les amener à changer. Intervenir, c’est aider à changer les perceptions.

Professeure : C’est surtout les aider à favoriser le changement qu’ils désirent.

Autodialogue de la professeure

Passer de la recherche du problème à l’exploration de la situation de santé dans son ensemble par la théâtralisation

Par ses documents préparatoires Dorothée démontre qu’elle s’est bien préparée à notre première rencontre. Étonnamment, même si elle a étudié et pratiqué en laboratoire les principales étapes de l’entrevue familiale, sa première préoccupation n’est pas d’explorer l’ensemble de la situation et les interrelations entre les éléments du système, mais de trouver le problème. De façon évidente, sa conception du soin est centrée sur le diagnostic infirmier et se situe dans le paradigme de l’intégration. Trouver le problème devient une stratégie pour faire taire son incertitude par rapport au déroulement de la rencontre avec la famille et à la participation de celle-ci.

Comment ai-je accompagné l’étudiante et facilité son passage d’une démarche de soin centrée sur le client à celle d’une démarche systémique centrée sur la famille?

En posant des questions systémiques, en réassurant l’étudiante, en la valorisant, je réussis à entendre son besoin d’apprentissage : avoir davantage confiance en elle et dans la démarche de l’approche systémique pour pouvoir quitter petit à petit son ancien rôle qui était de « trouver le problème ». Ayant appris de mes rencontres avec les autres étudiantes, j’offre à Dorothée de théâtraliser (jeu de rôles) différentes situations reliées à sa prochaine entrevue familiale. Se placer dans des situations d’apprentissage liées de très près à la réalité, donne la possibilité d’explorer, de questionner et de discuter ensemble librement. D’une part, la théâtralisation, en mettant en scène plusieurs voix, permet à Dorothée de s’éloigner de l’identification du problème et de passer à l’exploration de la situation de la famille dans sa complexité. La théâtralisation rend aussi possible le développement de la compétence à écouter et à entendre la signification que chacun donne à la situation de santé. Dans le processus de changement, cette compétence est en effet préalable à celle qui consiste à ébranler les croyances contraignantes ou à favoriser le changement des perceptions. D’autre part, au cours de cette théâtralisation je décèle les forces et les difficultés de l’étudiante et je peux, sur le vif, lui mentionner ses forces et lui suggérer des façons d’améliorer son agir systémique. Je découvre tout à la fois quelque chose de simple et de génial. Ainsi, nous apprenons ensemble autrement tout en créant un contexte d’apprentissage novateur et stimulant. Dorothée apprend l’agir systémique familial et moi, j’apprends de façon créative l’agir systémique en éducation. En amenant l’étudiante à m’exprimer en ses mots sa définition des principaux concepts et en théâtralisant ensemble la première phase de l’entrevue, j’ai réussi avec un certain succès, je crois, à la faire réfléchir et à faire émerger l’importance d’explorer la situation de santé dans son ensemble, d’observer l’interrelation entre les différents éléments tout en tenant compte du contexte de la « personne-famille ». Allons voir maintenant si Dorothée sait mettre en application ce nouveau savoir lors de la première entrevue avec la famille.

(F-1) Première entrevue de l’étudiante avec la famille

Étudiante : Comment Françoise as-tu vécu ton diabète depuis le début? Et après Laurent tu pourrais nous en parler à ton tour.

Françoise : Quand je vivais chez moi tout allait bien. Mes parents me protégeaient beaucoup. Je me donnais mon insuline et ma mère s’occupait de mon alimentation. La nutritionniste à la clinique du diabète nous a donné l’enseignement nécessaire. Depuis que je vis avec mon conjoint, il ne mange pas comme moi, je me laisse aller, je mange comme lui. Ce n’est pas de sa faute! Ce n’est pas son problème c’est le mien. J’ai de la misère à bien m’alimenter. Je ne fais pas d’exercice et j’ai engraissé de 30 livres depuis que j’étudie à l’université.

Laurent : Je me suis habitué. Ça vraiment rien changé dans ma décision d’être avec elle.

Étudiante : Si je demandais à Laurent ce qui a été le plus difficile que répondrait-il?

Françoise : Quand ma glycémie est trop élevée, je chiale. Je ne suis vraiment pas patiente.

Étudiante : Laurent, qu’est-ce que tu fais à ce moment-là?

Laurent : J’essaie de me contrôler. Ce n’est pas de sa faute. Après ça tu t’habitues.

Étudiante : Si tu avais quelque chose à changer, Laurent qu’est-ce que tu changerais?

Laurent : Je ne changerais pas, cela reste à elle. Je mange quand j’ai faim, je ne me priverai pas. J’aimerais apprendre à donner des injections d’insuline.

Étudiante : Françoise qu’est-ce que tu aimerais changer dans cette situation?

Françoise : Mon alimentation, pas celle de Laurent, car ce n’est pas son problème.

(P-2) Deuxième rencontre de l’étudiante avec la professeure

Professeure : Peux-tu me raconter ton vécu d’apprentissage lors de ton entrevue?

Étudiante : Au début j’étais stressée. Mais j’ai trouvé cela intéressant, j’essayais de parler et de penser à des questions stratégiques, j’écoutais ce qu’ils disaient, j’essayais d’aller explorer.

Professeure : Qu’est-ce que tu as trouvé de plus facile et de plus difficile lors de la rencontre?

Étudiante : Le plus facile c’est au niveau de leur collaboration. Pour le plus difficile, par moments leurs réponses n’étaient pas élaborées. Je ressentais, surtout de la part de Laurent, de l’incertitude, ils hésitaient à me révéler certaines informations. J’ai trouvé cela difficile de découvrir ce qu’ils souhaitaient changer…et je n’arrivais pas à les faire élaborer davantage….

Professeure : Si je demandais au couple comment ils ont vécu leur première rencontre avec toi, à ton avis, que me répondraient-ils?

Étudiante : Françoise a bien perçu cela tandis que Laurent semblait hésitant à répondre.

Professeure : Tu as assez bien exploré la situation et tu as obtenu de nombreuses informations de la « personne-famille ». Maintenant peux-tu me décrire les principales forces et difficultés que tu as perçues auprès de la « personne-famille »?

Étudiante : Ils sont conscients de certaines difficultés et les expriment clairement. Laurent souhaite obtenir plus d’informations au niveau de la technique de l’injection. Ils souhaitent modifier les habitudes alimentaires de Françoise mais pas celles de Laurent. Ils reconnaissent que les sautes d’humeur de Françoise, s’expliquent par les fluctuations de sa glycémie.

Professeure : En lisant ta préparation pour ta deuxième entrevue avec la « personne-famille » j’ai noté ta capacité de conceptualiser deux hypothèses systémiques et le début d’une troisième toutes reliées aux difficultés mentionnées. Pour une débutante c’est un bel exploit !

Étudiante : Avec un sourire de satisfaction. Je comprends maintenant le sens des hypothèses. J’aimerais discuter dans quel ordre je devrais les présenter à la « personne-famille ».

Professeure : Je suis d’accord. Nous allons réfléchir ensemble sur les hypothèses, leur contenu et comment tu vas les présenter à la « personne-famille ».

La deuxième partie de la rencontre de plus de 40 minutes est une réflexion à haute voix et un dialogue sur les hypothèses conceptualisées par Dorothée et leur théâtralisation. Nous procédons par tâtonnements pour choisir des questions linéaires et systémiques reliées à chaque hypothèse et à la recherche de stratégies.

Professeure : Parmi tes hypothèses laquelle as-tu l’intention de leur présenter en premier?

Étudiante : Je dirais peut-être celle de l’alimentation…je ne sais pas…c’est quelque chose qu’ils ont exprimé quand même assez bien…et c’est proche de la réalité.

Professeure : Comment tu leur diras cela?

Étudiante : Démontre de l’incertitude….réfléchit. Bien… J’ai perçu qu’il y avait un problème au niveau de l’alimentation….Est-ce bien cela?

Professeure : Peut-être leur dire une difficulté… Tu t’imagines que je suis la « personne-famille » et tu me présentes l’hypothèse reliée à l’alimentation, que me dis-tu?

Étudiante : J’ai perçu que vous vivez une difficulté au niveau de votre alimentation. Toi Françoise tu penses que Laurent a le droit de manger ce qu’il veut et qu’il ne voit pas pourquoi il changerait son alimentation car ce n’est pas lui qui est malade. Alors tu te laisses influencer par lui et tu manges comme lui. Que penses-tu de cette hypothèse ?

Professeure : S’ils te confirment l’hypothèse, ensuite que dis-tu?

Étudiante : Je ne sais pas …. à ce moment-là…je pourrais leur demander qu’est-ce qu’ils pensent qu’ils pourraient faire pour améliorer la situation?

Professeure : Excellent. Tu donnes ainsi le pouvoir décisionnel au couple ce n’est pas rien.

Étudiante : À ce moment-là, nous pourrions revoir l’alimentation qu’est-ce qu’ils mangent et qu’est-ce qui pourrait être changé et si lui ne veut pas vraiment changer son alimentation….

Professeure : Afin de bien te préparer je te suggère d’écrire le scénario possible de la 2e entrevue…suite à ce que nous avons discuté et réfléchi essaie de dialoguer avec toi-même de t’imaginer la prochaine entrevue. Comment trouves-tu que notre rencontre s’est déroulée?

Étudiante : Oui, je trouve cela vraiment bien que nous causions comment que l’on va faire, comment…. Le fait de faire des exercices sous forme théâtrale m’aide et me plaît beaucoup. Cela me prépare vraiment bien pour ma prochaine entrevue avec ma famille.

Avant de terminer la rencontre, l’étudiante me demande de lui prêter l’audiocassette de notre rencontre. Je suis à la fois surprise et contente, car cela me démontre beaucoup d’intérêt et de motivation de la part de l’étudiante. Elle souhaite réécouter le tout afin de s’assurer qu’elle n’oublie pas des éléments importants de notre dialogue.

Autodialogue de la professeure

Faire raconter le vécu d’apprentissage : une occasion d’apprendre pour l’étudiante et la professeure

Au cours de sa première entrevue, Dorothée démontre une excellente intégration de la théorie à la pratique lorsqu’elle explore et évalue la situation de santé familiale. Par son attitude d’écoute et de respect auprès de la famille, elle crée un climat de confiance et à l’aide de questions systémiques orientées vers la narration, vers les différences ou vers les réactions aux comportements et aussi de quelques questions linéaires elle amène la famille à révéler ses forces et ses difficultés. De plus, lors de notre rencontre, elle révèle la découverte de son intérêt à essayer de poser des questions systémiques pendant l’action et sa difficulté à faire raconter davantage les phénomènes vécus par les membres de la famille. Dans son guide d’apprentissage, elle illustre sous forme d’hypothèses systémiques sa perception de la situation. Elle ne parle plus en termes de « trouver le problème ou les causes ». À ma grande satisfaction, son langage et son écrit démontrent une transformation de sa façon de voir. Elle parle maintenant de l’identification d’un schème particulier de pensées, de sentiments et de comportements qui maintient la difficulté qu’elle a perçue. Elle replace les difficultés de la « personne-famille » dans un contexte interactionnel. Elle pense de façon systémique.

Comment ai-je accompagné l’étudiante dans le développement de sa capacité à faire raconter?

J’ai accompagné l’étudiante dans ce processus de transformation de plusieurs façons : en faisant raconter l’expérience d’apprentissage, en faisant nommer les réussites et les défis par l’étudiante elle-même, en posant des questions dyadiques et des questions axées sur les différences, en l’initiant et en valorisant le dialogue avec elle-même, en lui donnant du temps de réflexion, en lui offrant des choix, en tâtonnant ensemble, le tout dans un contexte de théâtralisation. L’expérience qui m’apparaît centrale dans ce récit est celle de faire raconter le vécu d’apprentissage parce qu’il devient une occasion d’apprendre pour l’étudiante et pour la professeure. Au cours de ce projet de recherche et d’enseignement, j’ai pris conscience que la question demandant à la famille « Racontez-moi le récit de votre expérience de la maladie » est thérapeutique en soi. Ce questionnement donne l’opportunité aux membres de la famille de se raconter, d’exprimer leurs sentiments, leurs difficultés et leurs forces, en d’autres mots, il ouvre la voie au dialogue. Je décide donc de demander cette question en l’adaptant à la situation éducative. Au début de la rencontre je demande à Dorothée : « Peux-tu me raconter ton vécu d’apprentissage lors de ta rencontre avec la famille? ». Au cours de sa narration, Dorothée révèle sa facilité de collaborer avec la famille et par la même occasion elle exprime ses sentiments d’inquiétude, d’incertitude et aussi de satisfaction. Cette narration de l’expérience et son écoute favorisent un dialogue particulier que l’étudiante qualifie de « causerie ». Cette nouvelle façon d’obtenir de l’information m’enthousiasme, car il m’est possible d’obtenir non pas seulement des informations reliées à l’aspect cognitif, mais tout un ensemble d’informations reliées à l’aspect réflexif et affectif de son vécu d’apprentissage. En enchaînant avec d’autres types de questions systémiques, j’obtiens des informations me permettant d’obtenir une vue d’ensemble et de comprendre de façon plus précise les interrelations entre ces différents aspects. La narration de l’expérience d’apprentissage crée un contexte différent en favorisant l’émergence de nombreux liens et d’interconnexions intéressantes dans la situation éducative et en dehors de celle-ci. Ici, c’est l’expérience systémique de l’étudiante dans la famille qui vient « faire des ronds dans l’eau », dans mon expérience d’enseignement et qui devient pour moi source d’apprentissage. Le savoir circule entre toutes les parties du système, de la professeure à l’étudiante, de l’étudiante à la famille, de la famille à la professeure, de la situation éducative à la situation familiale, de la situation familiale à la situation éducative. Cette circulation du savoir contribue à créer un contexte où chaque partie du système a des effets sur l’ensemble. C’est pour moi l’indice que l’approche systémique est devenue « vraiment » systémique.

Le second élément de réflexion auquel me conduit ce récit concerne l’identification des forces et des limites de l’étudiante. En me référant à un rôle plus traditionnel du processus d’enseignement où la professeure nomme ou identifie les forces et les difficultés de l’étudiante, je réalise avoir fait un pas de plus dans mon accompagnement systémique en amenant l’étudiante à reconnaître et à nommer elle-même ses forces et ses difficultés. Cette découverte représente pour moi une nouvelle stratégie et une réussite pédagogique. J’inclus dans mon processus d’enseignement ces nouveaux principes (faire raconter l’expérience d’apprentissage, l’amener à nommer ses forces et ses difficultés) lesquels tout en donnant plus d’espace à l’autre et à soi, favorisent la réflexion en cours d’action et sur l’action et permettent le dialogue, le tâtonnement et l’autonomie. Ce processus dialogique allie curiosité, incertitude et espoir dans le contexte même de l’enseignement. J’aime procéder de la sorte c’est tellement plus intéressant, je touche l’art d’enseigner. Allons voir comment Dorothée choisit d’accompagner la « personne-famille ».

(F-2) Deuxième entrevue avec sa famille

Au début de l’entrevue, l’étudiante résume brièvement l’entrevue précédente et poursuit en explorant davantage la situation de santé. Après avoir vérifié leurs connaissances portant sur le diabète, ils complètent ensemble le génogramme et l’écocarte.

Étudiante : Suite à notre dernière entrevue, j’ai élaboré quelques hypothèses concernant ma perception de votre situation de santé….si vous le voulez bien nous pouvons en discuter ensemble. Soyez bien à l’aise de me dire ce que vous en pensez.

Françoise et Laurent se montrent curieux et acceptent spontanément de discuter des hypothèses. L’étudiante présente l’hypothèse sous forme de schéma.

Étudiante : Françoise, tu penses que Laurent a le droit de manger ce qu’il aime car ce n’est pas lui qui est malade. Tu te laisses influencer et tu manges comme lui. Laurent tu ne te sens pas impliqué car ce n’est pas ton problème et tu manges ce que tu aimes. Qu’en pensez-vous?

Laurent : Oui, c’est pas mal ça, c’est pas mal bien!

Françoise : Oui, c’est vraiment cela!

Laurent : C’est sûr que si moi je mange une palette de chocolat c’est sûr que ça ne m’embarrassera pas, mais elle… elle m’a tout expliqué sa diète!

Étudiante : Que croiriez-vous que l’on pourrait faire pour améliorer la situation?

Françoise : J’aimerais ça m’alimenter comme avant. Mais, j’ai de la misère. Je sais que je ne peux dire à Laurent quoi manger mais j’aimerais cela s’il ne mangeait pas de cochonneries devant moi pendant au moins quelques semaines pour me laisser le temps de me réhabituer.

Étudiante : Avez-vous d’autres suggestions?

Laurent : Se planifier et se préparer des repas équilibrés.

Françoise : Aller le moins possible au restaurant.

Étudiante : Vous avez de bonnes suggestions. Si vous le voulez bien, je réponds à vos questions en vous donnant des informations et de l’enseignement sur l’alimentation.

Elle remet les documents illustrant les signes et symptômes de l’hyper et l’hypoglycémie.

Laurent : Les informations sont utiles. Les images des posters, ça aide à comprendre.

Françoise : Oui, c’est vraiment intéressant ! Cela résume bien ce que je savais déjà!

Françoise : Ça me donne le goût de suivre mon régime. Laurent a de la misère à comprendre comment je peux me sentir épuisée et déshydratée quand mes sucres sont hauts.

Laurent : Si ses sucres sont hauts, elle chiale elle devient malpatiente et moi aussi je deviens malpatient! Ça arrive des fois que je ne trouve pas ça normal.

Françoise : C’est sûr, il ne faut pas qu’il s’arrête de vivre pour moi, mais s’il essayait de comprendre des fois ce que je vis.

Étudiante : Présente sa deuxième hypothèse en leur montrant le schéma : Si je vous comprends bien Françoise, vous pensez que Laurent ne comprend pas votre situation, cela vous amène à disputer et à démontrer de l’impatience. Laurent de votre côté, vous ne savez plus trop quoi faire et à votre tour vous disputez et critiquez?

Laurent : Oui, c’est pas mal ça.

Françoise : Oui, c’est bien ça.

Étudiante : Françoise, qu’aimerais-tu que Laurent fasse dans ces moments-là?

Françoise : Ne rien me dire, me laisser seule.

Étudiante : Et toi que pourrais-tu faire pour améliorer la situation.

Françoise : Suivre mon régime, mon traitement pour faire en sorte que je puisse mieux contrôler ma glycémie. Diminuer mon stress aussi, cela est difficile quand je suis stressée. Je devrais faire de l’exercice physique, car avant cela m’aidait à diminuer mon stress.

Laurent : Moi, je pourrais peut-être plus apprendre sur le diabète. Et je pense que son idée de faire de l’exercice est excellente.

(P-3) Troisième rencontre de l’étudiante avec la professeure

Professeure : Dorothée, peux-tu me raconter ton vécu d’apprentissage lors de cette deuxième rencontre avec la « personne-famille »?

Dorothée : Ma préparation à la rencontre m’a beaucoup aidé. Le fait d’avoir élaboré mon scénario descriptif, d’avoir fait des hypothèses séparées, de les avoir illustrées je trouvais que cela structurait ma pensée pour aller les rencontrer, cela m’a donné une base.

Professeure : Alors avant la rencontre tu avais réfléchi comment tu allais faire cela et au moment de la rencontre tu as mis cela en application et aussi tu as présenté tes hypothèses.

Dorothée : En arborant un grand sourire. Oui, ils ont confirmé mes hypothèses! Mais ce que j’ai trouvé difficile c’est au niveau de l’enseignement, comment enseigner? Par exemple, on a abordé l’alimentation, mais comment l’aborder pour que cela soit efficace pour eux? Je me demandais à quel point ce que je leur apportais leur était utile.

Professeure : Je comprends tes questionnements. Tu te demandais quelles stratégies d’enseignement seraient les plus efficaces pour faciliter et aussi évaluer leur apprentissage? Comment t’es-tu débrouillée dans ta situation d’enseignement?

Dorothée : Bien, quand même assez bien je crois comme pour leur apporter le bon point de vue d’une bonne alimentation, mais je ne sais pas s’ils ont intégré mon enseignement, comment évaluer cela? En fait, je me demandais à quel point j’avais été utile?

Professeure : Selon les informations données par Françoise elle a reçu à plusieurs reprises l’enseignement d’une diététicienne et elle se rend chez celle-ci à tous les trois mois.

Dorothée : Depuis les derniers mois, elle dit que son alimentation a pris le bord….

Professeure : Si nous réfléchissons, crois-tu que leur principal besoin est de recevoir de l’enseignement sur l’alimentation ou que leur difficulté est reliée à d’autres éléments?

Arrêt du magnétophone...temps de réflexion...immersion silencieuse…..

Dorothée : Je crois que Laurent a besoin d’un enseignement adapté à ses besoins relativement au diabète. Mais, après réflexion, je crois que les difficultés du couple sont beaucoup reliées à leurs croyances contraignantes. Françoise pense que c’est son problème à elle le diabète et que Laurent n’a rien à faire là-dedans. Laurent pense aussi la même chose, il dit que ce n’est pas son problème à lui. Indirectement, Françoise révèle sa difficulté à suivre sa diète, car elle a très peu de soutien de la part de Laurent, car celui-ci ne semble pas conscient de son rôle.

Professeure : C’est ça comment en arriver à ébranler leurs croyances contraignantes et à leur faire voir l’importance de la solidarité du couple?

Dorothée : Peut-être en présentant une hypothèse….aller voir ce qu’ils pensent au niveau des croyances ...en abordant l’information au sujet de l’alimentation, elle semblait être au courant de ce je lui disais, mais elle ne le met pas en pratique. Elle le sait, mais ne le fait pas.

Professeure : C’est quoi le sens de ta nouvelle hypothèse systémique?

Dorothée : Les croyances de l’un influencent les croyances de l’autre et inversement.

Professeure : Quelles questions peuvent ébranler leurs croyances contraignantes?

Dorothée : Qu’est-ce qui va se passer si rien ne change?

Professeure : Que penses-tu qu’ils vont te répondre?

Dorothée : Ils vont sûrement répondre des complications…Je pourrais enchaîner avec : « Qu’est-ce que tu penses du fait de croire que Laurent n’a aucun rôle à jouer là-dedans? »

Professeure : Plutôt lui dire : est-ce que lui en tant que conjoint… lui il a un rôle…

Dorothée : Un rôle à jouer, si oui, lequel?

Professeure : C’est cela, lequel? Alors Françoise quelles sont tes attentes envers lui? Tu peux poser des questions dyadiques reliées à cela également. Oui, c’est cela, qu’elles sont ses attentes à lui et qu’est-ce qu’il est prêt à faire…. puis renversons la vapeur. Par exemple, si c’est lui qui est diabétique et toi tu ne l’es pas. Comment vois-tu ton rôle?

Dorothée : Oui, ce serait intéressant. Moments de silence… Cette suggestion me plaît!

Professeure : Quelle(s) stratégie(s) veux-tu utiliser?

Dorothée : J’aimerais cela inverser les rôles et leur poser des questions hypothétiques sur l’avenir. Leur faire prendre conscience graduellement que ça peut être au niveau des croyances… pour faire cela peut-être inverser les rôles et peut-être bien comme si lui était diabétique quelles seraient ses attentes envers elle? Je donne une autre signification à la situation, je modifie le contexte. C’est en quelque sorte recadrer la situation.

Professeure : Dorothée, que penses-tu de l’approche systémique familiale. Crois-tu que c’est trop difficile pour une étudiante au niveau du baccalauréat en science infirmière?

Dorothée : Non, ce n’est pas trop difficile! Au contraire, j’aime cette approche, je me sens bien là-dedans. Je m’implique à fonds, je vois le but, aider les autres à faire le changement, ce n’est pas toi qui le fais, c’est toi qui amènes les outils pour le faire. Ce qui me plaît beaucoup c’est tout l’aspect de la réflexion, tu les amènes à réfléchir, à prendre conscience, ça amène tout le temps quelque chose de nouveau, on dirait que ça s’enchaîne. Tout est interrelié! Là je me sens utile au niveau de leur faire prendre conscience, les faire réfléchir.

Professeure : Cette approche diffère-t-elle avec celle que tu utilises en milieu hospitalier?

Dorothée : À l’hôpital ce sont des soins directs. Tu fais ce que tu as à faire pour que la personne soit apte à retourner chez elle. Nous n’explorons pas les patterns de fonctionnement qui sont nuisibles à la situation de santé. C’est beaucoup axé sur l’acte médical délégué.

Autodialogue de la professeure

Se baigner dans les eaux silencieuses

Au cours de sa deuxième entrevue avec la « personne-famille », Dorothée continue à explorer la situation de santé. Habilement, à l’aide des hypothèses systémiques illustrées sous formes de schémas, elle leur présente sa perception de la situation. Le couple confirme les hypothèses. Dorothée les invite à proposer des solutions pour améliorer la situation, les amène à révéler leurs difficultés, leurs besoins de changement et les amène à nommer leurs stratégies vers le changement désiré. Fait intéressant que je note suite à la lecture et à l’écoute de l’audiocassette de son entrevue avec la « personne-famille », Dorothée est elle-même en processus d’ébranler ou de remettre en question ses croyances et, de ce fait, elle n’est pas prête à ébranler les croyances contraignantes du couple. Ainsi au cours et après l’entrevue avec la « personne-famille » elle n’entend pas la révélation des croyances contraignantes de ceux-ci. À ce moment, elle se sécurise en enseignant des notions qu’ils connaissent déjà.

Comment ai-je accompagné l’étudiante à découvrir les croyances contraignantes du couple?

Cette troisième rencontre avec l’étudiante s’est déroulée dans un contexte d’apprentissage semblable aux rencontres précédentes, mais davantage marqué de temps de réflexions, de périodes de silence. Lors de mon accompagnement, j’amène Dorothée à réfléchir sur ses propres croyances en utilisant une nouvelle stratégie d’enseignement « se baigner dans les eaux du silence ». Cela signifie oser se donner un espace de silence, c’est-à-dire, pendant un bon laps de temps être avec l’étudiante de façon différente en excluant toute parole, en nous laissant le temps de réfléchir ensemble, en arrêtant même le magnétophone qui devient, dans ces circonstances, un obstacle au silence. Cette immersion dans le silence a permis à Dorothée de continuer à reconnaître les besoins d’enseignement de Laurent, de remettre en question ses propres croyances et surtout de faire le lien entre la théorie et la pratique en ne limitant pas son rôle à seulement enseigner mais adapter son enseignement en tenant compte des croyances contraignantes du couple : « C’est pas son problème »; « C’est pas mon problème ». Elle relie petit à petit les morceaux du casse-tête et en saisit le sens. Elle perçoit le tout comme étant interrelié. De plus en plus elle pense de façon systémique.

En d’autres mots, cette expérience m’a amenée à me sentir à l’aise, d’oser remettre en question les croyances contraignantes de l’étudiante, et d’improviser avec une certaine aisance dans la complexité. Au fil de ma réflexion critique, je note que je perçois et conceptualise la situation éducative avec plus de facilité en tenant compte davantage des parties et du tout de cette situation, de ses interrelations et de ses interrétroactions. Tout au cours de cette expérience, je réalise que rechercher comment mieux enseigner l’approche systémique familiale, monologuer sur mon incertitude et dialoguer avec mon étudiante me fait vivre un mouvement de va-et-vient tissant progressivement le développement de ma pensée vers une pensée éducative plus systémique. Ces rencontres avec Dorothée m’amènent à voir qu’enseigner ce n’est pas appliquer une recette, ce n’est pas surtout transmettre le savoir, c’est mettre en branle un processus créateur en favorisant la construction du savoir de l’étudiante et celui de la professeure. Ce n’est pas « faire pour » l’étudiante ou « agir pour » l’étudiante, mais « c’est être avec » l’étudiante ou l’accompagner dans son processus d’apprentissage.

(F-3) Troisième entrevue de l’étudiante avec la famille

L’étudiante résume la rencontre précédente et souligne les forces du couple.

Étudiante : Avez-vous mis en pratique les solutions proposées à la dernière entrevue.

Françoise : Ah oui! J’ai commencé à faire un régime. J’ai déjà perdu 5 livres ! J’ai baissé ma quantité d’insuline. Je me suis fait un cahier à anneaux avec les documents que tu m’as remis et j’ai affiché dans le corridor les posters sur l’hypoglycémie et l’hyperglycémie.

Étudiante : Démontre une attitude déconcertée et des plus surprise…..Euh ! Euh ! Je ne m’attendais peut-être pas à ça ! C’est vraiment bien ! Et toi Laurent?

Laurent : Elle s’alimente mieux…moi je ne suis pas le régime…c’est elle qui a décidé…

Dorothée n’avait pas envisagé ce volte-face et se demande comment continuer la rencontre. Elle décide de leur présenter l’hypothèse systémique reliée à l’hypoglycémie.

Étudiante : Je perçois que vous êtes tous les deux inquiets, car si Françoise s’évanouissait Laurent ne sait vraiment pas quoi faire. Vous évitez de parler de cette possibilité.

Laurent : C’est ça. J’aimerais savoir au moins comment réagir.

L’étudiante explique les signes d’hypoglycémie et d’hyperglycémie et comment agir dans les deux situations. Elle leur présente l’hypothèse suivante, reliée aux croyances.

Étudiante : J’ai perçu que Françoise pense que c’est son problème à elle le diabète et que Laurent n’a rien à faire là-dedans. Il peut manger n’importe quoi devant elle et cela est correct, car ce n’est pas lui qui est diabétique. Françoise ne respecte pas son traitement. Laurent pense aussi la même chose, il dit que ce n’est pas son problème à lui. Indirectement Françoise révèle sa difficulté à suivre son traitement, car elle n’a pas de soutien ou très peu de la part de Laurent, car il ne semble pas conscient de son rôle. Que pensez-vous de ceci?

Françoise : Après quelques moments de réflexion. Je pense que c’est vrai. Parce que de un il ne s’impliquait pas parce que je ne l’impliquais pas…et ma pensée était c’est moi et pas lui.

Et moi, je m’adaptais à son mode de vie au lieu d’en faire un égal pour les deux.

Étudiante : Si vous aviez persisté dans cette situation, que pensez-vous qu’il serait arrivé?

Françoise : C’est ma santé qui en aurait pris un coup!

Laurent : Oui sa santé aurait été moins bonne!

Étudiante : Et maintenant si on inverse les rôles, Laurent si c’était toi qui souffrirais de diabète quelles seraient tes attentes envers Françoise?

Laurent : J’aimerais qu’elle ne me mange pas de beignes et de biscuits dans la face….je pense que je trouverais cela difficile au niveau de l’alimentation….

Françoise : Je l’encouragerais à bien s’alimenter. Ce serait aussi bon pour ma santé…

Laurent : C’est sûr qu’avec ces rencontres-ci je ne peux faire autrement de penser à cela …je pense que ça m’a vraiment aidé. Moi au début je considérais que je n’avais pas de rôle…je vais essayer de m’améliorer tout le temps…

Étudiante : Ces trois entrevues vous ont-elles aidé?

Françoise : Moi ça m’a aidé. Depuis deux ans je réalisais pas vraiment l’importance de mon diabète…maintenant, je réalise qu’il est important de faire attention à notre santé si on veut la garder…c’est ma vie….ce n’est pas la vie à personne…c’est à moi à me prendre en main….c’est ça qui m’a aidé le plus dans les rencontres, c’est une sorte de réveil, cela m’a fait réfléchir…c’est une prise de conscience….Cela me motive pour suivre mon traitement.

Laurent : Moi, ce qui m’a le plus aidé c’est de prendre conscience de ma responsabilité pour l’aider dans son traitement. Je suis très content d’avoir eu l’information pour savoir quoi faire en cas d’urgence. Mais je vais te dire franchement que j’ai été surpris ….je ne pensais pas que ça allait être gros de même…c’était vraiment parfait…je pensais que ces rencontres-là, c’était une petite affaire, mais là c’est beaucoup plus de ce que je m’attendais!

Avant de quitter, Dorothée leur remet une lettre thérapeutique qu’elle a écrite pour eux.

(P-4) Quatrième rencontre de l’étudiante avec la professeure

Professeure : Pourrais-tu me raconter ton vécu d’apprentissage avec ta « personne-famille »?

Dorothée : En m’en allant rencontrer ma famille pour la dernière fois, je me disais que rien n’avait été entrepris et qu’ils étaient au même point que la deuxième entrevue.

Professeure : Tu ne croyais pas que tes interventions et tes hypothèses avaient pu apporter un changement tangible à la « personne-famille »?

Dorothée : Vraiment, je ne pensais pas qu’ils allaient mettre cela en application immédiatement. Lorsqu’elle m’a montré le cahier à anneaux avec toute l’information et qu’elle m’a dit qu’elle suivait son régime. Je me suis sentie très déstabilisée. En plus d’avoir pris conscience des difficultés, ils adhéraient au traitement. Je suis satisfaite de la dernière entrevue, je ne m’attendais vraiment pas à un déroulement comme ça et à tous ces résultats! J’ai trouvé cela intéressant ce qu’ils disaient, ce qu’ils partageaient. La stratégie d’inverser les rôles, a vraiment favorisé la réflexion pour le rôle de chacun. Je me suis sentie vraiment utile.

Professeure : Qu’as-tu trouvé de plus difficile dans cette rencontre?

Dorothée : Je ne réussis pas à poser de questions sur leurs réponses. Par exemple, Laurent a dit qu’il ne pensait pas que ces rencontres-là c’était gros de même. J’aurais pu lui demander pourquoi ou comment? Mais je ne l’ai pas demandé. C’est un aspect que j’ai un peu manqué.

Professeure : En écrivant le scénario, c’est une belle occasion de réfléchir à cela…c’est de la réflexion et de la pratique qui t’aide à les questionner sur leurs réponses. Et comment te sentais-tu pendant l’entrevue quand tu les entendais et que tu ressentais leur collaboration?

Dorothée : Un sentiment de satisfaction, qu’ils pouvaient presque lire sur mon visage.

Professeure : Dans l’ensemble, tu as posé des questions systémiques très pertinentes,…cela leur a permis de réfléchir et de prendre conscience de la situation. De plus tes stratégies systémiques telles souligner leurs forces, recadrer l’expérience, inverser les rôles, et aussi la lettre thérapeutique que tu leur as remise est un beau reflet de tes réussites. Maintenant dis-moi pourquoi tu te sens vraiment utile suite à tes entrevues avec cette « personne-famille »?

Dorothée : Avant cette entrevue je me sentais d’une certaine utilité parce que je les amenais à réfléchir et à prendre conscience. Mais c’est au cours de ma dernière entrevue que je me suis sentie totalement utile à la famille, parce qu’ils comprenaient bien ce que je leur disais et surtout à cause des résultats surprenants que j’ai obtenu et de leur belle évaluation.

Professeure : Tu te sentais utile, tu étais contente de les aider à développer leur potentiel de santé. Je pense aussi que tu as très bien réussi la mise en application de l’approche systémique familiale auprès de ce couple. Maintenant Dorothée j’aimerais évaluer le cours avec toi. Raconte-moi tes impressions et donne-moi des suggestions pour améliorer le cours.

Dorothée : Pour moi ce cours représente une nouvelle façon d’apprendre, c’est apprendre autrement! Au début, j’étais stressée, être enregistrée et filmée, je n’étais pas habituée à cela! Dialoguer et chercher ensemble des stratégies et parfois jouer au théâtre c’était tout un changement. Dans ce cours-ci l’on discute et j’entends du positif. C’est valorisant. Cela me fait sentir que je suis capable et cela me motive!

Professeure : Au début du cours, comment percevais-tu ton rôle auprès de la famille?

Dorothée : Je me disais, mon rôle est d’intervenir auprès d’un individu. M’immiscer dans la vie d’une famille, c’est nouveau…ils ne voudront peut-être pas… qu’est-ce que cela va me donner? Ma perception a changé après le théâtre et au cours des rencontres et entrevues.

Professeure : Comment expliques-tu ce changement de perception?

Dorothée : C’est beaucoup de choses! Je crois que c’est toute l’intégration que j’ai réussi à faire en m’impliquant dans toutes les activités. Mes lectures, mes discussions avec les autres étudiantes et avec vous. Mes réflexions et ma prise de notes lors du théâtre et au cours de nos rencontres m’aidaient à prendre conscience de ce que je faisais bien et de ce qui pouvait être amélioré. L’examen nous amenait à revoir les notions essentielles.

Professeure : Selon toi, y-a-t-il des stratégies dans ton apprentissage qui t’ont le plus aidé?

Dorothée : Pendant nos rencontres, je n’avais pas toujours te temps de prendre les notes et c’est pour cela que je vous demandais les audiocassettes. Écouter le contenu des audiocassettes me permettait de réfléchir, de préparer mon scénario et de me dire je m’enligne comme ça pour mon entrevue. Je vais commencer avec cela, je pourrais peut-être parler de cela et là tout s’enchaînait bien, cela m’aidait dans l’élaboration de mon scénario. De plus tel que vous me l’aviez demandé j’écrivais le compte-rendu intégral de l’entrevue avec la famille. En écrivant et en écoutant ce compte-rendu je prenais davantage conscience de leurs réponses et des miennes, de ce que je pouvais améliorer. Cela m’a vraiment aidé dans la préparation de mes scénarios et dans la réalisation de mes entrevues.

Professeure : Penses-tu que ce cours a transformé ta pensée, ta façon de voir le soin?

Dorothée : C’est sûr que oui. J’ai vu que tout est interrelié, la famille, les activités, l’environnement. C’est vraiment important d’intégrer l’approche systémique familiale!

Autodialogue de la professeure

Vivre des succès pour en arriver à croire à l’approche systémique familiale

Le déroulement de la dernière entrevue de l’étudiante avec la « personne-famille » est empli d’émotions, de remises en question des croyances, de réussites, et ce, tant de la part de la « personne-famille » que d’elle-même. Dorothée vit tout un crescendo de sentiments face aux résultats très inattendus obtenus au cours de cette dernière entrevue. Elle ne croyait pas que son agir systémique des rencontres précédentes pouvait réellement influencer, et ce, dans un si court laps de temps, les comportements du couple. Pendant quelques secondes, devant toutes ces révélations, Dorothée reste « bouche-bée ». Ce moment particulier l’aide à prendre pleinement conscience de la signification et de l’utilité de l’approche systémique familiale et lui donne du vent dans les voiles pour continuer son entrevue. Après quelques secondes de quasi contemplation, Dorothée retrouve vite ses esprits et pense pendant l’action. À l’aide de sa préparation préalable, elle discute avec eux l’hypothèse systémique et réussit à ébranler leurs croyances contraignantes reliées à la perception du problème. Cette mouvance dans la façon de penser du couple favorise aussi la mouvance dans la façon de penser de Dorothée. Encore une fois, elle est heureusement surprise et étonnée de constater que son approche marche vraiment bien.

Un autre élément fort de son entrevue se situe lorsque l’étudiante réalise que la stratégie d’imaginer un changement de rôles aide le couple à réfléchir. Je suis moi-même surprise de la force de cette intervention. Inverser les rôles, c’est en quelque sorte reconnaître l’autre dans ce qu’il est et dans ce qu’il n’est pas, c’est démontrer de la curiosité en s’imaginant être à la place de l’autre, c’est favoriser une plus grande compréhension de sa situation et un plus grand respect de ce qu’il vit. L’étudiante, après avoir perdu un peu l’équilibre, démontre sa capacité d’être flexible et s’ajuste aux révélations du couple. Pour faire preuve de flexibilité, il faut dépasser la pensée linéaire causale. Il faut ressentir l’importance d’explorer les autres cercles et leurs interrelations. Il faut valoriser les paroles de l’autre, ses points de vue, sa façon de penser. Il faut être curieux de l’autre, de sa différence, de son histoire. Cette approche apparaît très différente d’une approche linéaire causale où ce que le patient a à dire est souvent de peu d’importance par rapport à ce qu’a à dire le médecin ou l’infirmière. Cette écoute, ce respect de l’autre, rejoint les principes de la circularité et de la neutralité et favorise le cheminement vers la pensée systémique, laquelle implique que le dialogue a lieu sur un pied d’égalité. Les révélations du couple permettent de constater un changement de 2e ordre. Selon Watzlawick, Weakland et Fisch (1974), un changement de second ordre implique de véritables transformations touchant les règles qui gouvernent le système. C’est un changement à la fois cognitif, affectif et comportemental. Ce changement conduit « la personne-famille » à se responsabiliser ensemble face à la situation de santé. Par son nouvel agir, Dorothée démontre qu’elle a changé ses perceptions. Parce qu’elle a obtenu des résultats tangibles, elle peut maintenant croire à l’approche systémique familiale.

Comment ai-je accompagné l’étudiante vers la réalisation de son nouveau rôle?

Voilà une autre expérience qui vient faire d’autres ronds dans l’eau. Un autre indice que l’approche est devenue systémique. Tout comme Dorothée favorise un changement de 2e ordre auprès de la « personne-famille », parallèlement, l’ensemble de mon accompagnement favorise chez l’étudiante ce changement de 2e ordre démontré au niveau cognitif, affectif et comportemental en particulier lors de la dernière phase de ce récit.

Au cours de notre dernière rencontre j’explore son vécu d’apprentissage, je valorise son agir systémique, je reconnais ses réussites, je lui donne la parole et lui demande de me préciser ce qui dans mon accompagnement l’a aidé à favoriser ce processus de changement. Avec des sourires dans les yeux, Dorothée décrit avec beaucoup d’enthousiasme que cette nouvelle façon d’apprendre est valorisante et motivante. Selon elle, c’est en participant activement aux activités d’enseignement, lors des discussions avec ses collègues, la famille et la professeure qu’elle a appris l’approche systémique familiale. Ce qui semble lui avoir été très aidant dans ce processus de changement est l’écoute des audiocassettes de nos rencontres et l’écoute des entrevues avec la « personne-famille ». Cette écoute réfléchie et au cours de laquelle elle prenait des notes, l’a grandement aidée dans la préparation de son scénario et de ses entrevues. En d’autres mots c’est par une pratique réflexive en cours d’action et sur l’action, sa préparation aux rencontres, sa participation aux activités éducatives et par notre dialogue que Dorothée explique la réussite de ce changement de 2e ordre ou de cette double boucle d’apprentissage (Argyris et Schön, 1974).

Discussion

Cette première phase d’analyse a permis d’identifier, tel que décrit dans les pages précédentes, les quatre thèmes émergents du récit de Dorothée. Les résultats de cette analyse, favorisent l’émergence de premières catégories conceptualisantes, la narration, l’autodialogue, lesquelles ont facilité chez Dorothée la transformation de ses conceptions du soin à la famille d’une pratique axée vers « la personne dans un contexte familial » vers une pratique orientée vers la « personne-famille » en tant qu’unité.

Dans la présente recherche, la narration est présente à deux moments particuliers du processus d’enseignement-apprentissage de l’approche systémique familiale : lorsque l’étudiante demande à la famille de décrire son expérience de la maladie et lorsque la professeure demande à l’étudiante l’expérience de son vécu d’apprentissage auprès de la famille. L’analyse des données montre que ces deux récits forment des boucles de narration qui s’alimentent l’une de l’autre et contribuent à l’enrichissement du processus d’apprentissage et d’enseignement. La narration de l’expérience donne l’opportunité de se raconter librement. Elle ouvre au dialogue. L’analyse du récit de Dorothée montre qu’une écoute attentive de cette narration permet à l’étudiante d’écouter avec le coeur la situation de santé et d’en saisir le sens. Suivre le fil de la conversation conduit l’étudiante à poser des questions systémiques ou linéaires avec l’intention d’amener les membres de la famille à compléter leur narration. Dorothée en entendant mieux « la voix des membres de la famille » a su, en tenant compte du contexte situationnel, identifier un schème particulier de pensées, sentiments et comportements démontrant la perception et la conceptualisation de la difficulté qu’elle a perçue de la part des deux conjoints. En se donnant le temps d’entendre la voix des conjoints, d’y réfléchir au cours de l’action et sur l’action, elle a identifié les stratégies déjà utilisées par la « personne-famille » et a déduit de façon plus nuancée les besoins de changements exprimés par celle-ci.

Selon Newman (1986), la participation dans une relation humaine authentique mène à la croissance et à la santé dans un sens d’un niveau plus élevé de conscience. Raholm (2008) souligne l’importance de la part des professeurs de créer un contexte d’apprentissage où les étudiantes peuvent être encouragées et valorisées à écouter les narrations de la part de la personne nécessitant des soins. Le défi de l’infirmière guidée par l’approche narrative est selon Sakalys (2003), Barry et Purnell (2008) de donner la primauté à la voix de la personne soignée, d’écouter celle-ci avec empathie afin de comprendre la signification ou le sens qu’elle donne à sa situation de santé et d’entretenir avec elle une relation respectant sa dignité et son unicité. Cette nouvelle façon de soigner peut selon Sakalys (2003), faciliter la guérison de la personne, en favorisant auprès de celle-ci sa prise de conscience de l’expérience de la maladie, en l’amenant par exemple à relier les éléments entre eux, à y voir les schèmes de fonctionnement et à construire le sens de la relation entre elle et les autres.

De même, la professeure invite l’étudiante à raconter ce qu’elle a vécu lors de son entrevue avec la famille. La narration de l’expérience de Dorothée, a ouvert la voie au dialogue et donné l’opportunité à la professeure d’identifier chez l’étudiante ses forces, ses difficultés et les stratégies d’apprentissage qu’elle utilise. Cette narration a aussi permis à l’étudiante de s’auto-évaluer et de nommer elle-même ses forces et ses défis. Nos résultats appuient ceux de Murphy et Atkins (1994) qui définissent le dialogue par une sorte de conversation éducative aidant l’étudiante à prendre conscience du processus de raisonnement qui guide ses actions. Ces nouvelles stratégies, faire raconter l’expérience, amener l’étudiante à nommer ses forces et ses difficultés, à conceptualiser les besoins d’apprentissage et de soin, tout en donnant plus d’espace à l’autre et à soi, favorisent la réflexion au cours de l’action et sur l’action et permettent le dialogue, le tâtonnement et l’autonomie. Ce processus dialogique allie curiosité, incertitude et espoir dans le contexte même de l’enseignement. Ce nouveau dialogue permet à la professeure de se placer au diapason de l’étudiante dans son processus d’apprentissage donc de mieux l’accompagner. Faire narrer et écouter avec le coeur c’est démontrer à l’autre personne une volonté d’entrer en relation avec elle, là où elle est dans son apprentissage. C’est toucher de plus près le vrai sens de l’accompagnement. Faire narrer la situation vécue, tout en respectant le rythme de la personne, c’est entrer en relation avec l’autre de manière à favoriser son développement ou tel que nommé par Parse (2003) « l’expression en puissance », c’est-à-dire favoriser l’émergence de ses possibles.

Ce type de communication rejoint les principes de neutralité et de circularité. « Faire narrer l’expérience » s’appuie en effet sur le principe de neutralité. Selon Tomm et Trommel (1986), le principe de neutralité désigne une attitude du thérapeute en relation avec la famille. Elle suppose du respect et de la curiosité, de la fascination et même de l’admiration à l’égard du système client. C’est ce même principe qu’applique l’étudiante ou la professeure en faisant raconter l’expérience. Par ailleurs, le principe de circularité de l’équipe de Milan qui émerge de la notion de rétroaction cybernétique de Bateson peut s’appliquer à la conversation éducative : c’est la capacité de l’étudiante de dialoguer avec la famille et de la professeure à dialoguer avec l’étudiante en se basant sur un « modèle d’entrevue circulaire ». « Faire narrer » implique en effet un dialogue circulaire (Tomm et Trommel, 1986) où les questions sont appelées par les réponses de l’autre. L’interrogation circulaire englobe les questions posées pour faire narrer et les effets qu’elles suscitent sous la forme de réponses qui à leur tour auront un effet sur les questions et commentaires ultérieurs. Ces boucles de questions-réponses constituent des boucles de rétroaction. Ce dialogue circulaire permet non seulement comme nous l’avons déjà formulé antérieurement d’explorer les besoins d’apprentissage ou de changement, de déduire s’il y a lieu des hypothèses systémiques, de découvrir des stratégies appropriées mais surtout de s’associer à l’autre, et ce, dans un processus co-évolutif d’exploration systémique.

La présente recherche a favorisé l’émergence d’une autre catégorie conceptualisante des plus pertinentes, au cours de l’enseignement et de l’apprentissage de l’approche systémique familiale, soit celle de l’autodialogue ou « dialoguer avec soi-même ». La professeure suggère à chaque étudiante d’être dorénavant le « maître d’oeuvre de la préparation et de la réalisation de son entrevue familiale » en « dialoguant avec elle-même » ou en « parlant avec elle-même » dans un contexte imprégné de silence, en écoutant l’audiocassette de sa rencontre avec la famille, en écrivant le verbatim de cette rencontre. Ce sont ces étapes importantes qui mèneront à une réflexion critique de l’entrevue réalisée avec la famille et à l’élaboration du scénario (l’étudiante décrit, sous forme d’un court texte écrit comment elle prévoit le déroulement de sa prochaine entrevue avec la famille).

Les autodialogues sont caractérisés par une réflexion et une écoute de son agir, une immersion dans le silence, une exposition lente et s’étalant dans le temps au vécu de l’autre, une mise à distance, un questionnement sur les stratégies possibles et un moment d’écriture. Ces autodialogues forment des boucles qui interagissent avec les boucles de narration, l’auto-dialogue étant, en fait, une narration que l’on fait à soi-même. Ces boucles qui favorisent la continuité et l’interrelation d’un entretien à l’autre représentent un principe fondamental de notre approche éducative de l’enseignement de l’approche systémique familiale, soit celui de penser par soi-même, d’instaurer un espace de réflexion, de silence et de choix. Le récit d’apprentissage montre que c’est surtout au cours de son autodialogue, c’est-à-dire lors de l’écoute des audiocassettes, lors de l’écriture des comptes-rendus intégraux, des réflexions critiques, lors de l’élaboration du scénario que Dorothée réfléchit à ce qu’elle a dit, à ce qu’elle aurait pu dire. Dans les récits, l’exercice de l’écriture du scénario, par exemple, est défini comme un espace de réflexion, qui aide à structurer la pensée et la démarche de soins. L’autodialogue est non seulement un exercice de flexibilité et de liberté, il représente aussi un exercice de métacognition et de réflexion écrite. Paris et Winograd (1990) reconnaissent l’importance de relier les aspects cognitifs, métacognitifs et affectifs au cours du processus d’apprentissage. Au fil de leur pratique quotidienne, ce mode d’intervention amène les professionnels à s’interroger sur l’évolution de la situation des familles, à se questionner et à critiquer les interventions réalisées ou à réaliser. Cet outil d’apprentissage puissant qu’est l’autodialogue n’est pas destiné qu’aux étudiantes. Ici aussi s’applique le principe de circularité systémique. Les autodialogues de l’étudiante rejoignent et alimentent les autodialogues de la professeure. La professeure se prépare aux rencontres en prenant connaissance des documents écrits des étudiantes, en écoutant l’audiocassette tout en « dialoguant avec elle-même » et en écrivant un canevas pour la rencontre suivante. La réflexion au cours de l’action et sur l’action (Schön, 1983) par l’autodialogue conduit la professeure à prendre l’étudiante là où elle est parce qu’elle amène une prise en compte plus nuancée de ses besoins d’apprentissage. Elle l’amène aussi à porter un regard critique sur sa propre pratique, à tenter de la regarder d’une manière distanciée. Elle « prend sa propre action, ses propres fonctionnements mentaux pour objet de son observation et de son analyse, elle tente de percevoir et de comprendre sa propre façon d’agir ». (Perrenoud, 2006, p. 197). En d’autres mots, cela donne la possibilité à la professeure de procéder à une évaluation formative de son enseignement. Les résultats positifs obtenus par le biais de ces autodialogues amènent la professeure à intégrer cette nouvelle façon de procéder lors des rencontres avec l’étudiante et à lui suggérer de faire de même lorsqu’elle rencontre la famille cliente. Ainsi, la professeure invite l’étudiante à se parler dans le silence ou à « se baigner dans les eaux du silence », comme elle le fait elle-même. Parse (2003) mentionne que le calme silencieux est le processus d’un silence qui laisse libre cours à l’envoi et à la réception des messages. C’est une tranquillité muette qui émerge dans un moment de co-création avec les autres, c’est une présence vraie d’où est exclue toute parole, elle consiste à « être avec » grâce à un engagement immédiat en présence de l’autre. Le silence devient ici un outil pédagogique, au même titre que la narration. Au cours de la présente recherche, dans un contexte favorisant la qualité du processus relationnel entre les principaux acteurs concernés, les boucles de narration et d’autodialogue suivent un processus constant d’entrelacement, de rétroaction et d’interrétroaction. L’étudiante et la professeure tout en réfléchissant, en tenant compte de leurs émotions, en se questionnant, en remettant en question des éléments de leur savoir font apparaître les premiers éléments vers la construction d’une nouvelle pratique éducative de l’approche systémique familiale.

Conclusion

Ce récit illustre une séquence de la construction d’une nouvelle pratique pour l’enseignement de l’approche systémique familiale auprès de bachelières en science infirmière. Au cours de ce récit, la professeure accompagne l’étudiante et facilite le passage d’une démarche de soin centrée sur le client à celle d’une démarche de soin orientée vers la « personne-famille » en tant qu’unité. Pour faciliter ce passage, la professeure crée un contexte positif à l’apprentissage. Elle prend soin de manifester à l’étudiante du respect, une écoute attentive et de la curiosité pour son expérience d’apprentissage. Quant à l’accompagnement de l’étudiante il consiste à « être avec » ou travailler en collaboration, c’est-à-dire écouter lors de la narration, réfléchir ensemble lors de périodes de silence, à tâtonner ensemble dans la recherche de stratégies et, enfin, découvrir ensemble des stratégies.

La professeure enseigne donc autrement. L’enseignement magistral se transforme en un accompagnement de l’étudiante. De nouvelles stratégies éducatives se créent en collaboration avec les étudiantes, grâce au dialogue favorisant un jeu constant d’interactions et d’interrétroactions. Ces stratégies novatrices sont notamment la narration, l’autodialogue, le tâtonnement, la théâtralisation et l’immersion silencieuse. Guidé par des principes humanistes, cognitivistes et systémiques, ce jeu constant d’interactions et d’interrétroactions favorise la constitution d’un état intérieur qui façonne le sens de l’agir de la professeure et de l’étudiante. L’accompagnement de la professeure et l’agir des étudiantes s’humanisent. Cette pratique éducative enrichit le savoir de l’étudiante et lui ouvre de nouvelles perspectives pour le soin de la « personne-famille » dans tous les milieux de pratique. Enfin, ces premiers résultats de recherche serviront de base dans la poursuite de la construction de cette nouvelle pratique éducative, laquelle pourra aussi servir de modèle dans différents contextes d’enseignement en sciences de la santé.