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Contexte théorique

La négligence parentale entraîne à court, moyen et long terme, de graves conséquences chez l’enfant qui la subit et ce, aux niveaux physique, psychologique et psychosocial (Brière, 1992 ; Djeddah et al., 2000 ; Hamerman et Ludwig, 2000 ; Lessard, 2000 ; Trocmé et al., 2001). Elle se définit comme étant une perturbation sévère de la relation parent-enfant, perturbation où le parent est non disponible émotionnellement à répondre aux signaux de l’enfant. Les principaux facteurs de risque de la négligence parentale sont des facteurs d’ordre socio-économique comme la pauvreté et le manque de soutien social (Black, 2000 ; Gelles, 2000) et des facteurs d’ordre individuel ou psychologique (Erickson et Egeland, 1996). Les facteurs individuels font référence entre autres, à des expériences vécues par le parent durant son enfance telle qu’une relation avec ses propres parents considérée comme étant peu positive, voire négligente au niveau émotionnel (Black, 2000 ; Erickson et Egeland, 1996), à avoir subi de la violence ou en avoir été témoin (Gelles, 2000), à avoir été abusé sexuellement, à avoir été placé en bas âge et avoir vécu des pertes de personnes significatives (Macfie et al., 1999 ; Main et Hesse, 1990).

La durée d’exposition aux événements négatifs ainsi que leur intensité ont une incidence sur leur potentiel traumatique de ces événements (Djeddah et al., 2000 ; Haapasalo et Aaltonen, 1999). Haapasalo et Aaltonen (1999) démontrent que des mères suivies par les services de protection ont vécu davantage d’expériences de rejet et d’abus psychologique dans leur enfance que les mères n’étant pas sous les services de protection. Ils rapportent aussi que les parents ayant un score élevé au CAPI (Child Abuse Potential Inventory de Milner, 1980) sont plus susceptibles d’avoir vécu de l’abus dans leur enfance.

Dans la pratique, nous observons que des parents améliorent significativement leur conduite envers l’enfant après avoir bénéficié de l’aide des services de protection. Par contre, d’autres parents ayant reçu une aide comparable continuent à mettre leur enfant en danger. Le concept de chronicité fait référence à la persistance des conduites négligentes sévères sur de longues périodes pouvant s’échelonner jusqu’à 15 ans (Cichetti et Barnett, 1991), voire tout au long des années de parentage tandis que la « transitivité » correspond à la cessation ou à la diminution significative des comportements négligents envers l’enfant suite à une période d’intervention (Éthier et Lacharité, 2001). À cet égard, Gelles (2000) considère qu’entre 10 % et 15 % des parents négligents possèdent un ensemble de caractéristiques sociales et psychologiques faisant en sorte qu’ils sont peu réceptifs aux diverses interventions et que, si un parent possède cet ensemble de caractéristiques, alors le type, l’intensité et la quantité de l’intervention ainsi que l’expérience de l’intervenant diminueraient peu ses comportements négligents, ni le danger dans lequel se trouve l’enfant.

Les événements négatifs vécus en bas âge apparaissent donc des éléments déterminants dans la chronicité des comportements de maltraitance du parent. De tels événements ont la particularité d’être potentiellement traumatisants pour la personne qui les vit. Dans le cadre du présent article, nous nous intéresserons plus particulièrement aux situations où ces traumatismes sont demeurés non résolus, c’est-à-dire un traumatisme qui n’a pas été intégré psychiquement. Ces situations peuvent être reliées à la reproduction de la négligence (avoir été négligé dans son enfance et négliger son enfant une fois devenu parent) et éventuellement nuire aux effets positifs de l’intervention.

D’un point de vue clinique, le traumatisme fait référence à une expérience de peur intense, de terreur et d’impuissance qui menace la vie de l’individu et qui peut mener à une désorganisation psychologique et comportementale. Cependant, un événement devient un traumatisme en fonction des perceptions qu’a l’individu de cet événement, selon l’individu lui-même et selon les conditions entourant cet événement. L’abus physique ou sexuel commis par une figure d’attachement est inévitablement considéré comme un traumatisme alors que les expériences de perte, telle la mort d’un proche, sont potentiellement traumatiques (Main et Hesse, 1990).

Il est fréquent qu’une personne présente des signes de dissociation mentale suite à un traumatisme (Egeland et Susman-Stillman, 1996). On définit la dissociation comme une séparation des procédés psychologiques tel que les sentiments, les souvenirs, l’identité ou les pensées qui sont habituellement intégrés (Spiegel et Cardena, 1991). La dissociation altère les sentiments, les pensées ou les actions empêchant ainsi ces informations d’être intégrées au reste du fonctionnement de l’individu (Putnam, 1993 ; West, 1967). En fait, lorsque le système est accablé par certains types d’informations qu’il ne peut gérer et auxquels il ne peut répondre adéquatement, il se dissocie de cette information traumatique et s’engourdit afin de ne pas la ressentir, ce qui lui permet de survivre. On croit que, normalement, l’information traumatique reste active dans la conscience jusqu’à ce que l’organisme puisse la traiter et la classer, ce qui neutralise et contrôle alors les sentiments et l’anxiété associés au traumatisme. Par contre, si un traumatisme n’est pas résolu et qu’il demeure très présent dans la conscience et dans les pensées, le système réagit par des mécanismes de défense tels que le déni et la dissociation. Un individu qui se dissocie d’une information trop difficile à gérer est, par conséquent, désorganisé et désorienté au niveau psychique. L’intensité du traumatisme, sa durée ainsi que la fréquence à laquelle l’individu y est exposé influencent les symptômes dissociatifs (Hartman et Burgess, 1993).

La dissociation pourrait être associée à la transmission intergénérationnelle de la négligence. Une étude de Egeland et Susman-Stillman (1996) démontre que les mères perpétuant les comportements abusifs envers leurs propres enfants présentent des signes de dissociation plus élevés que les mères qui ne manifestent pas d’abus alors qu’elles en ont elles-mêmes subi. D’ailleurs, les mères ayant été abusées et qui abusent leurs enfants relatent les expériences qu’elles ont vécues en bas âge de manière contradictoire et idéalisée. Leur discours portant sur leur enfance est fragmenté, déconnecté et l’information est peu intégrée. Par exemple, ces mères ne fournissent pas des exemples congruents à la description des événements de leur enfance, ou bien elles n’ont aucun souvenir d’événements ou d’expériences vécus dans l’enfance, ou encore les exemples donnés ne correspondent aucunement à la description donnée. Ces auteurs concluent que les mères qui négligent leurs enfants semblent s’être coupées, s’être dissociées de leurs propres expériences de négligence en tant qu’enfant. Ainsi, les mères qui ont été abusées dans leur enfance et qui reproduisent l’abus lorsqu’elles deviennent parent auraient vécu plus d’expériences traumatiques et présenteraient davantage un modèle d’attachement de type évitant où les mécanismes de déni et de coupure de l’affect sont fréquemment utilisés.

Quelques auteurs (Main et Goldwyn, 1998 ; Main et Hesse, 1990 ; Adam et al., 1995) intègrent la théorie de l’attachement aux notions de traumatisme et de dissociation. Puisque le parent représente pour l’enfant une base de sécurité afin de surmonter une situation stressante ou alarmante, les événements ponctuant la relation entre l’enfant et la figure d’attachement ou altérant la qualité de cette relation sont des phénomènes ayant des répercussions sur l’attachement de l’enfant. C’est donc dire que la perte à travers la mort, la séparation, l’abus, les menaces ou autre traumatisme ainsi qu’un parent lui-même dissocié sont tous des facteurs qui sont susceptibles de modifier la représentation interne que se fait un enfant de sa relation avec le parent. A cet effet, la possibilité que les enfants abusés soient identifiés comme étant insécurisés et désorganisés est près de 80 % (Carlson et al., 1989 ; Lyons-Ruth, 1996 ; Main et Hesse, 2000). L’enfant qui a été négligé ou abusé par son parent se représentera la relation d’attachement comme étant source de colère et de méfiance. Il est pris dans un dilemme où la figure d’attachement est à la fois source de protection, d’abandon et de peur. L’abus par une figure d’attachement constitue donc un traumatisme indéniable. Les autres expériences, telles que les ruptures ou les pertes de la figure d’attachement, seraient potentiellement traumatiques pour l’enfant (Adam et al, 1995 ; Main et Hesse, 1990). Un des mécanismes psychiques que l’on retrouve chez l’enfant traumatisé est la dissociation mentale. Chez l’enfant, ce mécanisme possède souvent une fonction d’adaptation au sens où l’enfant peut conserver l’image du bon parent en se coupant de ses expériences négatives. L’enfant idéalise le bon parent et se dissocie des émotions qui le font souffrir ; il peut scinder ses expériences en adoptant l’image d’un bon et d’un mauvais parent. Ce mécanisme adaptatif chez le jeune enfant deviendrait nuisible au cours du développement en ne permettant pas à l’adulte d’intégrer ses expériences, ses émotions et ses comportements.

Les effets d’un traumatisme sur le plan psychique ne semblent pas se résorber avec le temps. Au contraire, il semble qu’un grand nombre de victimes d’abus dans l’enfance ont tendance à transposer leur problème à l’âge adulte. Parmi les effets à long terme d’un traumatisme, nous retrouvons de la dissociation mentale qui se traduit par une altération des sentiments et des pensées qui nuisent au fonctionnement général de l’individu et par conséquent, au comportement parental.

Il est possible d’induire le modèle d’attachement de l’adulte à travers son discours dans l’entrevue d’attachement de l’adulte (EAA). Un modèle d’attachement permet de situer les représentations internes de la personne envers ses figures d’attachement. Les représentations internes d’un individu se construisent au fil des expériences relationnelles vécues tout au long de sa vie et, plus particulièrement, celles expérimentées en bas âge. On situe l’attachement de l’adulte selon quatre catégories : sécurisé et autonome au niveau de son attachement, évitant l’attachement et/ou les émotions relatives à l’attachement, préoccupé par ou avec l’attachement, et non-résolu/désorganisé en ce qui a trait à des expériences de perte ou d’abus (Main, 1996 ; Adam et al., 1995). Les processus mentaux d’un individu en regard à l’attachement sont généralement organisés en référence aux figures d’attachement présentes au cours de sa vie, mais surtout celles présentes dans l’enfance. Une perte de la figure d’attachement ou une expérience fort négative vécue en bas âge intervenant dans la relation d’attachement altère cette organisation mentale et cela pourra être perçu dans le discours (Main et Goldwyn, 1998 ; Main, 1996 ; Main et Hesse, 1990).

L’objectif de cet article vise à mieux comprendre les expériences de vie des mères qui présentent un profil de négligence chronique, c’est-à-dire des conduites négligentes graves envers l’enfant sur plusieurs années malgré les efforts d’intervention déployés par les services de protection. Nous sommes intéressés plus particulièrement aux indices de dissociation à travers le discours utilisé par la mère lorsqu’elle raconte ses expériences vécues dans l’enfance, particulièrement en ce qui a trait aux expériences traumatiques. Cette étude est effectuée à l’aide de l’entrevue sur l’attachement de l’adulte (Main et Goldwyn, 1998), en explorant les expériences vécues par les mères négligentes dans leur enfance avec leurs figures d’attachement et en portant une attention particulière aux expériences de perte, de séparation et d’abus n’étant pas résolues (c’est-à-dire des expériences rapportées dans un discours comportant des indices de dissociation). La comparaison entre les résultats obtenus auprès de mères négligentes chroniques et ceux de mères négligentes transitoires permettra de vérifier si la non-résolution de traumatismes vécus pendant l’enfance peut être associée à la chronicité de la négligence. Nous posons l’hypothèse que les mères négligentes chroniques rapporteront plus d’expériences négatives et/ou des expériences négatives intenses vécues dans leur enfance que les mères négligentes transitoires. Nous posons également l’hypothèse que les mères négligentes chroniques rapporteront plus d’indices de traumatismes non résolus que les mères négligentes transitoires. De plus, sur une base exploratoire, cette recherche s’intéresse aux modèles d’attachement des mères en relation à la chronicité de la négligence. Nous stipulons, à l’instar des travaux de Egeland et al. (1996), que les mères dont le modèle d’attachement est l’évitement (type évitant) seront plus nombreuses dans le groupe chronique.

Méthode

Choix des participantes et classification

Dans cette recherche, 20 participantes sont mises à l’étude : dix mères négligentes chroniques et dix mères négligentes transitoires. Les participantes, qui ont volontairement collaboré, proviennent d’une étude de suivi menée par Éthier et al. (1995) auprès de 83 familles présentant des conduites sévères de négligence et de violence occasionnelle. Les répondantes ont été recrutées initialement par les services de protection, soit le Centre Jeunesse Mauricie et Centre-du-Québec (CJMCQ). Outre le dossier en protection, ces familles faisaient preuve, au moment de leur recrutement, d’abus et/ou de négligence sévère comme l’indiquent leurs résultats à l’inventaire concernant le bien-être de l’enfant en relation avec l’exercice des responsabilités parentales (ICBE) de Magura et Moses (1984), traduit et adapté en français par Vézina et Bradet (1992). Six ans après le recrutement initial, les participantes furent classées dans les catégories négligence transitoire et négligence chronique selon un double critère évaluant leur évolution suite à l’intervention, soit leur score au CAPI (Child Abuse Potential Inventory) et leur dossier au Centre Jeunesse. Ont été considérées transitoires les mères dont le score à l’échelle globale du CAPI est dit normal (166 et moins selon les normes proposées par Milner, 1980) et dont le dossier en protection est inactif depuis plus de 4 mois. Les mères possédant un potentiel d’abus élevé au CAPI (plus de 166, correspondant au centile 95) furent classées dans la catégorie chronique. De plus, leur dossier en protection demeure ouvert étant donné le risque d’abus encore présent et ce, même après qu’il y ait eu intervention. Aux fins de la présente étude, les 20 mères participantes ont été sélectionnées au hasard dans chacune de leur catégorie au sein de l’échantillon de l’étude initiale.

Instruments de mesure

Child abuse potential inventory (CAPI). Élaboré par Milner en 1980 et traduit en français par Palacio-Quintin en 1992 pour la population québécoise, le CAPI est l’un des instruments les plus utilisés dans les études concernant les mauvais traitements envers les enfants, qu’il s’agisse de violence physique ou de négligence. Il contient 160 items dont 50 portent directement sur l’abus et la négligence. Les items sont formulés sous forme d’énoncés avec lesquels le participant se dit en accord ou en désaccord. La correction conduit à l’attribution d’un score global de potentiel d’abus et six scores des sous-échelles suivantes : problèmes avec les autres, problèmes avec la famille, problèmes avec les enfants, tristesse, rigidité et détresse.

Questionnaire sociodémographique. Un bref questionnaire d’Éthier et al. (1992) a été utilisé afin d’organiser et de standardiser l’information concernant la composition de la famille et les caractéristiques de ses membres tel que l’âge, l’éducation, le travail, le revenu, le nombre d’enfant, le statut conjugal.

Entrevue d’attachement de l’adulte (EAA). L’entrevue d’attachement de l’adulte de George et al. (1996) et Main et Goldwyn, (1998) est une entrevue semi-structurée comportant une vingtaine de questions nécessitant environ 90 minutes de passation. Le répondant est appelé à parler de son histoire familiale, des pertes significatives qu’il a vécues, de la violence et de l’abus subis, de ses principales figures d’attachement et de la relation qu’il a entretenue avec chacune d’elle à travers diverses expériences de vie. Cet instrument permet de situer le participant dans l’une des quatre catégories générales qualifiant l’attachement : sécurisé-autonome, évitant, préoccupé et non-résolu/désorganisé. Pour ce faire, le juge se base sur la cohérence du discours de l’entrevue et sur les diverses échelles de cotation du système. En deuxième lieu, l’EAA permet d’identifier les événements de vie et les traumatismes non résolus en cotant le type et l’intensité des événements vécus dans l’enfance et les indices de dissociation dans le discours lorsque la personne rapporte des événements potentiellement traumatisants. Pour ce faire, l’EAA utilise 2 catégories d’échelles. La première catégorie regroupe les principaux événements de vie encourus durant l’enfance : amour, rejet, négligence, renversement des rôles et pression à la performance. La seconde catégorie d’échelle correspond à la non-résolution des expériences d’abus et de deuil. À toutes les échelles de chaque catégorie, le répondant obtient un score de un à neuf (1-3-5-9), un étant l’absence de ce type d’expérience et neuf, la très forte présence de ce type d’expérience. Une cote au-dessus de 5 signifie généralement qu’il y a un manque de résolution, donc dissociation face à un traumatisme. Divers auteurs ont su prouver qu’il n’y a pas de liens entre l’EEA et les tests d’intelligence (Bakermans-Kranenburg et van IJzendoorn, 1993 ; Rosenstein et Horowitz, 1993 ; Sagi et al., 1994 ; Ward et Carlson, 1995 ; Crowell et al., 1996) et qu’il n’existe pas de relations significatives entre les classifications de l’EAA et le style du discours, la désirabilité sociale, le niveau de scolarisation, ni les variables démographiques. (Crowell et al., 1996). Van IJzendoorn (1995) évalue à 78 % le taux d’accord inter-juges du EAA sur 1997 protocoles étudiés.

Traitement des données

Les entrevues de l’attachement de l’adulte ont été effectuées par deux professionnelles possédant une formation spécifique à cet effet. Les entrevues ont été réalisées auprès des mères dans un local de recherche, permettant ainsi une plus grande discrétion qu’à domicile. Les entrevues ont été enregistrées sur bande audio ou vidéo, puis leur contenu a été retranscrit au traitement de texte. Ces retranscriptions ont été utilisées de deux façons différentes ; 1) Le contenu global du discours a été analysé selon la procédure habituelle préconisée par Main et Goldwyn (1998) [1] en vue de l’attribution d’un style d’attachement à chacune des participantes. La codification a été effectuée à l’aveugle, sans que le chercheur connaisse le groupe d’appartenance des mères. 2) Les retranscriptions des entrevues ont également été utilisées pour le traitement par analyse de contenu effectuée à l’aide du logiciel Atlas-TI. Ce logiciel, élaboré en 1997 par Thomas Muhr, permet l’analyse de grandes quantités de données sous forme textuelle, audio et vidéo. Il comporte une série d’outils qui rendent possible la segmentation et la cotation de texte. Parallèlement, le logiciel peut créer des réseaux et des hiérarchies avec les cotes, il peut les comparer et on peut aussi ajouter au texte des commentaires, des mémos, du texte secondaire, etc.

La grille de cotation de cette étude porte sur les expériences et la non-résolution des traumatismes perçues dans le discours des mères durant l’EAA et respecte grandement le système de cotation de Main et Goldwyn (1998). La grille a été incorporée au logiciel Atlas-TI comme base de codification des contenus. Par souci d’adaptation de cette étude à la population négligente, l’échelle pression à la performance n’a pas été retenue et les cotes deuil, abus, violence dans le couple parental, placement et rupture/séparation ont été ajoutées à la grille de cotation. La retranscription du discours de chaque mère a été analysée selon cette grille. De cette façon, chaque partie de discours relative à un événement de vie, par exemple, était cotée selon la grille puis inventoriée par l’intermédiaire des fonctions du logiciel. Une étude pilote a été réalisée afin de tester la validité de la grille de cotation utilisée avec Atlas-TI. Un accord inter-juges n’a pas été réalisé étant donné que l’auteure principale était seule à assigner des cotes à chacun des verbatim. Toutefois, l’assignation des cotes globales aux diverses catégories d’événements présente un taux d’accord intra-juge de 76 %. L’appartenance d’une mère donnée au groupe chronique ou transitoire n’était pas connue au moment de la codification.

Afin de faciliter les analyses statistiques, les expériences de vie de la grille de cotation ont été regroupées en cinq catégories (voir annexe A). La catégorie des expériences favorables ou très favorables fait référence à la forte ou à la très forte présence des comportements aimants et à l’absence des comportements de rejet, de renversement des rôles et de négligence envers l’enfant. Les expériences négatives ou très négatives regroupent les comportements intenses et très intenses de rejet, de négligence et de renversement des rôles et font référence à la faible présence des comportements aimants envers l’enfant. Les expériences plus ou moins négatives se rapportent à l’intensité moyenne des comportements de chaque échelle. Pour sa part, la catégorie de présence de traumatisme fait référence aux expériences de deuil et d’abus qui comportaient des indices de dissociation lorsque racontées [2].

Résultats

Analyse du discours des mères avec l’aide du logiciel Atlas-TI

Les données recueillies ont été soumises à des analyses non-paramétriques (U de Mann-Whitney) et des analyses de distribution de fréquences (Chi2). Une première analyse indique que les mères négligentes chroniques ont significativement plus de cotes au total (rang moyen = 13,10) que les mères négligentes transitoires (rang moyen = 7, 90) avec U = 24,0 ; p = 0,0245. En ce qui concerne le nombre de cotes aux expériences négatives et/ou très négatives, les mères négligentes chroniques obtiennent un rang moyen de 13,20, alors que les mères négligentes transitoires ont un rang moyen de 7,80. Cette différence se révèle donc significative avec U = 23.0 et p = 0,0205. On retrouve la même différence pour la cotation aux ruptures, aux placements et aux abus, soit un rang moyen de 13,20 pour le groupe chronique et de 7,80 pour le groupe transitoire avec U = 23,0 ; p = 0,0125. En d’autres termes, les mères négligentes chroniques ont vécu significativement plus d’abus, de placements et de ruptures avec des figures d’attachement dans leur enfance que les mères négligentes transitoires.

Pour le score total de la variable présence d’indices de traumatisme, le rang moyen des mères négligentes chroniques est de 12,35 et celui des mères négligentes transitoires est de 8,65, U = 31,5 et p = 0,079. Bien que la différence ne soit pas statistiquement significative, elle est marginale et mérite qu’on s’y attarde. Il est probable qu’une augmentation du nombre de mères dans l’étude confirmerait la tendance, à savoir que les mères négligentes chroniques présentent plus d’indices de traumatisme ou de dissociation que les mères négligentes transitoires.

D’autres variables présentent aussi des différences qui ne sont pas significatives statistiquement, mais qui par contre peuvent être intéressantes. Par exemple pour la variable abus (abus sexuel et violence) avec présence de traumatisme, le rang moyen des mères négligentes chroniques est de 3,9 et celui des mères négligentes transitoires est de 1,4, U = 33 et p = 0,0795. En ce qui concerne la variable deuil avec présence de traumatisme, les mères négligentes chroniques ont un rang moyen de 3,6 et les mères négligentes transitoires ont un rang moyen de 2,1 avec U = 34 et p = 0,1085. On constate donc une « tendance » à associer davantage le traumatisme aux événements d’abus sexuels et de violence et moins aux événements reliés aux pertes et aux deuils.

Analyse globale de l’entrevue de l’attachement de l’adulte (EAA)

Selon le système de codification de Main et Goldwyn (1998) on attribue au discours des mères un style d’attachement et s’il y a présence de traumatismes non résolus. Les mères du groupe chronique présentent des indices de traumatisme non résolu à 50 % contrairement à 25 % pour celle du groupe transitoire. Les participantes du groupe chronique ont, à 60 %, un style d’attachement préoccupé et 40 % sont de style évitant. Chez les mères négligentes transitoires, 40 % d’entre elles ont un style d’attachement préoccupé et 40 % possèdent un style évitant. Aucune mère du groupe chronique n’a un style d’attachement sécurisant alors que 20 % du groupe transitoire présente un style sécurisant. Étant donné le faible nombre de participantes, nous ne sommes pas en mesure d’identifier un modèle d’attachement en lien avec la chronicité. Ce n’est donc pas la catégorie d’attachement qui ressort dans cette étude, mais plutôt la non-résolution du traumatisme.

Tableau 1

Répartition des styles d’attachement chez les mères négligentes chroniques et transitoires

Répartition des styles d’attachement chez les mères négligentes chroniques et transitoires

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Au niveau des données démographiqes, il y a lieu de constater qu’elles sont pratiquement équivalentes dans les 2 groupes de participantes, sauf en ce qui concerne le type de famille. Soixante-dix pour cent (70 %) des mères négligentes chroniques vivent depuis au moins 6 mois avec un conjoint alors que 90 % des mères négligentes transitoires sont monoparentales.

Tableau 2

Comparaison des données démographiques entre le groupe de mères négligentes transitoires et le groupe de mères négligentes chroniques au temps de recrutement

Comparaison des données démographiques entre le groupe de mères négligentes transitoires et le groupe de mères négligentes chroniques au temps de recrutement

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Discussion

Cette étude permet de mieux comprendre ce qui différencie la négligence chronique de la négligence transitoire, comprendre pourquoi, même après six années d’intervention de la part des services de protection, des mères continuent de mettre leur enfant en danger alors que d’autres cessent leur conduite négligente. Cette recherche accorde une attention particulière au potentiel traumatique des expériences de vie des mères négligentes.

Les résultats des analyses statistiques, portant sur le contenu des entrevues d’attachement démontrent que les mères du groupe chronique rapportent davantage d’expériences négatives et potentiellement traumatisantes que les mères du groupe transitoire. Ce résultat ne signifie pas qu’elles ont réellement vécu plus d’événements difficiles car il ne s’agit pas ici d’une analyse de fréquence des comportements vécus proprement dits, mais bien que, dans un contexte d’entrevue semi-structurée portant sur la relation avec leur figure d’attachement, les mères négligentes chroniques relatent spontanément plus ce genre de souvenir. Par ailleurs, les analyses de contenu démontrent que les mères négligentes chroniques rapportent significativement plus d’événements de vie négatifs ou très négatifs, d’expériences de ruptures, de placements et d’abus comparativement aux mères négligentes transitoires. En général, les participantes du groupe chronique ont plus de cote au total, ce qui signifie qu’elles ont rapporté avoir vécu dans l’enfance un plus vaste éventail d’expériences négatives que les mères du groupe transitoire.

Les résultats de cette recherche appuient en partie les hypothèses proposées. Les résultats obtenus à l’analyse de contenu à l’aide du logiciel Atlas-TI démontrent que les mères considérées comme étant négligentes de façon chronique rapportent plus d’événements négatifs potentiellement traumatisants vécus dans l’enfance, mais elles ne rapportent pas significativement plus d’indices de dissociation. Pour ce qui est du style d’attachement, en tenant compte « de l’analyse globale du discours » à l’entrevue d’attachement (selon la méthode préconisée par Main et al., 1998), il nous est donné de constater qu’aucune des mères interviewées ne possède un style d’attachement sécurisant, comparativement à 20 % chez les mères du groupe transitoire. Contrairement à l’étude de Egeland et al. (1996), nos données ne font pas ressortir de liens entre le modèle d’attachement évitant et l’abus chronique. Encore une fois ici, le petit nombre de participantes pourrait expliquer ce résultat. Cependant, notre étude confirme la fréquence plus élevée de traumatismes non résolus pour les parents chroniques. En d’autres termes, les mères qui présentent toujours un potentiel d’abus après six années passées sous les services à la protection de la jeunesse présentent toutes un modèle d’attachement insécurisé et, comparativement aux mères dont les enfants ne sont plus en protection, elles sont deux fois plus nombreuses à présenter un discours dissocié, indiquant une non-résolution des traumatismes de l’enfance.

Ce qui ressort de notre étude est le fait que les mères négligentes chroniques ont une grande difficulté à intégrer sur le plan psychique les expériences de leur enfance. Théoriquement, cette difficulté d’intégration de l’expérience traumatique mènerait à divers mécanismes de défense. Dans cette étude nous avons démontré que les mères négligentes chroniques, en comparaison avec celles qui profitent davantage des interventions psychosociales offertes en Centres jeunesse, présentent plus de traumatismes non résolus. Le parent qui a vécu une expérience traumatisante dans son enfance, a dû, pour survivre, développer des mécanismes psychiques tel que la dissociation mentale, ce qui nuit considérablement à la qualité des relations affectives ultérieures et au comportement parental. Nous devons poursuivre notre étude afin de mieux comprendre comment le parent dissocié se comporte avec son enfant et quels en sont les effets sur le développement de l’enfant. Ainsi, nous serons plus en mesure de comprendre, du moins en partie, la transmission intergénérationnelle de l’abus.

Les résultats de cette étude peuvent éventuellement mener vers une réflexion quant à l’élaboration de certains programmes d’intervention offerts aux parents dont la négligence perdure. Rappelons ici que les interventions conventionnelles se sont révélées peu profitables auprès de la population de parents chroniques (Gelles, 2000). En effet, la majorité des programmes d’intervention existant au Québec mettent l’accent sur les habilités parentales, le soutien social et matériel du parent. À la lumière des données présentées dans cette étude, il est possible de concevoir qu’un programme d’intervention pour des parents négligents chroniques pourrait augmenter son efficacité en y intégrant une aide portant sur l’histoire individuelle, voire des interventions sur les éléments psychiques en lien avec la transmission de l’abus. Un tel programme devrait tenir compte et traiter, advenant le cas, des traumatismes non résolus. En fait, les événements de vie vécus par la mère dans son enfance et l’aspect traumatique de ces événements jouent un rôle central dans la capacité de la personne à assumer son rôle de parent et sur la possibilité qu’une intervention visant l’amélioration de la relation parentale puisse être efficace.