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Un consensus s’impose dans le monde de l’itinérance : il ne peut y avoir de rencontre avec la personne itinérante sans réseau.

Roy et Morin, 2007

Je me nomme Diane Aubin. Lorsque j’ai commencé à travailler pour l’organisme Dans la rue à Montréal [1], à titre de psychologue et consultante clinique auprès des équipes d’intervenants, je pressentais déjà que le défi serait de taille, tout aussi délicat et complexe que passionnant. Je pensais alors qu’après les deux années du premier mandat qui m’était confié, j’en aurais sûrement assez et serais prête à partir vers d’autres horizons. Après plus de 14 ans, mon lieu de travail est encore aujourd’hui le centre de jour qui accueille en moyenne 150 jeunes par jour. Des jeunes dits « de la rue », sans abri ou en situation de grande précarité économique, sociale, affective ou relationnelle. Des jeunes qui migrent vers le centre-ville, là où des ressources accueillent les plus marginaux. Dès les premiers contacts avec eux et avec les intervenants des différentes équipes qui les accueillent et les accompagnent, j’ai ressenti l’urgence de la collaboration, tellement le corps de ces jeunes parlait de la complexité de leur parcours et rendait compte de leur souffrance et des défis auxquels ils avaient été confrontés pour survivre (Aubin, 2000, 2009). J’avais le sentiment d’être propulsée au milieu d’un champ de bataille durant une accalmie, et malgré le calme apparent, il me semblait que quelque chose pouvait basculer, déraper ou surgir inopinément ou violemment à n’importe quel moment.

Au contact d’une jeunesse abîmée, défensive ou rebelle, prompte à réagir quand elle est propulsée par l’impulsivité, la fuite ou l’urgence, il me fallait absolument préserver et entretenir l’activité de penser mise à risque par la misère et la souffrance perçues. Je savais d’emblée que je ne ferais pas long feu en travaillant en silo, position qui m’apparaissait suicidaire ou relever de la toute-puissance, ni plus ni moins. Je me suis donc mise à explorer les alliances possibles, pour ma propre survie et dans l’intérêt, j’en suis encore convaincue, de ces jeunes et des intervenants qui me consultent.

La solidarité et la collaboration se sont alors imposées comme une nécessité, afin de contrer les risques de la première impression ou de la sidération et d’éviter l’enlisement vers les lieux communs, les préjugés, le découragement, voire la désespérance ou la démission (Aubin, 2002). Là où la misère, les conflits non résolus sévissent ou détruisent, ne faut-il pas relier pour rebâtir, reconstruire et réparer ? Sortir de l’isolement, développer une appartenance, se donner un espace et du temps pour partager des idées et des moyens, échanger des outils, favoriser la réflexion et la mise en perspective… Tisser des liens, nourrir des alliances, s’affilier pour contrer la désaffiliation.

Au fil du temps, des alliés se sont manifestés. D’autres, concernés par ces populations marginalisées bien avant que je m’y intéresse, m’ont accueillie ou invitée pour réfléchir avec eux, remettre les choses en question, défendre la cause des plus démunis de notre société, élaborer du savoir à partir de nos expériences et en partageant nos connaissances. En somme, s’interroger pour dépasser les limites de nos perceptions et affiner notre compréhension de la précarité, de l’exclusion, de la marginalité et de l’itinérance — ces phénomènes qui nous poussent dans nos derniers retranchements et interpellent notre créativité (Aubin, 2008).

Parmi de multiples regroupements (Tables de concertation, projets spéciaux ou de recherche), l’équipe de proximité est née, il y a un peu plus de huit ans, de premiers entretiens avec d’autres psychologues (nous étions trois au départ), eux aussi premiers à occuper des postes donnant sur la première ligne des services dédiés aux jeunes de la rue ainsi qu’aux intervenants qui les accompagnent. Au gré des années, malgré des départs qui ont ébranlé la continuité de nos rencontres, l’emploi du temps chargé de chacun et de nouvelles arrivées qui ont mis en doute, interrogé ou stimulé sa pertinence, le principe fondamental de sa raison d’être a perduré : apprendre de l’autre afin de tisser de la solidarité dans le but de mieux comprendre ces jeunes apparemment désaffiliés et de leur tendre la main, soit par l’intermédiaire des intervenants postés en première ligne, soit au cours d’entretiens que certains accepteront d’entrevoir avec nous.

Un principe directeur se dégage de notre position clinique face à ces jeunes : leur proposer une oreille attentive et respectueuse, leur donner un espace de parole, les soutenir dans la résolution de leurs impasses et la reprise de leur développement, en acceptant qu’il faille instaurer la distance nécessaire au temps de l’apprivoisement tout en respectant leurs défenses, ce qui implique un travail de collaboration avec les intervenants sociaux à qui ils font confiance ou qui les accompagnent. Une position qui requiert une grande ouverture d’esprit, une bonne dose d’humilité, de la confiance dans les partenaires, de la créativité et une certaine tolérance à l’incertitude.

Des rencontres de proximité

Afin d’examiner les valeurs, principes et raisons d’être qui se dégagent de notre façon de faire, mes collègues et collaborateurs d’aujourd’hui se joignent à moi : Pierre Létourneau, Christiane Cadieux, Amal Abdel-Baki, Terri Hill, Danielle Monast, Candice Tiberghien, ainsi que Caroline Baret et David Lafortune. Nous tenterons de vous expliquer pourquoi nous continuons de croire en la pertinence de rencontres de proximité, de penser qu’apprendre de l’autre, de chacun de nous, des intervenants et des jeunes que nous rencontrons contribue à tisser de la solidarité, à générer de l’espoir et à donner le courage de poursuivre, en plus d’explorer des pistes de solution pour des jeunes en particulier et pour d’autres captifs des mêmes impasses. Chacun de nous a contribué à cette réflexion critique, en prenant « le beau risque de l’échange » (Aubin et Cadieux, 2006) lors de nos rencontres ou en explorant individuellement — de manière non exhaustive — des aspects particuliers de notre travail. J’interpellerai donc leur contribution tout au long de cet article.

Mais avant d’aborder les bénéfices que nous retirons de ces rencontres, tant sur les plans personnel et professionnel que sur celui de l’intervention auprès des intervenants et des jeunes qui nous interpellent, il nous apparaît crucial de rappeler les valeurs et principes qui fondent notre positionnement, lesquels vont influencer le cadre même de notre alliance.

Un positionnement particulier face à l’itinérance

D’entrée de jeu, je fais appel à Caroline Baret qui s’attarde à la délicate question du positionnement de l’aidant face à l’itinérant dans son projet de recherche doctorale intitulé « Processus de deuil, parentalité et société : le devenir parent des jeunes de la rue » (2009). Les idées rassemblées et élaborées par Caroline permettent de saisir le positionnement des participants à nos rencontres de proximité et la logique de notre action.

C. B. : Dans son dernier rapport sur l’itinérance, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS, 2008) signale que la méconnaissance du phénomène d’itinérance entraîne l’émergence de préjugés qui contribuent à la stigmatisation des personnes en situation d’itinérance. Dans une société où chaque chose a sa place, l’itinérant dérange car il ne se laisse pas caser ni classer aisément : il occupe plutôt passivement les espaces publics et expose sa différence. « Il ne semble se diriger nulle part, il ne semble rien « faire », il ne semble « servir » à rien. C’est un objet d’inquiétante étrangeté, d’altérité radicale, qui, peut-être, éveille chez le sédentaire des angoisses millénaires » (Poirier et al., 2000, 11-12). Face à cette angoisse suscitée par l’itinérant, nous pourrions être alors tentés par différents modes de mise à distance (Guibert-Lassalle, 2006) : l’idéalisation — le clochard serait vu comme un héros de la liberté et de la révolte contre les dysfonctionnements sociaux ; la victimisation — le SDF subirait passivement les abus d’une société qui le broie ; la réification — le sans-logis deviendrait un objet désincarné d’étude ou d’assistance ; la médicalisation — le vagabond apparaîtrait comme atteint de troubles dont le traitement incombe à des thérapeutes. Ce serait perdre de vue la complexité de leur identité, de leur trajectoire et de la diversité des problématiques qu’ils rencontrent. Poirier et al. (2000) proposent alors une attitude de l’aidant ou du chercheur basée sur « la compréhension de l’altérité, l’empathie avec la différence, et l’insight sur ses propres réactions face à cette inquiétante étrangeté » (2000, 14).

Il s’agirait d’une attitude d’ouverture avec les « jeunes de la rue », qui nécessite également un partenariat entre acteurs du réseau, conscients des limites des différentes approches et ressources. C’est par la complémentarité de chacun que le réseau a une chance d’« accrocher » les plus démunis (Roy et Morin, 2007, 199), de tenter de les comprendre et de les aider.

Selon Roy et Morin (2007) quatre logiques d’action fonderaient le travail complémentaire du réseau : 1) s’engager avec l’autre ; 2) affirmer les droits citoyens ; 3) recadrer les comportements individuels ; 4) encadrer et contenir les risques. Le réseau constitue pour eux « un espace où coexistent différentes approches, visions de la personne, ressources aux mandats et aux modes de fonctionnement variés » (p. 211). Grâce à cette diversité des approches, le réseau peut espérer soutenir une diversité des populations touchées : il n’existe pas qu’un seul profil de « jeune de la rue ». La pratique de réseau apparaît donc faire consensus dans le milieu de l’itinérance, car elle seule permet un accordage entre acteurs et intervenants auprès de personnes désaffiliées et spécifiques.

Ces jeunes désaffiliés, qui sont-ils ?

D. A. : Il est donc permis de dire que l’action de notre équipe de proximité s’inscrit dans une logique de responsabilité partagée, basée sur les valeurs et principes mentionnés ci-haut, pour tendre la perche et joindre des jeunes désaffiliés pour des raisons diverses et des durées variables.

En effet, les jeunes qui nous interpellent font partie d’une population particulière de jeunes en difficulté pour laquelle les thèmes de rupture et de précarité se révèlent prédominants. Leur parcours est semé d’embûches et d’obstacles qui ont mené à des ruptures plus ou moins longues et plus ou moins accentuées ou douloureuses avec leur environnement premier, leur famille (d’origine ou d’accueil) ou encore les centres qui les ont protégés au cours d’un placement. Des jeunes décrocheurs ou décrochés, dont la souffrance se caractérise souvent par des éprouvés de rejet, de révolte ou d’abandon (Flamand et Aubin, 2004). Des adolescents et jeunes adultes pour qui la rue ou la marginalité ont pu représenter une source d’espoir, une issue, une sortie de secours, une solution, un idéal, une contrainte, pour ne nommer que quelques-unes des significations de ce choix délibéré ou « par défaut » – faute de ne pas avoir ou percevoir d’autres choix (Aubin, 2008 ; voir aussi Parazelli, 2002 et Poirier et al., 1999). Parmi eux, un certain nombre aura subi des traumatismes relationnels précoces (Bonneville, 2009) ou vécu des deuils complexes ou non résolus, perturbant leur capacité d’attachement et engendrant des difficultés de socialisation ; leur adaptation à un parcours normatif en sera d’autant plus périlleuse. Pour d’autres, la rue sera la conséquence d’une incapacité à organiser sa pensée et son quotidien dans le contexte de l’émergence d’une maladie mentale sévère et l’absence de liens sociaux significatifs (Ouellet-Plamondon et al., du même numéro).

Des jeunes aux parcours pourtant singuliers, malgré les aspects communs à leur situation dont l’analyse requiert prudence, vigilance et rigueur ; car ici, la prise en compte de la complexité est de mise, tant leur réalité comporte de variables et d’influences. Nul ne peut prédire encore ce qu’il adviendra d’un jeune de la rue dans 10 ou 20 ans… heureusement ! L’imprévisibilité des parcours nous empêche (eux et nous) de tomber dans la toute-puissance. Une attitude ouverte et des dispositifs d’accueil et d’écoute adaptés nous permettront de découvrir, au-delà de la rigidité de certaines défenses ou des situations, des capacités ou des atouts insoupçonnés, camouflés ou étouffés par des manifestations comportementales diverses et parfois troublantes s’apparentant ou côtoyant des troubles tout aussi divers (troubles de la personnalité, toxicomanie, troubles psychotiques, parmi d’autres). La plasticité qui caractérise la construction identitaire de l’adolescent et du jeune adulte, quoique modelée elle aussi par les aléas de la précarité et des imprévus liés à la survie, autorise le risque d’une intervention proactive et l’espoir d’un changement, tout en exigeant la prudence dans la formulation diagnostique (Aubin, 2009).

Parmi ces jeunes, certains retrouveront l’espoir et poursuivront leur développement, d’autres côtoieront la détresse ou s’enliseront dans le désespoir et l’inertie, en restant captifs de leurs difficultés, des impasses identitaires ou familiales et des deuils non résolus. Captés par les exigences de la survie, tous seront contraints de prendre des risques, plus ou moins coûteux pour leur santé physique et psychologique. Rapidement ancrés dans des états de souffrance propres à « l’enfermement dans l’errance » (Simard, 2000), plusieurs ne manifesteront pas nécessairement leur besoin d’aide (Furtos, 1994 ; Flamand et Aubin, 2004). Le déni de leurs besoins ou l’ambivalence face à l’aide proposée seront donc des variables importantes dont il faudra tenir compte dans notre approche et l’analyse de leur situation. Je me joins à la parole de Danielle Monast et de Candice Tiberghien qui décrivent les caractéristiques de l’accueil et de l’écoute que nous privilégions, compte tenu de cette ambivalence.

C. T. : Dans notre pratique auprès de personnes à risque de désaffiliation, d’exclusion, de marginalité et de problèmes de santé mentale, nous observons chaque jour l’écart entre les besoins du jeune souffrant (ex : rencontrer un psychiatre, prendre une médication de façon soutenue, réfléchir sur ses prises de risque afin de renforcer les mécanismes de protection, parler de sa souffrance psychique, être entouré) et sa demande d’aide (Gilbert et Lussier, 2006). Il est de notre responsabilité de stimuler chez la personne le moindre désir d’amorcer un changement dans sa vie, puis de soutenir ce désir à travers l’accompagnement et la référence, tout en reconnaissant son ambivalence à recevoir de l’aide.

D. M. : Les jeunes que nous recevons veulent être soulagés de leur souffrance, mais craignent que surgissent des traumatismes passés qu’ils ont refoulés et de ce fait leur ont permis de survivre. Cette prémisse est importante, car cela va permettre de faire un travail sur la demande. Petit à petit, au fil du lien qui se tisse (dans le transfert), ces jeunes reconnaîtront la partie singulière et impensable de leur souffrance. Au-delà de la reconnaissance du caractère insoutenable des violences – familiales ou autres, auxquelles ils ont été confrontés, le travail qu’on leur propose leur permettra peut-être d’arriver à faire avec leur histoire en affirmant leur désir de vivre et de s’inscrire dans un lien social.

Prendre en compte l’ambivalence de la demande permettra aussi de mieux comprendre certains agirs de leur part : absences au rendez-vous, retards, apparente disparition, recrudescence de la consommation de drogues, passages à l’acte multiples, tentatives de suicide ou conduites parasuicidaires, et quoi encore. Inévitablement, ces jeunes nous invitent à faire un travail psychique soutenu afin de rester bien en contact avec cette ambivalence et observer comment elle peut finir par céder la place à une demande d’aide plus affirmative et assumée (Monast, 2010).

C. T. : L’illusion de la liberté que peut engendrer le mode de vie de rue (ni liens ni attaches), combinée à l’autosuffisance et au sentiment d’omnipotence que peuvent induire les substances psychoactives s’accompagne souvent d’une peur intense de dépendre de l’Autre. Ces enjeux relationnels resurgissent dans la rencontre avec nous et colorent le processus thérapeutique, se manifestant par exemple, par une difficulté à s’engager, par des tentatives de contrôle et des manifestations d’ambivalence : « Je viens, je ne viens pas, je viens quand j’ai décidé, je ne viens plus… », par un attachement intense suivi de mouvements de retrait subit ou d’évitement. Nous, psychologues, avec nos collègues intervenants sociaux, infirmières et professeurs, avons comme fonction commune de nous ajuster à ces mouvements d’essai, ponctués de prise et de reprise de contact et d’éloignement. Fonction apparentée au Moi-auxiliaire, chargée de fournir un cadre, des espaces contenants permettant de tisser du sens en vue de consolider le Moi fragile ou affaibli des jeunes qui s’abandonnent et craignent de désirer un changement pour eux-mêmes.

D. M. : On peut donc dire que le partenariat tissé au cours de nos rencontres de proximité nous permet d’élaborer cette demande que nous recevons et qui peut être adressée à plusieurs intervenants, déposée dans différentes ressources… pour qu’on en fasse quelque chose ! Notre travail d’équipe nous permet donc d’y réfléchir tout en ne précipitant pas la réponse, en prenant soin d’entendre la souffrance qui y est exprimée et d’articuler les besoins sous-jacents. Une qualité de présence paraît essentielle, faite de continuité, de disponibilité, d’accessibilité, de rythme et surtout du souci de ne pas imposer à ces jeunes une demande de notre part. Une continuité d’être dans la présence pourrait-on dire, une disponibilité à entendre ou prendre en compte une « non-demande » de leur part. Une qualité de contact dans la rencontre avec eux, parfois dans leur milieu de vie, désintéressée ou désencombrée de notre désir d’intervenant qui a besoin de se rassurer sur le sens de son travail. Une qualité de contact à laquelle participe une certaine distance, instaurée par notre existence en dehors d’eux — notre désir et notre vie qui est aussi ailleurs… Une disponibilité renouvelée dans le temps, une ouverture à les entendre et à les accompagner, lorsqu’ils demanderont à être en lien. Alors, une rencontre sera possible.

C. T. : La trajectoire de ces jeunes est complexe et les mécanismes de défense auxquels ils ont recours pour faire face aux stress de leur vie sont souvent coûteux. Afin d’étayer notre compréhension et notre analyse et tenter de trouver un sens au parcours du jeune, nous sommes invités à nous interroger et explorer toujours plus, à chercher des réponses et de l’information dans tous les champs théoriques et pratiques. Cette démarche nous confronte également à notre propre impuissance à tout comprendre, à tout régler. Il est alors primordial de reconnaître que nous ne sommes pas non plus, en tant qu’aidant, tout-puissant et que nous avons aussi besoin de l’Autre, du différent de soi (le travailleur social, le médecin, le psychologue, l’ami, le parent) pour accompagner ces jeunes. C’est pourquoi il m’apparaît de notre devoir de participer à la restauration (ou la création) d’un réseau social soutenant et aidant autour de la personne exclue et souffrante. En tant que consultante clinique auprès d’intervenants de première ligne d’un organisme communautaire, il m’est essentiel de bien connaître les partenaires du réseau afin de soutenir, d’encourager, de guider les références de l’intervenant de la première ligne vers les professionnels de la santé mentale de première, deuxième, troisième ligne. Participer aux rencontres de proximité m’a permis et me permet encore de mieux comprendre comment interpeller les partenaires essentiels dans le suivi d’un jeune et d’encourager mes collègues intervenants en partageant mes connaissances sur les pratiques de nos partenaires. Il est rassurant de savoir que les jeunes seront bien reçus et que leur demande d’aide, même ambivalente, sera comprise et accueillie.

D. M. : Il est permis de penser que la continuité de notre travail de proximité fait écho à une dimension essentielle du parcours de ces jeunes. Nous ne sommes pas liés comme pourrait l’être un groupe institutionnalisé ou relevant d’une autorité institutionnelle, mais bien plutôt comme des intervenants ayant un désir de travailler ensemble, sans attente de résultat autre que l’amélioration des interventions et des services dédiés à ces jeunes. Cette position nous dégagerait de divers enjeux relationnels ou de pouvoir tout en autorisant le développement d’une alliance de travail et la construction d’un lien de solidarité dans le travail. Cette liberté d’action engendre des effets importants dans notre travail d’intervenants, parmi lesquels une marge de manoeuvre qui permet sans doute de ne pas subir les effets institutionnels susceptibles d’entraver, sans qu’on en soit toujours conscients, notre autonomie professionnelle et l’instauration d’une alliance avec les jeunes pour qui la demande d’aide est inconcevable dans un premier temps.

Objectifs poursuivis dans ces rencontres

Bien que le prétexte central pour nous réunir concerne les jeunes en situation de très grande précarité susceptibles de développer des problèmes de santé mentale, nous continuons de trouver d’autres bénéfices à ces rencontres, dont celui, et non le moindre, du maintien de notre propre santé psychologique ajouté au partage de connaissances et d’informations qui enrichissent notre pratique clinique, notre savoir-faire et notre savoir-être.

La plupart d’entre nous travaillons avec des équipes et des intervenants sociaux à qui ces jeunes se confient. En particulier pour ce qui concerne le centre de jour, le rôle de consultant des psychologues est extrêmement important. Nous sommes régulièrement sollicités pour notre appui et consultés pour nos avis, conseils, recommandations. Plusieurs des jeunes susceptibles de développer des troubles importants de santé mentale ou présentant des indices de déséquilibre psychologique ou des signes de psychose ne viendront nous rencontrer ou accepteront de consulter, d’être accompagnés à la clinique ou à l’hôpital qu’après un travail d’accompagnement de longue haleine.

La place des jeunes dans ces rencontres

Sans être inscrites dans une entente formelle de partenariat, les rencontres de proximité constituent donc un espace réel et symbolique qui permet, au gré de réunions dans nos lieux respectifs de travail, de recréer des liens et de la collaboration, lesquels sont directement associés à la qualité de notre propre investissement. Aux cinq ou six rencontres par année s’ajouteront des communications autour d’une situation particulière, toujours en contexte de collaboration avec les jeunes qui les auront autorisées.

Les jeunes sont informés de ces rencontres par nous-mêmes ou par des intervenants qui les accompagnent lors de leurs visites au centre de jour ou ailleurs. Ils sont invités à participer aux réunions, afin d’échanger avec nous à propos de leur situation actuelle, ou peuvent autoriser le partage d’information entre les intervenants présents, pour ensuite en recevoir un compte rendu (pistes de solution, plan d’action, références).

Des entretiens subséquents peuvent avoir lieu, entre le jeune et des intervenants clés, lorsque des impasses surgissent à nouveau, en contexte d’urgence ou de crise, ou que le besoin de faire le point s’avère pertinent (ex. : un entretien à la clinique JAP — jeunes adultes souffrant de psychose débutante), entre l’intervenant accompagnateur lors de la première demande, la psychiatre et le jeune qui bénéficie maintenant de soins ; un entretien entre le jeune amené à l’urgence psychiatrique, la psychiatre, une psychologue du centre de jour ou une intervenante dont le rôle a été significatif dans le parcours du jeune.

Cette façon de faire permet de développer une alliance qui demeure empreinte d’empathie chaleureuse fort utile dans l’approche de ces jeunes soumis à des facteurs de stress intenses. La confiance entre les intervenants présents se répercute dans l’échange avec les jeunes et permet de stimuler leur intérêt et leur collaboration. Un autre avantage consiste à aborder les aspects de la santé mentale ou psychologique sans recourir de manière hermétique à des étiquettes diagnostiques. L’on va plutôt décrire ce qu’on observe, prendre le pouls de ce qui se passe, expliquer les conséquences, anticiper les risques, explorer les avantages : d’une médication, d’un soutien psychothérapeutique, d’un accompagnement par Diogène ou la fréquentation d’une autre ressource. Ce qui n’est pas banal quand on sait l’importance de l’apprivoisement entre les jeunes et nous, du respect de leurs défenses afin que s’établisse la confiance, et de la longue consolidation de leur estime de soi mise à mal ou très souffrante. Je cède ici la parole à Amal Abdel-Baki qui explique pourquoi elle s’est jointe à notre équipe il y a quelques années déjà.

A. A.-B. : En tant que psychiatre, il m’est apparu évident que les services offerts à la population qui nous intéresse ici étaient trop peu ou pas du tout intégrés pour répondre aux besoins de ces jeunes adolescents et jeunes adultes en grande difficulté, particulièrement vulnérables au développement de dépendances et de désordres de santé de toutes sortes, étant donné la précarité de leur situation et leur parcours en dents de scie. J’éprouvais le besoin et l’intérêt de me joindre à ce groupe intéressé par les mêmes populations et enjeux.

Travailler auprès d’une population désaffiliée, voire stigmatisée suscite chez nous, en tant qu’aidants – et peut-être par identification à la clientèle — le besoin de se rassembler, de réseauter. Il nous semble maintenant évident que du point de vue de la personne incapable d’articuler ou d’exprimer, pour toutes sortes de raisons, une demande d’aide pour elle-même, notre système de soins peut paraître morcelé même s’il offre des services extraordinaires ou complémentaires. Une population qui ne peut, de par ses caractéristiques, formuler et maintenir une demande au fil du temps qu’il faut pour obtenir une réponse, ou encore assumer la responsabilité de la demande dans le temps, avec la patience qu’il faut pour tolérer les délais d’attente et les dédales des services de santé (Abdel-Baki, 2006).

Travailler dans ce système « morcelé » appelait un rapprochement avec d’autres aidants ayant une philosophie similaire, mais ayant accès à d’autres moyens et offrant d’autres modalités d’intervention, complémentaires aux miens, pour aider ces jeunes. Créer des alliances, pour me sentir moi-même moins en marge dans ma façon de concevoir les besoins de cette clientèle et dans ma façon d’intervenir auprès d’eux, dans le contexte de l’institution médicale dont je fais partie.

Joindre ce groupe pour aller chercher de l’aide dans mon intervention auprès de ces jeunes, par l’élaboration de la réflexion autour de situations données. Pour envisager d’intervenir en équipe, en évitant le clivage, dans le contexte d’une compréhension commune, d’un espace où je ne peux atteindre différemment ce jeune en particulier, pour l’instant trop méfiant, trop ambivalent… Joindre ce groupe parce que je constate les limites de mon rôle de psychiatre à aider ce jeune dont les besoins sont immenses et nécessitent l’apport de chacune des différentes strates des services, qu’ils proviennent de la ligne de front ou de la « 0.5 » (pour emprunter l’expression de feu Jean-Yves Roy, psychiatre), de la 1re ligne, de la 2e ou de la 3e ligne.

Ainsi, en participant aux rencontres de l’équipe de proximité, je profite de la longue expertise de mes collègues auprès de cette population de jeunes. J’apprends aussi à mieux connaître les différents services et les nouvelles ressources, ce qui me permet de mieux orienter mes patients de façon personnalisée par la suite lorsque nécessaire, en plus de participer à la transmission du lien de confiance, facteur clé, comme chacun sait, de l’intervention. Lorsqu’un intervenant du milieu communautaire accompagne un jeune à une consultation psychiatrique avec moi, il lui témoigne la confiance qu’il a en moi, ce qui aide manifestement le jeune à laisser tomber ses craintes et réduire sa méfiance. Je fais de même lorsque j’oriente un jeune patient vers une autre ressource.

J’ai donc joint le groupe avec plaisir, constatant l’énorme travail qui était fait par les organismes impliqués et réalisant qu’une petite aide de ma part pouvait parfois aider à résoudre des impasses. Le point de vue psychiatrique se confronte aux autres dans nos discussions, enrichissant la lecture d’un même problème et les perspectives d’approche ou d’intervention.

De nos entretiens est venue la suggestion d’offrir un espace de disponibilité pour permettre d’évaluer l’état mental des jeunes, sans grands délais et sans mille obstacles administratifs, dans un contexte plus acceptable et accessible pour eux et les intervenants qui les accompagnent. Depuis quelques années déjà, la clinique des jeunes de la rue du CSSS Jeanne-Mance permet à ces jeunes de bénéficier d’une expertise qui leur serait difficilement accessible autrement malgré leurs grands besoins. Une première consultation au CLSC leur permet d’être informés de la gamme de services offerts par la clinique.

D. A. : La présence de l’organisme communautaire Diogène à nos rencontres de proximité enrichit incontestablement la réflexion élaborée à propos de jeunes qui nous préoccupent, tout en rappelant la prudence à médicaliser la lecture des situations complexes qui nous interpellent et à formuler trop rapidement un diagnostic dans la mise en place d’un plan d’intervention ou l’établissement d’une orientation de soins. Christiane Cadieux rappelle les caractéristiques de l’approche privilégiée par Diogène.

C. C. : À Diogène, nous travaillons dans le sens du rétablissement avec une philosophie d’intervention inspirée des approches alternatives en santé mentale. Nos interventions intègrent l’approche basée sur les forces de la personne, ainsi que l’appropriation du pouvoir par cette dernière. Nous entrons en relation avec une personne considérée dans sa globalité et celle-ci devient la source de l’intervention plutôt que la cible de l’intervention. Nous mettons donc l’accent sur ce que la personne a plutôt que sur ce qu’elle n’a pas. Nous l’aidons à se mobiliser à partir de ses propres capacités et en s’appuyant sur l’idée d’une possible contribution active à la société en tant que personne citoyenne à part entière, capable d’exercer son pouvoir, de donner une direction à sa vie à la mesure de ses moyens. Il s’agit pour l’intervenant d’être en relation avec une personne qui se tient devant le diagnostic et les symptômes et de lui permettre d’exprimer son unicité.

Nous offrons un suivi alternatif communautaire dans le milieu de vie en accompagnant, en écoutant, afin que la personne puisse faire battre la vie plus fort que la souffrance et afin de déjouer le sentiment d’impuissance — tant pour la personne qui demande de l’aide, que pour celle qui en donne ! Souvent, il s’agit de réinventer avec la personne aidée notre propre manière de penser et d’agir, à travers ce lien de confidence qu’elle tisse avec nous. Être son témoin, afin qu’elle puisse donner un sens à sa souffrance et à son expérience de vie.

Contribuer à ce qu’elle sorte de sa position de victime, afin qu’elle puisse transcender les expériences qu’elle a vécues. Pour nous, aidants, il s’agit de faire du sens plutôt que du temps… en faisant émerger le beau, en soutenant l’espoir de même que leurs rêves, en aidant à reconstruire leur fierté. Leur permettre aussi d’exprimer leur gratitude, de pratiquer la relation de façon sécuritaire dans une relation d’aide avec leur intervenant.

Nous prenons souvent des photos des demandeurs, car la plupart d’entre eux ne possèdent que très peu de repères de leur trajectoire. Ceux qui existent sont souvent teintés d’expériences négatives ou d’échecs. Les photos que nous prenons revêtent souvent une importance capitale pour eux, car la plupart n’ont que très peu de photos souvenirs de leur passé, voire de racines. Ces photos, tout comme nous, deviennent de véritables témoins de leurs accomplissements, et comme nous faisons du suivi sur du long terme, elles raconteront leur cheminement à travers le temps. Des photos qui les désignent citoyens à part entière dans la société, des personnes devant le diagnostic et devant les symptômes. Des personnes s’amusant, en état de plaisir, des personnes ayant des rêves, habitées d’espoir.

Cette qualité de relation est faite de proximité et d’humanité, de reconnaissance et de solidarité. Une relation qui sait apprécier ce que la personne est à même d’apporter. D’ailleurs, il arrive souvent que ce soit eux et elles qui nous enseignent des choses. Il est important d’avoir l’humilité de le reconnaître, de leur donner la possibilité de nous faire bénéficier de leur savoir, crucial aussi de ne jamais oublier que les deux parties dans cette relation d’aide sont chacune responsables de ce qui s’établira entre l’aidant et l’aidé.

La participation à ces rencontres de proximité nous permet de pouvoir rejoindre une clientèle de jeunes qui ne veulent généralement pas être identifiés à la maladie mentale tellement le stigmate peut être lourd, contrairement à notre clientèle plus âgée qui est malheureusement trop souvent résignée. Nous pouvons offrir à nos partenaires notre expertise et nos services d’organisme communautaire qui consistent en des suivis et de l’accompagnement auprès d’une clientèle vivant des problèmes de santé mentale, auxquels sont très souvent associées des difficultés avec la justice ainsi que des situations d’itinérance. Pour moi, les rencontres de proximité sont des moments d’échanges, d’apprentissage, de solidarité, de ressourcement et, surtout, de partage de passion.

D. A. : Il nous est apparu évident après un certain temps que la présence de nos collègues infirmières (du CSSS, du centre de jour ou de l’équipe de la Clinique JAP) à ces rencontres de proximité enrichirait les discussions et l’élaboration de nos réflexions. Celles-ci sont interpellées par de nombreux jeunes qui les consultent d’abord pour des problèmes qui concernent leur corps — porte d’entrée souvent privilégiée pour aborder des questions plus délicates et révéler ce qui ne va pas au plan affectif ou psychologique. Notre collègue Terri Hill explique ce qu’elle gagne à participer à ces rencontres.

T. H. : J’accueille avec une certaine surprise les réactions de mes paires infirmières. Quelques commentaires typiques : « Ils sont chanceux que tu sois là. » « Pauvre toi, ça doit être difficile ! Pourquoi as-tu choisi de travailler dans ce milieu ? »… et moi de penser : Suis-je si différente d’elles ? Suis-je, à leurs yeux, aussi marginale que mes jeunes clients ? Ou serait-ce plutôt qu’elles ont du mal à me comprendre parce qu’elles n’ont pas de contacts, ou très peu, avec la population de ces jeunes. Elles peuvent même exprimer une certaine réticence à les soigner, probablement à cause de fausses croyances et préjugés non fondés qui les maintiennent à distance de ces jeunes (ex. : plusieurs croient que ces jeunes auraient fait un choix délibéré d’être dans la rue et devraient assumer la responsabilité de leur situation). Ce type de réaction stimule ma réflexion quant à ma pratique quotidienne et m’amène à m’interroger sur les représentations qu’elles se font de ma personne. Serais-je plus ouverte à prendre des risques qu’elles ne prendraient jamais ?

Je suis la seule infirmière dans le centre de jour où j’exerce ma pratique, et malgré le travail d’équipe qui le caractérise, je ne bénéficie pas de supervision médicale. Par ailleurs, mon employeur, l’agence de nursing NOVA Montréal m’offre des outils : références, directives d’intervention en soins infirmiers adaptées à cette population particulière, ainsi que leur confiance, leur soutien total et la reconnaissance de mon autonomie professionnelle. Je dois tout de même compter sur la collaboration de la Clinique des jeunes de la rue pour les soins médicaux plus élaborés (Haley et al., 1999). L’extrême vulnérabilité des jeunes que nous rencontrons, leurs nombreuses prises de risques, les conséquences de leur exposition quotidienne aux éléments complexifient la lecture de leur situation. Une tension s’insinue très souvent entre le respect de leurs droits et de leur style de vie, notre responsabilité professionnelle et les règles déontologiques, ainsi que notre conscience éthique et morale. Position pas toujours confortable, surtout quand d’autres impasses s’ajoutent du fait des obstacles à la référence vers des services de santé spécialisés, des difficultés que nous éprouvons à interpeller des tiers non suffisamment sensibilisés ou formés à l’accueil de cette population et qui échouent à accueillir cette population facilement stigmatisée ou repoussée. Notre action auprès de ces jeunes requiert donc une réflexion introspective sur notre propre système de valeurs, de même qu’une constante évaluation de nos interventions. Les questions et les doutes surgissent fréquemment : intervenir ou pas, et si oui, jusqu’où et à quel niveau, être proactif ou attendre d’être consultée… ?

Malgré le fait que je bénéficie des échanges réguliers avec une infirmière du CLSC et d’autres alliances, j’ai décidé d’intégrer les rencontres de proximité, car elles me permettent de contrer l’isolement en plus de renforcer une parenté professionnelle extrêmement bénéfique et enrichissante. Ces échanges interdisciplinaires me nourrissent, j’y trouve des repères supplémentaires et des appuis pour l’évaluation, la planification, la mise en place et la compréhension d’une intervention. La solidarité professionnelle tissée par les rencontres de proximité permet de réduire l’inconfort et de composer avec la marge d’incertitude inévitable, en plus d’établir un partage de la responsabilité pour des situations complexes.

D. A. : Créer des liens, des alliances, là où la pauvreté et les aléas de la survie grugent les possibilités de liaison. Accepter de porter la demande, quand elle ne peut qu’alourdir le fardeau de la précarité, c’est bien la tâche que nous acceptons d’assumer dans notre pratique quotidienne, avec nos autres collègues intervenants. Cependant, ce savoir-faire et notre expérience se transmettent-ils au-delà de nos échanges ? David Lafortune esquisse quelques pistes afin d’illustrer la portée de ce groupe sur le monde de la recherche et la formation des futurs cliniciens curieux d’en apprendre davantage sur ces problématiques.

D. L. : Il va sans dire que la possibilité d’échanger avec des professionnels chevronnés dans le milieu de la clinique de l’itinérance est en soi d’un intérêt indéniable et précieux. Les réunions de proximité constituent en cela un espace rarement accordé aux internes en psychologie, aux jeunes psychologues ou aux résidents en psychiatrie, où peuvent être abordées et discutées des problématiques complexes rencontrées dans le milieu. Elles rendent également plus concrètes les pratiques professionnelles telles qu’elles sont effectivement menées dans la communauté et permettent de comprendre l’enchevêtrement complexe des différentes dynamiques et des enjeux posés par ces clientèles (au plan social, politique, psychologique) au-delà des enseignements universitaires.

Il conviendrait également de souligner que ces rencontres, de par leur aspect convivial et du respect mutuel qui existe entre ses participants, offrent au jeune praticien la possibilité de se constituer un premier « carnet d’adresses », élément qui nous semble fondamental pour contrer l’isolement auquel les nouveaux psychologues sont souvent confrontés au début de leur pratique. À noter également qu’une telle initiative offre l’occasion de prendre conscience des enjeux du travail interdisciplinaire avec les différents acteurs du soin (psychiatre, infirmier, autres). Cet élément apparaît essentiel à l’heure où la nécessité d’établir des partenariats est soulignée par de nombreux articles et rapports (ASPC, 2002 ; Chobeaux, 2004 ; Médecins du Monde Canada, 2008 ; Jan, 2009 ; Demers, 2011) qui démontrent les répercussions positives sur la qualité des services proposés aux populations lorsqu’un esprit de partenariat est opérant entre les professionnels d’un dossier commun.

Ces rencontres offrent également un lieu d’échange avec plusieurs chercheurs dont les intérêts de recherche sont intimement reliés avec les préoccupations issues de nos milieux d’intervention (ex : étude des modalités de l’intervention auprès des jeunes parents en instabilité résidentielle, exploration des phénomènes de répétition transgénérationnelle chez ces jeunes, parmi d’autres). C’est dans cette perspective que, régulièrement, les chercheurs du GRIJA (Groupe de recherche sur l’inscription sociale et identitaire des jeunes adultes), installé à l’Université du Québec à Montréal, prennent place dans nos rencontres. Au-delà de l’intérêt manifesté par ces chercheurs vis-à-vis de nos clientèles, la connaissance du milieu s’inscrit comme un incontournable dans les différentes étapes de leurs recherches qualitatives (de la formalisation des questionnements de recherche jusqu’à la discussion des résultats). Concrètement, maintenir des liens étroits avec les milieux d’intervention leur permet de conserver un enracinement de la recherche dans la réalité du terrain, condition indispensable à ce que Paillé et Mucchielli (2008) nomment les « impératifs de communicabilité ». Autrement dit, rendre les résultats d’une recherche transmissible et assimilable par le public auquel elle s’adresse nécessite que le chercheur possède une bonne connaissance de la réalité du terrain qu’il souhaite étudier. Dans cette optique, nous pensons que le développement des pratiques devient en partie tributaire d’un changement de position du chercheur d’une place d’extériorité vers son implication manifeste dans un rapport de collaboration étroite entre praticiens et chercheurs.

Conclusion

À la lumière des défis qui accompagnent la pratique clinique auprès de jeunes en situation de grande précarité, échanger et communiquer entre collègues et partenaires ayant une même mission paraît essentiel. Les rencontres de proximité permettent de nous nourrir du regard de l’autre qui va à la rencontre de ces jeunes dans un cadre de pratique différent et en exerçant un rôle qui l’est tout autant. Elles stimulent un partage d’expériences qui nous aident au quotidien à contrer l’isolement et le sentiment d’impasse. Elles constituent un espace vivant, régénérateur d’idées et de stratégies pour faire face à la grande souffrance psychique qui nous interpelle. Elles nourrissent nos pratiques de perspectives et points de vue différents et soutiennent nos efforts de créativité sans cesse ébranlés par les nombreux obstacles. Mais surtout, l’essentiel : elles permettent de maintenir l’espoir. Des attitudes participent de cette ouverture à l’expérience de l’autre, celle de nos collègues et partenaires, mais aussi des jeunes : intérêt, curiosité intellectuelle, désir d’apprendre, humilité, souplesse. Des principes se dégagent de cette façon de faire.

Les principes de prévention et de pro-action impliquent de s’ajuster aux enjeux de la jeunesse moderne et du développement adolescent et jeune adulte (quête d’identité), d’inclure dans notre intervention des mouvements de reconnaissance (outreach) vers les populations particulièrement vulnérables, en situation de détresse ou de désespérance (demande d’aide qui passe par le corps ou portée par les intervenants), de prendre en compte les phénomènes de drogues et de prises de risques, de même que les changements dans les rapports au temps, à l’espace et au réel (incluant le virtuel) qui influencent le contexte social contemporain. De plus, l’on se doit de tenir compte du fait que la construction de l’identité chez l’adolescent est aujourd’hui soumise à une multitude d’influences ; le jeune dispose en effet de moyens de communication extrêmement diversifiés et sans précédent dans l’histoire. Il peut donc être tenté par de nouvelles expériences mais aussi exposé à « des risques dont les conséquences peuvent être irréparables » (Samy, texte inédit).

Conjointement aux principes de prévention et de pro-action, le principe de prudence s’imposera tout autant sur plusieurs plans, de la question diagnostique (prise en compte des particularités du parcours adolescent et des conditions d’intégration dans un rôle social) aux multiples et délicats enjeux éthiques (confidentialité, partage d’information et de responsabilité, évaluation de la dangerosité).

La réflexion critique et la formation continue devraient être retenues comme des principes actifs tout aussi incontournables, générateurs de savoir-faire, de savoir-être et du partage des connaissances permettant de consolider et d’entretenir l’ouverture d’esprit et la sensibilité particulière que requiert la clinique de la précarité. Une manière d’être en relation n’est plus un supplément appréciable dans l’intervention, elle devient un élément essentiel des modalités d’intervention, sinon un préalable à toute action (Biron, 2006).

Enfin, les principes d’hospitalité (Gotman, 2001) et de proximité (Guedon, 2005) nous apparaissent plus que jamais essentiels ; le premier parce qu’il maintient vivantes les interrogations autour de l’accueil de l’autre, de l’acceptation de la différence et de l’altérité, le deuxième pour la parenté qui le fonde (proximité de valeurs et de principes), de par son rapport au temps (régularité, maintien, continuité) et à l’espace qui le rend dynamique (rencontres dans nos lieux respectifs de travail, sur le lieu des intervenants ou des jeunes). Des principes inhérents à toute intervention qui se veut humanitaire, mais qui demeurent encore un défi pour plusieurs institutions, malgré les bonnes intentions.

Manque de moyens, de confiance ou de perspective ? Notre initiative démontre que cela est possible et rapporte des bénéfices, à court, à moyen et à long terme, à la population visée, aux intervenants impliqués directement ou non dans une situation particulière, aux collègues de nos équipes : transfert des connaissances et de la confiance, sensibilisation, soutien clinique, espace d’intervision ou de supervision, parmi d’autres avantages qui nous permettent de durer, de ne pas démissionner et d’avancer dans plusieurs situations qui génèrent des impasses. Une façon de voir les choses à long terme, tout en tenant compte du court terme comme de l’urgence. Les bénéfices de ce dispositif qui favorise les échanges cliniques entre des intervenants et des cliniciens de différentes ressources ne se limitent donc pas à ce qui est directement observable. Nous avons montré comment cet exercice de proximité, forçant le mouvement et le déplacement vers l’autre, entretient l’ouverture à la différence, garante de solidarité et de créativité.

Nous saluons les intervenants sociaux, les bénévoles et autres professionnels confrontés tous les jours à la tâche de reconstruire l’espoir. De par les qualités de leur engagement, les intervenants qui s’intéressent aux populations marginales ou démunies sont souvent perçus comme des êtres d’exception ou particulièrement dévoués. Cependant, ils ne sont pas à l’abri des impacts traumatiques sur leur propre équilibre psychologique, qui résultent de l’accompagnement et de l’accueil de grandes souffrances sur une longue durée (lire à cet égard le texte de Perreault, 2006, sur la traumatisation vicariante). Heureusement, des espaces de parole et des lieux d’échange ont été créés afin de leur permettre d’élaborer ce que leur travail leur fait vivre, afin de préserver leur capacité de penser et leur équilibre. Avec Pierre Létourneau, psychologue, nous nous sommes donc intéressés à cette importante question, de même qu’à celle de notre propre marginalité, réelle ou perçue. Nous espérons vous faire part de notre réflexion dans un prochain texte en préparation, avec Pierre qui nous parlera de la forme particulière de soutien qu’il apporte à des équipes d’intervenants.

Nous tenons à remercier nos institutions et organismes qui nous ont permis d’instaurer cet espace de proximité en reconnaissant notre autonomie professionnelle. Nous exprimons le souhait que d’autres puissent permettre à leurs intervenants de se mobiliser dans cet effort nécessaire de création d’alliances, car le « manque de temps » ou le manque d’appui de leur organisation sont des prétextes trop souvent évoqués pour ne pas se rendre disponible. Nous remercions enfin les jeunes hommes et jeunes femmes qui ont accepté de nous faire confiance. Les impasses auxquelles ils sont confrontés nous amènent à nous dépasser en interrogeant régulièrement le sens de nos pratiques, nos principes d’action et notre positionnement éthique. Être à l’écoute, agir, intervenir ou pas ? D’abord ne pas nuire… Mais accompagner, évaluer avec eux, c’est encore mieux. Une responsabilité collective à partager.

« L’État ne peut ni ne doit se soustraire à ses responsabilités à l’égard des démunis ; le réseau ne peut ni ne doit devenir, bien malgré lui, le lieu d’aboutissement, de « parquage » des populations problématiques, vulnérables, dérangeantes, celles pour qui les conditions de vie se dégradent encore et encore. » (Roy et Morin, 2007, 211)