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Traduit de l'anglais par Pascal Ancel et Alain Pessin

À toute oeuvre d’art, il faut un lieu. Les oeuvres plastiques, comme la peinture et la sculpture, doivent avoir un lieu : un musée, une galerie, une maison, une place publique. Musique, danse, drame, doivent être exécutés quelque part : une cour, un théâtre, une salle de concert, un lieu privé, une place publique ou la rue. Les livres et les supports similaires s’inscrivent aussi dans l’espace : dans les librairies, les bibliothèques et chez les gens. Quels lieux sont offerts à l’exposition, l’exécution, la conservation ou la fréquentation des oeuvres ? Qui en a la charge et la responsabilité ? Comment cette organisation de l’espace contraint-elle l’oeuvre qui y est produite ? Quelles opportunités rend-t-elle possibles ? Je vais me limiter au cas du jazz au xxe siècle, essentiellement aux États-Unis, pour le motif peu recevable que c’est un sujet que je connais bien. Et je vais m’appuyer sur ma propre mémoire autant que sur les travaux universitaires disponibles.

Le jazz a toujours été très dépendant des espaces qui l’accueillaient. Pour l’essentiel de son existence, le jazz a été joué dans des bars, des night-clubs et des salles de danse, lieux où l’argent nécessaire à l’ensemble du spectacle provenait pour l’essentiel de la vente d’alcool et de façon secondaire de la vente de tickets. Aussi la disponibilité de lieux où faire du jazz dépendait-elle de leur viabilité et de leur rentabilité. Ainsi, l’un des hauts lieux du développement du jazz — Kansas City dans les années 1920-1930 — tirait sa vitalité de la corruption politique qui rentabilisait le monde de la nuit.

Le jazz de Kansas City a prospéré à l’époque où l’ensemble de l’Amérique traversait la catastrophe de la Grande Dépression, en grande partie à cause de l’administration corrompue mais économiquement stimulante de Boss Tom Pendergast. En combinant un programme de grands travaux publics requérant une main d’oeuvre abondante (dont beaucoup ressemblaient au programme du New Deal plus tard), le recours à la dette publique et l’acceptation tacite d’une corruption massive, Pendergast a créé un oasis économique à Kansas City. Le vice était l’un des rouages importants de ce système, et assurait à la ville un flux d’argent fort et régulier. Le jazz était la musique populaire de ce temps et les centres du vice — night-clubs et salles de jeu — embauchaient habituellement des musiciens pour attirer les clients. Le résultat heureux était qu’il y avait beaucoup de travail, même s’il était mal payé, pour des musiciens de jazz de tout le Middle West, et un jaillissement de musique nouvelle de qualité.

Pearson, 1987, 448, p. xvii

Selon Pearson, « plus de trois cents clubs de Kansas City étaient spécialisés dans la musique live et beaucoup intégraient aussi à leur programme des spectacles de cabaret ». Et il en présente les conséquences : « Les jam sessions incessantes et la chaude convivialité qui se développaient dans les night-clubs de Kansas City dans les années 1930 jouissaient d’une remarquable communauté musicale que l’on trouvait en nombre dans et autour de ces clubs » (p. 107). Il cite Count Basie :

Oh, merveilleuse ville. Clubs, clubs, clubs, clubs, clubs, clubs, clubs, clubs. À vrai dire, je pensais que c’était tout Kansas City qui n’était fait que de cela, et n’était que clubs à un moment donné... Je veux dire, les « chats » n’arrêtaient pas de jouer. Ils jouaient toute la journée et le lendemain matin ils rentraient se coucher. Le jour d’après, pareil. On allait sur un coup, on jouait, puis on se faisait une jam session jusqu’à sept, huit heures du matin.

p. 108

Dans un tel environnement, les innovations musicales fleurissaient. Les jam sessions permettaient des expériences sur de nouvelles formes et de nouvelles idées, des opportunités de longues improvisations, de jouer au-delà du temps limité d’un disque ou d’une danse. Il n’y avait pas de public, ou s’il y en avait, ce qu’il entendait lui était égal.

La situation du jazz changea radicalement quelques années plus tard. Boss Pendergast fit de la prison pour corruption et au moment où j’arrivai à Kansas City après les années 1950, cette florissante capitale du jazz semblait morte.

L’émergence de nouveaux lieux peut produire de nouvelles opportunités de jeu. Les innovations musicales commencèrent à émerger en dehors des clubs. Le jazz devenait un genre musical artistique et plus seulement une musique d’ambiance ou de danse. Il devenait une musique écoutée avec attention dans un lieu confortable, financée entièrement par les ventes de disques et les tickets de concert, où venaient des gens pour écouter des groupes qu’ils avaient appris à apprécier sur disque. Je ne sais pas si l’explication est justifiée, mais pour le biographe de Dave Brubeck, la mise en place du fameux circuit universitaire, grâce auquel un petit groupe musical pouvait voyager à travers les États-Unis en se produisant sur les campus qui se trouvaient partout, était en réalité une façon d’accéder au désir de sa femme de le voir plus souvent à la maison.

Un jour Iola sortit un concept entièrement nouveau qui, par accident, a révolutionné la vieille pratique qui consistait à jouer une nuit à tel ou tel endroit pour reprendre la route ensuite. Elle chercha dans la liste des universités et collèges publiée dans World Almanach toutes les institutions de la Côte Ouest et écrivit personnellement à plus d’une centaine d’entre elles en proposant le Dave Brubeck Quartet comme le clou des soirées concerts de campus, citant ses enregistrements et la couverture de presse dont il était l’objet. Ces événements eurent tant de succès qu’ils se répandirent dans tout le pays et ouvrirent de nouvelles voies pour l’expression et les revenus des groupes de jazz quel que soit l’endroit où ils se produisaient. Avant cela, beaucoup de groupes avaient animé les soirées dansantes et les bals des universités mais très peu de concerts proprement dit.

Hall, 1996, p. 50

Les campus étaient peuplés d’un grand nombre de jeunes gens blasés, dont la plupart s’intéressaient à la musique populaire et dont quelques-uns étaient des fans de jazz. Entre ces deux catégories, il y avait assez de monde pour acheter des tickets pour remplir un auditorium de taille moyenne et permettre de payer les cachets et les frais de déplacement. De plus, les étudiants venaient au concert parce qu’ils voulaient entendre Brubeck jouer un style de jazz qu’ils avaient appris à connaître par ses enregistrements. Ceux-ci créaient un public pour les spectacles en scène, et les spectacles créaient un public pour les disques. Dans ces salles de concert universitaires, Brubeck pouvait jouer de la musique non dansante, telles ses expérimentations sur des mesures non conventionnelles (pour le jazz) comme 5/4 (Take Five) ou 9/4 (Blue Rondo à la Turk). Il pouvait jouer aussi longtemps qu’il lui plaisait et laisser également ses collègues improviser à loisir, ce qui attirait particulièrement un certain public. Le lieu créait l’opportunité musicale.

Maintenant, je vais ajouter mes propres souvenirs, qui prennent place sur une scène plus petite, et qui ont à voir avec des variations et des résultats plus spécifiques, détaillés et beaucoup moins impressionnants, mais qui illustrent davantage cette idée générale que les lieux où jouent les jazzmen affectent leur manière de jouer.

Avant de le faire, il convient de définir, de manière informelle, ce que j’entends par « un lieu ». C’est, tout d’abord, un lieu physique : un immeuble (ou une partie d’immeuble) ou une enceinte en plein air. Mais c’est aussi un lieu physique qui a été socialement défini. Défini par les usages attendus, par les attentes partagées sur le genre de personnes qui viendront prendre part à ces activités et par les arrangements financiers qui sous-tendent tout cela. Et défini surtout par un environnement social plus vaste qui, en même temps, fournit des opportunités et assigne des limites à ce qui peut se passer. Un lieu, ainsi défini, peut être aussi grand qu’une ville (aussi grand que Kansas City dans les descriptions précédentes) ou aussi petit qu’un night-club ou une salle de concert. Et bien sûr, comme l’illustre l’histoire de Kansas City, les lieux évoluent. Ce qui peut être joué dans un lieu variera de la même façon.

J’étais pianiste à Chicago dans les années 1940 et au début des années 1950, époque où la musique populaire était jouée dans des centaines de lieux publics par des musiciens professionnels. Ceux qui dirigeaient ces lieux avaient toute une gamme de motivations pour ce faire mais, en général, la présentation de musique était un métier que l’on exerçait pour son profit. Pour être rentables, ces lieux devaient attirer les habitués qui payaient pour écouter de la musique soit directement, soit indirectement, en consommant. Par conséquent, ma musique et celle de mes collègues devait être acceptable pour les patrons pour qui nous travaillions ainsi que pour leurs clients. Si ce n’était pas le cas, nous étions virés, voire « brûlés », et quelqu’un qui jouait de manière plus acceptable prenait notre place.

Quels genres de lieux publics y avait-il à l’époque à Chicago pour le jazz ? Qui y allait et qu’allait-on y chercher ? Quels genres de musique nous trouvions-nous à jouer, par la force des choses ? Je vais donner de cela une image détaillée puis je discuterai des différents modes d’organisation des spectacles de jazz qui existaient alors ou se sont développés depuis, afin de dégager en quoi ces changements ont affecté ce que l’on jouait. Il est important de comprendre que les modes de fonctionnement que je vais décrire n’existent plus et que ce qui semble aujourd’hui « normal », comme la seule manière possible de faire, n’existait pas alors.

Un commentaire préalable s’impose. Il y avait très peu de lieux, à l’époque, franchement consacrés au jazz et annonçant clairement leur couleur, avec une enseigne marquée « jazz club », où vous alliez parce qu’une sorte de jazz spécifique y était jouée et que c’était ce que vous vouliez entendre. Il n’y avait pratiquement pas de concerts ou de présentations de jazz. Quelques clubs, dont j’ai oublié le nom, proposaient du Dixieland et un ou deux clubs dans le centre, comme le Blue Note, présentaient de petits groupes de jazz. Plusieurs clubs reconnus, dont quelques-uns dans les plus grands hôtels, présentaient de grandes formations, dont beaucoup (mais pas toutes) jouaient des variantes de jazz pour grands orchestres. C’était toujours pour danser autant que pour écouter. Ainsi Duke Ellington se produisait occasionnellement au Boulevard Room du Stevens Hotel, et une série de groupes majeurs — Woody Herman, Benny Goodman, Count Basie, Cab Calloway, Tommy Dorsey, etc. — au Panther Room du Sherman Hotel. Les Brown et Bob Crosby, entre autres, ont joué au Blackhawk.

Vers la fin des années 1940 et au début des années 1950, un certain nombre de bars ont accueilli des musiciens bien connus à la tête de petites formations de cinq ou six musiciens. Ce fut le cas de Miles Davis au Crown Propellor Lounge, dans la 63e Rue, et de Charlie Parker à l’Argyle Show Lounge. Ces groupes jouaient pour des gens qui payaient leur place spécialement pour écouter interpréter un certain jazz. Tous ces lieux présentaient des artistes venus d’ailleurs que de Chicago, des groupes plus ou moins connus des fans de jazz de Chicago — un cercle relativement restreint — dont plusieurs étaient eux-mêmes musiciens de métier.

Je n’ai joué dans aucune de ces boîtes qui proposaient du jazz, pas plus que la plupart de mes collègues. Nous nous produisions (nous aurions dit « nous travaillions ») dans divers espaces conçus pour les loisirs et pour leur rentabilité, qui se présentaient sous différentes formes. Nous jouions pour des soirées privées, à savoir des fêtes organisées par des particuliers ou des groupes, pour le plaisir de leurs membres et de leurs hôtes : les plus courantes étaient les mariages, Bar Mitzva ou galas organisés par les associations pour leurs adhérents. Elles se déroulaient habituellement dans des lieux loués pour l’occasion : clubs de loisirs, salle de danse d’hôtel, salle de réunion d’une communauté ethnique, local social d’une église. L’hôte offrait en général le repas, préparé la plupart du temps par un traiteur, et la musique, fournie par un petit orchestre de musiciens embauchés pour l’occasion (en genéral à l’insu de leurs employeurs) et qui pouvaient très bien n’avoir jamais joué ensemble.

Nous appelions ces prestations des « rendez-vous de travail » (« jobbing dates ») ou, plus simplement, des « boulots » (« jobs »). Le terme variait d’une ville à l’autre ; dans d’autres villes on pouvait parler de « coups » (« casuals ») ou de « rendez-vous club » (« club dates »). Le chef de la formation dont les organisateurs avaient loué les services avait intérêt à ce que le divertissement fourni soit à la hauteur car il avait l’espoir que l’hôte le recommanderait à d’autres organisateurs de soirées. Mais les autres musicos n’avaient que l’ambition de faire un boulot suffisant pour que le chef les emploie à nouveau et les recommande à un autre chef. L’orchestre était composé au minimum de trois musiciens, au maximum de quinze. Les petits groupes improvisaient la plupart du temps, les plus gros disposaient d’un vaste répertoire d’arrangements écrits pour une orchestre de leur dimension. Il était possible d’acheter des partitions pouvant être interprétées par des groupes de cinq à quinze musiciens. On les appelait des « stock arrangements ». Il y avait bien sûr beaucoup plus d’opportunités pour les petits groupes que pour les gros.

Ce que nous jouions en de telles occasions variait selon la classe, l’âge et l’origine ethnique du groupe qui assistait à la soirée. Les rituels de noces varient substantiellement selon les communautés ethniques, exigeant souvent une musique spécifique. Si nous jouions pour une noce italienne, nous devions nous préparer à jouer « Retour à Sorrente », « O sole mio » et quelques tarentelles qui plaisaient au troisième âge. Pour un mariage polonais, il fallait des polkas. Les exigences musicales de certains groupes ethniques étaient trop exotiques pour le joueur moyen et il arrivait qu’un orchestre ethnique spécial soit engagé en supplément. Ainsi, une nuit où je jouais pour un mariage assyrien, un orchestre assyrien composé d’un banjo ténor et d’un tambourin alterna avec le nôtre. Nous jouions les danses « américaines » et eux interprétaient des danses plus traditionnelles pour lesquelles les familles de la mariée et du marié rivalisaient d’encouragements aux danseurs de leur choix en leur offrant de l’argent. La musique grecque était également trop difficile en général pour nous, parce qu’elle se jouait la plupart du temps à 5/4, mesure qui nous était inconnue (jusqu’à ce que Dave Brubeck enregistre « Take Five »).

Des groupes de toutes sortes fonctionnaient selon ce type d’organisation. Quelques-uns se groupaient seulement pour une seule occasion, le travail d’un soir, le personnel étant choisi de façon ponctuelle, parfois même au local syndical où les musiciens se retrouvaient pour chercher du travail. Quelques formations étaient plus stables et c’était les mêmes musicos qui, nuit après nuit, se retrouvaient pour jouer la même chose.

Une soirée normale durait trois heures. C’était en tout cas le contrat de base, bien qu’une soirée animée puisse amener l’hôte à poursuivre pendant une ou deux heures supplémentaires. En une heure, nous jouions peut-être quarante-cinq minutes ou plus et nous jouions de la musique sur laquelle les gens pouvaient danser (donc pas trop rapide) et qu’ils reconnaissaient. Nous jouions en général un mélange de chansons populaires provenant des hits parades ou des vieux tubes (« standards ») choisis dans le répertoire sans cesse croissant des airs que les musiciens aimaient jouer. Souvent il s’agissait de mélodies qui étaient tirées d’enregistrements réalisés par des jazzmen que nous aimions. Nous ne jouions presque jamais de jazz, comme celui que la formation de Count Basie avait inventé et enregistré et qui était inconnu du grand public.

Parce que les gens dansaient et étaient susceptibles de changer de partenaire, nous arrêtions et recommencions souvent, nous jouions rarement plus de trois « grilles » de quelque chose (ce qui veut dire trois fois trente-deux mesures, qui était le nombre de mesures des chansons populaires conventionnelles, ou quatre-vingt-seize mesures). Nous variions les tempos mais, bien sûr, ne jouions jamais les tempos trop rapides que beaucoup de jazzmen préféraient. Et nous jouions généralement la mélodie ou quelque chose qui n’en était pas trop éloigné. Cela limitait la quantité de « jazz » — quelle qu’en soit la définition —, que nous pouvions jouer. Au mieux, l’un d’entre nous pouvait-il improviser une grille de la chanson que nous jouions, sans jamais s’égarer trop loin de la mélodie initiale.

Il y avait quelques exceptions à cette règle, qui reflétaient l’influence de l’origine ethnique ou de l’âge. J’ai travaillé peut-être un an avec un groupe appelé « Jimmy Dale », dirigé par Harold Fox, qui tenait boutique comme tailleur et faisait principalement des costumes pour les criminels, la police, les artistes et les musiciens. Harold était un (très mauvais) trompettiste, mais son magasin le mettait en contact avec beaucoup de groupes célèbres pour lesquels il faisait des costumes de scène assortis. Il persuadait beaucoup de meneurs de groupes de le laisser utiliser leurs arrangements musicaux (nous les appelions des « charts ») pour la formation de quinze musiciens qui constituait son dada. Je dis son dada parce qu’il travaillait souvent à perte sur un contrat payé pour 10 ou 12 personnes alors qu’il en engageait et en payait une quinzaine. Nous avons ainsi joué le même arrangement que plusieurs groupes de jazz célèbres, en particulier Count Basie, Woody Herman et Stan Kenton.

Le groupe était mixte, ce qui dans le Chicago ségrégationniste des années 1950 était unique. Les endroits ouverts au public blanc voulaient rarement des joueurs noirs et jamais de groupes mixtes, lesquels défiaient ouvertement les règles ségrégationnistes établies. En conséquence, nous ne jouions que pour les bals et les soirées noires (à l’exception du syndicat des abattoirs qui était aussi mixte). Les choses étaient rendues plus compliquées encore (au point que je n’ai jamais complètement compris ce qui se passait) par la ségrégation raciale qui régnait au sein du syndicat des musiciens.

Ce groupe jouait en général pour de grandes soirées dans des salles de bal. À l’occasion, nous jouions pour des bals en grande tenue (queues de pie et robes du soir) donnés par l’une des fraternités pour adultes qui figuraient dans la vie sociale de la haute société noire de Chicago. Souvent, cependant, nous jouions dans des lieux (par exemple les salles de bal du Savoy, du Parkway et du Sutherland Hotel) où les gens payaient à l’entrée et achetaient des boissons au bar. Le public était exclusivement noir et habituellement jeune et enthousiaste. On aimait notre sonorité de grande formation branchée. Ce n’était pas facile pour moi parce que le public avait souvent des morceaux préférés qu’il fallait jouer exactement comme dans les enregistrements. Ainsi on me demandait de jouer le solo de Eddie Heywood dans « Begin the Beguine » exactement comme Heywood l’avait joué ainsi que le fameux solo de piano de Avery Parrish dans « After Hours » de Erskine Hawkins et le grandiose solo de Stan Kenton dans « Concerto to End All Concertos ».

Mais c’était inhabituel. Une variation moins radicale par rapport au fonctionnement normal et qui permettait un compromis entre notre désir de jouer du jazz et ce que notre public voulait, se produisait quand nous jouions pour des publics juifs. Souvent et de façon assez stéréotypée, pour des raisons que j’ignore, ce public aimait danser sur des musiques latinos : rumbas, sambas, mambos. Des formations telles que Tito Puente avaient fait apprécier le mambo, en particulier, par les joueurs de jazz. Nous sentions que ces chansons swinguaient d’une manière que la musique populaire ordinaire, jouée comme les gens voulaient l’entendre, ne faisait pas. La même chose arriva quelques années plus tard quand la bossa nova devint assez populaire pour que cette forme brésilienne de jazz devienne acceptable pour les danseurs.

Nous (je parle toujours des musiciens ordinaires, pas célèbres, dont je faisais partie), nous jouions aussi dans les bars, tavernes ou clubs ouverts au grand public qui vivaient de la vente de boissons. La quantité et le genre de ces bars variaient d’une ville à l’autre, en fonction des législations municipales sur la vente d’alcool et de la demande existante pour ces services.

Chicago, cité orthonormée, avait huit rues parallèles par mille, aussi bien dans le sens est-ouest que nord-sud. Tous les demi-mille, il y avait une rue principale, plus large que les autres, généralement desservie par le transport public. Le carrefour principal où se croisaient les rues principales et les moyens de transport tels que les autobus et les tramways offrait toutes sortes de commerces. Il y avait souvent à ces carrefours plusieurs bars, et à l’époque dont je parle, avant que la télévision ne devienne la principale forme d’attraction dans les bars, beaucoup d’entre eux, proposaient de petits groupes de musique, souvent un trio ou un quartette.

Aucun des musiciens qui jouaient dans ces bars de quartier n’était assez connu pour attirer un public assez nombreux pour satisfaire un propriétaire de club. Aussi jouions-nous pour quiconque entrait dans le bar, des gens qui venaient pour boire un verre et voir leurs amis. Beaucoup de bars dans lesquels nous jouions avaient une clientèle très régulière, des gens qui se connaissaient les uns les autres et fréquentaient ce club parmi d’autres. Notre musique était en quelque sorte un bruit de fond pour les échanges sociaux qui se nouaient dans le bar.

De tels lieux avaient pour nous des avantages, en tant que joueurs de jazz potentiels. Les gens demandaient parfois une chanson particulière qu’il nous fallait donc jouer de façon à ce qu’elle soit identifiable, ce qui implique très peu d’improvisation et de s’en tenir au plus près à la mélodie. Mais les gens assis au bar n’accordaient habituellement que peu d’attention à l’orchestre ou à ce qu’il jouait. Comme ils ne dansaient pas, les tempos importaient peu et nous pouvions jouer aussi vite que nous en avions envie.

Les gens du bar n’avaient parfois vraiment rien à faire de notre musique, le propriétaire non plus, et nous pouvions nous faire plaisir en jouant les styles de jazz qui nous plaisaient. J’ai travaillé dans quelques clubs où, tard dans la soirée, le patron nous laissait accueillir sur l’estrade d’autres musiciens qui avaient terminé, et c’était l’occasion d’un bon vieux jam. Alors nous jouions comme on le faisait dans les jazz clubs légendaires de la Côte Est ou de la Côte Ouest. Chaque musicien sur l’estrade faisait de longs solos, au moins plusieurs grilles, tout comme sur les disques enregistrés par les musiciens célèbres qui étaient nos idoles. Nous interprétions des chansons que personne dans le public n’avait jamais entendues, dans des styles qui ne leur étaient pas plus familiers. Ça n’arrivait pas souvent mais quand cela se produisait, nous mesurions notre chance.

Nous jouions beaucoup dans ces clubs. À l’époque dont je parle, quelques clubs de Chicago avaient une licence qui les autorisait à rester ouverts jusqu’à 2 heures du matin ; d’autres en avaient une plus chère qui autorisait 4 heures du matin. Ainsi, nous jouions habituellement de 9 heures du soir à 2 ou 4 heures du matin, tantôt six nuits par semaine, tantôt seulement les trois nuits de fin de semaine. Pour un jeune musicien comme moi, c’était une façon de m’entraîner et c’était fondamental pour le développement de mes aptitudes techniques et mes facultés d’improvisation. Nous jouions indéfiniment des chansons qui constituaient la base du répertoire jazz, des centaines de fois par an, si bien qu’improviser sur leurs accords se faisait sans efforts et nous avions des occasions innombrables de parfaire la mélodie, l’harmonie et le rythme.

Quelques clubs où nous jouions proposaient du divertissement, principalement des strip-teaseuses. C’était une façon subtile et légale de soutirer l’argent aux recrues de l’armée ou de la marine en permission, aux congressistes qui faisaient la fête, et à ceux qui avaient envie de regarder des femmes presque nues. Les danseuses pouvaient réclamer certains airs mais ne nous demandaient jamais d’interpréter de véritables partitions. En revanche, pour les accompagner, il nous fallait jouer selon un mode irrégulier qui n’était guère propice à l’improvisation.

J’ai travaillé occasionnellement dans des établissements qui donnaient de véritables spectacles : des numéros, à savoir des tours de chant, de vrais danseurs, des magiciens, des jongleurs ou des comédiens. Ils avaient parfois des partitions, écrites à la main ou imprimées, que nous devions interpréter plus ou moins conformément, sans répétition. Leur musique était habituellement tout à fait conventionnelle. Ce n’était jamais difficile, sauf lorsque le papier était si jauni que l’on ne pouvait pas lire les notes. Il y avait rarement place pour quelque chose qui ressembla à du jazz.

Quelques clubs présentaient des musiciens de jazz connus, venus d’ailleurs, mais ces jobs n’étaient jamais proposés à des personnes comme moi. J’ai étudié le piano jazz avec Lennie Tristano, un habitant de Chicago qui est vite parti à New York où les occasions étaient meilleures, et je ne pense pas qu’il ait travaillé plus que quelques nuits à Chicago.

Mais ce que la plupart des musiciens comme moi jouions était de la musique commerciale, conçue pour danser (à une soirée, dans un club ou un bal) ou comme musique d’ambiance dans les bars ou dans les clubs.

La plus grande part du jazz que nous jouions, nous l’introduisions furtivement dans l’exécution d’autres types de musique que nous étions payés pour jouer. En bref, notre répertoire et notre style de jeu étaient complètement déterminés par les contraintes des lieux où nous jouions. Nous savions ce que nous voulions faire, jouer comme nos héros — de mon temps les big bands de Basie, Herman et les autres, les petits groupes de Gillespie, Parker, Stan Getz. Mais nous pouvions rarement le faire. La plupart du temps nous jouions ce que le lieu — la combinaison de l’espace physique et social et des arrangements financiers — rendait possible.

Ça c’est le Chicago que j’ai connu. Peu de temps après que j’aie quitté la ville. Au début des années 1950, tout a changé. La télévision devint la principale forme de distraction dans les bars de quartier et les lieux qui avaient constitué la base de ma brève carrière n’étaient plus disponibles.

La conclusion évidente et fondamentale qu’il faut tirer de cette longue présentation des possibilités du jazz à Chicago, c’est que l’espace d’une ville peut contenir une grande variété d’espaces plus petits, chacun générant sa propre combinaison de contraintes, laquelle affecte ce que des musiciens peuvent y faire. La plupart de ces espaces, pratiquement tous en fait, ne sont ni totalement des lieux d’accueil pour le jazz que ses fans les plus enthousiastes voudraient entendre, ni totalement dépourvus de potentialités pour que s’y joue à l’occasion du « véritable » jazz.

Ce qui signifie, à l’inverse, que beaucoup de musiciens qui jouaient dans toute cette gamme d’espaces disponibles ont joué un répertoire varié et complexe de styles, chacun constituant une variante spécifique de ce que la musique populaire de l’époque avait à offrir. Et cela veut dire finalement que, pour comprendre la production d’un joueur ou d’un groupe, il faut avoir à l’esprit que ce qu’il faisait en un lieu affectait ce qu’il faisait dans un autre, de sorte que la musique d’un groupe de jazz, même très sérieux, pouvait porter les traces de la musique moins pure qu’il avait jouée en quelque autre endroit, quelque autre nuit.