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Lorsqu’est analysée la production littéraire des écrivains juifs contemporains de langue française[1]  — le plus souvent par la presse communautaire, et assez rarement par les chercheurs en sciences sociales —, la question la plus régulièrement abordée est celle de l’existence ou de l’inexistence d’une littérature juive française. Or définir très précisément ce qu’est une littérature — tâche nécessairement préalable à l’interrogation sur l’existence d’une littérature juive française — n’est pas chose aisée, car la définition peut prendre diverses formes selon les références par rapport auxquelles elle est construite. Les principales références sont, traditionnellement, la langue, l’espace et le lectorat — et il arrive souvent que ces trois référents s’entremêlent, par exemple dans le cas des littératures nationales, dans l’idée, qui les englobe, de « culture ». Une littérature prend racine dans une culture — qui se déploie parmi les occupants d’un certain territoire — et se développe dans la langue utilisée par les occupants de ce territoire.

Vouloir penser la notion de « littérature nationale » par rapport à l’espace qu’elle recouvre semble presque paradoxal puisque nous avons l’habitude de l’ancrer, en France comme en Allemagne, dans une essence soit historique, soit naturelle : « esprit », « génie », « tradition », « langue », « histoire » [de la France] ainsi que « race », « peuple » ou « mentalité » [français ou de France]. [... Le concept de « littérature nationale » en France] fut pensé, depuis la Révolution, et pour une part essentielle, non seulement par rapport à la langue, mais aussi par rapport à une population et par rapport à un espace, à circonscrire, à gérer et à mettre en fiction.

Lüsenbrinck, 1994, p. 267-268

Il est clair que, de ce point de vue-là, les écrivains juifs de langue française appartiennent tous à la littérature française, ou francophone — de même que tous les écrivains juifs appartiennent à la littérature nationale correspondant à la langue dans laquelle ils rédigent leurs ouvrages. Les seuls écrivains juifs contemporains qui voient coïncider leur judéité avec une langue, un territoire et une population spécifiquement liés aux questions juives sont donc les écrivains israéliens[2]  ; les écrivains juifs hors d’Israël sont, quant à eux, insérés dans les cultures nationales des pays où ils vivent, et leurs ouvrages sont susceptibles de porter la marque tant de leur interrogation identitaire que de leur acculturation[3]. Les écrivains juifs de langue française pourraient, en théorie, appartenir en même temps à la littérature française et à un « sous-ensemble juif » de cette littérature nationale, et de ce fait constituer une littérature particulariste. Or deux groupes de faits, étroitement reliés à l’absence de communauté juive française, sont à prendre en compte pour expliquer le non-développement d’une littérature juive française après 1945 : d’une part, l’absence de sociabilité propre aux écrivains juifs de langue française contemporains (c’est-à-dire la non-inscription dans un réseau spécifique et organisé) ; d’autre part, l’atténuation des différences entre ashkénazes et séfarades, et l’émergence d’une identité juive commune après 1945, sans que l’ancrage en France n’aboutisse à une littérature instituée (c’est-à-dire une rupture partielle avec le territoire d’origine — Europe de l’Est ou Afrique du Nord — sans que l’inscription dans le territoire d’accueil — la France — ne suffise à constituer un groupe littéraire homogène et cohérent).

Absence de réseau de sociabilité spécifique

Les écrivains juifs américains : un (contre-) modèle

Les écrivains juifs français ne peuvent se prévaloir, à la différence des écrivains juifs américains, d’une organisation littéraire commune du fait de la relative faiblesse des instances communautaires en France. La comparaison de la situation des écrivains juifs de langue française et celle des écrivains juifs américains est souvent faite dans la presse communautaire, les États-Unis étant alors présentés comme un modèle auquel les écrivains juifs de langue française sont censés aspirer. L’exemplarité de la situation des écrivains juifs américains tient à leur double attachement à la culture américaine et à la culture juive : le choix de la langue anglaise correspond ainsi à leur volonté d’intégration à la société américaine mais n’empêche nullement une préservation ostensible de l’identité juive. Pour les écrivains de l’après-Seconde Guerre mondiale, identité juive et identité américaine sont indissociablement liées (ce qui n’est pas nécessairement le cas pour les écrivains juifs d’autres nationalités, et en particulier pour les écrivains juifs français). C’est ainsi que Philip Roth peut déclarer : « Pour moi, être juif et être américain est inséparable, une identité étant liée à l’autre et lui imprimant sa forme »(Brent).

Or ce double attachement permet à bon nombre d’écrivains juifs américains de se construire une forte notoriété communautaire, nationale et même internationale. La génération des écrivains juifs des années 1950-1960 donne lieu à la constitution de ce que l’on appelle « l’école juive de New York » — groupe littéraire dont la critique littéraire américaine salue la naissance et le développement, sans que tous ses supposés membres ne se définissent comme tels. Mais, à la différence de la situation prévalant en France, le discours journalistique américain peut s’appuyer sur un certain nombre de données objectives — telles que la création de revues — pour appuyer la thèse de l’existence d’une littérature juive américaine.

À partir des années 1950, avec l’apogée de ce qu’on a appelé l’école de New York, la littérature juive américaine entre dans sa période la plus féconde [...] En dehors d’une brève période, consécutive à la grande crise, ces auteurs ne se sont jamais pensés comme un groupe. Travaillant en solitaire, ils auraient probablement refusé avec véhémence toute notion d’appartenance à une école ou un cénacle, tout comme ils récusent obstinément la désignation d’écrivains juifs, et ceci pour deux raisons diamétralement opposées, en apparence du moins. Au point de départ, incertains encore de leur relation profonde à la culture d’accueil, sortant à peine du ghetto (si on les situe dans une perspective historique), ils sont soucieux de ne pas être considérés comme un clan fermé. De plus, pénétrés d’idéaux universalistes et cosmopolites, l’idée de créer une littérature « régionale » ou « ethnique » leur répugne comme si universalisme et appartenance à un groupe culturel spécifique étaient deux phénomènes antinomiques.

Ertel, 1980, p. 168

La situation des écrivains juifs américains est donc distincte de celle des écrivains juifs de langue française : certes, dans les deux cas, c’est la critique qui insiste sur l’existence d’une littérature juive spécifique ; mais les écrivains juifs américains refusent l’acte de naissance de cette école littéraire... tout en mettant sur pied un certain nombre d’institutions — notamment autour des revues Commentary et Partisan Review — qui donnent corps à cette école. La distinction fondamentale entre la situation française et la situation américaine demeure incontestablement l’existence, dans le second cas seulement, d’une communauté juive qui constitue un des acteurs d’importance de la vie politique nationale. La nation américaine s’est en effet constituée à partir de l’agrégation de minorités ethniques, religieuses et nationales qui se sont toutes insérées dans le melting-pot, tout en conservant leurs spécificités respectives — alors que le modèle français d’intégration nationale vise à progressivement annihiler les spécificités des citoyens d’origines diverses[4]. À l’existence d’une communauté juive minoritaire dans l’espace politique américain correspond l’existence d’une littérature juive — minoritaire dans le champ littéraire américain, tout en constituant une part importante de la littérature américaine, voire de la littérature tout court. Mais l’absence de développement d’une littérature juive française renvoie à l’absence de structure communautaire fédératrice de la population juive de France[5].

Or cette absence concourt à amoindrir encore la possibilité pour les écrivains juifs de langue française de s’organiser collectivement au sein de la nation parce qu’une organisation littéraire commune supposerait l’existence et la stabilité d’un lectorat juif, qui n’existe pas en France. Comme l’explique Dominique Schnapper, l’existence d’un marché communautaire alternatif permet aux artistes et intellectuels qui ne parviendraient pas à s’imposer autrement de recueillir gratifications symboliques et matérielles. « C’est dans le cas des juifs que ce système de négociations apparaît le plus clairement. Les uns ignorent le monde juif et participent à la vie intellectuelle nationale sans que leur judéité intervienne ni dans leur oeuvre, ni dans leur carrière, ni dans leur public [...]. Pour les seconds, l’oeuvre comporte une part de recherche ou de réflexion sur l’identité, l’histoire ou la condition juives. Ils s’adressent, selon les cas et les époques, à l’une ou l’autre des deux instances. Leur judéité donne une dimension supplémentaire à leur position dans le monde intellectuel et à leur carrière. Les derniers, qui n’ont pas recherché ou pas obtenu de reconnaissance sur le marché national, deviennent des permanents du monde juif : [...] ils ne s’adressent qu’aux membres de leur “communauté”, dont ils attendent rétribution matérielle et reconnaissance morale. »(Schnapper, 1991, p. 305-306). Or, en France, ce marché communautaire alternatif est d’une part trop réduit, d’autre part trop peu prestigieux pour qu’en émerge un groupe littéraire juif.

Inexistence d’une école littéraire juive française

La notion de sociabilité est une des notions les plus opératoires pour l’étude des écrivains, ou des intellectuels en général[6]  ; dans le cas des écrivains juifs de langue française, elle permet de mettre au jour l’inexistence de structure de sociabilité solide qui conférerait à ce groupe une réalité sociale. La première possibilité, pour des écrivains, serait de se réunir autour d’un manifeste de nature esthétique : c’est ainsi que naissent et se développent plusieurs écoles littéraires — à partir de stratégies de captation ou de gestion d’un capital symbolique particulier et de formulation d’un programme esthétique valant souvent moins par son contenu propre que par la volonté sous-jacente de se différencier des autres auteurs (Ponton, 1973, p. 202-203 et Charle, 1990, p. 204). C’est ainsi, par exemple, le cas de l’OuLiPo, auquel adhère Georges Perec, qui produit plusieurs programmes très précis sur les contraintes formelles auxquelles les écrivains doivent soumettre leurs textes littéraires pour pouvoir participer à cette école, et qui correspond de fait pleinement à la définition du groupe littéraire proposée par Christophe Charle.

On peut ainsi définir le groupe comme une structure d’accumulation du capital symbolique et social et comme un instrument essentiel dans la lutte pour la conquête du pouvoir symbolique et de consécration dans le champ littéraire. C’est un remède à l’individualisation croissante du champ, et, dans le même temps, une source de cet individualisme : tout groupe se définit par rapport à/et contre un autre groupe ; mais à l’intérieur de chaque groupe, les membres essaient de capter le capital conquis par l’ensemble ou de détenir l’hégémonie.

Charle, 1979, p. 18

Les écrivains juifs de langue française n’ont créé aucune école littéraire à partir d’exigences esthétiques précises et communes. Ils n’ont pas non plus créé de mouvement littéraire sur le mode communautaire américain ou sur le mode politique régionaliste. En effet, les groupes littéraires sont également susceptibles de se fonder en mêlant inextricablement revendications éthiques et esthétiques, recherches formelles et militantisme politique. C’est ainsi que les publications qui se réclament du régionalisme littéraire soutiennent également le régionalisme politique :

Les groupements et revues littéraires qui éclosent par dizaines en France aux alentours de l’année 1900 sont donc de deux ordres [...]. Mais, quelles que soient la forme des groupements et leur activité, deux éléments sont toujours mis en avant dans les programmes. Le premier est la référence à la jeunesse (« organe des jeunes de X » est un sous-titre fréquent des revues). Le second est la proclamation d’une Renaissance sinon nationale du moins régionale, aussi souvent affirmée que rarement explicitée.

Thiesse, 1991, p. 40

Or aucun projet politique précis ne réunit les écrivains juifs de langue française. Autant certains des écrivains de la première génération avaient pu se regrouper autour des causes dreyfusarde d’une part, sioniste d’autre part — et avaient de ce fait noué des liens qu’attestent les échanges de lettres entre eux[7]  —  autant ceux qui publient après 1945 ne saisissent pas les opportunités politiques pour les transformer en facteur d’homogénéité littéraire.

L’absence de manifeste esthétique et politique aurait pu être compensée, pour les écrivains juifs de langue française, si les instances de consécration les plus légitimes avaient, de l’extérieur, défini une littérature juive française[8]. Or, nous avons déjà noté que cette définition provenait uniquement d’une presse communautaire ne possédant aucune légitimité littéraire reconnue au niveau national ; dès lors, ce n’est pas non plus la définition de la critique qui peut conférer au groupe des écrivains juifs un surplus de réalité sociale. Quant aux écrivains eux-mêmes, leurs prises de position sur ce thème sont ambiguës. Certes, un certain nombre d’entre eux récusent l’idée de littérature particulariste et revendiquent le droit à une expression littéraire à vocation universelle. Cependant, plusieurs écrivains soutiennent l’idée de l’existence d’une littérature juive française, conformément à leurs intérêts matériels et symboliques, puisque c’est dans le seul cadre communautaire qu’ils bénéficient d’une reconnaissance non acquise au niveau national (Lévy, 1998, p. 114 à 130). Or, même ces écrivains ne cherchent que rarement à manifester publiquement, par des marques visibles et symboliques telles que dédicaces ou préfaces de leurs ouvrages, l’existence de cette littérature.

Pratique irrégulière de l’intertextualité littéraire

Peu d’écrivains juifs sont ainsi cités dans les ouvrages d’autres écrivains juifs. On peut relever l’exception des textes de Nine Moati, où sont évoquées les lectures de l’héroïne, qui dévore les ouvrages de Cohen et surtout de Memmi :

Elle pouvait aussi rester des heures, allongée à l’orientale sur son lit, à lire et relire Dostoïevski, Stendhal et Faulkner. Elle avait été troublée par l’oeuvre d’un jeune juif tunisien nommé Albert Memmi. Tout Tunis ne parlait que de ce livre, en cherchant à deviner qui se cachait derrière chaque personnage. On était souvent horrifié par l’image noire que Memmi donnait de certains de ses coreligionnaires. « S’il les voit ainsi, se disait Marie, il a raison de les décrire ainsi. Mais comment peut-on se sentir aussi différent de personnes qui vivaient à quelques centaines de mètres de soi ?[9] ».

Moati, 1983, p. 320

Dans un de ses récits autobiographiques, Albert Bensoussan rend compte de l’article qu’Henri Raczymov lui a demandé de rédiger pour le numéro spécial de la revue Pardès consacré, en 1995, aux écrivains juifs :

Je m’étais fait un devoir d’écrire un article intitulé « ma carapace et moi » afin d’exprimer sur commande pour une revue ce que pompeusement je qualifiais de « dimension juive de mon écriture ». Bien sûr, dans l’état où je me trouvais [...], je ne l’ai pas écrit. J’ai sagement attendu l’écoulement du sable, les yeux fixés sur la ligne bleue du délai, après quoi j’ai adressé, désinvolte, un petit mot d’excuse à mon commanditaire puis [...] je suis descendu poster ma lettre. Malgré la grève au centre de tri de Rennanie, la réponse de dear Henry ne s’est pas fait attendre. Il y parlait du recul heureux de la dead line — la ligne morte de l’écriture — et me tirait gentiment l’oreille.

Bensoussan, 1996, p. 44

De même, peu d’ouvrages sont dédiés à d’autres écrivains juifs — à l’exception d’un ouvrage de Jean Blot, Tout l’été, dédié à la mémoire de Manès Sperber et d’un texte d’Élie Wiesel, dédié à Piotr Rawicz. On ne relève, pour les épigraphes, aucun emprunt de citations à d’autres écrivains juifs de langue française — à l’exception du roman de Régine Robin qui s’ouvre sur deux citations, dont l’une de Jabès (et l’autre de Kafka). Enfin, rares sont les préfaces rédigées par d’autres écrivains juifs : seuls Edmond Amran El Maleh préface les Récits du Mellah d’Ami Bouganim et Élie Wiesel, le recueil posthume de textes de Manès Sperber, Être juif ; Wiesel en profite pour signaler les liens qui l’unissaient à Sperber :

Lors de notre première rencontre — arrangée, si je ne m’abuse, par un ami commun, le poète et journaliste Michel Salomon —, nous parlons beaucoup de son shtetl, Zablotow, qui curieusement me rappelait le mien, Sighet.

J’aime l’entendre raconter les histoires et les légendes pittoresques et mystérieuses de Zablotow. On dirait qu’il s’y trouve encore, tant il se promène à l’aise parmi ses chaumières sans lumière et à travers les « Maisons d’étude » où matin et soir, et surtout le Shabbat et durant les fêtes, les fidèles chantent en priant ou prient en chantant. D’autres écrivains juifs ont tenté de décrire les mille couleurs du shtetl, mais aucun n’en a parlé avec autant d’autorité. Ni avec autant de tendresse.

Certes, Manès n’est pas religieux [...] Et pourtant, malgré ses protestations et ses démentis, il reste ancré dans la culture religieuse de notre peuple. Il adore la littérature yiddish et son adoration est contagieuse. Il ne parvient pas à s’arracher à l’envoûtement sinon à l’influence des contes hassidiques. À New York, dans les années soixante, je l’emmène à une fête chez le rabbi de Lubavitch. Il est heureux, Manès. On nous pousse des coudes, on nous bouscule dans la foule, mais Manès ne se plaint guère. Il est heureux, vous dis-je.

Wiesel, 1994, p. 10-11

Or, si le jeu des références, des préfaces et des citations était moins rare, s’il s’était développé chez ces écrivains, il leur aurait permis d’affirmer avec plus de crédibilité l’existence d’une communauté littéraire symbolique entre eux, et ce au nom des diverses logiques à l’oeuvre dans l’activité de citation que Pierre Bourdieu analyse ainsi :

La « citatologie » ignore à peu près toujours cette question, traitant implicitement la référence à un auteur comme un indice de reconnaissance, ce qui n’en est que la justification apparente, à peu près toujours associée à des fonctions telles que la manifestation de relations d’allégeance ou de dépendance, de stratégies d’affiliation, d’annexion ou de défense (c’est par exemple le rôle des références-cautions, des références ostentatoires ou des références-alibis) [...]. Les références à ceux que les Américains désignent du terme très significatif de founding fathers remplissent des fonctions en tous points analogues à celles que les sociétés archaïques font jouer aux ancêtres éponymes, au prix d’une manipulation stratégique des généalogies destinée à permettre la légitimation des alliances ou des divisions présentes.

Bourdieu, 1971, p. 119-120

L’absence de lien, institutionnel et symbolique, reliant étroitement les écrivains juifs de langue française entre eux ne signifie néanmoins pas l’absence de toute micro-sociabilité entre eux : ces écrivains n’évoluent pas dans des espaces respectifs complètement imperméables les uns aux autres. Plusieurs passages des Mémoires de Raymond Aron sont consacrés à certains écrivains juifs contemporains : rien n’indique qu’ils se soient rencontrés entre eux, mais, du moins, tous ont connu, plus ou moins intimement, Aron. Celui-ci rencontre ainsi Albert Cohen et Romain Gary à Londres, pendant la Seconde Guerre mondiale, et les réunit dans une évocation commune :

Dans la partie littéraire, souvent faible, nous avons publié des textes de Jules Roy, d’Albert Cohen. Sartre, en lisant un des textes de ce dernier, réagit avec vivacité ; il en détesta le style et me dit : « Qui est cet Albert Cohen? ». Il s’agissait d’un article sur l’armée allemande, paralysée par l’hiver russe. Jules Roy donna aussi des textes de grande qualité. Je lus à Londres le manuscrit de l’Éducation européenne de Romain Gary à qui je prédis une grande carrière littéraire.

Aron, 1983, p. 238

Manès Sperber, qu’Aron désigne comme « mon ami », est également très souvent cité — et lui aussi signale, dans ses ouvrages autobiographiques, ses relations amicales avec Aron. Serge Doubrovsky indique avoir croisé Claude Vigée lorsqu’ils enseignaient tous deux dans une université américaine : « me rapproche rapprochement Claude Vigée une fois début de carrière à Brandeis University Serge rappelle-toi tu es À Brandeis mais tu n’es pas DE Brandeis maxime Vigée gravée en mémoire » (Doubrovsky, 1977, p. 368-369)[10].

Le même Vigée note sa rencontre avec Arnold Mandel dans la Résistance :

D’autres souvenirs m’assiègent encore : les voyages en mission de service avec Arnold Mandel dans les trains rarissimes, bondés, qui ne partaient jamais à l’heure, où l’on passait la nuit accroupis dans les corridors sur une petite valise de carton peint [...].

En été 1942, au moment où commencèrent les grandes rafles de Juifs étrangers, on nous dépêcha de Toulouse, Arnold Mandel et moi, auprès d’Emmanuel Racine et de son beau-frère W. Wexler, dirigeants de l’organisation d’auto-défense de la jeunesse sioniste de la région Marseille-Nice. C’était pour contribuer à mettre sur pied un programme commun d’évacuation et d’hébergement clandestin des personnes les plus immédiatement menacées par la déportation.

Vigée, 1970, p. 68

Mais ces liens interpersonnels, qui relient deux, trois écrivains entre eux, ne sont jamais formalisés et institutionnalisés : les écrivains juifs de langue française contemporains ne forment donc, de quelque manière que ce soit, ni une école, un mouvement ni une littérature spécifiques[11].

Non-inscription dans un territoire unique

A- Comparaison entre les écrivains juifs et les écrivains régionalistes de langue française

L’idée d’une comparaison entre les écrivains juifs de langue française et le groupe des écrivains régionalistes est due à l’analyse d’un cas particulier, celui de l’écrivain Armand Lunel, un des seuls écrivains juifs qui se soit personnellement inséré dans le mouvement régionaliste avec l’ambition idéologique bien précise de manifester ainsi son attachement à la fois au terroir et au judaïsme[12]. Armand Lunel effectue la majeure partie de sa carrière littéraire dans la première moitié du xxe siècle, c’est-à-dire justement au moment où le régionalisme littéraire prend son essor et atteint son apogée. Lunel exprime explicitement l’ambition de ressusciter la dimension juive d’une région française :

Une grande partie de mon oeuvre a pour cadre la vieille Juiverie de Carpentras et pour personnages des Judéo-comtadins. Comment et pourquoi ce cadre et ces personnages m’ont-ils inspiré ?

Première raison d’ordre général : un climat spirituel, une atmosphère. Quand j’ai commencé à écrire vers 1920, j’ai subi l’attraction d’un genre de roman entièrement neuf, qui était en train de prendre brillamment sa place dans la littérature française du xxe siècle : celui des Juifs peints par eux-mêmes en même temps aussi que par des non-Juifs [...].

Seconde raison d’ordre individuel : des souvenirs d’enfance, enrichis au contact de mon grand-père maternel, Abraham Lunel, de Carpentras, dit Abranet, des souvenirs qui par l’action du climat précité devaient prendre une chaleur de plus en plus singulière. C’est par là que j’en vins à tenter ma résurrection du passé des Judéo-comtadins et à faire de ce temps perdu un temps retrouvé. Rien que cela ? Davantage encore : mettre en lumière, sous l’angle d’une Communauté où je voyais une très vieille province française, des valeurs juives aussi bien esthétiques que morales[13].

La conjonction de ces raisons a permis à Lunel de produire des ouvrages littéraires entièrement consacrés à la région provençale et sans référence aucune au judaïsme (comme Les amandiers d’Aix, paru en 1949, où il se contente de signaler, au détour d’une phrase, le nom d’un des villages proches d’Aix-en-Provence, comme pour insister sur l’enracinement local des familles judéo-provençales) et d’autres qui mêlent la reconstitution de la vie provençale à celle de la vie judéo-comtadine (comme Nicolo-Peccavi ou l’Affaire Dreyfus à Carpentras, publié en 1926 — où l’un des personnages principaux, notable local et antisémite notoire, se trouve soudain confronté à la révélation de sa propre origine juive). Son propos s’efforce constamment, lorsqu’il concerne la judaïcité provençale, d’établir son intégration à la culture régionale et les apports réciproques des Juifs et des Provençaux entre eux :

Toute cette littérature judéo-comtadine, qui comprend des productions d’auteurs aussi bien catholiques que juifs, baigne dans un même climat ensoleillé, où, comme on a pu le voir, le sacré se mêle au profane et la religion à la gaillardise. Les Juifs du Comtat sont certes loin d’avoir vécu en vase clos. On comprendra ainsi mieux comment, sous l’angle du folklore, leur culture et leurs moeurs portent avec un tel relief l’empreinte provençale.

Lunel, 1950, p. 43

Peu d’autres exemples d’écrivains juifs régionalistes peuvent être cités — à l’exception, pour la même région, d’Emmanuel Eydoux —, si ce n’est le cas de certains écrivains juifs alsaciens qui ont pu — mais souvent pas dans l’ensemble de leur oeuvre — lier leur culture juive aux coutumes alsaciennes.

Le xxe siècle semblait, jusqu’en 1939, ne pas devoir opérer clairement de changement dans les lettres juives d’Alsace, qui continuaient à se manifester, au ralenti il est vrai, dans les deux directions qu’elles avaient choisies au xixe siècle : l’érudition religieuse et le folklore [...]. Mais les événements de 1939-1945 ont profondément marqué certains auteurs d’Alsace et ont fait apparaître la littérature d’expression juive sous un jour nouveau. Pour la première fois, le thème juif ne relève plus ni de l’érudition, ni du folklore : il est cueilli à même l’expérience la plus intime du poète et du romancier et constitue l’une des sources les plus décisives de son inspiration créatrice. L’expulsion des Juifs d’Alsace en 1940, leur vie bientôt menacée et souterraine dans le Limousin et le Périgord, la déportation et l’extermination d’un grand nombre d’entre eux, enfin la tragédie du judaïsme européen dans son ensemble, tout cela se dépose dans l’âme de l’écrivain et cherche plus tard à s’exprimer.

Neher, 1960, p. 441-442

Même si peu d’écrivains juifs se sont inscrits dans le mouvement littéraire régionaliste, une analogie menée terme à terme entre les écrivains juifs de langue française et les écrivains régionalistes de langue française amènerait à préciser si une éventuelle littérature juive française s’est organisée sur le mode de la littérature régionaliste française[14]. Il est effectivement possible d’établir plusieurs points de comparaison entre écrivains juifs et écrivains régionalistes : ces derniers sont, par définition, issus de la province, et leur naissance les tient donc dans un premier temps à l’écart de la scène littéraire parisienne, c’est-à-dire — du fait du fort centralisme culturel français — de la scène littéraire française (Werner, 1994, p. 18 et Menger, 1993, p. 1572). La plupart des écrivains juifs contemporains de langue française sont nés non seulement hors de Paris, mais encore pour la plupart hors de France. En considérant leurs trajectoires scolaires, on constate cependant que, au moins pour ceux nés après 1930, la quasi-totalité d’entre eux ont soit accompli l’ensemble de leur scolarité en France, soit terminé leurs études supérieures en France — et le plus souvent à Paris : les événements historiques qui ont agité l’Europe de l’Est et l’Afrique du Nord ont eu comme conséquence secondaire pour les futurs écrivains leur installation en France souvent avant le début de leur carrière littéraire. La quasi-totalité des écrivains qui vivent en France à l’âge adulte, c’est-à-dire au moment de leur activité littéraire, résident à Paris. Ainsi, le fait d’être né à l’étranger représente un handicap moins lourd, du point de vue de la proximité à la capitale, pour un écrivain juif que le fait d’être né en province pour un écrivain régionaliste.

Un autre point commun apparent entre ces deux groupes d’écrivains réside dans l’emploi de la langue française mâtinée d’expressions idiomatiques[15]  — et, plus largement, de la revendication d’une double culture : la culture française et une culture particulière. Mais c’est justement sur ce point qu’intervient la plus grande différence entre les écrivains juifs et les écrivains régionalistes. Ces derniers appuient en effet leurs prises de position esthétiques, et notamment l’emploi éventuel des patois, sur des prises de position idéologiques : c’est uniquement en s’adossant à cette idéologie que le régionalisme littéraire peut se développer.

La valorisation du régionalisme s’effectue toujours par référence à des critères qui ne sont pas d’ordre esthétique mais idéologique. Si le régionalisme acquiert une place dans le champ littéraire, et même une certaine reconnaissance, il n’est jamais légitimé que par des considérations externes à ce champ. Il reste donc lié à la conjoncture idéologique.

Thiesse, 1991, p. 100

Dès lors, l’analogie avec le groupe des écrivains juifs ne tient plus, puisque ces écrivains n’associent leurs multiples prises de position esthétiques à aucun choix idéologique précis et collectif. C’est pourquoi il n’existe pas en France de littérature juive française, pas plus sur le mode communautaire que sur le mode particulariste ou sur le mode politico-artistique.

B- Une littérature judéo-maghrébine ?

Une des dernières possibilités à examiner consiste en l’éventualité de l’existence d’une « littérature séfarade » et d’une « littérature ashkénaze » disjointes : l’une et l’autre pourraient en effet exister simultanément, mais sans que leurs membres ne se rejoignent dans une littérature juive française commune. Ce n’est pas le cas selon nous : en effet, il n’existe pas de littérature ashkénaze de langue française ; la seule sous-littérature de ce type que l’on puisse éventuellement distinguer est la littérature judéo-maghrébine, sans pourtant que ne fonctionnent d’instances de consécration spécifiques.

Le cas des écrivains judéo-maghrébins et celui des écrivains ashkénazes sont très différents. Les premiers sont issus d’une zone géographique circonscrite, au sens strict du terme, à trois pays —  l’Algérie, la Tunisie et le Maroc —  où les conditions de vie, et notamment les situations socioculturelles, étaient assez homogènes ; ils ont quitté ces pays à peu près à la même époque et pour la même raison : les processus de décolonisation. Dès leur naissance —  et même si ce n’était pas toujours le cas de leurs parents —, ils ont appris le français et ont acquis des rudiments de culture française à l’école, puisque la France est une des puissances coloniales les mieux implantées au Maghreb. Si certaines analyses vont dans le sens d’une extension de cette homogénéité à l’ensemble des écrivains séfarades hors Maghreb, d’autres s’efforcent au contraire de souligner les différences qui traversent le groupe des écrivains judéo-maghrébins : c’est notamment le cas des auteurs arabo-musulmans d’anthologies de littératures maghrébines d’expression française qui considèrent le critère national comme majeur et qui dispersent donc les écrivains judéo-maghrébins selon leur pays d’origine. « Victimes a posteriori de l’incohérence de ce statut et des critères sur lesquels repose [...] le concept de littérature maghrébine, les écrivains juifs sont donc tantôt retenus et tantôt écartés : on retiendra de préférence les Juifs tunisiens, un peu moins volontiers les Juifs marocains, et on exclura farouchement tous les Juifs algériens »(Dugas, 1990, p. 11). Reconnaissons que certains adjoignent aux écrivains judéo-maghrébins de langue française des auteurs comme Edmond Jabès, né au Caire, Albert Cohen, né à Corfou ou Naïm Kattan, né à Bagdad, et parlent de littérature séfarade et non plus seulement de littérature judéo-maghrébine. C’est par exemple le cas d’Albert Bensoussan, lui-même écrivain séfarade, dont le ton relève plutôt de l’apologie que de l’analyse :

Une même âme juive transpire d’une même écriture. D’Albert Cohen le Céphalonien à Jean-Luc Bénoziglio le Turco-Suisse, d’Ami Bouganim l’Israélo-Marocain à Albert Memmi le Tunisien, de Naïm Kattan l’Irakien à Paula Jacques la Cairote. Peut-être est-il temps, vers la fin de ce siècle et presque cent ans après l’apparition du premier roman séfarade de langue française, de tenter de dégager les caractères de cette écriture, d’en dénombrer les richesses, d’en déchiffrer le génie.

Bensoussan, 1993, p. 8

En revanche, les écrivains ashkénazes ont connu des parcours plus contrastés : certains sont arrivés en France avec la vague d’émigration des années trente, d’autres à l’issue de la Seconde Guerre mondiale — et ce en provenance de plusieurs pays (la Pologne, la Russie, la Hongrie, la Roumanie, l’Allemagne, l’Autriche...) où les Juifs expérimentent des situations plus variées que celles des judéo-maghrébins ; la plupart ne commencent l’apprentissage du français qu’une fois arrivés en France. Dès lors, les facteurs d’homogénéité jouent avec moins de force pour les écrivains ashkénazes que pour les écrivains judéo-maghrébins. C’est pourquoi nous refusons de postuler l’existence d’une littérature ashkénaze de langue française — si ce n’est dans son expression particulière, et d’ailleurs non strictement ashkénaze, ni même juive, de littérature concentrationnaire —, alors qu’il nous semble au contraire tout à fait possible de s’interroger sur l’existence d’une littérature judéo-maghrébine de langue française.

L’existence de la littérature judéo-maghrébine de langue française pourrait tenir à trois séries de raisons : l’inscription sociohistorique des écrivains séfarades dans l’histoire littéraire maghrébine ; la différence entre écrivains séfarades et auteurs arabo-musulmans, la différence entre écrivains séfarades et auteurs français[16]. L’inscription sociohistorique des Juifs dans la littérature maghrébine de langue française date de la fin du xixe siècle, c’est-à-dire de la même époque que les premières publications d’écrivains juifs en métropole, même si c’est pendant l’entre-deux-guerres qu’augmente réellement la production littéraire des Juifs maghrébins[17]  — notamment du fait de la création de l’École de Tunis. « Ce groupe s’est formé à Tunis à la fin des années 1920, autour de l’Alliance Israélite, la Société des écrivains de l’Afrique du Nord créée dans cette ville en 1919, et la famille Lévy, une de celles qui ont le plus fait pour le renom de la judaïcité tunisienne. Et c’est cette homogénéité qui nous conduit à parler d’école »(Dugas, 1990, p. 53). Sont régulièrement publiés, dans les pays du Maghreb mais aussi en France, les ouvrages d’auteurs judéo-maghrébins comme Élissa Rhaïs, Théodore Valensi (romans de moeurs arabes ou juives, qui jouent la carte de l’exotisme), Saadia Lévy, Maximilienne Heller... C’est ensuite seulement à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et surtout des mouvements de décolonisation que la production littéraire judéo-maghrébine retrouve un nouvel essor avec les écrivains judéo-maghrébins qui figurent dans notre corpus.

Mais bénéficier d’un enracinement sociohistorique ne suffirait pas aux écrivains judéo-maghrébins pour voir leurs oeuvres constituer une littérature spécifique si celles-ci ne se distinguaient très nettement des oeuvres produites par les écrivains arabo-musulmans d’une part et par les Français du Maghreb (c’est-à-dire les Français non juifs et non musulmans) d’autre part. Les distinctions avec les écrivains arabo-musulmans sont très nettes sur la question de la langue utilisée, c’est-à-dire le français : nous avons déjà noté que les écrivains judéo-maghrébins entretenaient, très tôt, un rapport quasi immédiat à la langue et à la culture françaises, qui leur étaient enseignées dans les écoles de l’Alliance Israélite — alors que les écrivains musulmans considèrent le français comme une langue imposée par la puissance coloniale.

Si l’écrivain maghrébin se sent couramment dépossédé de son outil linguistique propre et d’un univers culturel cohérent par une acculturation et une langue française vécue comme un « exil » (Malek Haddad, Kateb Yacine, Driss Chraïb...), il ne peut en être de même pour le Juif, dont le dialecte vernaculaire était, de toute façon, déjà considéré comme pauvre, parfois honteux, et dominé [...]. Déculturation et contrainte pour les uns, acculturation vécue comme un enrichissement pour les autres : de cette énorme différence de perception découle, pour une bonne part, l’attitude fondamentalement divergente des intellectuels maghrébins et judéo-maghrébins face à la langue et à la culture françaises.

Dugas, 1990, p. 33-34

Cependant, l’attachement des écrivains judéo-maghrébins à la langue et à la culture françaises ne suffit pas à rendre leur production littéraire identique à celle des Français du Maghreb. Ceux-ci sont les représentants de l’ordre colonial et de la culture dominante, alors que ceux-là appartiennent — même lorsqu’ils possèdent la nationalité française — à la population indigène, colonisée et soumise. Autant, face à l’Arabe et à sa culture musulmane, les écrivains juifs prennent le parti de la culture française assimilée et revendiquée, autant face au Français et à sa puissance colonisatrice, ils se rangent du côté des populations soumises à contrecoeur à l’autorité française. Ainsi, écartelée entre son inspiration orientale et son allégeance à la culture française, la production littéraire judéo-maghrébine nous paraît, dans une première approche, susceptible de correspondre à la définition d’une littérature locale, puisque jouent simultanément une origine géographique décentrée par rapport à la scène littéraire parisienne, une forte revendication d’une identité spécifique (ici doublement spécifique : juive et maghrébine) et l’interrogation sur une appartenance culturelle métissée (la dimension politique des oeuvres des écrivains judéo-maghrébins est souvent, sinon centrale, du moins importante).

Pourtant, et tout spécialement pour la période étudiée, celle de l’après-guerre, les écrivains judéo-maghrébins ne nous semblent pas donner lieu à une production littéraire suffisamment différente de celle des autres écrivains juifs, séfarades non maghrébins et ashkénazes, pour être envisagée dans sa particularité et son unicité. Autrement dit, il pourrait exister une littérature judéo-maghrébine si celle-ci se démarquait nettement du reste de la production littéraire des écrivains juifs de langue française ; or ce n’est pas le cas après 1945, où on ne peut la comprendre sans la comparer précisément au reste de cette production. Les recoupements entre les ouvrages des écrivains judéo-maghrébins et les ouvrages de l’ensemble des écrivains juifs sont, de fait, à la fois trop nombreux et trop systématiques — notamment du point de vue thématique — pour que les premiers puissent être analysés indépendamment de l’ensemble plus large des seconds. Si l’on reprend ainsi les principaux axes thématiques mis au jour à partir de la prise en compte des oeuvres de Gilbert Naccache, Edmond Amran El Maleh et Albert Bensoussan (Gontard, 1985, p. 123 à 138), on constate qu’ils coïncident exactement avec ceux relevés pour l’ensemble des écrivains juifs, toutes origines géographiques confondues. Marc Gontard met en effet en évidence les thèmes de prédilection suivants : la terre natale, la judéité et l’écriture ; or ces questions constituent également la trame des textes littéraires des autres écrivains juifs de langue française contemporains. Lucette Valensi et Nathan Wachtel signalent, de manière plus générale, que, malgré les différences des expériences historiques qu’ils ont connues, se sont constituées une mémoire et une identité communes à l’ensemble des Juifs français, qu’ils soient séfarades ou ashkénazes.

Pourquoi tant de correspondances [...] entre les mémoires des Juifs d’Europe orientale et celles des Juifs méditerranéens, alors que leurs milieux originels et leurs itinéraires paraissent si différents ? Tous ont quitté le pays natal et connu l’exil, mais les premiers ont subi en outre, directement, le choc du génocide. Si l’exil semble chose banale, le génocide est un événement unique dans l’histoire, et les mémoires de ceux qui lui ont survécu se signalent, en effet, par des accents plus tragiques, et l’empreinte du deuil impossible. Mais ceux qui n’ont pas été atteints par la menace nazie incorporent, eux aussi, la Shoah dans leur mémoire, et l’inscrivent dans leur propre passé, de même (et plus encore) que l’expulsion d’Espagne, à l’aube des Temps modernes, était devenue thème de référence pour la mémoire juive dans son ensemble. Ainsi les multiples mémoires, ashkénazes et séfarades, convergent pour former une même mémoire collective.

Valensi et Wachtel, 1986, p. 331

À partir de 1945, l’identité judéo-française est suffisamment puissante pour non pas faire disparaître mais toutefois reléguer au second plan, la distinction judéo-maghrébin/ashkénaze dans les textes littéraires — comme l’a montré plus largement Dominique Schnapper (Schnapper, 1980).

C- L’inscription dans le territoire symbolique de la mémoire collective

On peut noter, chez les écrivains juifs contemporains, une volonté assez générale d’insérer les épisodes racontés au sein d’un mouvement historique plus large. Autrement dit, même les ouvrages consacrés à la période la plus contemporaine sont émaillés de références à de lointains événements, puisés dans la Bible ou l’histoire juive ; même les histoires les plus individuelles et les plus ponctuelles sont systématiquement contextualisées dans une optique collective de long terme[18].

Ces remarques valent surtout lorsqu’il s’agit, pour les écrivains, de rappeler la dimension tragique de l’histoire juive. À l’occasion de l’évocation d’insultes antisémites qui lui ont été adressées pendant son enfance, Albert Cohen consacre ainsi plusieurs pages d’affilée à retranscrire, dans un style flamboyant et épique, la résistance juive obstinée à toutes les nations qui, par le biais des persécutions, ont voulu éradiquer la foi juive (Cohen, 1972, p. 139 à 143). L’histoire commence par l’évocation des persécutions moyenâgeuses :

Ô tous les miens du Moyen-Âge qui ont choisi la mort plutôt que la conversion, qui l’ont choisie à Verdun-sur-Garonne, à Carenton, à Bray, à Burgos, à Barcelone, à Tolède, à Trente, à Nuremberg, à Worms, à Francfort, à Spire, à Oppenheim, à Mayance, à travers l’Allemagne, depuis les Alpes jusqu’à la mer du Nord.

L’accent est ensuite mis sur le décret du Pape Innocent III :

leur imposant le port de la rouelle, leur défendant sous peine de mort de se montrer dans les rues sans l’insigne cousu sur leurs vêtements,

puis sur la décision, cinquante ans plus tard, du concile de Vienne qui

estime que la rouelle n’avilit pas assez, et il décide de nous ridiculiser davantage, nous impose le port d’un chapeau comique qui doit être pointu ou en forme de cornes.

À la fin de son énumération des malheurs juifs, Cohen ne manque pas de souligner combien il se sent concerné en précisant :

j’en ai mal au foie et brûlure aux yeux et clous dans le coeur.

L’écrivain Alain Spiraux commence, lui aussi, l’un de ses ouvrages par l’évocation douloureuse des principales séquences historiques les plus tragiques de l’histoire juive :

Je ne peux vous en présenter qu’un certain nombre, les plus représentatifs.

Il y a l’esclave d’Égypte, gémissant sous le fouet. Il regarde avec haine une pyramide qui n’en finit pas de s’achever.

Le nomade du désert, lassé des discours de Moïse et profitant de son absence pour adorer le Veau d’Or.

Le savetier dont j’ai déjà parlé, persécuteur du Christ devenu persécuté de tous.

Le Juif Archelaüs, fils d’Hérode, ethnarque de Judée, qui fut le premier Juif à s’installer officiellement en Gaule, il y a vingt siècles.

L’Hébreu enchaîné au char de triomphe de Titus qui expire sous un casque de gladiateur.

L’homme éventré au passage des Croisés de saint Louis qui mourra, les yeux fixés sur les cadavres de son épouse violée et de ses enfants égorgés.

Le Juif fuyant dans les bois à l’annonce de l’arrivée des Grandes Compagnies de Du Guesclin.

Le Juif hurlant dans les flammes des bûchers de l’Inquisition espagnole, préfiguration des flammes éternelles.

Le Juif qu’on massacre, qu’on pend, qu’on lapide, car il est accusé d’avoir empoisonné le puits, ce qui a provoqué l’épidémie de peste ravageant l’Europe du Moyen-Âge.

Le Juif jugé et mis à mort sous l’inculpation de crime rituel.

Le Juif, le yid, qui ne se sent à l’aise que derrière les portes des ghettos de Russie et de Pologne, ainsi que le Juif d’Espagne qui se fait marrane pour sauver sa peau.

Le Juif connu de tous les amateurs de théâtre sous le nom de Shylock, le Juif à double visage cinématographique nommé Suss, sans oublier une autre célébrité, le Capitaine Dreyfus.

Le Juif bouc émissaire, le Juif cabaliste, le Juif Hassid, le Juif, rabbin miraculeux, le Juif du pape, le Juif usurier, le Juif « schnorrer ».

Le Juif des « histoires juives », racontées ou non par des Juifs, et le Juif tel que l’ont décrit, dessiné, caricaturé les écrivains et artistes antisémites.

Le Juif des camps de concentration, Auschwitz, Dachau, Maïdeneck, Buchenwald, mais aussi le Juif qui a eu la chance de ne pas être inquiété une seule fois dans sa vie à cause de sa confession.

Le Juif à la rouelle, au chapeau pointu, à l’étoile jaune, au bras tatoué d’un numéro, ainsi que le Juif heureux de l’Ami Fritz d’Eckermann-Chatrian, aimé de tous.

Le Juif converti, prosélyte, assimilé, honteux, fier de l’être, sioniste. Celui qui courbe l’échine et celui qui gonfle sa poitrine.

Le Juif appelé aussi youpin, youtre, youdi, Breton ou encore Israélite quand on veut être poli avec lui. Etc., etc.

Spiraux, 1974, p. 13 à 15

D’autres écrivains se mettent eux-mêmes en scène au milieu des épisodes historiques évoqués, comme si mémoire biographique et mémoire historique s’entremêlaient inextricablement :

Mon histoire. Débute là. Finit là. La suite, du rab. De la frime. J’aurai été vivant qu’en apparence. Pourtant, un youpin. A la peau dure. Échappé à la Gestapo. Rescapé des Arabes. Pogroms du Père en Ukraine. Mes doux souvenirs de Pologne. Mon Inquisition d’Espagne. Je parle pas de Philippe le Bel. Je remonte pas au Temple. On était bons comme la romaine. À l’époque. Je remonte pas au Déluge. Quand même, j’ai les reins solides. Lorsque j’aurai dépassé l’an 2000. J’aurai presque 6000 ans.

Doubrovsky, 1977, p. 303

Certains reprennent à leur compte, pour mieux les ridiculiser, les préjugés antisémites les plus éculés :

— Écoutez un peu, dis-je, en me frottant les mains l’une contre l’autre tout en me grattant un nez fort peu bourbonien (en même temps que je pique le fric qui est dans sa poche, saigne son gosse et empoisonne son puits), écoutez....

Bénoziglio, 1980, p. 76

L’ensemble de ces références à des mythes historiques, à des époques anciennes, aux événements qui s’y sont déroulés et aux préjugés qui y avaient cours permettent aux écrivains juifs de langue française de puiser dans la mémoire collective juive, tout en contribuant à l’alimenter et à la façonner. Si l’on considère l’agrégation littéraire d’événements historiques incontestables, de légendes douteuses, de références bibliques, de mythes retravaillés par les générations successives et d’interprétations personnelles de la part des écrivains, on constate que se met en place — dans leurs ouvrages — une conception contemporaine de l’histoire juive. « Les individus bricolent et recomposent des éléments issus les uns des mémoires des grandes religions, les autres de la mémoire ethnique ou nationale, pour constituer une mémoire d’origine indissolublement religieuse et historique, qui fonde leur participation à des communautés affectives ou à des fraternités électives »(Schnapper, 1993, p. 161). La thèse de Maurice Halbwachs, selon laquelle la mémoire individuelle se développe et se renforce dans les cadres fournis par la mémoire collective du groupe d’appartenance — qui enveloppe les souvenirs individuels en mettant l’accent sur la continuité qui les régit — se trouve, dans ce cas, confirmée (Halbwachs, 1950). Certains écrivains illustrent manifestement l’idée selon laquelle la frontière entre mémoire biographique et mémoire collective se brouille. C’est ainsi le cas de Patrick Modiano, qui souligne, à plusieurs reprises, son intime conviction d’être porteur d’une mémoire prénatale :

Je n’avais que vingt ans mais ma mémoire précédait ma naissance. J’étais sûr, par exemple, d’avoir vécu dans le Paris de l’Occupation puisque je me souvenais de certains personnages de cette époque et de détails infimes et troublants, de ceux qu’aucun livre d’histoire ne mentionne.

Modiano, 1977, p. 116-117

Mais la mémoire de Modiano ne remonte pas seulement à la génération précédente. Lui aussi s’identifie parfois fugitivement au destin multiséculaire du peuple juif, et il s’inscrit alors délibérément dans une perspective collective et historique. Il reprend à son compte l’idée d’un Orient berceau du peuple juif, notant ainsi, alors qu’il narre son voyage de noces en Tunisie : « J’étais enfin de retour dans cet Orient que nous n’aurions jamais dû quitter » (Ibid., p. 194).

L’importance de l’enracinement mythique en Orient se retrouve chez bon nombre d’écrivains, par exemple chez l’écrivain d’origine polonaise Piotr Rawicz :

J’aimais les ancêtres de Noémi qui étaient aussi les miens et qui, à force de rêveries étranges et systématisées d’une manière inhumaine, avaient su rapprocher le Divin de l’Humain comme nuls autres, du moins le croyais-je. J’aimais le paysage de notre passé où se confondaient le désert biblique et la steppe parcourue par les Scythes. Où ailleurs aurais-je trouvé ce cocktail d’oriental et de slave, cette union de races dont chacune avait forgé ses nostalgies propres et uniques, aussi profondes que la mort et plus vastes ?.

Rawicz, 1961, p. 197-198

On est là, avec la référence récurrente à l’Orient, dans le cadre de la collision entre mémoire autobiographique, mémoire collective et mémoire historique — collision qui permet aux individus qui sont nés bien après certains événements de les rapporter comme s’ils en avaient été les acteurs, ou du moins les témoins directs. « Le souvenir qu’un sujet conserve de ce qu’il a vécu pendant sa vie — sa mémoire autobiographique — n’est pas d’une nature très différente de la connaissance des événements historiques plus éloignés qu’il ne peut en aucun cas avoir vécus » (Bloch, 1995, p. 61). Pourtant, c’est bien de bricolage — c’est-à-dire d’opérations d’assemblage approximatif entre des souvenirs incertains — qu’il s’agit lorsque l’on considère la mémoire collective. Celle à laquelle se réfèrent les écrivains juifs de langue française est construite à partir de certaines données avérées, mais aussi à partir d’erreurs, d’ignorance, d’inexactitudes, de lacunes. Certains faits sont refoulés, d’autres sont mis en exergue — et ce dans l’objectif de présenter une version de l’histoire juive souvent orientée dans un sens tragique — puisque les écrivains qui publient leurs ouvrages après 1945 ne peuvent que se situer par rapport à cet événement tragique extrême que constitue la Shoah.

Lorsqu’on considère les trois cents ouvrages littéraires qui composent le corpus, un certain nombre de similitudes thématiques peuvent être mises en évidence. La ressemblance la plus évidente entre tous ces textes concerne leur intense tonalité nostalgique, la mémoire, le souvenir, le témoignage — notamment pour la littérature concentrationnaire — qui imprègnent bon nombre des oeuvres analysées, dont beaucoup rendent souvent compte d’un mode de vie et d’une époque révolus[19]. Cependant, au contraire de la position communautariste — principalement défendue par la presse communautaire juive, mais également par quelques écrivains et certains sociologues et historiens —, l’ensemble de ces écrivains ne présentent pas les caractéristiques nécessaires qui amèneraient à les considérer en tant que groupe littéraire, même informel.

Au terme de notre réflexion, nous pouvons donc considérer que si les écrivains juifs contemporains de langue française ne se sont inscrits ni dans des territoires géographiques ni dans des réseaux communs, ils ont en revanche investi ce territoire symbolique que constitue la mémoire. Cet investissement consiste en un travail littéraire qui utilise à la fois cette mémoire et la régénère. Le double processus d’appropriation et d’alimentation de la mémoire collective légitime une analyse des auteurs juifs et de leur production littéraire qui, tout en soulignant les écarts et les différences, peut également rendre compte des similitudes, notamment dans les thématiques des oeuvres. C’est ce qui explique que, malgré l’inexistence d’une littérature juive française, la lecture de l’oeuvre d’un écrivain juif particulier se trouve enrichie par la mise en relation avec le corpus d’oeuvres produites par les autres écrivains juifs ayant publié à la même époque. Les ouvrages des écrivains juifs contemporains de langue française constituent donc une production littéraire qu’il paraît important d’envisager d’un point de vue global et général, alors même que cette production n’est rattachée à aucun territoire ni à aucun réseau.