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Conquis par la reconnaissance moderne de la souveraineté du sujet, les territoires dévolus à l’intimité dans nos sociétés voient, depuis plus d’une dizaine d’années, leurs frontières fortement ébranlées par l’implantation des nouvelles technologies de l’information et des biotechnologies. De l’impératif d’être branché aux nouvelles formes de sociabilités électroniques, en passant par la redéfinition génétique des identités et le remodelage biotechnologique des corps jusqu’à la remise en cause des barrières traditionnellement établies entre humain et machine, les mutations culturelles engendrées par l’avancée des technosciences touchent le sujet dans ses retranchements les plus intimes. Si, comme le rappelle le sociologue Danilo Martuccelli, « le déploiement de la subjectivité en Occident est allé de pair avec le dégagement d’un espace d’intimité relativement à l’abri des secousses de la vie publique », l’envahissement des territoires intimes par les nouvelles technologies ne peut qu’avoir des répercussions directes sur les modes d’expression de l’individualité dans nos sociétés (Martuccelli, 2002, p. 443).

Ainsi, une nouvelle forme d’individualité axée sur l’adaptabilité semble accompagner les révolutions technologiques en cours dont certains traits rappellent la figure de l’individu extro-déterminé annoncé il y a plus de cinquante ans par David Riesman dans La foule solitaire (Riesman, 1964). Selon des perspectives différentes, plusieurs auteurs contemporains constatent d’ailleurs une transformation du mode d’expression de la subjectivité (Breton, 1995 ; Ehrenberg, 2000 ; Gauchet, 1998a, 1998b ; Melman, 2002 ; Le Breton, 1991 ; Turkle, 1995). Cette restructuration de la subjectivité correspondrait, au plan psychique, à la disparition de l’espace conflictuel freudien au profit d’un sentiment de perte, de vide intérieur rendant les individus plus sensibles aux fluctuations culturelles et sociales d’une société en « temps réel » (Ehrenberg, 1995). Sans entrer dans les détails cliniques de cette réorganisation, notons qu’elle transparaît dans l’affirmation de la dépression comme symptôme psychique dominant avec pour conséquence une « biologisation » des troubles psychoaffectifs et une surmédicalisation des individus (Ehrenberg, 2000 ; Roudinesco, 2000).

Au-delà de la nosologie, les mutations observées dans l’expression de la subjectivité indiquent un affaiblissement de la structure symbolique propre à la modernité politique auquel la révolution informatique n’est pas étrangère (Dufour, 2001a, 2001b). Pour prendre une métaphore topographique, disons que la notion d’intériorité, perçue comme une limite infranchissable de l’intimité assurant l’autonomie du sujet, perd du terrain au profit d’une représentation informationnelle de l’individu correspondant à ce que Philippe Breton a nommé le « sujet sans intérieur » (Breton, 1995).

L’intériorité comme valeur et comme fondement de l’espace intime en Occident constitue l’un des principaux points d’ancrage de la représentation moderne de la subjectivité. Il faut toutefois préciser que, contrairement à d’autres espaces institués de l’intimité, l’intériorité n’est pas exclusive à la modernité occidentale comme en témoignent les nombreux débats théoriques sur ses origines historiques que certains auteurs situent dans l’Antiquité, d’autres insistant plutôt sur son rattachement à la chrétienté (Matruccelli, 2002). Sans vouloir définir un phénomène encore émergent, on peut néanmoins émettre l’hypothèse qu’une mutation de la subjectivité est en cours, dont l’un des axes principaux s’articule précisément autour de la redéfinition du rapport intériorité-extériorité, recoupant, en partie, l’opposition entre sphère privée et sphère publique.

Afin de cerner de plus près les enjeux sociétaux liés à la pénétration des territoires intimes par les nouvelles technologies, un arrêt sur la notion d’intériorité et son retournement cybernétique s’avère donc essentiel. En se rattachant à la notion d’intériorité, il sera plus aisé de voir comment le modèle informationnel issu de la cybernétique contribue au rétrécissement de l’espace intime au point où le sujet informationnel va jusqu’à déserter son corps, comme lieu fixe de l’identité (Hayles, 1999 ; Le Breton, 1999). Cela apparaît d’autant plus pertinent lorsqu’on sait que le développement de la biologie moléculaire et du génie génétique s’appuie sur ce même modèle informationnel (Kay, 2000).

L’intériorité, lieu central de la subjectivité

Aussi abstraite qu’elle puisse paraître, la notion d’intériorité est au centre de la conception moderne du sujet. De saint Augustin attestant dans ses Confessions l’ouverture d’un espace intérieur propre au sujet chrétien à Descartes et son célèbre cogito jusqu’à l’inconscient freudien, c’est au tréfonds de l’individu, dans cette zone invisible et infranchissable, qu’on fonde l’idée d’autonomie subjective (Taylor, 1998). Sans refaire l’histoire philosophique de la modernité, on doit toutefois rappeler que la reconnaissance d’un monde intérieur propre au sujet fut l’une des conditions de possibilité de son autonomisation politique. Sur cette question, Marcel Gauchet a montré dans Le désenchantement du monde comment le procès historique de la chrétienté a mené à l’affirmation démocratique de l’individu comme valeur et comme fondement de l’ordre politique moderne (Gauchet, 1985). Ni la séparation « sujet-objet », indissociable de la science expérimentale, ni l’idée d’un sujet politique autonome et rationnel n’étaient envisageables sans la représentation dualiste d’une intériorité subjective dissociée du reste du monde.

Qu’elle soit considérée comme le fruit d’une évolution historique ou comme une donnée première propre à la nature humaine, la notion d’intériorité est donc constitutive de l’identité moderne. Siège de l’autonomie, elle institue la barrière intime séparant le sujet du reste de la société. Malgré ses critiques virulentes à l’endroit de l’idéal rationnel des Lumières, Freud va d’ailleurs fonder sa théorie sur le postulat d’une intériorité en partie inaccessible à la conscience subjective. D’origine interne, les forces pulsionnelles constituent, à ses yeux, la source de toute vie psychique (Freud, 1986). Loin de remettre en cause la représentation de l’intériorité, Freud en accentue en fait la portée en la situant dans les profondeurs de l’inconscient.

Historiquement rattaché à la personnalité bourgeoise qui émerge au xixe siècle, le sujet freudien se présente comme le fruit d’une reconnaissance de l’autonomie subjective dans un cadre où prédominent les institutions politiques (Gauchet, 1998a). L’inconscient correspond alors au lieu où les normes sociales s’inscrivent symboliquement dans le sujet, à la suite d’un long processus d’intériorisation. D’un point de vue sociologique, le sujet freudien représente en fait l’idéal-type de l’individualité moderne. Dans La psychanalyse : son image, son public, Serge Moscovici a montré comment la théorie freudienne s’est peu à peu imposée comme modèle de représentation du sujet (Moscovici, 1961). C’est précisément ce modèle conflictuel et intériorisé de la subjectivité qui tend à disparaître dans nos sociétés au profit d’un individu informationnel dépolitisé dont la dépendance à l’égard des nouvelles technologies semble croître au même rythme que leur avancée.

Socialisé en dehors de la zone de conflits que représentait l’institution familiale désormais privatisée, l’individu contemporain aurait, selon Marcel Gauchet, tendance à se replier sur lui-même, devenant ainsi incapable d’avoir un point de vue d’ensemble sur la société (Gauchet, 1998a). Paradoxalement, la poursuite effrénée des désirs individuels aboutirait à un retournement des individus vers l’extérieur à l’affût de toutes les opportunités possibles. Cette extériorisation de la subjectivité se répercuterait au plan psychique dans l’apparition d’un sentiment de vide intérieur, nourri par la crainte de perdre contact avec les autres. Suivant cette analyse, Marcel Gauchet soutient qu’une restructuration profonde de la subjectivité est en cours dans le monde contemporain. La nature de cette réorganisation s’éclaire lorsqu’on se penche sur l’évolution historique de la société de l’information et de son déploiement technologique.

Le renversement cybernétique et l’apparition du sujet « sans intérieur »

Dans L’utopie de la communication, Philippe Breton a montré comment la cybernétique, devenue paradigmatique dans la seconde moitié du xxe siècle, est à l’origine d’une nouvelle façon de concevoir le monde (Breton, 1995). Lorsqu’on connaît ses liens de filiation avec des domaines aussi déterminants que l’informatique, l’automation, la génétique ou encore les sciences cognitives, on peut aisément évaluer l’impact considérable du renversement épistémologique auquel elle a procédé (Dupuy, 1999 ; Heims, 1991 ; Kay, 2000). Consistant essentiellement dans l’inversion du rapport « intériorité-extériorité » institué par la science moderne, ce retournement implique, outre ses retombées scientifiques, une redéfinition complète de l’individu et de la société[1] (Breton, 1995 ; Wiener, 1954 ).

Désirant lutter contre l’entropie menaçant l’ordre social[2], le fondateur de la cybernétique, Norbert Wiener, développe un modèle d’organisation de la société basé exclusivement sur l’échange d’information[3]. Défini en fonction de sa capacité à traiter l’information complexe, l’être humain perd alors son statut ontologique particulier. En fait, Wiener laisse entendre que la reproduction artificielle d’un cerveau humain aurait la même valeur que celle d’un être vivant, attestant ainsi que le modèle informationnel s’étend au-delà des frontières séparant le vivant du non-vivant (Wiener, 1954, p. 72).

Dépourvu d’intériorité, le sujet cybernétique est un être totalement engagé dans un échange communicationnel avec son environnement. Réduit à une somme d’informations complexes, il devient, selon l’expression de Philippe Breton, un simple réacteur du système de communication, duquel il n’est ni l’origine ni la finalité (Breton, 1995). En privant le sujet de son intériorité, le modèle cybernétique substitue les principes d’adaptation et d’autorégulation à la notion d’autonomie subjective héritée de la modernité politique. Ce qui surprend le plus dans ce modèle, c’est que la raison n’est pas une faculté spécifique à l’être humain, mais qu’au contraire, l’ordinateur s’avère être un agent rationnel potentiellement plus fiable. Sous toutes ses formes et selon toutes convictions, l’analogie effectuée entre le cerveau et l’ordinateur demeure l’une des métaphores les plus puissantes que la cybernétique ait générée.

La mémoire, espace vidé de l’intimité

Faculté traditionnellement associée au sujet, la raison constitue l’un des lieux symboliques où l’individualité moderne s’est instituée. La transposition d’une rationalité opérationnelle à l’extérieur du corps humain illustre bien l’ampleur du renversement qui s’est joué avec la cybernétique. Devenue un pur processus informationnel, la raison s’incarne désormais dans une machine où aucune limite biologique et affective ne vient l’entraver. Ce transfert d’un support biologique à un support technologique a été rendu possible par la création d’une mémoire artificielle. La mémoire correspond alors à un dispositif de stockage permettant le traitement et l’échange d’informations par des machines. Avant d’être assimilée à un simple dispositif de stockage, la mémoire a pourtant longtemps été le symbole de l’intériorité subjective et de ses profondeurs abyssales. Déjà saint Augustin disait à son sujet :

Grande est cette puissance de la mémoire, prodigieusement grande, ô mon Dieu ! C’est un sanctuaire d’une ampleur infinie. Qui en a touché le fond? Cependant ce n’est qu’un pouvoir de mon esprit, qui tient à ma nature, mais je ne puis comprendre entièrement qui je suis.

saint Augustin, 1964, p. 211

La mémoire représente en fait, depuis saint Augustin, l’opacité de toute vie intérieure. Est-il besoin de rappeler le rôle central qu’elle occupe dans la psychanalyse et le caractère d’irréversibilité dont Freud l’a revêtue avec son concept d’inconscient? Sachant cela, l’attribution d’une mémoire informationnelle à une machine atteste d’un retournement radical dans la conception de la subjectivité.

Tout entier impliqué dans le processus communicationnel qui le constitue, le sujet informationnel se voit vidé de son intériorité, au sens d’une séparation radicale avec le reste du monde. Dans l’effort théorique qu’il a déployé pour transposer les concepts cybernétiques à la psychiatrie et aux sciences sociales, Gregory Bateson a ramené le concept d’inconscient à l’image de la « boîte noire » où les informations emmagasinées par l’individu sont comprimées (Bateson, 1981). En accord avec le modèle cybernétique, l’individu devient avec Bateson un être réversible déterminé par les codes communicationnels qui le traversent. En termes d’intimité, l’espace intérieur propre au sujet moderne n’apparaît alors plus comme un refuge socialement inatteignable, mais plutôt comme un carrefour par où transitent les flux informationnels formant la société.

Plus concrètement, la sociologue américaine Sherry Turkle a publié, au milieu des années 1980, un ouvrage majeur sur l’impact de la révolution informatique dans la définition de l’identité subjective (Turkle, 1986). S’appuyant à la fois sur l’étude du comportement des enfants à l’endroit des ordinateurs-jouets et sur une enquête menée auprès des informaticiens du mit, elle y montre comment l’ordinateur était littéralement érigé en Second Self par ses utilisateurs. En veut pour exemple son travail d’enquête auprès d’informaticiens de haut niveau qui démontre comment ces derniers se représentent la programmation informatique comme une extension matérielle de leur esprit.

S’identifiant à son ordinateur, le sujet de l’ère informatique se conçoit, selon l’étude de Turkle, comme un être réversible pouvant extérioriser sa mémoire à l’intérieur d’une machine (1986, p. 161). Affirmant que « les métaphores informatiques peuvent devenir la base d’une nouvelle psychologie de masse », Turkle souligne que la représentation freudienne de l’inconscient tend à être remplacée par le modèle informationnel incarné par l’ordinateur (1986, p. 137). En fait, du point de vue des territoires intimes, le concept de mémoire artificielle renverse non seulement la frontière de l’intériorité, mais ébranle la notion même d’identité.

L’Internet, une identité démultipliée et collectivisée

Si l’entrée de l’ordinateur dans la vie quotidienne a pu modifier la façon de se représenter le sujet au point où la métaphore cybernétique du cerveau comme ordinateur tend à se substituer socialement à celle de l’inconscient freudien, l’arrivée d’Internet et de son cyberespace ébranle les anciens repères identitaires. Détachés de tout contact corporel et social, les individus naviguant dans le cyberespace peuvent désormais, par le biais des groupes de rencontres virtuelles, faire l’expérience d’une démultiplication identitaire. Dans Life on the Screen, Sherry Turkle a indiqué comment la déconstruction postmoderne de l’identité prenait des formes tangibles à travers l’espace virtuel d’Internet (Turkle, 1995, p. 17). Quels que soient les critères définissant traditionnellement l’identité (nationalité, âge, sexe, profession, etc.), ils peuvent être travestis, déformés ou démultipliés selon le bon vouloir des internautes.

De nature purement informationnelle, les identités plurielles et fragmentées s’incarnant dans le cyberespace renforcent le caractère de réversibilité désormais octroyé au sujet. Si l’individu est en effet virtuellement libéré du carcan contraignant de son identité corporelle et sociale, il devient toutefois de plus en plus dépendant des réseaux de communication et d’information. L’usage compulsif, par un nombre croissant d’individus, d’Internet ou du téléphone cellulaire témoigne de ce besoin constant d’être branché, qu’on peut interpréter comme l’indice d’un rétrécissement des territoires socialement dévolus à l’intimité. À ce titre, le phénomène des webcams ou encore les reality shows, comme le fameux Loft Story, démontrent une forte tendance à la collectivisation de l’espace intime à travers les réseaux de communication (Ehrenberg, 1995 ; Tisseron, 2001). Au-delà des questions de sécurité et de contrôle soulevées par cette intrusion médiatique dans la vie privée, il est possible de voir dans ces phénomènes culturels une nouvelle façon de concevoir le lien social qui prend tout son sens dans le cyberespace.

À lire certains théoriciens du cyberespace, la société informationnelle semble être définitivement sortie du cadre des représentations politiques modernes pour plonger dans un univers scientifico-religieux où l’humain se donne pour mission de poursuivre, par son propre dépassement, la chaîne évolutive dont il est issu. Cette tendance apparaît très clairement dans les écrits du philosophe Pierre Lévy, où discours néolibéral et croyances religieuses convergent vers un évolutionnisme résolument apolitique (Lévy, 2000). Inspiré de Teilhard de Chardin et de sa noosphère, Lévy conçoit le cyberespace comme le lieu d’une unification intellectuelle et spirituelle des esprits (Breton, 2000; Lafontaine, 2001). Militant en faveur d’une totale liberté informationnelle, il pousse jusqu’à l’extrême le renversement cybernétique en affirmant que l’idée d’une pensée individuelle est une « idiotie », une séparation artificielle d’un flux cosmique traversant de part en part les individus. À ses yeux, le Moi n’est qu’une simple illusion, « un truc de la sélection naturelle, fort utile à la reproduction de notre espèce » que la réunification technologique des consciences, à travers l’Internet, rend toutefois caduque (Lévy, 2000, p. 201).

Il est clair que dans un tel univers de représentation, l’idée même d’intériorité perd de son sens. Pour s’en convaincre on n’a qu’à se référer au prophète du cyberespace lui-même, Teilhard de Chardin, pour qui l’intériorité, loin d’être une notion propre au sujet humain, est plutôt une donnée commune à l’ensemble de la matière dont on peut mesurer le degré. Ainsi, selon une logique strictement évolutive, « le degré d’intériorité correspond au degré de complexité » (Isaye, 1965, p. 168). Lorsqu’on connaît l’importance de la notion d’intériorité dans le développement de la subjectivité moderne, on peut plus aisément mesurer l’ampleur du renversement symbolique opéré par la révolution informationnelle. Au plan des territoires intimes, ce renversement prend des formes tangibles à travers le remodelage du corps et de ses frontières.

Le cyborg ou les frontières transgressées de la corporalité

Né de la conjonction des termes cybernétique et organisme, le concept de cyborg rend compte du nouveau rapport au corps et à la subjectivité qui tend à s’instituer avec l’avancée des biotechnologies et l’éloignement des limites corporelles qu’elles supposent (Hables, 1995). Mi-humain, mi-machine, le cyborg incarne de manière métaphorique l’individu à l’ère des réseaux informatiques et du génie génétique. Pris dans son sens le plus large, il évoque l’extension des limites du corps par le biais des technologies biomédicales. Loin de se cantonner dans l’imaginaire de la science-fiction, il prend des formes concrètes avec la prothétique, la transplantation d’organes, la chirurgie esthétique, la pharmacologie, etc. De siège de l’identité subjective et zone stricte d’intimité, le corps tend ainsi à devenir le simple support d’une individualité purement informationnelle.

Dans L’adieu au corps, David Le Breton montre que la figure du cyborg correspond symboliquement à une mutation radicale de l’individualité corporelle (Le Breton, 1999). D’une part, le corps est complètement dissocié de l’identité subjective au point où l’on peut modifier presque entièrement son apparence par la chirurgie plastique et des programmes de conditionnement physique et, d’autre part, il devient l’emblème d’une subjectivité complètement extériorisée (1999, p. 25). Le sujet informationnel modèle ainsi son corps en fonction des flux identitaires qui le traversent. Le renversement des frontières intimes de l’intériorité s’accompagne en effet d’une extériorisation croissante de l’identité par le marquage des corps comme en témoignent les pratiques du piercing et du tatouage ou, de manière plus large, le body building. Non seulement le corps devient le simple support matériel d’une identité multiple et fragmentée, mais, comme l’explique David Le Breton, l’espace intérieur est lui-même soumis, à travers le contrôle pharmacologique des émotions, à un remodelage biochimique. Ainsi selon lui, « la fabrication biochimique de l’intériorité couplant le sujet et la molécule appropriée fait du corps le terminal d’une programmation de l’humeur, une forme inédite de cyborg, c’est-à-dire de l’alliance irréductible de l’homme et de la technique incorporée » (1999, p. 62).

C’est toutefois lorsqu’on regarde du côté du génie génétique que la figure métaphorique du cyborg prend tout son sens. Du point de vue de la subjectivité et de ses territoires intimes, des phénomènes tels la xénogreffe, le clonage ou encore la sélection embryonnaire annoncent une véritable mutation de civilisation. Issu de la révolution cybernétique, le modèle informationnel porté par le génie génétique va jusqu’à renverser les frontières biologiques entre les espèces et les genres, remettant ainsi en cause les limites mêmes de l’espèce humaine (Vandelac, 2001). Tout un champ reste à ouvrir et explorer quant à la portée anthropologique de ces mutations techno-scientifiques, notamment en ce qui concerne le statut de la subjectivité et la délimitation de ses espaces privés.

Conclusion

Si, comme nous l’avons vu, la notion d’intériorité est au fondement de la représentation de l’autonomie subjective propre à la modernité politique, son renversement cybernétique, par le biais des technosciences, laisse présager une toute nouvelle forme d’institutionnalisation du rapport individu-société. Qu’il soit question de mémoire, d’identité ou de corps, l’espace intime caractérisant le sujet moderne perd de sa consistance symbolique au profit d’une nouvelle définition de l’individualité axée sur l’adaptabilité technologique. À l’image du cyborg, l’individu contemporain, davantage technologisé et collectivisé, fait donc face à un réaménagement de ses territoires privés. Dans un tel contexte, le réexamen sociologique de la notion d’intimité offre une voie tout indiquée pour aborder les mutations auxquelles le sujet est désormais confronté.