Corps de l’article

Traduction : Dahlia Namian et Suzanne Mineau

Les spécialistes des sciences sociales qui s’intéressent aujourd’hui à la psychiatrie tendent à se distancier des critiques radicales qui ont été formulées dans les années 1960 et regroupées rétrospectivement sous le nom d’antipsychiatrie[1]. À mon avis, pourtant, l’élément le plus radical et aussi le plus pragmatique à cette époque ne fut ni le déni de la folie ni le désir d’abolir la psychiatrie, mais plutôt le simple souhait d’amorcer un dialogue entre la psychiatrie et ses sujets. R. D. Laing a certainement été l’auteur le plus connu parmi tous les écrivains, militants et patients qui ont attiré l’attention sur un fait étrange mais fondamental : dans un monde où tellement d’« experts » se prononcent sur la folie, les seules voix qui ne se font pas entendre, si ce n’est par le biais de leurs symptômes, sont celles des fous eux-mêmes. Michel Foucault est resté fidèle à l’esprit qui a animé toute son oeuvre en choisissant de traiter de la folie d’un point de vue historique. Dans Histoire de la folie, il a cherché à montrer non seulement les conditions qui rendent possible le discours de la raison sur la folie, mais aussi celles qui l’éclairent et le rendent inévitable. C’est ce qu’il déclare dans cet extrait souvent cité :

La constitution de la folie comme maladie mentale [...] dresse le constat d’un dialogue rompu, donne la séparation comme déjà acquise, et enfonce dans l’oubli tous ces mots imparfaits, sans syntaxe fixe, un peu balbutiants, dans lesquels se faisait l’échange de la folie et de la raison. Le langage de la psychiatrie, qui est monologue de la raison sur la folie, n’a pu s’établir que sur un tel silence. Je n’ai pas voulu faire l’histoire de ce langage ; plutôt l’archéologie de ce silence.

Foucault, 2001a, p. 188

En faisant « l’archéologie de ce silence », Foucault démontre que l’arrogance avec laquelle les psychiatres ont abordé le sujet de leurs études pendant plus d’un siècle et demi est un fait historique et non un motif d’édification. Il nous donne ainsi l’espoir de pouvoir un jour entendre à nouveau le témoignage apporté par la folie, celle des autres comme de nous-mêmes, et ce faisant, d’amorcer de nouveaux échanges entre ceux qui se considèrent sains d’esprit et ceux que la société juge malades mentaux. Proposer une telle lecture d’Histoire de la folie, ce n’est pas l’exempter de toute critique historique ou de tout correctif. C’est reconnaître plutôt son aspect autant éthique qu’historique, son souci de transformer les relations que nous avons établies entre raison et déraison dans nos systèmes de pensées et de valeurs, ainsi que les relations pratiques que nous avons établies entre nous-mêmes et ceux que nous avons écartés en les qualifiant de fous. Ce livre n’est pas uniquement une histoire sociale de la psychiatrie, mais, comme l’appelle Foucault, un « livre d’expérience » (Foucault et Trombadori, 2001b, p. 861), un livre qui a transformé la façon dont le lecteur voit les processus qui ont rendu la psychiatrie possible, les processus qui ont permis à son objet, la maladie mentale, de naître et de s’inscrire dans l’imaginaire moderne en tant que pathologie, négativité, incompétence et déficience.

Hier et aujourd’hui

Quelle contribution l’étude de Foucault, rédigée à la fin des années 1950, apporte-t-elle aujourd’hui à notre compréhension du pouvoir psychiatrique ? À une époque où le cerveau vivant du malade mental semble ouvert au regard du psychiatre, à une époque où les hallucinations des schizophrènes deviennent des séquences visibles grâce à l’imagerie par résonance magnétique, à une époque où les troubles d’humeur des dépressifs peuvent être vus comme une désorganisation des neurotransmetteurs et des récepteurs, à une époque où il est peut-être vrai que les antécédents familiaux des personnes atteintes de troubles affectifs bipolaires proviennent d’une séquence spécifique d’ADN dans une certaine section du chromosome, quel type de relation la société entretient-elle avec la folie, lorsque la division fondamentale entre raison et déraison devient floue, lorsque les psychoses et les névroses, deux univers traditionnellement séparés, sont désormais traitées dans la même discipline et placées dans le même cadre explicatif ? Lorsque les petits problèmes de la vie quotidienne, de l’anxiété en société à l’irritabilité prémenstruelle, sont traités grâce à la psychopharmacologie, et lorsque la normalité elle-même devient un état neurochimique susceptible d’amélioration ? Comment en sommes-nous arrivés à percevoir cette dimension de l’expérience humaine, non comme le problème d’une très petite minorité, mais comme l’une des causes majeures de la morbidité dans le monde ? Comment notre détresse psychique a-t-elle fait de nous des consommateurs dans un marché pharmaceutique de millions de dollars ? Cette somatisation de la détresse psychique témoigne-t-elle d’une « expérience » nouvelle de la folie, ou s’agit-il simplement d’une mutation de l’ancienne ?

En outre, si, comme le laisse entendre Histoire de la folie, la naissance de la psychiatrie repose sur cette séparation initiale qui a condamné la parole de ses sujets à l’oubli, dans quelle mesure le monologue de la raison a-t-il su résister à la vogue et au déclin des thérapies bavardes de la psychanalyse, aux conseils maritaux, à l’obligation pour les patients des salles psychiatriques de commenter leur état au sein de groupes plus ou moins thérapeutiques, à la naissance et à la commercialisation d’une culture de la confession, notamment aux États-Unis, aux plaintes et exigences de plus en plus tonitruantes des patients médicaux ? Face à une telle multiplication des voix, qui peut prétendre n’entendre que le monologue de la raison sur la folie ?

Il serait donc tout à fait raisonnable de croire qu’Histoire de la folie ne présente qu’un intérêt purement historique. Nous pourrions la considérer comme une configuration particulière de savoirs et de pouvoirs sur la folie qui a pris forme dans la première moitié du xixe siècle et qui diffère en tout point de la psychiatrie moderne. Son emblème était l’espace clos de l’asile, dont les murs servaient à séparer nettement la raison de la folie. C’était un espace sur lequel régnait le pouvoir du médecin en tant qu’expert, à l’intérieur duquel la voix de l’individu n’apportait que le témoignage de sa folie, où les méthodes de réforme étaient celles de l’institution totalitaire et où les internés étaient légalement privés de leur qualité de citoyens jusqu’à leur retour éventuel à la vie en société. Nous pourrions également nous demander si Foucault était bien en mesure de décrire cette configuration particulière des savoirs et des pouvoirs puisqu’elle semblait déjà déstabilisée ; peut-être qu’à l’instar du hibou de Minerve, ses idées n’ont-elles pris leur envol qu’au crépuscule de la première époque de la psychiatrie.

En effet, au moment de la publication d’Histoire de la folie, nous étions déjà à l’aube d’une nouvelle forme de psychiatrie, sectorielle ou communautaire, dont la logique ne reposait pas sur l’enfermement, mais sur l’intervention, la prévention et la santé mentale pour tous. Au lieu d’établir une séparation qualitative entre folie et raison, nous étions à l’époque des troubles mentaux mineurs, des désordres de l’enfance, de la famille et du travail, d’une multitude d’états intermédiaires allant de toute une série de difficultés quotidiennes à des perturbations majeures relevant nettement de la folie. Au lieu de faire de l’internement légal à l’asile ou à l’hôpital le traitement psychiatrique reconnu, nous avions une nouvelle configuration selon laquelle un traitement informel sur le terrain de la vie quotidienne était désormais la norme et l’enfermement sous mandat légal, l’ultime recours. Au lieu du pouvoir absolu du médecin, nous étions sur le point de voir surgir des équipes multidisciplinaires regroupant médecins auxiliaires, psychiatres, personnel infirmier, travailleurs sociaux en santé mentale et psychothérapeutes. Au lieu d’assister à la suppression de la parole des sujets de la psychiatrie, nous assistions à l’émergence de l’époque des psychothérapies, des groupes de soutien et d’une multiplication des espaces psychiatriques où la parole était non seulement permise mais exigée. Les méthodes de l’institution totalitaire étaient déjà condamnées comme pathogènes et remplacées par une foule de techniques visant à permettre à l’individu aux prises avec un problème de santé mentale au minimum de s’adapter aux aléas du quotidien et au mieux de se réaliser en tant qu’être responsable.

Quelle est donc la pertinence de l’oeuvre de Foucault aujourd’hui ? Dans cet article, je vise trois objectifs : premièrement, souligner ce qui pour moi ont été les leçons clés d’Histoire de la folie[2] ; deuxièmement, montrer comment l’analyse de Foucault s’est modifiée dans les années 1970 lorsqu’il a réexaminé ces questions dans le cadre de ses cours sur le pouvoir psychiatrique (Foucault, 2003)[3] ; troisièmement, revenir à ma question initiale : ce livre contribue-t-il à une analyse du pouvoir psychiatrique aujourd’hui ?

Histoire de la folie, rédigée vers la fin des années 1950, n’a été ni conçue ni accueillie comme un manifeste politique, comme de « l’antipsychiatrie ». Foucault a dit lui-même que lorsqu’il a écrit ce livre, en Pologne en 1958, l’antipsychiatrie n’existait pas, Laing n’était pas connu mondialement et, de toute façon, son analyse qui s’arrêtait au début du xixe siècle n’a pas été vue de prime abord comme une attaque contre la psychiatrie moderne (Foucault et Trombadori, 2001b, p. 864). Selon Robert Castel, qui a fait école lui aussi avec son analyse historique de la psychiatrie française, Histoire de la folie fut initialement bien accueillie, parce qu’elle alliait un travail d’épistémologie historique, à la manière de Bachelard et Canguilhem, à une évocation de la folie comme expérience d’exclusion[4]. C’est dans le contexte polémique des années 1960, au moment où la gauche radicale critiquait toutes les formes de normalisation sociale, que le livre est devenu la cible d’attaques de la part des psychiatres qui cherchaient à contrer ces critiques (Foucault et Trombadori, 2001b, p. 879). Presque toute la complexité du texte original fut perdue dans la version abrégée que Foucault a rédigée en 1964. C’est cette version, avec quelques ajouts provenant du livre original, que Laing et Cooper ont traduite et publiée dans leur collection[5]. En cours de route, cette version a été associée à un autre point de vue : il est possible, comme l’écrit Cooper dans sa présentation de la traduction anglaise, que les personnes ne deviennent pas folles, mais qu’elles soient entraînées dans la folie par les autres, que la psychiatrie restreigne et compartimente d’une manière totalement et fondamentalement contraire à la guérison, que la folie soit une lueur de quelque chose en train d’advenir, d’une rupture avec le conformisme social menant à une version autonome et plus authentique du soi. Les thèses du livre furent souvent réduites à des slogans répétitifs : la psychiatrie représentait la répression, l’exclusion, l’enfermement arbitraire de ceux qui étaient simplement différents. Foucault lui-même a sanctionné cette lecture réductrice dans son cours de 1973 sur le pouvoir psychiatrique. Je reviendrai sur ce point dans la deuxième partie de mon article. Je veux d’abord passer en revue ce qui semble à mes yeux les leçons centrales d’Histoire de la folie dont plusieurs ont survécu à la traduction anglaise. Certains peuvent faire une lecture différente de ce livre, mais ce sont ces thèmes qui ont fait de ma première lecture en 1967 une expérience qui m’a transformé.

L’expérience d’histoire de la folie

Histoire de la folie n’est pas une histoire sociale de la folie ; l’auteur ne voit pas la folie simplement sous l’angle conceptuel et pratique de certaines institutions, professions, croyances et personnes qui sont des précurseurs de la psychiatrie. Il s’agit plutôt d’une étude du contrôle social des comportements déviants ; la folie n’est pas uniquement une forme de catégorisation utilisée dans certaines sociétés, par certains personnes, dans certains contextes, avec certaines conséquences, mais aussi une violation des normes de conduite, de pensée ou d’émotion au moyen de processus essentiellement similaires, peu importent les normes remises en question. Dans Histoire de la folie, folie et civilisation sont dans une relation constituante fondamentale. La folie est conçue comme étant intrinsèquement liée (tout en en étant coupée) à la rationalité de la pensée et de la conduite, ce que Foucault nomme « raison ». La folie constitue l’autre versant indispensable de tous ces rêves, programmes, projets et lois qui ont constitué la « société » en tant qu’assemblage historique spécifique de connaissances positives sur l’âme et le « social », de méthodes de contrôle des conduites et de règles d’autogestion.

L’auteur soutient que les façons d’expliquer l’existence de ce que nous appelons folie ont été élaborées dans le même mouvement historique qui a fait de la psychiatrie le savoir qui désigne et régit ces façons. Pourtant, Histoire de la folie n’est pas une histoire de la psychiatrie. Le livre tente plutôt de définir le contexte historique précis qui rend possibles le territoire de la psychiatrie et son objet, la maladie mentale. Ce n’est ni une histoire des différentes croyances au sujet de la folie ni une description des différentes façons dont les fous ont été traités. C’est l’histoire d’un acte de séparation au moyen duquel toute une série de problèmes politiques, légaux, sociaux, éthiques et philosophiques ont été mis à part, reliés ensemble et expliqués sous l’angle de la folie. Ils sont donc devenus des objets possibles pour la connaissance positive que nous appelons aujourd’hui la psychiatrie et dont le domaine unique mais hétérogène de représentations et d’interventions est la maladie mentale. La psychiatrie n’est évidemment pas un système unitaire de pensées et d’explications. Cependant, la question que posent souvent ses critiques (qu’est-ce que la maladie mentale et comment doit-on la comprendre ?) est la question même qui structure et unifie son territoire morcelé. Depuis deux siècles, la psychiatrie est à la recherche d’un savoir sur la folie qui lui permettrait d’intégrer ses sujets et de confirmer ainsi sa propre existence en tant que mode spécialisé d’expertise.

Histoire de la folie laisse entendre que pour comprendre comment les sujets hétérogènes de la psychiatrie ont été réunis, il faut reconstituer le mode de pensée qui les a reliés. Ce mode de pensée intervenait dans un domaine qui nous semble étranger aujourd’hui, celui de la morale. Le domaine moral a entremêlé des préoccupations que nous répartirions aujourd’hui entre la psychologie, le droit et l’éthique. C’est à l’intérieur de ce domaine que l’halluciné, le furieux, le dément, le malheureux, le mélancolique et le maniaque ont pu être reliés au libertin, au blasphémateur, au joueur et à tous les autres qui contrevenaient à leurs obligations en tant que sujets de leur univers familial ou « social ». Dans tous les cas, leur état était d’ordre moral, en ce sens qu’il pouvait être considéré, du moins en partie, comme la conséquence d’une transgression des règles morales de conduite propres à une vie vertueuse, et il englobait la masturbation, la vanité, le fanatisme religieux, l’excès de nourriture ou de boisson et les traumatismes psychiques résultant de bouleversements soudains. C’était un état moral au sens où les problèmes se situaient dans un domaine « moral » intérieur entre, d’une part, les fibres, les nerfs, les conduits du corps et, d’autre part, la phénoménologie des délires, des hallucinations, des inconduites et des vices. Enfin, il était également moral en ce sens que les problèmes faisaient systématiquement l’objet d’un « traitement moral » en vertu duquel l’ordre moral imposé par l’institution d’enfermement constituait une méthode de réforme en soi. Cette intervention dans le domaine moral visait à ramener l’aliéné aux valeurs de la vie en société, soit la modération, la diligence, l’ordre, les habitudes régulières et le contrôle de soi. Alors qu’aujourd’hui la psychiatrie prétend être devenue « amorale », libérée de tout relent de jugement moral, ce sont pourtant les problèmes reliés au domaine moral qu’elle a cherché, et qu’elle cherche encore, à ordonner au moyen d’un système de classification cohérent.

L’épistémologie du savoir psychiatrique, qui continue d’étayer tous les manuels de diagnostics et de statistiques sur la maladie mentale, est née des conditions matérielles et techniques de l’asile lui-même. Tout un éventail de problèmes disparates sont devenus le point de mire d’un regard diagnostique qui les a systématiquement interprétés comme les preuves d’une psychopathologie, qui les a documentés et qui espérait les classer malgré leurs différences dans le même espace limpide de connaissances. De l’Atlas d’Esquirol au DSM IV, la recherche d’une telle classification vise à établir une taxinomie qui, en regroupant tous ensemble les individus problématiques, donnerait à la psychiatrie un droit de juridiction sur eux (American Psychiatric Association, 1994 ; Esquirol, 1838). Ce serait une erreur de voir dans cette démarche le début d’une « médicalisation » de la folie car les liens entre folie et médecine existaient bien avant cette période. Il faut plutôt y voir comme un transfert de la folie dans le champ clinique, c’est-à-dire celui qui repose sur l’individualisation, le diagnostic et les techniques de normalisation. On aboutit ainsi à ce que Colin Gordon (1990, p. 8) a délicatement appelé « le désenchantement mutuel de la transgression ». Diverses formes de conduites sont reliées ensemble comme si elles n’étaient rien de plus que la violation d’une norme sociale en matière de conduite de soi ; provenant d’une pathologie individuelle, elles sont susceptibles d’être comprises par les sciences positives et ses techniques connexes.

Cette mutation des façons de concevoir la folie se rattachait à une transformation plus large des raisonnements politiques qui se produisit au xixe siècle dans la plupart des États européens. Dans une pléthore de programmes visant à accroître le sens moral des individus, les autorités, qui cherchaient à régir les conduites, ont tenté de concilier la liberté des sujets et la nécessité de maintenir l’ordre social. L’asile, comme la prison, est donc devenu un soutien indispensable de ces programmes qui faisaient de la sécurité, de la richesse et du bonheur du public des problèmes reliés au sens moral de citoyens libres. Dans cette optique, les sujets de la psychiatrie devenaient ceux qui ne savaient pas se contrôler eux-mêmes à l’intérieur des règles de liberté constitutives de la société, ceux qui ne savaient pas gérer leurs obligations de citoyens sociaux.

Foucault soutient que le pouvoir détenu par le médecin sur l’espace clos de l’asile n’était pas spécifiquement médical, mais en partie familial et en partie juridique. Dans un des exemples, celui de Tuke, l’asile instaurait un milieu parental, une forme de pouvoir modelé sur la famille patriarcale avec le médecin agissant comme patriarche. Dans un autre exemple, celui de Pinel, l’asile représentait une forme de pouvoir juridique, le pouvoir en tant que jugement perpétuel. Dans les deux exemples, le but des rapports de pouvoir était de transformer l’aliéné en citoyen docile et soumis qui avait intériorisé les règles du code moral et de la civilité domestique, et le prouvait par sa conduite et sa servilité. Les réformes de l’asile au début du xixe siècle, que ce soit dans leur version civile en France ou religieuse en Angleterre, ont donc entouré l’individu institutionnalisé d’une version juridique de la discipline familiale. Elles cherchaient à domestiquer la folie en instaurant une conscience, un tribunal intérieur et perpétuel qui jugerait chaque pensée, impulsion, action et désir afin de transformer la personne autrefois aliénée en individu autonome. Le médecin était à la fois Père et Juge :

L’asile, domaine religieux sans religion, domaine de la morale pure, de l’uniformisation éthique [...] Autrefois, la maison d’internement [...] était terre étrangère. L’asile doit figurer maintenant la grande continuité de la morale sociale. Les valeurs de la famille et du travail, toutes les vertus reconnues, règnent à l’asile [...] Tout [dans l’asile de Pinel] est organisé pour que le fou se reconnaisse dans ce monde du jugement qui l’enveloppe de toutes parts ; il doit se savoir surveillé, jugé, condamné [...] tout cela doit aboutir à l’intériorisation de l’instance judiciaire, et à la naissance du remords dans l’esprit du malade : c’est à ce point seulement que les juges acceptent de faire cesser le châtiment, certains qu’il se prolongera indéfiniment dans la conscience.

Foucault, 1972, p. 612-621

Pour Foucault, le pouvoir du médecin sur l’entrée à l’asile tenait également de motifs qui avaient peu à voir avec son savoir médical. Il s’agissait de la nécessité de concilier l’obligation constitutionnelle de justifier légalement toute contrainte exercée sur la liberté des citoyens avec l’obligation sociale d’interner ceux qui n’avaient enfreint aucune loi, mais dérogeaient à leurs responsabilités morales de citoyens. L’internement du fou en tant que citoyen devait donc satisfaire cette double obligation : protection de la société et justification constitutionnelle. L’autorisation légale d’interner sous mandat médical permettait de les satisfaire toutes deux, comme c’est encore le cas aujourd’hui. Ce mandat légal répondait à une autre obligation en matière de citoyenneté : à partir de cette époque, la psychiatrie s’engageait à redonner au fou et à l’interné privé de ses droits leur qualité de citoyens fonctionnels, de sujets soumis à la loi et à la morale. Par conséquent, soutient Foucault, notre expérience actuelle de la folie réunit sous la forme d’une maladie ce qui a été au départ un point de rencontre entre « le décret social de l’internement » de ceux qui perturbaient la tranquillité de la famille ou de la rue et « la connaissance juridique qui discerne les capacités des sujets de droit » et exige donc une autorisation spéciale pour priver le citoyen de sa liberté. Comme l’écrit Foucault :

La science positive des maladies mentales, et ces sentiments humanitaires qui ont promu le fou au rang d’être humain n’ont été possibles qu’une fois cette synthèse solidement établie. Elle forme en quelque sorte l’a priori concret de toute notre psychopathologie à prétention scientifique.

Foucault, 1972, p. 176

Ainsi, dans Histoire de la folie,

la cellule essentielle de la folie est une structure qui forme comme un microcosme où sont symbolisées les grandes structures massives de la société bourgeoise et de ses valeurs : rapport Famille-Enfants, autour du thème de l’autorité paternelle ; rapport Faute-Châtiment, autour du thème de la justice immédiate ; rapport Folie-Désordre, autour de l’ordre social et moral. C’est de là que le médecin détient son pouvoir de guérison.

Foucault, 1972, p. 628

C’est cette structure morale qui fut peu à peu oubliée de Pinel à Freud par ceux qui rêvaient de psychiatrie positiviste et d’objectivité scientifique. Histoire de la folie cherche donc à déstabiliser l’objectivité aliénante qui, pour Foucault, fut personnifiée concrètement par le couple médecin-patient à partir du xixe siècle jusqu’à nos jours.

Pouvoir et psychiatrie

Que faut-il penser alors du retour de Foucault sur ces mêmes thèmes dans ses cours des années 1970 ? Nul doute que son point de vue s’est modifié ; ce qui est fondamental maintenant, ce n’est plus l’archéologie de « l’expérience » de la folie qui a rendu possible le couple médecin-patient et qui s’est estompée dans cette relation, mais le pouvoir psychiatrique ainsi que la relation entre ce pouvoir et la prétention de la psychiatrie de « dire vrai » en matière de maladie mentale. Dans le résumé de son cours de 1973, Foucault s’allie directement à l’antipsychiatrie : « [D]e Bernheim à Laing ou à Basaglia, écrit-il, ce qui a été en question, c’est la manière dont le pouvoir du médecin était impliqué dans la vérité de ce qu’il disait et, inversement, la manière dont celle-ci pouvait être fabriquée et compromise par son pouvoir. » Il cite ensuite Cooper : « La violence est au coeur de notre problème » ainsi que Basaglia : « La caractéristique de ces institutions (école, usine, hôpital) est une séparation tranchée entre ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui ne le détiennent pas » (Foucault, 2003, p. 347).

Toutes les grandes réformes, poursuit-il, non seulement de la pratique psychiatrique, mais de la pensée psychiatrique se situent autour de ce rapport de pouvoir [...] L’ensemble de la psychiatrie est au fond traversé par l’antipsychiatrie, si on entend par là tout ce qui remet en question le rôle de la psychiatrie chargé autrefois de produire la vérité de la maladie dans l’espace hospitalier.

Ibid.

Aux yeux de Foucault, l’antipsychiatrie, ne se préoccupe pas de « la valeur de vérité de la psychiatrie en termes de connaissance (d’exactitude diagnostique ou d’efficacité thérapeutique) », mais cherche à « redonner à l’individu le pouvoir de produire sa folie et la vérité de sa folie, plutôt que de chercher à la réduire à zéro » (ibid., p. 345). En 1973, Foucault juge donc que c’est le pouvoir qui doit être analysé. Dès ses débuts, soutient-il, la psychiatrie a exigé, et tenté de créer, un rapport de pouvoir sur la folie et plus précisément sur le fou lui-même, et son savoir ne fait que reproduire et légitimer ce pouvoir. En donnant au médecin le pouvoir de qualifier la folie de « maladie », la psychiatrie discrédite le patient et confère au psychiatre la compétence pour intervenir, diagnostiquer, restreindre, contrôler, diriger et gouverner, gouverner non seulement l’institution asilaire, mais l’âme même de l’interné.

C’est ce cercle, écrit Foucault, que l’antipsychiatrie entreprend de dénouer : donnant à l’individu la tâche et le droit de mener sa folie à bout, de la mener jusqu’au bout, dans une expérience à laquelle les autres peuvent contribuer, mais jamais au nom d’un pouvoir qui leur serait conféré par leur raison ou leur normalité ; détachant les conduites, les souffrances, les désirs du statut médical qui leur avait été conféré, les affranchissant d’un diagnostic et d’une symptomatologie qui n’avaient pas simplement valeur de classification, mais de décision et de décret ; invalidant, enfin, la grande retranscription de la folie dans la maladie mentale qui avait été entreprise depuis le xviie siècle et achevée au xxe siècle.

Ibid., p. 351

Foucault soutient que les divers mouvements antipsychiatriques des années 1960 et 1970 peuvent être vus comme des stratégies différentes pour renverser ces rapports de pouvoir entre les psychiatres et leurs sujets. Il énumère certaines de ces stratégies : l’établissement d’un contrat, comme avec Thomas Szasz, en est une ; une autre est l’aménagement de lieux institutionnels où les rapports peuvent être retracés et renversés, comme au Kinsley Hall de Laing ou au pavillon 21 de Cooper ; une troisième stratégie est de rétablir des relations à l’extérieur de l’asile, comme dans le cas de Basaglia à Gorizia. Chacune de ces stratégies, selon Foucault, vise avant tout à remettre en question les rapports de pouvoir fondamentaux entre le médecin et son patient qui constituent l’a priori de la pratique psychiatrique.

Les résumés des cours renvoient aux cours eux-mêmes, mais ils ont été écrits rétrospectivement. En outre, dans le cours sur le pouvoir psychiatrique, Foucault souligne d’entrée de jeu la différence entre sa pensée du moment et celle qui sous-tendait Histoire de la folie. J’ai déjà dit que la force de cette dernière réside dans l’archéologie de la perception ou de l’expérience de la folie, mais Foucault considère désormais, de façon trop tranchée selon moi, que ce point de vue comporte le risque d’une dérive vers une histoire des mentalités, vers une analyse qui place la pensée au premier plan et suppose donc que la pratique résulte d’une perception préalable. Foucault souligne maintenant que le savoir psychiatrique contemporain provient d’un dispositif particulier de pouvoirs et qu’il ratifie ce dispositif. C’est à l’intérieur du dispositif asilaire que nous devrions situer la formation des pratiques discursives en psychiatrie. Pour comprendre cette forme de pouvoir, dit Foucault, il nous faut modifier trois conceptions : ne pas envisager la violence comme un pouvoir physique, mais comme une loi de la microphysique reposant sur la position des corps ; ne pas centrer notre attention sur une institution avec ses règles de vie, mais sur un dispositif doté d’une organisation rigide du pouvoir ; enfin, ne pas faire de la famille le modèle de ce rapport d’autorité entre médecin et patient à l’intérieur de l’asile, mais analyser les rapports de pouvoir propres à la pratique psychiatrique elle-même.

Dans ses cours, Foucault cite souvent les différentes formes de traitement moral (celui de George III et des autres) comme des exemples du pouvoir psychiatrique. Dans le traitement moral, la condition préalable à la normalisation était le contrôle exercé par le médecin sur le patient, un contrôle sur son esprit qui passait en partie par un contrôle sur son corps. Il s’agissait de démontrer la supériorité du pouvoir du médecin, de soumettre la volonté du patient à celle du médecin pour que celui-ci puisse imposer sa vision du réel sur la réalité même de la folie. Le traitement moral à l’asile, dit Foucault, n’est pas une réplique du modèle familial et du pouvoir que les parents exercent sur leurs enfants. En fait, il requiert que l’individu soit soustrait aux rapports de pouvoir de la famille. Celle-ci doit confier ses membres agités à l’asile où ils se retrouveront dans un mode de pouvoir très différent qui tentera de les transformer en personnes dociles pouvant alors être rendues à leur famille. Le type de pouvoir qui caractérise la psychiatrie est donc un pouvoir disciplinaire, un contrôle exercé par le directeur de l’asile sur les esprits. Dans l’espace asilaire, le psychiatre est un « directeur » à la fois administratif et spirituel ; non seulement dirige-t-il le fonctionnement de l’asile, mais aussi tout ce qui constitue le réel des internés.

Ceux qui connaissent Surveiller et punir, publié en France en 1975, deux ans après la présentation du cours, y reconnaîtront la conception du pouvoir que Foucault commençait à élaborer dans ce cours[6] :

Ce qui apparaît dans cette captation de la folie, avant toute institution, et en dehors même de tout discours de vérité, c’était donc un certain pouvoir que j’appelle « pouvoir de discipline » [...] une certaine modalité par laquelle le pouvoir politique, les pouvoirs en général viennent, au dernier niveau, toucher les corps, mordre sur eux, prendre en compte les gestes, les comportements, les habitudes, les paroles, la manière dont tous ces pouvoirs se concentrent vers le bas jusqu’à toucher les corps individuels eux-mêmes [...]

Foucault, 2003, p. 42

C’est donc le pouvoir disciplinaire qui est à l’oeuvre à l’asile, qui aménage l’espace, le temps et les activités, qui fabrique des corps assujettis, qui individualise le fou ; il établit la norme comme principe de ségrégation entre les sujets, et la normalisation comme objectif d’intervention, assujettissant le corps, psychologisant l’individu et produisant l’objet qui sera le fondement des sciences humaines, notamment de la psychiatrie, soit « l’individu... un corps assujetti, pris dans un système de surveillance et soumis à des procédures de normalisation ». Reprenant un célèbre passage à la fin de Lesmots et les choses écrit au début des années 1960, Foucault soutient maintenant que l’homme n’est pas cette figure qui naît à l’intersection des discours sur la vie, le travail, et le langage, mais qu’il naît dans le rapport entre pouvoir et loi. C’est du jumelage entre l’individu juridique défini par le droit et l’individu normalisé par la discipline, que naissent l’illusion et cette réalité qu’on appelle l’Homme[7].

Alors que l’asile du xixe siècle était sans aucun doute le laboratoire du savoir et de la classification psychiatriques, Foucault considère que ce savoir, classificatoire ou organique, n’a joué qu’un rôle minimal dans la gestion réelle des individus à l’intérieur de l’asile. Bien qu’il soit né dans l’espace clos de l’asile, le discours de vérité de la psychiatrie ne fonctionnait pas au départ comme un guide de la pratique psychiatrique, mais comme la légitimation du pouvoir du psychiatre. Malgré tous les essais de classification qui semblaient tant préoccuper Pinel et les autres, Foucault considère que le diagnostic différentiel, si important pour la médecine clinique qui s’est développée au cours du xixe siècle, n’avait pas de signification pratique en psychiatrie, car celle-ci ne se préoccupait que d’un diagnostic absolu, c’est-à-dire savoir « si c’est folie ou pas ». Sous l’angle de ses méthodes thérapeutiques, dit Foucault, la psychiatrie cherchait à guérir à l’aide de techniques pratiques qui tenaient peu du savoir psychiatrique : l’isolement à l’asile, la prescription de sédatifs comme les opiacés et le laudanum, l’organisation réglée des gestes quotidiens, l’utilisation de moyens psychophysiques tels que la douche ou le fauteuil rotatoire (2003, p. 143). Dans Histoire de la folie, chacune de ces techniques était liée à une compréhension particulière des origines somatiques de la folie, mais Foucault considère maintenant qu’elles illustrent le rapport de pouvoir à la base ; c’est la psychiatrie qui définit ce qui constitue le réel et le patient doit s’y plier afin d’être prononcé guéri. L’interné est forcé d’abandonner ses délires ou ses obsessions et d’accepter la réalité de sa condition de fou s’il veut être considéré comme sain d’esprit. Ce changement est affaire de volonté, il résulte de l’action d’une volonté sur une autre, de la subordination de la volonté de l’un à celle de l’autre, du remodelage de la volonté insubordonnée du patient grâce à la volonté exercée par le psychiatre.

Que peut-on conclure de cette image qui date de 1973, celle du pouvoir psychiatrique qui soumet le patient à la volonté du psychiatre et à sa définition du réel ? J’ai évidemment extrait des éléments conceptuels d’une mine riche et détaillée de cas individuels et de textes. On y trouve des analyses pénétrantes de la forme confessionnelle que prend l’interrogatoire psychiatrique qui permet d’identifier l’interné avec son nom et sa biographie, thèmes qui seront développés dans le premier volume d’Histoire de la sexualité. On y trouve des commentaires révélateurs sur le fonctionnement du rituel clinique avec la comparution du patient devant un auditoire de stagiaires, ce qui démontre une fois de plus l’autorité du médecin. On y trouve une analyse intéressante de l’idiotie et l’idée d’un développement interrompu ainsi que des commentaires intrigants sur les conséquences du développement de la neurologie, sur les tentatives de séparer les maladies neurologiques imputables à des lésions anatomiques des névroses et sur le problème posé par la simulation de l’hystérie. Ceux qui s’intéressent à l’élaboration de la pensée de Foucault trouveront aussi des éléments de réflexion qu’il développera au cours de la décennie suivante, soit non seulement son approche de la discipline, mais aussi la notion de direction de conscience qui sous-tendra ses recherches ultérieures sur l’éthique[8].

Pourtant, lorsque Foucault change de point de vue dans cette série de cours, passant de l’expérience de la folie au pouvoir psychiatrique, il me semble personnellement que son argumentation perd un peu de sa force contestataire. L’image de l’espace clos de l’asile et du pouvoir absolu du psychiatre, présentée comme un exemple du dispositif général du pouvoir disciplinaire, éloigne notre attention du rapport historique spécifique entre la vie en société et le diagnostic de la folie qui était au centre d’Histoire de la folie. Notre attention se détourne aussi de la place précise qu’occupent la psychiatrie et ses sujets dans le dispositif des connaissances, des autorités et des techniques utilisées pour gouverner la conduite humaine. En fait, au moment où Foucault donnait ses cours dans les années 1970, une réforme du système psychiatrique était en train de se produire dans de nombreux pays européens. Ce système modernisé n’était pas nécessairement coercitif et ségrégatif, délimité par l’hôpital psychiatrique ou par l’hégémonie du pouvoir du psychiatre. Du point de vue des programmes, il proposait plutôt tout un éventail de dispositions, allant de la prise en charge de ceux qui présentaient des troubles mentaux graves, en passant par le traitement volontaire des troubles mineurs, jusqu’à des mesures préventives comme l’information, les conseils, la réforme des modes de vie personnels au nom de la santé mentale. L’hôpital conservait un rôle clé dans ce système, mais au lieu d’adopter la forme d’une institution d’isolement, de ségrégation et de détention, il devenait une aile ou une salle pour patients psychiatriques dans un hôpital général. La population psychiatrique allait désormais être soigneusement différenciée et répartie dans un éventail de lieux spécialisés : espaces sécurisés, foyers de groupes supervisés, unités spéciales pour enfants, alcooliques, anorexiques, drogués, etc. Dorénavant, la psychiatrie établirait des liens avec de nombreux autres lieux : le centre d’orientation de l’enfance, le tribunal, le service de counselling, la prison et la salle de classe.

Les critiques antipsychiatriques du modèle asilaire de détention et de ségrégation, du pouvoir absolu du psychiatre et de la dépersonnalisation du patient ne sont pas restées lettre morte. Elles ont contribué au contraire à la réorganisation de la psychiatrie et à la formation d’un nouvel ensemble de pouvoirs en santé mentale[9]. C’est là un fait important, à mon avis, puisque l’abandon de l’asile, de son modèle médical et du pouvoir absolu du médecin n’a pas entraîné une réduction du pouvoir psychiatrique, mais tout le contraire. Il a provoqué un élargissement de l’éventail des maux sociaux découlant des désordres psychiatriques, multiplié les formes d’autorité face à ces désordres, et psychiatrisé de nouvelles populations. Enfants, délinquants, criminels, vagabonds, refuseurs de travail, personnes âgées, conjoints ou partenaires sexuels malheureux, tous sont devenus des objets possibles d’une explication ou d’un traitement dans le domaine de la maladie mentale. Toute une gamme de professions ont surgi pour régir ces individus perturbés et occuper les structures de prise en charge. Dans bien des cas, les traitements n’ont pas été imposés de force à des sujets réfractaires. De nouveaux rapports se sont établis entre ceux qui se voient imposer un traitement sur l’ordre d’autres pouvoirs et ceux qui choisissent de se faire traiter à cause de ce qu’ils pensent de leur mode de vie, de leur façon de voir et de leur expérience. Dans ces nouveaux rapports, beaucoup décrivent leur propre détresse en termes psychiatriques, croient que l’expertise psychiatrique est susceptible de les aider et se montrent reconnaissants de l’attention qu’ils reçoivent. Cette pratique moderne de la psychiatrie, loin d’être répressive ou négative, a entraîné la création d’un modèle de subjectivité en tant que lieu d’autoexamen et de techniques correctrices ; son impact le plus important est de nous avoir amenés à regarder nos difficultés et nos réalisations du point de vue de la santé mentale (Rose, 1986).

Le regard psychiatrique

Il reste que l’un des thèmes clés d’Histoire de la folie est également un thème clé du cours de 1973. Il se peut que l’asile ne soit pas la résultante des vérités énoncées par la psychiatrie en tant que discours médical. C’est le contraire qui est vrai, en ce sens que le discours psychiatrique est sorti de l’asile et a pu alors fonctionner comme vérité dans des lieux, des espaces et des temps très éloignés de l’asile. Dans son cours de l’année suivante sur les anormaux, Foucault montre comment, en se fondant sur cette prétention à la vérité, la psychiatrie a pu au cours du xixe siècle développer sa mission hors de l’asile et étendre son pouvoir, exercé autrefois spécifiquement sur l’interné, à tous ceux qui étaient jugés anormaux (Foucault, 1999). Elle a su trouver plusieurs chemins pour sortir de l’espace clos de l’asile. Un premier chemin, partant du magnétisme, de l’hypnose, de la neurologie et de la psychanalyse pour aller au centre d’orientation de l’enfant et de la famille, a implanté une forme de pouvoir psychiatrique très différent, exercé conjointement avec d’autres autorités et surtout sous forme d’alliance avec les sujets psychiatriques eux-mêmes. Un deuxième chemin a mené à l’eugénisme, en passant par les théories de Morel et d’autres sur la dégénérescence ; il s’agit à nouveau d’une forme très différente de pouvoir psychiatrique et de rapport entre le psychiatre et ses sujets. Un troisième chemin est né d’une attention nouvelle portée à l’enfant et à son développement ; il va mener au mouvement hygiéniste et à la psychiatrie sociale qui exerceront une influence majeure sur la refonte du système psychiatrique au xxe siècle en France comme en Angleterre, en Europe et aux États-Unis. Enfin, un quatrième chemin, axé cette fois sur la monstruosité et à l’intersection des pouvoirs psychiatriques et judicaires, rattachera la psychiatrie à un dispositif complexe qui, « aux confins de la médecine et de la justice, sert à la fois de structure d’“accueil” pour les anormaux et d’instrument pour la “défense” de la société » (Foucault, 1999, p. 311) dans le cas des individus dangereux qui la menacent de l’intérieur. Ce cours sur les anormaux, auquel je ne peux faire référence que brièvement ici, nous ramène à une analyse en profondeur des formes hétérogènes et des rôles sociaux du pouvoir psychiatrique entre les années 1850 et la fin du xxe siècle.

Quelle est donc la situation de nos jours ? Le domaine gris de la volonté et celui de la psyché qui lui a succédé sont maintenant écrasés ou recouverts par la substance apparemment plus solide du cerveau, par exemple en neuro-imagerie, en neurosciences moléculaires et en psychopharmacologie. Le thème central d’Histoire de la folie avait évidemment été la somatisation de la maladie mentale dont les prémisses philosophiques constituaient l’une des principales cibles de l’antipsychiatrie et de la psychiatrie critique — l’idée même qu’il puisse exister une chose analogue à la maladie physique appelée maladie mentale. Or, ce thème ne figure pas au coeur de l’analyse de 1973. Comme nous l’avons vu, Foucault soutenait que c’était le traitement moral qui dominait à l’asile ; les vieux remèdes, comme la douche, le fauteuil rotatoire et le bain froid, qui tentaient d’agir sur les esprits, les fibres et les fluides corporels, avaient échappé à leur rationalité épistémologique pour être recyclés au service de la discipline. Dans son cours sur les anormaux, toutefois, Foucault revient sur ce thème et soutient qu’au milieu du xixe siècle, la somatisation est au coeur des moyens utilisés par les psychiatres pour remplacer les aliénistes. Esquirol, affirme-t-il, a été le dernier aliéniste en France parce qu’il se préoccupait de la question de la vérité de la folie ; Baillarger (en France) et Griesinger (en Allemagne) ont été les premiers psychiatres parce que la question clé pour eux dans la maladie mentale était le rapport entre le volontaire et l’involontaire, entre l’instinctif et l’automatique, bref entre la volonté et le corps (Foucault, 1999, p. 147). C’est ce tournant dans la pensée qui a finalement libéré la psychiatrie des limites que lui avaient imposées les idées des aliénistes sur la folie et qui l’a ouverte à un nouveau jumelage avec la médecine organique, notamment avec la neurologie qui s’intéresse à tout ce qui peut nuire au contrôle volontaire des conduites. La psychiatrie, libérée de ses anciens liens d’avec l’aliénisme, est envahie

par toute une masse de conduites qui, jusque-là, n’avaient reçu qu’un statut moral, disciplinaire, judiciaire. Tout ce qui est désordre, indiscipline, agitation, indocilité, caractère rétif, manque d’affection, etc., tout ça peut être désormais psychiatrisé. En même temps que vous avez cet éclatement du champ symptomatologique, vous avez un ancrage profond de la psychiatrie dans la médecine du corps, possibilité d’une somatisation essentielle de la maladie mentale.

Foucault, 1999, p. 149-150

C’est ainsi que s’est établi le lien qui sous-tend la psychiatrie encore aujourd’hui : « [La psychiatrie] aura affaire à quelque chose qui aura, d’une part, statut d’irrégularité par rapport à une norme et qui devra avoir, en même temps, statut de dysfonctionnement pathologique par rapport au normal » (ibid., p. 151). Le corps individuel affligé d’une maladie qui échappe encore au savoir pouvant la cerner et l’expliquer est désormais relié au corps héréditaire de la lignée et de la descendance. Ce lien apparaîtra de différentes manières dans presque toutes les formes que prendra le pouvoir psychiatrique au xxe comme au xxie siècle, allant de la dégénérescence à l’instinct, de la génétique à la psychopharmacologie.

Tout est dans le cerveau

En guise de conclusion, quelques remarques maintenant qui nous ramèneront, par le chemin de la psychopharmacologie, à Foucault et à Laing.

Si je mentionne la psychopharmacologie, ce n’est pas parce que Foucault parle des médicaments psychotropes en termes typiques de l’antipsychiatrie (camisoles chimiques ou termes semblables), mais c’est en raison de certains éléments étonnants dans sa formation initiale. Didier Éribon mentionne dans sa biographie (1991) qu’à l’époque où Foucault était à l’École normale supérieure, son père l’a emmené, à la suite de problèmes personnels, consulter l’éminent psychiatre de l’Hôpital Sainte-Anne, Jean Delay. Peu de temps après, Foucault fut l’élève de Delay alors qu’il préparait à l’Institut de psychologie son diplôme en psychologie pathologique, qu’il a obtenu en 1952. Durant la même période, il a travaillé comme stagiaire à l’Hôpital Sainte-Anne avec Delay et son collègue Pierre Deniker, s’occupant surtout des tests et des expériences psychologiques — tests visant, il va sans dire, à amener le corps à révéler lui-même ses propres vérités. En outre, Jean Delay, lui-même auteur d’une thèse doctorale en philosophie (« Les dissolutions de la mémoire »), a offert à Foucault de publier dans une collection qu’il dirigeait sa thèse qui deviendra Histoire de la folie. Pourtant, Delay n’était pas un « antipsychiatre » ; il a créé en 1939 le premier laboratoire français d’électroencéphalographie et il fut le premier à introduire l’électroconvulsivothérapie (ECT) en France (Étain et Roubaud, 2002). C’est également lui qui a inventé le mot « psychopharmacologie », et c’est à lui et à Deniker qu’est attribuée la découverte en psychiatrie des effets de la chlorpromazine, administrée en 1952 à un groupe de patients psychotiques agités dans ce même Hôpital Sainte-Anne de Paris (Delay, 1953).

En 1952, cependant, Foucault avait sans doute l’esprit ailleurs. En fait, Éribon raconte que les tests de Rorschach l’intriguaient ; avec Jacqueline Verdeaux, qui participait également au programme de tests à l’Hôpital Sainte-Anne et qui était aussi intéressée que lui, Foucault s’est rendu en Suisse pour rencontrer Roland Kuhn à l’Hôpital Münsterlingen, près de Constance. Ce fut son deuxième affrontement avec la psychopharmacologie qui en était à ses débuts, et elle aurait pu mener Foucault sur une autre voie pour analyser la psychiatrie moderne ; en effet, Khun réalisait à cette époque au Münsterlingen les premiers essais cliniques de l’imipramine, ce médicament qui, comme le Tofranil de Geigy, deviendra le premier antidépresseur. Mais Foucault était allé avec Verdeaux rendre visite à Kuhn pour une autre raison, pour discuter de la possibilité de traduire en français Maskedeutung im Rorschachen Versuch. Kuhn leur a proposé de traduire aussi un livre écrit par son oncle, Ludwig Binswanger, qui était le directeur de la Bellevue Clinic à Kreuzlinger, non loin de là. Foucault a donc été amené à rédiger la préface de Traum und Existenz, publié en français sous le titre de Le rêve et l’existence. À cette époque, c’est donc à la psychiatrie existentielle, et non aux médicaments, qu’il a accordé son attention, et il a passé quelque temps avec Binswanger. Au cours d’un entretien en 1980, il fit la remarque suivante :

La lecture de ce que l’on a appelé « analyse existentielle » ou « psychiatrie phénoménologique » a été importante pour moi à l’époque où je travaillais dans les hôpitaux psychiatriques et où je cherchais quelque chose de différent des grilles traditionnelles du regard psychiatrique, un contrepoids. Assurément, ces superbes descriptions de la folie comme expériences fondamentales uniques, incomparables, furent importantes. Je crois d’ailleurs que Laing a été lui aussi impressionné par tout ceci : il a lui aussi pendant longtemps pris l’analyse existentielle comme référence (lui d’une façon plus sartrienne et moi plus heideggérienne)... Je crois que l’analyse existentielle m’a servi à délimiter et à mieux cerner ce qu’il pouvait y avoir de lourd et d’oppressant dans le savoir psychiatrique académique[10].

C’est donc au moment où il est avec Binswanger que naît son idée des formes de l’expérience de la folie, si importante dans Histoire de la folie. Cependant, Foucault ne devait pas en rester à une conception existentielle de l’expérience, philosophie qui présupposait une théorie générale de l’être humain et laissait le lien avec la pratique psychiatrique dans l’ambiguïté[11]. Dans les années 1950, ce n’est ni vers une catégorie universelle de l’expérience ni vers l’expérience concrète vécue par le sujet que Foucault se tourne, mais vers une histoire des formes de l’expérience, l’expérience réciproque de la vie en société et de la folie. Cette historicité de l’expérience, cette façon de situer son déroulement à l’extérieur du sujet, représentait une nette rupture avec la phénoménologie et l’existentialisme, et marque aussi la distance philosophique fondamentale qui sépare Foucault de Laing.

Cette observation me renvoie, en conclusion, à la question de la parole avec laquelle j’ai commencé, à faire ce que Foucault appelait « redonner à l’individu le pouvoir de produire sa folie et la vérité de sa folie, plutôt que de chercher à la réduire à zéro ». L’idée radicale de Laing fut d’affirmer que dans la parole des personnes qualifiées de malades mentales, il y avait un sens, une communication que le thérapeute avait pour tâche de dévoiler ; si atténuée et si attentive au caractère social de l’expérience que fut l’intervention, ce travail d’interprétation était ancré dans la différence entre l’expert qui sait et peut décoder la vérité, et la personne souffrante qui doit être comprise et soumise à un traitement. Pour Foucault, la leçon politique était différente. Dans Histoire de la folie, la voix qui transgressait les limites de la raison pouvait être perçue quelques fois dans l’éclair qui traversait certaines oeuvres d’art ou les écrits de Blanchot, Bataille et Roussel. Dans les années 1970, toutefois, Foucault pouvait aussi retrouver cette voix dans des lieux plus rapprochés. Il n’a pas participé directement aux activités de l’antipsychiatrie, mais il les a appuyées ; il a invité Cooper à donner des séminaires au Collège de France ; il a facilité la traduction en français de Thomas Szasz ; il a aussi appuyé par écrit Franco Basaglia en Italie. Mais c’est en travaillant avec le Groupe d’Information sur les Prisons (GIP) qu’il a développé des idées différentes sur la parole et la vérité[12]. Le rôle de l’intellectuel n’était pas de faire une interprétation générale du présent, de dénoncer ses maux et encore moins de promouvoir une stratégie générale pour le transformer, mais bien de participer aux luttes locales. Au cours de ces luttes, dans les prisons, les asiles et autres lieux similaires, la tâche de l’intellectuel n’était pas d’interpréter la parole de ceux qui protestaient et exigeaient des réformes. Elle ne consistait pas non plus à trouver un sens caché aux mots ou un commentaire métaphorique pour les problèmes de la famille et de la société. Elle était plutôt de soutenir simplement ceux qui étaient les sujets du pouvoir dans leurs luttes pour obtenir le droit à la parole et le droit à être entendu dans des systèmes qui prétendaient les diriger dans leur propre intérêt. Comme je l’ai mentionné, le legs le plus radical de cette époque n’est peut-être pas la critique du modèle médical, la négation de la réalité de la folie ou la dénonciation du pouvoir psychiatrique. La façon la plus radicale de « détacher le pouvoir de la vérité des formes d’hégémonies [...] à l’intérieur desquelles [...] elle fonctionne »[13] est peut-être alors tout simplement d’affirmer que les sujets de la psychiatrie doivent avoir le droit, le pouvoir en fait, de participer à la mise sur pied des traitements qu’ils reçoivent.