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Culture, généalogie et gouvernementalité

Je voudrais dire d’abord quel a été le but de mon travail ces vingt dernières années. Il n’a pas été d’analyser les phénomènes de pouvoir ni de jeter les bases d’une telle analyse. J’ai cherché plutôt à produire une histoire des différents modes de subjectivation de l’être humain dans notre culture [...]

Foucault, 1994c, p. 222-223, notre italique

Dans la conception humaniste, la culture est constituée des produits supérieurs de la pensée et de la créativité humaines, tels que les grands chefs-d’oeuvre. Dans cette perspective, la culture populaire représente une forme mineure, dégradée, corrompue ou abjecte de la pensée, voire l’absence de créativité. Par contraste, dans le texte précité, Michel Foucault se sert du mot « culture » dans son sens anthropologique. C’est d’ailleurs dans ce sens plus large qu’il est utilisé par Raymond Williams, l’un des fondateurs des Cultural Studies, pour qui la culture représente un « mode de vie dans sa totalité[2] » plutôt que seules les oeuvres dites créatives.

Bien qu’il ait employé ce terme, à notre connaissance Foucault ne s’est pas attardé de façon explicite à définir ce qu’il entendait par la « culture » en tant qu’objet d’étude. Nous pouvons néanmoins faire valoir qu’en tant qu’approche qui s’intéresse aux « différents modes de subjectivation de l’être humain dans notre culture », voire à la constitution de la subjectivité dans sa spécificité historique et culturelle, l’analyse foucaldienne est à la base culturelle. Dans notre lecture, la culture est une entité dynamique et fluide formée d’un ensemble de processus producteurs de sens[3] et incarnés par les sujets.

La perspective foucaldienne s’inscrit dans la montée en popularité, à partir des années 1960, de courants de pensée qui s’entrecoupent. Le « tournant postmoderne » entraîne une remise en question de la vérité transcendante au profit de la reconnaissance des processus socioculturels et historiques impliqués dans la production des vérités, introduisant par le fait même les enjeux du relativisme culturel dans la pensée contemporaine. Le « tournant sociologique » promeut pour sa part une compréhension des valeurs culturelles comme construits sociaux que l’on doit situer dans le contexte de rapports de pouvoir précis. Le « tournant linguistique » et le « tournant culturel » sont à l’origine d’approches qui portent une attention particulière au langage et aux textes en tant qu’agents investis dans la production des événements historiques, de la conscience humaine et de la culture. De nouveaux domaines d’enquête interdisciplinaires qui requièrent de nouveaux outils, de nouveaux concepts et des fondements épistémologiques qui se distinguent de ceux des disciplines traditionnelles ont ainsi vu le jour (Canning, 1994). C’est en partie à la suite de ces développements que la culture populaire est devenue un objet d’étude légitime en sociologie et ailleurs.

L’objectif de cet article, dont la contribution se veut à la fois conceptuelle et programmatique, est de démontrer l’utilité de certains aspects d’une approche foucaldienne dans la pratique d’une sociologie culturelle[4] ainsi que dans le développement d’une sociologie culturelle de la peur. Pour appuyer et illustrer notre argumentaire, nous nous basons principalement sur une lecture de différents éléments du corpus foucaldien ainsi que sur nos travaux sur la peur et la littérature populaire.

Deux pôles d’analyse foucaldienne sont particulièrement pertinents pour cette sociologie. Le premier, l’approche généalogique (Foucault, 1994c ; 1976 ; 1975), vise à faire l’histoire des conditions de possibilité du savoir dans son lien à l’exercice du pouvoir et à la constitution de la subjectivité. Dans cette perspective, les savoirs et leur domaine d’objets émergent dans des contextes sociohistoriques qui les rendent possibles. Tout en reconnaissant qu’ils ont des effets réels et concrets (effets que nous désignons par l’expression effets de réalité dans ce texte), cette approche dénaturalise les vérités et démontre leur lien avec les relations de pouvoir et la constitution des sujets. Le deuxième pôle est celui de la gouvernementalité (Burchell, Gordon et Miller, 1991). Au début de l’ère moderne, la logique de la gouvernementalité remplace l’impératif de conquête et de protection des territoires par le souverain. L’art de gouverner vise plutôt à sécuriser les individus et les populations en protégeant leurs richesses, leurs ressources, leur santé et leur bien-être (Foucault, 1991). Cette nouvelle logique du pouvoir incite les individus à se transformer en sujets de façon volontaire. Ainsi, l’examen des techniques par lesquelles les individus se gouvernent permet une meilleure compréhension des dynamiques du pouvoir, du savoir et de la subjectivité dans les sociétés contemporaines.

À partir de ces deux pôles, nous exposons trois dimensions complémentaires d’une sociologie culturelle d’inspiration foucaldienne : l’analyse de la culture comme incarnation subjective ; l’analyse des modes d’objectivation et des processus de subjectivation ; et l’analyse textuelle comme lecture productrice de sens. Nous démontrons comment ces trois dimensions peuvent être mises au service d’une sociologie culturelle de la peur. En conclusion, nous partageons quelques réflexions sur les modalités contemporaines de la peur à la lumière des propositions développées au préalable.

La culture subjectivement incarnée : jeux de vérité et effets de réalité

De façon générale, la sociologie culturelle s’intéresse au sens et à la représentation. Or, la sphère culturelle (rapports de sens) est indissociable des sphères politique (rapports de pouvoir), économique (rapports de production) et individuelle ou subjective (rapports à soi). À l’occasion d’un séminaire aux États-Unis en octobre 1982, Foucault fait une distinction entre quatre techniques dont dépendent le savoir, tout en précisant qu’elles ne fonctionnent que rarement de façon isolée. Ce sont les techniques de production, de systèmes de signes, de pouvoir, et de soi (Foucault, 1994e, p. 785). Et dans « Le sujet et le pouvoir », Foucault souligne son intérêt pour la question du pouvoir, dont on doit selon lui mieux développer les instruments d’analyse afin de permettre l’étude de « l’objectivation du sujet », thème constant de ses recherches. Déplorant les limites « des modèles juridiques » et « institutionnels » du pouvoir, il note le besoin d’élaborer de meilleurs instruments pour son analyse, comme l’ont fait « l’histoire » et « la théorie économique » pour les « rapports de production » et « la linguistique et la sémiotique » pour les « relations de sens » ou les « rapports de communication » (Foucault, 1994c, p. 223, 233).

Plusieurs approches appréhendent la culture dans ses dimensions strictement symboliques (Edles, 2002, p. 7), négligeant par le fait même ses dimensions politiques, économiques et subjectives. La perspective foucaldienne nous permet par contre de conceptualiser la culture comme étant subjectivement incarnée dans le cadre de rapports de pouvoir, de production et de subjectivité spécifiques. Ainsi, dans un passage souvent cité et qui rend bien l’idée selon laquelle la culture doit être pensée comme vivant à travers ses sujets, qui la produisent, la pratiquent et la reproduisent, Foucault fait valoir que l’identité de l’homosexuel, produite par les discours du xixe siècle, est subjectivement incarnée par les « homosexuels » qui l’utiliseront plus tard afin de faire valoir leurs droits.

Or l’apparition au xixe siècle, dans la psychiatrie, la jurisprudence, la littérature aussi, de toute une série de discours sur les espèces et sous-espèces d’homosexualité, d’inversion, de pédérastie, d’« hermaphrodisme psychique », a permis à coup sûr une très forte avancée des contrôles sociaux dans cette région de « perversité » ; mais elle a permis aussi la constitution d’un discours « en retour » : l’homosexualité s’est mise à parler d’elle-même, à revendiquer sa légitimité ou sa « naturalité » et souvent dans le vocabulaire, avec les catégories par lesquelles elle était médicalement disqualifiée.

Foucault, 1976, p. 134

La culture est également indissociable de son contexte économique, comme nous le démontre si bien Foucault dans son analyse de l’intérêt des conceptions disciplinaires du pouvoir pour le mode de production capitaliste. Les trois objectifs auxquels fait référence Foucault en parlant du pouvoir disciplinaire dans le passage qui suit sont de réduire les coûts de l’exercice du pouvoir, tant au niveau économique que politique, assurer l’efficacité et la plus grande portée possible des effets de l’exercice du pouvoir, et favoriser « la docilité et l’utilité de tous les éléments du système ».

Ce triple objectif des disciplines répond à une conjoncture historique bien connue. C’est d’un côté la grosse poussée démographique du viiie siècle : augmentation de la population flottante (un des premiers objets de la discipline, c’est de fixer ; elle est un procédé d’anti-nomadisme) ; changement d’échelle quantitative des groupes qu’il s’agit de contrôler ou de manipuler (du début du xviie siècle à la veille de la Révolution française, la population scolaire s’est multipliée, comme sans doute la population hospitalisée ; l’armée en temps de paix comptait à la fin du xviiie siècle plus de 200?000 hommes). L’autre aspect de la conjoncture, c’est la croissance de l’appareil de production, de plus en plus étendu et complexe, de plus en plus coûteux aussi et dont il s’agit de faire croître la rentabilité. Le développement des procédés disciplinaires répond à ces deux processus ou plutôt sans doute à la nécessité d’ajuster leur corrélation.

Foucault, 1975, p. 254

Enfin, la distinction que formule Foucault entre la connaissance et le savoir nous renvoie également à l’idée de la culture comme étant incarnée subjectivement, puisqu’elle souligne le fait qu’en se constituant en objet de la connaissance, c’est le sujet lui-même qui est transformé et qui devient « être de savoir ».

J’emploie le mot « savoir » en établissant une distinction avec « connaissance ». Je vise dans « savoir » un processus par lequel le sujet subit une modification par cela même qu’il connaît, ou plutôt lors du travail qu’il effectue pour connaître. C’est ce qui permet à la fois de modifier le sujet et de construire l’objet. Est connaissance le travail qui permet de multiplier les objets connaissables, de développer leur intelligibilité, de comprendre leur rationalité, mais en maintenant la fixité du sujet qui enquête. [...] Par exemple, connaître la folie en se constituant comme sujet raisonnable ; connaître la maladie en se constituant comme sujet vivant ; ou l’économie, en se constituant comme sujet travaillant ; ou l’individu se connaissant dans un certain rapport à la loi... Ainsi y a-t-il toujours cet engagement de soi-même à l’intérieur de son propre savoir.

Foucault, 1994, p. 57

Dans le langage foucaldien, le concept des jeux de vérité évoque la production de sens. La culture est au coeur de l’analyse foucaldienne puisque c’est par elle que l’on crée le sens de la réalité — création à laquelle participent les jeux de vérité. Comme nous le relate Foucault en parlant de son parcours, les jeux de vérité sont à l’oeuvre dans l’édification de domaines de savoir, dans l’exercice du pouvoir et dans la constitution de la subjectivité.

Après l’étude des jeux de vérité les uns par rapport aux autres — sur l’exemple d’un certain nombre de sciences empiriques au xviie et au xviiie siècle —, puis celle des jeux de vérité par rapport aux relations de pouvoir, sur l’exemple des pratiques punitives, un autre travail semblait s’imposer : étudier les jeux de vérité dans le rapport de soi à soi et la constitution de soi-même comme sujet, en prenant pour domaine de référence et champ d’investigation ce qu’on pourrait appeler l’« histoire de l’homme de désir ».

Foucault, 1994d, p. 541

Nous présentons ici une expression qui, sans avoir été utilisée par Foucault, désigne les effets réels et concrets des jeux de vérité et permet ainsi de rendre compte des dimensions politique, économique et individuelle de la culture. Le concept d’effets de réalité[5] désigne les effets concrets mais non obligatoires de la création culturelle, dont les effets de pouvoir, de savoir et de subjectivité. Ces effets sont non obligatoires puisqu’il n’existe pas de lien nécessaire entre les jeux de vérité et leurs effets. Et ces effets sont réels et concrets plutôt qu’illusoires ou idéologiques, comme le suggère Foucault en parlant du sens de l’âme, puisqu’ils s’investissent à même les corps par l’exercice du pouvoir et entraînent la construction de savoirs, le développement de techniques et de discours, et la légitimation de principes moraux.

Il ne faudrait pas dire que l’âme est une illusion, ou un effet idéologique. Mais bien qu’elle existe, qu’elle a une réalité, qu’elle est produite en permanence, autour, à la surface, à l’intérieur du corps par le fonctionnement d’un pouvoir qui s’exerce sur ceux qu’on punit [...]. Sur cette réalité-référence, on a bâti des concepts divers et on a découpé des domaines d’analyse : psyché, subjectivité, personnalité, conscience, etc. ; sur elle, on a édifié des techniques et des discours scientifiques ; à partir d’elle on a fait valoir les revendications morales de l’humanisme.

Foucault, 1975, p. 38 ; notre italique

Et s’exprimant encore sur le développement de sa pensée, Foucault explique que l’intérêt d’une histoire de la vérité n’est pas de faire l’inventaire des vérités découvertes ou cachées, mais bien de chercher à saisir les conditions qui permettent de dire que quelque chose est vrai ou faux, et de faire la lumière sur les effets de ces jeux de vérité sur la connaissance et la subjectivité. Les jeux de vérité produisent du sens mais doivent également être pensés dans leur rapport aux effets de réalité avec lesquels ils entretiennent un rapport dialogique. Une histoire de la vérité est donc aussi une histoire de la culture, voire une histoire de la production de sens et de ses effets de réalité, tout comme une histoire des conditions de cette histoire.

En somme, l’histoire critique de la pensée n’est ni une histoire des acquisitions ni une histoire des occultations de la vérité ; c’est l’histoire de l’émergence des jeux de vérité : c’est l’histoire des « véridictions » entendues comme les formes selon lesquelles s’articulent sur un domaine de choses des discours susceptibles d’être dits vrai ou faux : quelles ont été les conditions de cette émergence, le prix dont, en quelque sorte, elle a été payée, ses effets sur le réel (notre italique) et la manière dont, liant un certain type d’objet à certaines modalités du sujet, elle a constitué, pour un temps, une aire et des individus donnés, l’a priori historique d’une expérience possible.

Foucault, 1994e, p. 632

La perspective foucaldienne ne constitue pas un idéalisme discursif, un pur subjectivisme où tout serait construit et rien n’existerait en dehors du regard humain. Elle est plutôt ancrée dans la prémisse selon laquelle la réalité n’a pas de sens en tant que telle, en dehors de nos descriptions culturelles et contextuelles de celle-ci[6].

La vérité n’est donc pas une construction ? — Cela dépend : il y a des jeux de vérité dans lesquels la vérité est une construction et d’autres dans lesquels elle ne l’est pas. On peut avoir, par exemple, un jeu de vérité qui consiste à décrire les choses de telle ou telle manière : celui qui fait une description anthropologique d’une société ne fait pas une construction, mais une description — qui a pour sa part un certain nombre de règles, historiquement changeantes, de sorte qu’on peut dire jusqu’à un certain point que c’est une construction par rapport à une autre description. Cela ne signifie pas qu’il n’y a rien en face et que tout sort de la tête de quelqu’un. De ce qu’on peut dire, par exemple, de cette transformation des jeux de vérité, certains tirent la conséquence qu’on a dit que rien n’existait — on m’a fait dire que la folie n’existait pas, alors que le problème était absolument inverse : il s’agissait de savoir comment la folie, sous les différentes définitions qu’on a pu lui donner, à un moment donné, a pu être intégrée dans un champ institutionnel qui la constituait comme maladie mentale ayant une certaine place à côté des autres maladies.

Foucault, 1994f, p. 726

L’approche de Foucault nous incite à appréhender le sujet comme être socialement constitué et se constituant, comme être profondément culturel, plutôt qu’en fonction d’une nature qui réagirait de façon nécessaire et homogène aux transformations et aux phénomènes sociaux. Le sujet foucaldien existe par les pratiques de production, de pouvoir, de sens et de soi qui le constituent et par lesquelles il se constitue. Cette incarnation subjective constitue le lieu à partir duquel le sujet crée et se crée, agit sur lui-même et sur autrui, acquiesce et résiste. Le sujet n’est donc pas compris comme étant le reflet passif d’une culture qui le domine ou qui lui impose des représentations qui lui sont extérieures, mais plutôt comme un être libre d’agir dans le cadre d’un champ de possibilités parfois plus et parfois moins restreint — possibilités qu’il fait siennes. C’est d’ailleurs ce qu’évoque pour nous le passage suivant, où Foucault nous invite à voir la liberté d’agir comme condition de l’exercice du pouvoir.

Il [l’exercice du pouvoir] est un ensemble d’actions sur des actions possibles : il opère sur le champ de possibilité où vient s’inscrire le comportement de sujets agissants : il incite, il induit, il détourne, il facilite ou rend plus difficile, il élargit ou il limite, il rend plus ou moins probable ; à la limite, il contraint ou empêche absolument ; mais il est bien toujours une manière d’agir sur un ou sur des sujets agissants, et ce tant qu’ils agissent ou qu’ils sont susceptibles d’agir. Une action sur des actions.

Foucault, 1994c, p. 237

Objectivation et subjectivation : l’effet de peur comme effet de réalité

Puisque les sujets sont porteurs de culture, la sociologie culturelle doit s’intéresser aux processus historiques par lesquels nous devenons sujets ainsi qu’aux manières par lesquelles nous exerçons notre subjectivité. Dans l’approche foucaldienne, les sujets sont constitués dans un double mouvement, puisqu’ils sont à la fois les sujets et les objets du pouvoir et du savoir. Trois modes d’objectivation sous-tendent les processus de subjectivation par lesquels les êtres humains sont transformés et se transforment en sujets (Foucault, 1994c, p. 227). Un premier mode d’objectivation cherche à produire l’être humain comme objet de la connaissance (p. ex. comme être psychologique) ; un deuxième fait le partage entre différents types d’humains (p. ex. ceux qui ont et ceux qui n’ont pas un trouble de la personnalité) ; et un troisième produit les modalités par lesquelles le sujet peut et est incité à agir sur lui-même (p. ex. le sujet qui souffre d’un trouble de la personnalité obsessionnelle-compulsive peut et est incité à le gérer à l’aide de différentes techniques). Ces processus rendent compte de la façon dont la culture et en l’occurrence la peur sont subjectivement incarnées.

En dépit de leur importance, on porte peu d’attention aux modes d’objectivation et aux processus de subjectivation qui font usage de la peur dans les sociétés occidentales contemporaines. L’étude de la littérature gothique des xviiie et xixe siècles, une littérature populaire caractérisée tant par la peur éprouvée par ses héros et héroïnes que par ses lecteurs, nous a permis d’entamer cette réflexion. Une lecture de cette analyse donnera corps à nos propos. Les romans gothiques de trois périodes différentes à l’appui (prérévolutionnaire, postrévolutionnaire, victorienne), dans Le soupçon gothique (2004) nous avons analysé le passage de la peur et du pouvoir à l’intérieur des individus dans un mouvement également constitutif de cette intériorité. Notre lecture des textes gothiques démontre que leurs jeux de vérité sont producteurs d’effets de réalité, dont des processus de subjectivation ancrés dans la peur. En développant l’idée selon laquelle les humains ont une intériorité invisible, secrète et menaçante qui demande à être connue, transformée et maîtrisée, en produisant la vérité de cet espace, les textes gothiques ont participé à la production de l’être humain comme objet psychologique connaissable et aux processus de subjectivation qu’il conditionne. En départageant les victimes des criminels, les êtres normaux des êtres monstrueux, les êtres qui rassurent de ceux qui inspirent la crainte, les textes gothiques ont participé à la création et à la spécification d’objets de la peur qui mènent eux aussi à des processus de subjectivation. Et puis, en proposant des techniques par lesquelles les sujets peuvent et sont incités à se connaître, à se transformer et à s’assurer une existence libre de la peur — des techniques qui dépendent de la peur de soi et d’autrui, des conséquences de la non-maîtrise, du partage entre les bons et les méchants sujets et du soupçon que le mal nous habite —, les textes gothiques ont participé à la constitution de sujets dédoublés qui prendront plaisir à se gouverner par la peur. Dans les textes gothiques, la peur s’inscrit dans la création d’un univers culturel ayant des effets de pouvoir, de savoir et de subjectivité, soit des effets de réalité, dont la constitution d’un sujet de la peur.

Dans Le soupçon gothique, nous avons cherché à analyser le développement d’une forme de gouvernement de soi qui s’effectue par la peur et qui passe par la liberté d’agir. Les textes gothiques des xviiie et xixe siècles témoignent de la montée d’un type de gouvernement de soi ancré dans la peur intériorisée de soi et d’autrui. La conception freudienne des passions dangereuses pour l’ordre social civilisé participe à cette compréhension du soi comme objet menaçant tout en la « scientisant ». Or, la croyance selon laquelle la peur est nécessaire, dans le maintien de l’ordre social, à la répression d’un fond humain prédiscursif et dangereux occulte le rôle productif des discours sur la peur dans la constitution et l’expérience du soi comme objet effrayant. Les jeux de vérité sur la peur sont indissociables de leurs effets de peur. Le déploiement de discours sur la peur doit donc être pensé en fonction de ses effets, l’effet de peur comme effet de réalité.

La compréhension de la peur comme répressive promeut et dépend d’une conception du soi comme excès menaçant que la peur vient modérer, aux dépens de l’examen des processus par lesquels cette vérité sur la peur est constitutive de subjectivité. Sans nier l’utilité analytique d’une conception répressive de la peur, il nous semble important, par ailleurs, de nous attarder au rôle productif des discours sur la peur dans leur lien, entre autres, au pouvoir et à la subjectivité. Une approche foucaldienne permet de comprendre l’interdépendance des discours de la peur, des conceptions de la nature humaine et des techniques de soi, à savoir le jeu entre la peur, l’exercice du pouvoir, l’objectivation et la subjectivation. Dans la perspective libérale (qui est également la perspective gothique, soulignons-le), c’est parce que les êtres humains sont représentés comme étant dangereux que la liberté et la sécurité dépendent de l’asservissement d’une partie du soi — la partie menaçante — au pacte social. Dans les romans gothiques comme dans la mythologie libérale, ce pacte permet de substituer au règne de la terreur le règne de la paix et de la liberté. Mais une peur plus subtile est déployée par ce discours, une peur constitutive de l’intériorité individuelle. Il s’agit de la peur de soi et d’autrui, de l’autre en soi, de l’être irrationnel, passionnel, craintif ou violent que chacun porte en soi et qui doit être maîtrisé, intégré ou encore transcendé. Le sujet de la peur au fondement des sociétés libérales est l’effet de cette conception et des techniques de soi qui l’accompagnent.

Nous avons retrouvé l’expression de cette idée maîtresse dans les romans gothiques, que nous avons appréhendés comme des manuels de civilité qui visent à former la subjectivité des lecteurs en proposant des règles de conduite pour maîtriser, voire comprendre, éviter, éliminer et même profiter de la peur. Nous avons situé ces techniques dans le cadre de la montée d’un type de gouvernement, libéral et démocratique, au sein duquel les sujets sont appelés à se gouverner eux-mêmes et de façon volontaire. À la terreur, à l’excès et à l’arbitraire du pouvoir visiblement violent de l’Ancien Régime sont substitués la sécurité, le calcul et la prévisibilité du pouvoir invisible de l’État civil libéral dans l’exercice de la peur.

L’analyse textuelle : la lecture comme jeu de vérité

L’approche foucaldienne s’intéresse à la spécificité historique des phénomènes sociaux. Elle reconnaît la création culturelle dont dépendent les événements qui forment l’histoire et qui est également le fruit de ses lectures, desquelles on ne peut la dissocier. Foucault caractérisait d’ailleurs son travail de fiction historique (Foucault, 1994a, p. 40 ; 1994b, p. 44-46). La lecture est donc, dans cette perspective, créatrice de sens.

Le travail d’analyse textuelle[7] peut s’intéresser à différents types ou niveaux de lecture, dont les trois que nous proposons ici. La lecture est comprise comme jeu de vérité créant des effets de réalité. Le premier type de lecture est celui que fait le texte analysé (p. ex. l’oeuvre Frankenstein en tant que lecture). Le deuxième est celui qui a comme référent explicite le texte analysé (p. ex. les interprétations littéraires de l’oeuvre, les films, les bandes dessinées ou les pièces de théâtre qui s’en inspirent, ou encore les interprétations personnelles, en tant que lectures). Et le troisième type de lecture est celui de l’analyse en tant que telle (p. ex. l’analyse du texte analysé et des traitements du texte analysé qui entretiennent un rapport de réflexivité à l’endroit de la conduite de l’analyse). Nous pouvons appeler ces trois types de lecture la lecture au premier, au deuxième et au troisième degré. C’est à une lecture de troisième degré que doit aspirer le travail d’analyse textuelle de la sociologie culturelle envisagée. En tant que pratique discursive et analytique dont les énoncés s’inscrivent dans des jeux de vérité, la sociologie culturelle doit faire preuve de réflexivité face à ses propres conditions de possibilités et aux effets de réalité qu’elle peut occasionner.

Dans le but d’éviter une approche analytique qui perçoit dans les textes (tout autant le texte analysé que le texte d’analyse) le simple reflet d’une réalité quelconque, nous insistons sur les dimensions créatives de toute lecture et appréhendons le texte analysé lui-même comme une lecture. Le sens est compris comme le résultat d’une lecture subjective qui participe de façon dialectique et stratégique à sa construction plutôt que comme le fruit d’une interprétation aliénante qui en déforme les origines ou, au contraire, d’une interprétation juste qui le saisit. Nous demeurons attentive à tout fétichisme du sens, des structures ou des intentions de l’auteure dans le travail d’analyse textuelle et maintenons que la lecture académique doit être réflexive face aux règles qui la structurent et qui structurent toute lecture. C’est pourquoi dans Le soupçon gothique, nous avons cherché à surpasser les interprétations littéraires des textes gothiques qui y voyaient le simple reflet structurel soit d’une répression, soit d’une résistance de l’auteure ou du texte à un état de fait biologique, psychologique ou social pathologique (p. ex. la dépression post-partum de l’auteure, son manque d’estime de soi ou encore sa résistance ou sa complicité à l’endroit d’une fémininité opprimante). Ces interprétations ne reconnaissent pas l’activité de création « pathologisante » à laquelle elles ont recours. Il n’existe pas de lien obligatoire ou transparent entre l’identité sexuelle de l’auteure et le sens ou l’impact de son oeuvre. Ce n’est pas parce que l’auteure de Frankenstein était une femme, par exemple, que son oeuvre est subversive à l’endroit du patriarcat. Cela dépend de la lecture que l’on en fait et des effets de cette lecture. Bref, le travail d’analyse est un travail créatif : il produit du sens. En tant que tel, il s’inscrit dans les jeux de vérité et produit des effets de réalité.

L’écriture d’un roman gothique peut être comprise comme étant liée à des impératifs économiques, ce genre étant un bon vendeur dans le contexte particulier où il fut publié (il fut d’ailleurs parmi les premiers genres ayant des fins explicitement commerciales). On peut ainsi comprendre la rédaction d’une oeuvre gothique dans l’Angleterre des xviiie et xixe siècles comme technique de production qui vise à accrocher le lecteur par la production calculée de frissons agréables et de divertissement. Or, si les calculs qui traversent l’écriture d’un roman gothique sont liés à des impératifs économiques, ils se rapportent aussi à des impératifs de communication, de pouvoir, et d’action sur soi. Ce sont plus particulièrement ces trois dernières dimensions que nous avons analysées dans toute leur interdépendance dans Le soupçon gothique. Nous avons appréhendé les discours sur la peur des textes gothiques comme des productions de sens stratégiques visant à effectuer chez les lecteurs des effets de réalité, et en l’occurrence un effet de peur, qui les inciterait à se gouverner par le biais de techniques de soi. Les textes gothiques proposent une forme d’éducation morale dans le cadre de la montée des sociétés libérales — sociétés qui, tout en condamnant l’usage de la peur dans les formes de pouvoir despotiques, ont profité du développement de techniques qui font un usage subtil, calculé et efficace de la peur dans le gouvernement « légitime » et « démocratique » des populations (la retenue suscitée par la peur du regard infériorisant d’autrui pour ne donner qu’un exemple).

Nous avons appréhendé les textes gothiques et notre propre analyse de ces textes comme des lectures productrices de sens — des littéralisations[8]— dont la création de sens est condition d’un contexte historique à dimensions multiples sans que celui-ci ne la détermine complètement. La littéralisation est une création de sens stratégique qui vise à nommer le réel. Nous nous intéressons en particulier à la littéralisation en tant que forme de rationalisation[9] de la peur dans les textes gothiques. Pour chacune des trois grandes périodes de popularité des romans gothiques aux xviiie et xixe siècles, nous avons fait état de pratiques, de préoccupations et d’impératifs socioculturels dans lesquels s’inscrivent leur création. Nous avons analysé comment les romans ont développé des stratégies (expulsion, encadrement, transcendance de la menace) pour agir sur la source du danger telle qu’ils se la représentent. Il nous était donc important de repérer, voire de faire parler les calculs qui les traversent.

L’analyse discursive foucaldienne nous invite à nous intéresser à au moins cinq éléments (Hall, 1997) dans la création calculée du sens, dont on doit dans tous les cas faire valoir la spécificité historique. Afin d’illustrer comment ces éléments peuvent servir à élucider les effets de réalité de l’oeuvre en tant que lecture, effets autour desquels gravite l’analyse sociologique culturelle telle que nous l’envisageons, nous prenons ici les discours sur la peur des romans gothiques comme objet d’analyse. La lecture de troisième degré que nous proposons est une lecture qui crée du sens et qui appréhende les textes analysés de la même manière. Pour reprendre une formule énoncée plus tôt, les textes analysés n’ont donc pas de sens en tant que tels, en dehors de nos descriptions culturelles et contextuelles.

Il s’agit premièrement d’examiner les énoncés sur la peur qui nous la font connaître. Dans Frankenstein (1818), l’horreur est le fruit de la raison isolée et en rupture avec la sphère domestique et la tradition, donnant lieu au déchaînement meurtrier des passions. Des préoccupations historiques spécifiques conditionnent cette expression de la peur, dont la crainte des effets violents de la rupture révolutionnaire évoquée par la Révolution française, monnaie courante dans une Angleterre menacée à son tour par cet « excès d’autonomie et de liberté » durant la période où fut écrit le roman. On peut comprendre l’encadrement de la menace, la stratégie dominante produite par Mary Shelley pour composer avec la peur, dans ce contexte.

Deuxièmement, on notera les règles qui gouvernent la façon dont on peut mettre la peur en discours et qui excluent d’autres possibilités. Dans Les mystères d’Udolphe (1794), la terreur est produite par l’imagination débridée de l’héroïne et c’est donc là que le besoin d’ordre, dont dépend une appréhension juste et morale de la réalité, se fait sentir. L’expulsion du mal est la stratégie dominante produite par Ann Radcliffe pour composer avec la peur puisqu’elle permet de circonscrire et de maîtriser l’excès de subjectivité qui déforme la vérité. On peut situer cette « leçon » dans le cadre de l’importance accrue portée au façonnement pédagogique de l’intériorité comme mode de gouvernement vers la fin du xviiie siècle, façonnement qui est jugé moralement supérieur à l’usage du châtiment corporel.

Troisièmement, on remarquera les représentations des sujets qui personnifient le discours. Dans les textes gothiques, la peur est associée aux sujets qui ne savent pas gouverner leurs passions. Emily, l’héroïne d’Udolphe, est une jeune orpheline entourée d’êtres corrompus et confrontée à de nombreuses situations terrifiantes qui incitent au déchaînement de ses passions. Son bonheur, sa sécurité et sa paix d’esprit seront cependant assurés par la maîtrise personnelle que représente la retenue de ses pulsions et de ses désirs immédiats. Pour sa part, Victor Frankenstein est un scientifique idéaliste isolé de ses êtres chers et de la sphère domestique qui aurait tempéré ses passions révolutionnaires prométhéennes. Il est le créateur de l’être monstrueux, misérable et meurtrier qui viendra le hanter jusqu’au jour où, sur son lit de mort, il reconnaîtra l’importance des contraintes « naturelles » (la tradition, la domesticité, le familier et la continuité) que représente le lien social et qui permettent l’encadrement de la conduite.

Quatrièmement, on cherchera à identifier les processus par lesquels le savoir sur la peur acquiert le statut de vérité. Dans Dracula (1897), le vampire est un être dont l’atavisme, la nature criminelle, et l’intérêt et la capacité démesurée de se reproduire sont constitués comme menace pour le progrès de l’humanité. L’angoisse et la crainte qu’inspire le comte Dracula sont soutenues et imprégnées de l’expertise d’un spécialiste de la maladie mentale, le professeur Van Helsing. Son savoir nous renvoie aux discours darwinistes et eugéniques victoriens du danger de dégénérescence de l’espèce humaine, tout en participant à la production de leur réalité et de leur pertinence.

Cinquièmement, on observera les pratiques pour composer avec les sujets dont le comportement est régulé et organisé par ce savoir. Dans Dracula, c’est l’autorité en la matière, le professeur Van Helsing, qui nous incite à nommer, à connaître, à traquer et à anéantir le vampire. Le roman développe un modèle eugénique de l’évolution selon lequel les sujets dont la bestialité menace l’espèce humaine doivent être identifiés de façon scientifique et transformés ou éliminés. De même, pour éviter la dégénérescence, les sujets sont appelés à reconnaître la bestialité qui les habite et à la transcender par une civilité qui est suscitée et légitimée par la peur.

Afin de mieux saisir les dimensions affectives et émotionnelles[10] de l’effet de peur que cherchent à produire les textes gothiques, nous pouvons ajouter un sixième élément à ce schéma analytique. Il s’agit du mode de production dominant (puisqu’un mode n’en n’exclut pas un autre) de la peur et des techniques de communication (ambiguïté, transgression, abus, excès, obscurité, duplicité, dissimulation, révélation-choc, confession, témoignage, catégorisation morbide, etc.) par lesquelles l’affect de la peur (frissons, tremblements, tachycardie, palpitations, nausée, transpiration, essoufflement, vertige, etc.) est produit.

La terreur s’inscrit dans le mode de production de la privation sublime. C’est en privant le lecteur des informations qui pourraient l’éclairer — en le maintenant dans un état irrationnel — et en suggérant le pire, que la terreur engendre ses effets. L’obscurité, la duplicité et la dissimulation figurent parmi les techniques de communication employées à cette fin. Ainsi l’héroïne d’Udolpho n’apprend que vers la fin du récit que ses peurs n’étaient pas fondées. La terreur paralyse et fait perdre conscience. Le désordre et l’incohérence qu’elle induit permettent de mieux conduire les esprits confus et torturés qui désirent en être soulagés.

L’horreur fonctionne sur le mode du dévoilement de l’abject. Le récit divulgue peu à peu les circonstances viles et impures dans lesquelles se déroulent les événements dans un crescendo de conséquences plus atroces les unes que les autres. L’aversion est à l’honneur. Dans Frankenstein, on apprend par la confession et le témoignage qu’un scientifique est tout aussi ignoble et coupable de la mort de ses proches que le monstre abominable et meurtrier qu’il a créé. L’horreur avertit : par le dégoût qu’elle inspire pour le chemin convoité, elle réussit à conduire le désir ailleurs.

Enfin, le mode de production de l’angoisse est celui de la spécification de l’anormal. On nous invite à découvrir d’un regard froid ou scientifique le potentiel de déviance morbide que chacun porte en soi et que chacun se doit de reconnaître pour éviter le pire. Dans Dracula, l’identité du vampire et de ses victimes est déterminée en fonction d’une nosologie infiniment expansible qui individualise l’anormal. Ainsi, le vampire est le descendant dégénéré d’un homme cruel et son esprit est celui d’un « criminel du type criminel » (typologie associée à Nordau et Lombroso), tandis que sa victime, Renfield, est un maniaque zoophage pour qui on doit inventer une nouvelle catégorie. L’angoisse exerce son pouvoir par le vide vertigineux qu’elle provoque — absence qui ne demande qu’à être comblée par la découverte de nouvelles certitudes.

L’analyse foucaldienne et sociologique de la culture proposée envisage la culture comme incarnation subjective. Elle s’intéresse aux techniques historiques spécifiques par lesquelles les sujets sont constitués et se constituent dans leur lien aux discours qui les accompagnent ainsi qu’à l’analyse textuelle comme activité qui, comme toute lecture, crée du sens et donc des effets de réalité. Enfin, soulignons que pour mieux saisir la portée de la culture comme incarnation subjective, une sociologie culturelle de la peur profitera d’une exploration plus poussée des dimensions émotionnelles et affectives de la culture[11]. Il nous reste, pour conclure, à brosser les grandes lignes d’une réflexion sur l’exercice de la peur à l’époque contemporaine.

Les modalités contemporaines de la peur : risque, self-help et troubles de la peur

Dans la conception libérale, la peur est à l’origine du pacte social et donc de la liberté civile. Laissées à elles-mêmes, les passions représentent une menace pour la liberté. Ce principe est au coeur, entre autres, de la conception durkheimienne de la liberté en fonction de laquelle l’individu n’est libre qu’à condition de maîtriser les passions qui l’asservissent. L’individu doit apprendre à maîtriser ses instincts, il doit en avoir peur, pour profiter de l’ordre et de la liberté. On peut situer l’esprit de prévoyance et de sécurité qui prévaut aujourd’hui et à l’intérieur duquel se déploie avec aisance la figure du risque dans ce contexte.

Dans la logique (néo)libérale, la liberté est le fruit de la contrainte et de la peur. Elle dépend du fait que les individus se surveillent et sont surveillés en fonction d’un périmètre de sécurité qui est aujourd’hui de plus en plus englobant. Il y a donc des parallèles fort intéressants à faire entre le gouvernement de la liberté par la peur, dont la terreur, l’horreur et l’angoisse sont des modalités dominantes aux xviiie et xixe siècles [12] (modalités avec lesquelles notre époque n’est pas en complète rupture), et le gouvernement de la liberté par la peur dans le contexte contemporain. Denis Duclos cerne d’ailleurs très bien dans sa préface au Soupçon gothique le paradoxe autour duquel gravite notre ouvrage et démontre la pertinence d’une réflexion sur la peur pour l’époque contemporaine :

[...] en effet, si la peur permet de préserver par le souci qu’elle induit les conditions de la liberté, n’est-elle pas en même temps facteur de destruction de celle-ci, en poussant à déployer toujours plus de grilles de contrôle, de vérification, de murs électroniques, de fichages toujours plus précis, des procédures de plus en plus tâtillonnes qui donnent un pouvoir toujours amplifié aux gardes, enquêteurs, sanctionneurs, et autres variantes d’une police générale des peuples ?

de Courville Nicol, 2004, p. xii-xiii

Le risque est une des modalités dominantes de la peur aux xxe et xxie siècles. Plusieurs intellectuels s’y intéressent actuellement. La notion contemporaine du risque est ancrée dans cette idée que l’on peut soumettre la réalité à des calculs de probabilité ou encore d’acceptabilité[13]. Ce calcul n’est pas forcément statistique ou actuariel. Les individus sont de plus en plus appelés à se gouverner par le risque, à faire des calculs en fonction des attentes et des objectifs propres à une logique néolibérale où on s’attend d’eux qu’ils soient personnellement responsables de ce qui leur arrive : l’individu-providence doit être prévoyant et se prémunir contre la maladie, le crime, le chômage, le stress, la catastrophe financière, l’échec amoureux, la vieillesse et la mort. En l’occurrence, dans la logique du self-help contemporain, prendre des risques est une forme d’entreprise personnelle qui permet de vaincre la peur et d’évoluer. Le risque fait partie d’un nouveau « régime émotionnel » dans lequel s’inscrivent les formes contemporaines de la peur, dont le stress de la productivité et de la performance et l’angoisse de la responsabilité individuelle.

Si le gouvernement de soi par le risque est perçu comme légitime parce qu’il est associé à la liberté et au choix individuel, la figure du risque dans le contexte néolibéral fait en sorte que nous soyons paradoxalement contraints d’être libres, de choisir et d’agir. On cherchera donc à « activer la liberté » du sujet en manque d’autonomie — du sujet asservi, inactif ou complaisant qui ne s’occupe pas de sa santé, de son employabilité ou de sa sécurité. Il s’agit de l’individu qui est « à risque ». On cherchera également à « canaliser la liberté » de celui ou de celle qui représente un risque pour autrui, le risque posé étant déterminé par l’incapacité de l’individu à exercer sa liberté de façon responsable. Le risque constitue la peur de la possibilité d’un mal futur, un danger qui passe par la liberté d’agir et qui, plutôt que d’inciter au contrôle plus ou moins direct du comportement individuel, ce qui n’est par ailleurs pas exclu, incite de façon stratégique la mobilisation ou la canalisation volontaire des énergies dans un univers de possibilités tout à fait restreint.

Les manuels self-help sur les troubles anxieux sont une littérature populaire contemporaine centrée sur la peur et le gouvernement de soi dont l’examen permet d’élucider certaines des dynamiques actuelles de l’exercice de la peur. Pourquoi cette explosion de désordres de la peur[14], voire de discours sur eux ? Par contraste avec les discours des romans gothiques, où le désir et l’action individuelle sans contraintes sont menaçants, dans ces manuels, c’est plutôt l’absence de désir, voire l’inaction individuelle qui est dangereuse. Il faudrait à tout prix faire quelque chose, s’aider soi-même, de telle sorte que la peur d’agir devient elle-même pathologie ou dysfonction. Les techniques de maîtrise de la peur proposées par les manuels (exercices pour apprendre à s’affirmer par exemple), techniques qui visent à « libérer » les individus de la peur, dépendent paradoxalement de la peur des conséquences de l’inaction.

Dans les manuels, la peur est mise en discours de façon à subjectiver les individus — en l’occurrence, à les diviser entre des êtres qui gèrent bien leurs soucis et des êtres dominés par leurs préoccupations — à les classifier dans les catégories scientifiques dominantes, comme l’individu souffrant d’un « trouble anxieux généralisé », d’un « état de stress posttraumatique » ou encore d’un « trouble phobique avec ou sans agoraphobie », et à proposer des techniques de soi qui permettront à l’individu de comprendre, de gérer, d’évacuer ou encore de surmonter sa peur. Les troubles de la peur sont représentés comme étant l’expression de l’échec individuel face à des attentes spécifiques telles que la productivité, la maîtrise de soi, l’autonomie et la responsabilité, de sorte que le remède consiste à transformer la subjectivité qui est déficiente. On fait parler la peur en lui donnant une cohérence qui n’est pas sans rapport avec des impératifs économiques, politiques, culturels et individuels très précis. Nous ne voulons pas d’individus qui ne « travaillent pas au maximum de leur capacité », qui « craquent sous le stress », qui « manquent d’autonomie et de confiance personnelle », qui « sont incapables de passer un examen » ou dont l’état de tension nerveuse constant « invite la maladie ».

Une sociologie culturelle de la peur cherchera à saisir les modalités contemporaines de la peur en s’intéressant aux pratiques, aux préoccupations et aux impératifs qui en conditionnent la rationalisation dans ses expressions particulières — c’est-à-dire dans leur lien dialectique à l’effet de peur —, dont par exemple la terreur, la panique, le risque ou l’anxiété. Comment et où la peur est-elle déployée ? Quelles en sont les conditions de possibilité ? Quels sont les discours qui nous la font connaître ? Comment la peur est-elle subjectivement incarnée ? Quelles en sont les dimensions affectives ? Par quelles techniques de la peur les sujets sont-ils constitués et se constituent-ils ? En quoi la peur est-elle produite de façon stratégique ? Quels liens ces expressions entretiennent-elles avec les impératifs du pouvoir ou encore de la production dans le contexte analysé ? Bref, par quels jeux la peur est-elle produite et quels en sont les effets de réalité ?

Une sociologie culturelle de la peur pourrait également nous inciter à interroger et à penser autrement notre rapport à la peur. Même si la peur était nécessaire, comme le soutient l’anthropologue Mary Douglas (2000), au maintien de la cohérence, de la solidarité, des interdits et de l’activité créatrice qui fondent toute société humaine, ses modalités, son intensité et sa portée subjective, tout comme ses conséquences éthiques, demeurent variables. La peur doit-elle être, comme nous le fait comprendre notre époque, à ce point tel une condition de la liberté ?