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« La forme visible est creusée par l’écriture, labourée par les mots qui la travaillent de l’intérieur, et, conjurant la présence immobile, ambiguë, sans nom, font jaillir le réseau des significations qui la baptisent, la déterminent, la fixent dans l’univers des discours. »

Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Éditions Fata Morgana, 2005 (1966).

Ce numéro dessine les contours d’une sociologie des documents personnels. Habituellement réservé aux historiens avec leurs concepts de micro-histoire, de critique des documents, de corpus, le terrain où nous nous situons ici questionne le grand partage qui cantonne le sociologue aux interactions avec les vivants et l’historien aux seules archives. En recourant à l’expression « sociologie des documents personnels », nous souhaitons ébranler cette ligne de partage, peser sur les questions communes à ces deux disciplines : les cadres de l’écriture dans l’espace personnel, les prises subjectives activant ces documents (lettres, notations, curriculum vitae, cahiers de comptes, dossiers de réclamations, albums de photos, etc.), les injonctions qui les suscitent, les formes recherchées d’expression et, enfin, la réflexivité qui s’en dégage, tant pour le scripteur que pour le lecteur. Rappelons qu’après Jack Goody, les ouvrages collectifs dirigés par Daniel Fabre, Béatrice Fraenkel et Philippe Artières ont ouvert l’étendue des domaines et des terrains sur les écritures, notamment par les usages et les pratiques graphiques dans les sociétés contemporaines. Le début des années quatre-vingt-dix marque un véritable tournant dans la recherche sur les écritures et la lecture en sciences sociales[1].

Souvent décliné comme moyen d’introspection, l’écrit permet tout autant d’accroître le champ de l’activité critique, comme le répète J. Goody (La raison pratique, 1979), il favorise « la rationalité, l’attitude sceptique, la pensée logique »[2]. Par la connaissance des scripteurs, l’observation de ce qu’ils en disent, l’attention au contexte immédiat, le sociologue est fort bien placé pour recueillir les effets de cette réflexivité écrite. Comment agit-elle sur le scripteur en formant une réserve de sens, et comment celle-ci est-elle cryptée pour ne pas être immédiatement accessible ? C’est un gain précieux que de parvenir à saisir le halo d’interactions qui se mêle au discours.

Sans tarder, levons un malentendu. Ces documents personnels ne sont pas forcément enfermés dans une armoire privée, ils naviguent hors du domicile et sont en prise avec de multiples institutions. Ils sont le corrélat de lieux, coextensifs à un milieu, à un moment donné où l’individu agit sur lui-même, dans une relation ou à l’intérieur d’un réseau de forces. On peut les trouver dans des endroits surprenants[3]. Parce que ces prises d’écriture s’attachent à fixer le quotidien, affermir une relation sociale, résoudre un problème, soutenir une manière de faire, elles forment parfois des opérations concrètes à l’intérieur même des institutions, dans des gestes professionnels, dissimulées dans les interstices des documents administratifs[4]. C’est pourquoi on les trouve éparpillées dans des services publics, dans des espaces inattendus, comme des objets étranges que des imprimés engendrent, ou encore dans des catégories de pensée très établies qui les gomment. C’est par un effet d’estrangement envers ces documents, selon l’expression de Kracauer[5], une désaffection en somme, que les lectures sociologiques successives ont escamoté le sens de ces écrits. Si leurs lectures ne vont pas de soi, comme nous le verrons, les ambiguïtés sont telles que les considérer comme « des détails infimes et sans conséquences » a été le plus commode. À cela s’ajoute le terrible mot « personnel », au côté duquel se dresse immédiatement le secret, à la racine du secrétariat et de la sécrétion corporelle[6], autant dire une ligne jaune infranchissable. C’est l’un des arguments ayant conduit à l’abandon de ces archives mineures, si pauvres, disaient certains.

Et c’est pour cette raison que ce numéro prend les chemins des enquêtes sociologiques, avec cette question, que sont devenus ces documents personnels dans ces aventures empiriques ? Que fait-on des correspondances données, du livre de comptes de la famille, des lettres de demande d’aide aux administrations, des écrits sous album de famille, des écritures de soi au travail pour valider un diplôme, des autoportraits glissés dans un dossier médical, d’un journal d’une transformation de soi ? N’y a-t-il pas moyen de les replacer dans des questions et des problèmes au centre desquels se trouvent la vie quotidienne et la pensée sceptique ? Travail, silence, accord, intimité, arrangement, amour, ces écritures sont synonymes de réflexivité. Certes, elles sont en mosaïques, souvent indéchiffrables ou muettes, elles forment pourtant ces émotions souterraines comme des pauses réflexives. Dans la trame du « je » se filent des formes d’engagement, de dépendance, des attentes avec autant de gratification pour « le soi » que de clivage entre le soi et les rôles.

Avec la présentation en 1920 de centaines de correspondances familiales entre des Polonais ayant migré à Chicago et leurs familles restées au pays, Thomas et Znaniecki s’abstiendront d’analyser les mots de l’expérience (Thomas et Znaniecki, 1998). La brièveté de l’analyse laisse coi. N’y a-t-il rien à dire ou est-ce leur caractère apparemment personnel qui empêche les sociologues d’interroger les mots et les postures ? L’espace personnel ne relèverait-il que d’une psychologie dont se méfieraient les auteurs ? Ce sera le même scénario lorsqu’Anna Iuso retracera les enquêtes américaines sur l’écriture d’anonymes. La première, lancée en Allemagne auprès de militants nazis, sur la défaite de 1918, exploitée aux États-Unis par Théodore Abel, sera vivement rejetée par la communauté scientifique.

Il en va de même de l’étude de 1957 d’Éric de Dampierre, qui interroge les avantages et les limites des archives familiales. Sa définition des « documents personnels » est très large, puisqu’elle englobe aussi bien les textes écrits (correspondances, autobiographies, journaux intimes) que les supports visuels (films, photographies). Mais là encore, le doute tenaille l’auteur, ces « confidences » ne seraient-elles pas trop personnelles pour donner à voir du social ? Le discrédit pour ces écritures mineures est flagrant. Il faudra attendre 1970 pour que les autobiographies ou récits de vie graphiques d’ouvriers, d’instituteurs disposent d’une place comme supports ou témoignages potentiellement analysables en sciences sociales (Peneff). Mais là encore, très vite, les prises de parole domineront largement, la voix des oubliés rebondira après Mai 1968, portée par un contexte politique inédit, comme le souligne Philippe Artières. Ces Life histories font fleurir des voix d’anonymes et feront le bonheur des sociologues (Artières, Quéro, Zancarini-Fournel, 2003). Doit-on penser que dans l’enquête en terre étrangère, les prises de parole précèdent toujours l’examen des prises d’écriture ? C’est fort probable. Elles dégrossissent les relations, les traits d’un milieu, le paysage. Pour preuve, lorsque Richard Hoggart nous emmène vers l’expérience populaire anglaise, dans The Uses of Literacy, l’auteur est très discret sur les écritures ordinaires, y faisant référence allusivement avec la gestion de budgets familiaux, l’envoi de cartes de Noël ou d’anniversaire, les recueils de chansons. L’auteur n’entre jamais dans les brouillons de la maison. Dans un autre livre modèle de la sociologie, l’ouvrage d’Oscar Lewis, Les enfants de Sanchez, là encore, l’observation ethnographique alimente le journal de l’enquêteur, et seul l’entretien en face à face offre une prise interprétative sur ce que font les gens eux-mêmes. Point de documents personnels au domicile des Sanchez, point d’autres traces, si ce n’est sous le coude du père quelques données comptables de la maison.

Plus près de nous, dans un article sur les correspondances, Abdelmalek Sayad (1985) analyse les formes de communication qui s’opèrent dès lors que la séparation et la distance y obligent. Conversations téléphoniques, cassettes enregistrées et lettres vont atteindre l’absent resté en Algérie. L’auteur décrypte les interactions autour de l’écriture collective des courriers, déconstruit les relations de genre qui contraignent les prises d’écriture féminines et s’interroge sur ce qu’on peut trouver une fois admis le « rapport malheureux et maladroit à l’écrit ». Massivement, cette pauvreté supposée de l’écriture entache l’examen des archives personnelles. L’hypothèse se confirme, prendre langue avec un milieu étranger précède de loin l’examen des documents épars. Ces derniers présument une longue familiarité avant d’être approchés, demandés, lus, relus. Et le changement d’échelle suppose d’autres questions, un autre regard pour soutenir le choix d’un autre corpus : les écritures ordinaires.

Par ce prologue, plus longuement développé par Anne-Julie Auvert dans l’article qui suit, nous parcourons dans ce numéro des matériaux considérés comme informes et secondaires. Si nous soutenons cette idée de la place des documents personnels en sociologie, c’est parce qu’elle met en évidence des actes d’écriture qui en disent plus que ce que l’on en dit. Ce numéro opère donc, avec des saisies d’écritures fort diverses, l’épreuve inverse des prises de parole. Ce n’est plus de manière narrative que le sociologue enquête, mais par la recherche de documents. On l’aura compris, les documents dits privés, au ras des tiroirs, épousent au plus près le point de vue des enquêtés. L’archive personnelle est ici conçue comme une contre-source qui peut éclairer les visages de la réflexivité des enquêtés quels qu’ils soient. Mais il faut tout de suite préciser que l’attitude sceptique est étroitement soumise à des couches d’expériences singulières, une élaboration sur divers niveaux de signification, éventuellement isolables, dont l’écrit forme une strate qui a pour caractéristique de ne pas être commandée par le sociologue. L’unité ici n’est ni une population, ni un territoire, ni un problème social, mais un geste, l’écriture ordinaire, comme « dépôt de soi » si l’on peut dire, le dépôt de sa crainte, son désarroi, sa souffrance, son amour ou sa haine, et tout autant un regard sur ses émotions ou sur un moment partagé. Car c’est bien cela l’objet du numéro, il ne s’agit pas d’analyser des écritures en ce qu’elles seraient plus « vraies » que des paroles, mais comme une strate réflexive qui insiste sur les singularités, les expériences quotidiennes, les émotions qui transforment, les pratiques ordinaires et banales qui échappent ou qui parfois sont abandonnées. En élargissant la notion d’archive en sociologie, en donnant une place plus importante aux documents personnels dits privés, aux écrits ordinaires, jusqu’alors peu visibles (et donc peu valorisés), on comprend l’idée de contre-épreuve : l’institution ne serait plus seule productrice d’archives. Les rapports des professionnels ne sont pas les seules sources d’information. Les témoignages fleuves ne sont pas les seuls constitutifs du sens. Un cahier, une lettre, un schéma, un exercice d’écriture forment des configurations où l’événement est écrit autrement. Il n’y a pas de correspondance entre ce qui est écrit et ce qui est dit. Hétérogénéité de forme, ce qui est dit en face à face n’est pas ce qui s’écrira dans le dos. Car on écrit souvent dans le dos de l’autre, en son absence, dans l’intervalle, avant ou après coup. Le lieu de l’écrit est en retrait des lieux des interactions. Non seulement les écrits ne circulent pas comme la parole, mais des divisions secondaires s’opèrent dans l’espace intérieur de l’appartement, de la chambre, du bureau, du guichet, des dossiers adressés aux administrations[7].

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