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Depuis 1990, Sylvie est téléphoniste pour une modeste fondation qui recueille des dons destinés aux enfants malades ou défavorisés. Elle n’est pas déclarée, comme bon nombre de téléphonistes du secteur de Montréal. C’est un travail au noir, qu’elle exécute dans de sombres locaux situés dans un quartier industriel et maussade de l’est de la ville. Comme ses quelques « collègues », entre deux et quatre selon les jours, elle se fait passer pour bénévole afin de recueillir des dons. Du lundi au vendredi, quelques minutes avant dix-sept heures, Sylvie prend place dans son box téléphonique. Il s’agit d’un grand bureau bordé de cloisons mobiles sur lesquelles sont affichés des dessins d’enfants, des images de pays rêvés. C’est un monde en soi, un univers intime, chaque affaire est à sa place, le pot de porcelaine ne bouge pas, les fleurs en plastique non plus. Les photos des petits enfants mettent du baume au coeur. Assise à son bureau, avant d’entamer le travail de course aux donations, Sylvie répète chaque jour les mêmes gestes : replacer les quelques feuilles de papier brouillon, vérifier que la ligne téléphonique fonctionne, brancher le casque d’écoute et, enfin, ouvrir le livre de comptes pour mettre à jour ses statistiques.

Il y a des semaines que je rencontre Sylvie dans le cadre de mon terrain de thèse. C’est une Québécoise d’une cinquantaine d’années. Je l’ai connue avant de commencer ma recherche. Nous nous étions rencontrées à plusieurs reprises par l’intermédiaire de connaissances communes. Nous ne nous portions pas d’intérêt particulier jusqu’à ce que je l’entende raconter comment elle s’y prenait avec son « patron » pour ne pas travailler les jours de grande flemme. Je lui propose alors de réaliser avec moi des entrevues sociologiques. Lors de ces premières rencontres formelles, Sylvie ne souhaite pas parler de son travail, qu’elle estime peu intéressant, et surtout peu valorisant. Elle craint mon jugement au sujet des conditions clandestines dans lesquelles elle gagne sa vie. Le temps passant, elle se dévoile, me montrant comment elle finit par voir dans ce travail, selon elle sans intérêt, le moyen de prouver sa débrouillardise. Nous prenons l’habitude de manger ensemble, chez elle ou au bistrot, ma présence devient presque banale. Je suis invitée au camping durant l’été pour partager un barbecue et de temps à autre nous nous téléphonons pour prendre des nouvelles. C’est dans ce contexte de familiarité et de confiance que se déroulent les entrevues qui peu à peu perdent leur formalisme méthodologique.

Régulièrement, Sylvie me propose de travailler avec elle, pour la fondation PLADE, comme pour lui tenir compagnie. Or je n’y tiens pas trop. Ce que je souhaite, c’est la regarder quand elle travaille, rester auprès d’elle, l’écouter et l’observer. Par elle, je cherche à m’introduire dans le central pour prendre place aux côtés des autres téléopérateurs, prendre le pouls de l’ambiance au travail. Pour cela, Sylvie doit convaincre ses patrons et collègues de ma loyauté. Chaque année des journalistes font sensation en décrivant les recettes malhonnêtes de téléopérateurs qui, comme Sylvie et ses collègues, usent du statut de bénévole pour recueillir des donations qui iront directement dans leurs poches. Je dois me démarquer et obtenir la confiance de l’équipe.

Le livre de comptes dont il sera question dans les pages qui suivent, je le découvre au central. Sylvie m’avait déjà parlé de ses statistiques, de l’existence de ses prises de notes quotidiennes. Et c’est sur son bureau que je découvre pour la première fois ce cahier d’écolier qu’elle nomme : « livre ». Toujours présent sur sa table de travail, ouvert à la page du mois en cours, il est là comme une chose très ordinaire. J’observe ce cahier du coin de l’oeil avec une avide curiosité. Il est visible mais son contenu reste caché, Sylvie le garde près d’elle, y écrit au crayon de bois, ce qui rend toute lecture furtive difficile.

Des jours durant, je vois Sylvie le sortir de son sac à la même heure et le déposer devant elle pour y noter scrupuleusement les dépenses de la journée. Elle passe en revue chaque ticket de caisse et en inscrit le montant sur la page de droite sous les chiffres notés la veille dans la colonne des dépenses courantes (une baguette de pain, une paire de chaussettes, un dentifrice). L’autre page, celle de gauche, est celle des revenus et des dépenses mensuelles fixes (le loyer, le gaz pour la voiture). Je m’interroge alors sur ce que compter veut dire. Lorsqu’on compte, écrit-on ses comptes, tous ses comptes, ou simplement la part problématique d’une dérive ? Compter la ligne du crédit, est-ce pour vérifier que tout l’argent attendu rentre bien ? Ces questions me préoccupent.

Le livre de comptes

C’est seulement après plusieurs semaines d’observation que j’ose m’approcher du cahier. Innocemment, je demande à le voir de plus près : « Je peux regarder, tu me montres ? » C’est un cahier d’écolier grand format avec une reliure en spirale. Sur la couverture il est écrit : 84 pages, cahier quadrillé, 26,7 x 20,3 cm. À l’intérieur Sylvie use d’encre noire pour dessiner colonnes et planning, alors que c’est au crayon de plomb qu’elle prend ses notes quotidiennes. Aucune couleur sur ces 84 pages, aucune image, aucun dessin, des lignes, des traits, des cases noircies de chiffres et d’écriture. Avec le temps et les manipulations, les inscriptions à la mine s’estompent et noircissent les pages, ce qui donne au cahier des airs d’archives usées et en sursis.

Je note un décalage entre l’apparence sombre du cahier et l’apparente distraction que procurent ces prises de notes à Sylvie. Durant ses trois heures de travail, elle ne quitte pas ses listes de chiffres et ne cesse d’annoter, d’effacer : elle vérifie les comptes de la veille, prévoit les dépenses du mois, observe la courbe des gains, la compare avec celle des années passées. Elle est payée au jour le jour selon les montants recueillis la veille. Ainsi chaque jour la somme reçue est notée, il s’agit de 35 % des dons recueillis. 65 % pour le patron, 35 pour elle. C’est comme ça depuis les premiers jours à la fondation, et elle se réjouit d’être payée à la cenne près. Pas d’arnaque, à chacun ses revenus. À vingt heures, avant de quitter le central, elle note toujours le montant des gains de la soirée et c’est ainsi qu’elle noircit des feuilles et des feuilles de colonnes de chiffres sur ce même cahier.

À son départ, Sylvie connaît le montant des gains promis, mais ce n’est que plus tard dans la soirée, une fois les dons recueillis, que son patron calcule le montant à lui payer le lendemain matin. Jamais, dit-elle, il n’a menti, si les dons reçus sont plus élevés que les dons promis la paie est augmentée en conséquence.

Le cahier de Sylvie est un livre au jour le jour. C’est un cahier de la peine dépensée, sans doute un gain anticipé mentalement, afin de combler une dépense très proche, du soir même ou du lendemain. J’imagine alors qu’au xixe siècle, le paiement à la journée pour les journaliers était du même ordre de préoccupation, une vie au jour le jour. Ce cahier est aussi un livre de comptes du travail au noir. C’est la comptabilité des petites coupures, celles qu’on planque derrière les rideaux, sous les matelas. Pas de compte en banque, pas de relevé officiel. À la main, selon ses propres besoins, Sylvie crée des cases, des lignes et des colonnes, où elle inscrit les chiffres de la journée, gains, dépenses, prévisions, dettes, anticipations, tout est noté, rien n’est laissé au hasard, elle est sa propre comptable. Je trouve incroyable que pour des sommes modestes une comptabilité si précise soit réalisée. Mais après tout, c’est juste une affaire de proportion. Le souci de mesurer les choses est identique, quel que soit le contenu du compte.

Regardons les inscriptions des réalisations sur deux années. Il est toujours étonnant de lire une succession hétérogène d’événements économiques.

Une liste d’« accomplissements » annuels

Entre livre de comptes et journal intime, six années d’« accomplissements » sont résumées sur les premières pages. Certaines sont plus riches que d’autres. 2003 compte quinze accomplissements, 2004 en compte vingt-quatre.

Quels sont-ils, ces accomplissements ? Quelles sont ces réalisations notées, accumulées, celles dont on est fière ? Que lit-on à travers ces six années ? Bien plus qu’un livre de comptes, Sylvie résume en ces quelques lignes les points saillants de son année. On y décèle la trame de fond de sa vie privée. L’intimité est ici à peine cachée. Que nous dit-elle ? Il faut beaucoup de temps pour débusquer derrière un seul mot l’étendue d’une pratique.

On y apprend par exemple que Sylvie s’adonne à la méditation, qu’elle entreprend une thérapie deux ans plus tard. Qu’elle fume du pot (feuilles de hachisch) et tente d’arrêter, qu’elle veut perdre du poids et tente de trouver de l’aide auprès d’un centre de conditionnement physique, puis auprès des Weight Watchers. On y apprend qu’en août 2005, elle perd 20 lbs. Oui, la question du poids est centrale dans les listes d’accomplissements. Sylvie se sent trop grosse, obèse, elle veut maigrir. Cette prise subjective commande la notation d’un certain nombre d’événements qui indiquent une ligne d’action. (Il y a ainsi plein d’endroits discrets pour noter son poids : sur sa table de nuit, dans la salle de bain, au dos d’une ordonnance...)

À travers les pages du cahier apparaissent çà et là les dépenses liées à ce genre d’accomplissements, entendus comme des objectifs, des mesures indispensables, nécessaires.

Septembre 2004, 25$ pour la méditation, janvier 2005 de nouveau 25$. La rubrique des dépenses en pot varie, elle dépasse les 60$ certains mois puis disparaît quelque temps. Décembre 2004 pas de pot, puis reprise de la consommation, février 2005 une pause, avril et octobre 2005 autres pauses. Février 2006, la tentative d’arrêt semble porter fruit, la rubrique dépense de pot est blanche. Sylvie consomme beaucoup et depuis longtemps, comme un fumeur de tabac elle tente de se défaire de ses habitudes de consommation depuis des années. Le pot c’est une partie de sa vie qu’elle tient secrète. Qui imaginerait que cette forte blonde de cinquante ans passés fume quotidiennement du pot depuis des années ? Qui imaginerait qu’elle connaît si bien les réseaux de vente qu’elle se rend directement chez les dealers de sa soeur pour lui offrir deux cents dollars de consommation sur son ardoise ? Les dépenses en pot sont comme une brèche dans le cahier de comptes. Brèche dans laquelle le sociologue s’engouffre pour mettre à jour l’indicible. Brèche qui donne une tout autre tonalité au livre de comptes. D’un côté une petite vie tranquille, peinture, restaurant, camping, d’un autre le pot, le travail au noir, l’argent caché, les taxes impayées. C’est un livre des accommodations entre les joies et les peines, la face publique et les zones d’ombres, les extrêmes inconciliables et qui pourtant sont là ensemble.

Le thème des vacances, qui revient fréquemment dans les listes d’accomplissements, illustre bien cette ambivalence entre normalité et marginalité, entre banalité et petite magouille. On peut lire que Sylvie part en croisière trois années de suite (la Barbade, le Mexique, le Costa Rica), et qu’elle prend le large quelques fins de semaine par an sur l’île d’Orléans. Et puis il y a la roulotte qui apparaît si souvent. Elle compte beaucoup, cette modeste demeure en tôle peinte. Sylvie s’investit au camping depuis l’acquisition de sa roulotte en mai 2001. C’est toute une histoire qui tient en quelques mots brefs. Un seul mot suffit pour évoquer l’ampleur de l’investissement affectif et économique, du temps dépensé et du souci d’organisation.

Sylvie participe de cet univers très singulier, celui des vacances populaires au Québec. La roulotte est un objet culte des vacanciers en Amérique du Nord. Il y a les campeurs des bois qui dorment sous la tente et les autres, ceux qui préfèrent le confort du camping-car appelé motorisé et du mobile-home appelé roulotte. Les plus connus sont ceux que l’on nomme les snowbirds et qui prennent la route du sud des États-Unis quand arrive l’hiver. Et puis il y a ceux qui prennent la direction du camping aux premiers signes du printemps et qui ne quitteront leur emplacement paradisiaque qu’en fin de saison quand le camping fermera ses portes. Ces campings sont gigantesques, l’un d’eux compte onze kilomètres de rue, un réseau de transport en commun, deux lacs artificiels, une boucherie, une épicerie et plus de deux mille emplacements. Les tentes sont peu nombreuses, seuls cent soixante-dix emplacements leur sont réservés, le reste est occupé par les mobile-homes et camping-cars qui doivent s’acquitter de frais de mille quatre cents dollars par saison. Les vacances au camping c’est des retrouvailles en famille, chaque année les mêmes voisins, aux mêmes emplacements. Les soirées sont longues, les apéritifs, les tours de chant et autres activités s’enchaînent : le Noël du campeur, le tournoi de pétanque, la soirée dansante. Les vacances au camping, c’est le plaisir de jouir de l’extérieur tout en profitant du confort des roulottes. C’est la vie en communauté tout en restant chacun chez soi, chacun sa balancelle, son barbecue. C’est la proximité immédiate du lac, la tranquillité de la campagne sans les inconvénients de l’isolement et de l’entretien. Au camping tout est pris en charge, de la sécurité au ménage.

Mes petites roulottes

Qu’en dit-elle sur son cahier ? Sur la liste des accomplissements on peut lire, mai 2001 « Acquisition de ma roulotte à Rouville ». Qu’est-ce que Rouville ? Une plage normande, un lieu de villégiature ? C’est une petite municipalité située à trente-cinq kilomètres de Montréal. Suivent la décoration de la roulotte, puis la plomberie et enfin les vacances en juillet 2003. Ainsi Rouville est un lieu de vacances. La roulotte, c’est un mobile-home, le chalet du pauvre mais qui peut se payer un peu de vacances.

Mai-Juin 2004 Sylvie note « 437 Rouville ». De quoi s’agit-il ? À quoi correspond ce numéro ? Tout de suite après il est de nouveau question de décoration. Comme en 2001. Est-ce que le 437 est une autre roulotte ? Est-ce que le 437 est le numéro d’emplacement sur le terrain du camping ? En juillet elle note « loué roulotte 3 semaines ». Mais laquelle ? Est-ce la première roulotte ou le 437 ? Est-ce qu’une roulotte est privée et l’autre destinée à la location ? Pourquoi acheter et louer des roulottes ? Est-ce de l’entreprenariat, un investissement, un cadeau pour son fils ? En août un troisième achat, il s’agit du #38 cette fois-ci. Cette nouvelle roulotte ne nécessite pas de rénovations ? Pourquoi tant de roulottes ? Elle les loue ? Août 2003, on apprend que Loulou occupe le #436. Qui est-ce ? Un intime avec qui Sylvie use d’un surnom ? Ainsi les roulottes sont louées à la famille, aux proches ? Ils sont de bons clients, des gens de confiance.

Le domaine de Rouville c’est le plus grand camping en Amérique du Nord. Enfant déjà, Sylvie y passait ses étés en famille et c’est maintenant chaque année, de juin à septembre, qu’elle y prend résidence.

Une journée à Rouville se déroule ainsi. Sylvie se réveille tard, quand elle ouvre un oeil les jardinets des roulottes adjacentes sont déjà occupés. Les voisins s’affairent, qui répare sa voiturette, qui arrange ses plates-bandes, qui discute changement climatique avec un flâneur. Les cheveux en bataille, Sylvie reste enfermée, une fois dehors l’intimité disparaît, pas de haie derrière laquelle se cacher. Des enfants jouent dans les allées. Aux alentours de midi, elle sortira pour une promenade jusqu’au lac, c’est dix minutes de marche à petits pas. Cet après-midi elle sortira son chevalet pour peindre. Qui sait, un passant pourrait remarquer ses peintures et devenir client. Pour le souper, elle prendra des hot-dogs frites à la cantine du village, les partagera avec sa mère, qui occupe la roulotte 437.

Au camping Sylvie devient multipropriétaire ; son parc locatif compte trois roulottes, le 436, le 437 et le 38. Pourtant en 2005 pas de location. Que se passe-t-il ? Désintérêt pour les roulottes ? Le prêt remplace la location ? 2006, les affaires redémarrent, elle loue le 437. Rouville est bien plus qu’un lieu de villégiature, cela devient une petite entreprise. Elle achète, décore et loue les roulottes. C’est le petit entreprenariat, le commerce en famille. Sylvie loue ses roulottes à Loulou, Maman et Adrien-Louise. C’est le partage des frais poussé à l’extrême : « Je t’invite à passer des vacances à la roulotte mais cela me coûte de l’argent alors tu paies ta part. » Ensemble au camping Rouville mais chacun chez soi, chacun ses frais.

Au business des roulottes s’ajoute celui de la peinture qui remplace la chanson. Lorsque je rencontre Sylvie elle est au top de son activité musicale. Elle prépare un concert qu’elle donnera avec une amie dans une petite salle du centre-ville louée à leurs frais. Chanter l’amuse. Pour une fois, elle est sur le devant de la scène et non plus cachée derrière ses kilos en trop. Sylvie fait des reprises, la chanteuse Barbara est son idole. 2001 est l’année du chant : concerts, interprétations, chansons, spectacles, location de salles, achat d’une tenue de scène (la robe médiévale à six cents dollars fait partie des accomplissements), et puis plus rien. La musique disparaît et laisse place à la peinture quand Sylvie découvre qu’elle a un « don » pour la reproduction. Un soir, alors qu’elle travaille dans le box téléphonique de la fondation PLADE, elle réalise qu’elle est capable de reproduire au crayon les images d’un calendrier accroché là. Dessiner l’amuse. Elle prend l’habitude de s‘entraîner tout en sollicitant les dons pour les enfants. De retour chez elle, elle abandonne le crayon pour des pinceaux. Son cercle de proches s’extasie : Sylvie peint. En quelques mois les murs de l’appartement sont recouverts de reproductions réalistes : Fillette et son chien, Pont d’Avignon, Maison gaspésienne, Ciel de nuage, Canards, Phare. Les peintures sont trop nombreuses, il faut exposer et vendre. C’est une affaire de famille, la mère de Sylvie organise le vernissage dans sa cour. Les tableaux sont accrochés aux clôtures, les amis, collègues et voisins sont invités. C’est une réussite, l’activité devient commerciale, les ventes et commandes s’enchaînent.

Deux ventes en 2003 (Poule en liberté, Fillettes au piano), deux autres en 2004 (Enfants sur la plage, Union). Novembre 2004 : encadrement de dix tableaux, pour chaque tableau cela coûte entre trente et trente-cinq dollars, l’encadrement du tableau intitulé Canards est bien plus cher, il coûte cent dollars. Janvier 2005, cent trente-cinq dollars de cadres, février 2005 184,57$ + 64,04$ pour des cadres. Puis de nouveau, mois après mois les dépenses pour l’encadrement s’accumulent. Avril 2005 cadre 23,59$, octobre 2005 de nouveau 133$ d’encadrement, novembre 2005 60.46$ + 6,85$, 50,58$, décembre 2005 70,80$ + 65,58$, février 2006 encadrement cèdre 163,28+ 72 + 90,66, 135,73 + 91+20, mars 2006 encadrement cèdre 9,78 + 147,35$, avril 2006 encadrement cèdre 57,51$, septembre 2006 encadrement cèdre 68.54$ +70,31$, novembre 2006 encadrement cèdre 23,76$, décembre 2006 encadrement cèdre 174$ + 33.34$.

Dès ses premiers pas en arts plastiques, Sylvie investit dans des cours de peinture. Deux fois par semaine elle apprend aux côtés de son professeur les rudiments de l’art. Après deux, trois années elle réalise qu’elle peut à son tour enseigner son art. Mars 2005 on peut lire :

Peinture — reproduction artistique
Photo préférée ou image
cours de peinture en Atelier à domicile
forfaits peinture disponible

C’est une petite annonce, un brouillon d’annonce. Sylvie cherche les mots vendeurs, accrocheurs, qui vont lui amener des clients. Et les clients sont là. Trois élèves en 2003, neuf en janvier 2005, quatorze en mars, janvier 2006 trois élèves supplémentaires.

Janvier 2005
Francine, Gaëtan, Jocelyne, Serge, Melissa, Maria, Louise, Denise, Lucette, Pierre, Madeleine, Raymonde, Lise, Carole

À chaque rentrée Sylvie dresse la liste de ses élèves, ainsi que le montant des frais payés. Petit à petit la liste se complexifie. Septembre 2005, apparition d’une colonne supplémentaire. MM, LS, MS, pour mardi ou mercredi matin, lundi soir, mardi ou mercredi soir.

Simple loisir, ou activité rémunératrice : comment appréhender la peinture ? De quoi s’agit-il ? Entreprenariat, système D ? L’art comme loisir est un classique. L’offre de cours ne tarit pas, tout est possible, apprendre à peindre et à dessiner bien entendu, mais aussi à faire de la poterie, de la sculpture, de la couture, comme d’autres apprennent à écrire, à chanter, à réaliser des courts métrages ou des photos de qualité. On s’essaie selon nos inspirations, c’est la grande époque de la réalisation artistique, à la découverte de nos talents cachés qui, sait-on jamais, nous ouvriront de nouveaux horizons. Ce sont ces milliers de jeunes qui poussent la chansonnette en espérant décrocher un contrat de téléréalité.

Sylvie commence avec le chant, puis se dirige vers les arts graphiques, avec le dessin et la peinture. Elle est une artiste comme sa soeur qui se spécialise en fresque murale, comme sa nièce qui fabrique des bijoux, comme son amie Monique qui chante, comme son ami Gabriel lui aussi chanteur. Elle se distingue par le goût du beau, par un don pour le dessin, et pour la peinture. Qui ne connaît pas un peintre, qui n’a pas participé au vernissage de l’exposition d’un proche, dans la salle communale, ou dans ces cafés et restaurants faisant office de galerie d’art pour ceux qu’on appelle les peintres du dimanche ? Les artistes nous entourent : peintre, chanteur, musicien, photographe, poète.

Pour Sylvie c’est un mélange d’expression de soi et de débrouille. Sa situation financière est instable, comment y laisser place au pur loisir ? Elle aime peindre, mais si l’activité peut lui rapporter au lieu de lui coûter c’est aussi bien. Sa vie est guidée par cette recherche de rentabilité, ce savoir-faire qui consiste à rendre financièrement intéressantes ses activités. Elle aimait le chant mais il lui coûte alors que la peinture permet le profit. C’est la fierté de la débrouille, le plaisir d’entreprendre. Ne pas pratiquer à perte devient un mot d’ordre. C’est alors que la chanson laisse place à la peinture. C’est une question de profit. Un tableau se vend plus facilement qu’une chanson.

Le coeur du cahier : une page, un mois

-> Voir la liste des figures

Page de gauche. Un mois, une page. Huit colonnes. Sylvie transforme son cahier en calendrier. Une ligne par jour. Les gains journaliers sont notés ainsi que le cumul hebdomadaire. Sur la colonne du milieu elle liste les dépenses fixes.

Le partage au quotidien

Sur la page de droite sont séparées les dépenses que Sylvie partage avec sa mère de celles qu’elle assume seule.

En novembre 2004 Sylvie à dépensé 532,26$ et sa mère 365.18$, au final les comptes seront justes, Maman doit 78$ à Sylvie. Que signifie ce partage ? Que partagent-elles ? Provigo, Iga, fruits légumes, Iga, Iga... il s’agit de dépenses d’épicerie. Ainsi elles mangent ensemble. Est-ce que cela signifie qu’elles vivent ensemble ? Oui, chaque mois dans les dépenses fixes apparaît le partage du loyer et du téléphone. La mère et la fille forment un couple moderne, les dépenses sont divisées à parts égales. Leurs comptes tiennent sur deux colonnes. Sylvie y recense qui dépense quoi dans les postes communs (nourriture, entretien), la comptabilité est tenue avec précision, certains remboursements sont pris en note. Les dépenses partagées sont pour l’essentiel liées à la nourriture, et faites dans les grandes surfaces. Les visites au supermarché sont nombreuses, en novembre 2004 Sylvie s’y rend quatorze fois et sa mère onze fois, en janvier 2005 c’est vingt-deux fois que Sylvie fait des courses dans les supermarchés pour des sommes comprises entre 9 et 42$. Les dépenses mensuelles de la mère et de la fille sont très variables, du simple au double. Mars 2004, chacune débourse 180$, le mois suivant c’est plus de 350$ chacune, en mai de nouveau moins de 200$, en 2006 les dépenses augmentent, 500$ chacune en avril, 650$ en mai. Pourquoi ces augmentations ?

Durant les mois de juin, juillet, août et septembre des années 2004 et 2005 les colonnes de dépenses que Sylvie partage avec sa mère restent quasiment vides. En 2006 ce n’est pas le cas, de nouveau mère et fille partagent les frais d’épicerie. Que se passe-t-il ? Une dispute deux années de suite les mois d’été ? Une séparation physique ? L’une en voyage l’autre non ? Dans la liste des accomplissements je trouve un élément de réponse. Mai 2006 « Loué le 437 à Maman ». Le 437 est une roulotte à Rouville. Sylvie occupe le 436. Ainsi mère et fille vivent de nouveau côte à côte et reprennent le partage des dépenses d’épicerie.

Les dépenses personnelles

En dessous des dépenses partagées, Sylvie liste ses dépenses personnelles, celles qui n’entrent pas dans la catégorie « frais fixes ». Elle indique le nom des boutiques dans lesquelles elle fait ses courses mais spécifie rarement la nature de l’achat. Les trois postes de dépense les plus importants sont le pot, le restaurant et la pharmacie. Viennent ensuite les spectacles, la peinture, les magasins à un dollar ou autres supermarchés discount. Suivant cette liste nous faisons le tour des boutiques à bas prix, celles où magasinent les plus pauvres. Il s’agit des boutiques à 1 $ comme elle le note elle-même, ou encore des Wal-Mart, Canadian Tire, Toys “R” Us. Ce sont des chaînes, des supermarchés situés en périphérie des villes. Pour les vêtements, les siens mais aussi ceux de ses petits enfants, c’est le Village des Valeurs, une chaîne de boutique seconde main, une sorte de supermarché du vêtement usagé à moins de cinq dollars. La liste des dépenses personnelles permet aussi de mettre à jour le régime alimentaire de Sylvie. Sous l’étiquette restaurant figurent des chaînes de fast-food : Saint-Hubert, c’est une rôtisserie familiale, Mike’s, Café Dépôt. Les prix sont peu élevés : 8$, 10$,10$,10$,13$,12$,6$, 3,49$, 15$, 14$, 9$ et ainsi de suite.

« Chez Saint-Hubert on est un peu chez soi. » C’est un restaurant familial, on compte quatre-vingt-dix succursales dans la province de Québec. Le menu évolue peu, le client connaît chaque plat, chaque dessert, ce sont toujours les mêmes depuis plus de vingt ans. Même goût, même odeur, même sauce. Saint-Hubert c’est l’odeur de l’enfance, quand on sortait en famille au restaurant. Les lumières sont tamisées, les moquettes épaisses. Ici les restaurateurs jouent la carte de l’intimité, de la chaleur du foyer, et ça fonctionne. Dès dix-sept heures c’est l’affluence, toutes les générations s’y retrouvent, jeunes couples, groupes d’amis, familles avec enfants à qui on promet les frites servies dans une voiture en carton ; c’est aussi, bien entendu, un haut lieu de sortie pour les plus âgés qui sont fidèles à la chaîne. Aller chez Saint-Hubert c’est aller au restaurant, alors qu’on ne dit pas la même chose d’une sortie au McDonald. Les menus et les prix se ressemblent, mais dans un cas le repas est servi dans une assiette et dans l’autre non. Frites, panures, pain, mayonnaise et poulet sont à la base des menus, mais chez Saint-Hubert on est servi à table et il faut attendre le serveur pour choisir sa place. Le service aux tables fait toute la différence, c’est ainsi que la chaîne se démarque des fast-foods environnants. Il est une expression courante qui dit « manger du Saint-Hub », mais on peut aussi « call(er) du Saint-Hub », ce qui signifie commander par téléphone et se faire livrer le poulet à domicile. Pour Sylvie c’est un peu une cantine, elle va au Saint-Hubert plusieurs fois par mois, jusqu’à six fois, et ses dépenses oscillent entre 6 et 15$.

Du partage au don

Payer, acquérir, placer, louer, acheter, donner : ce sont les termes utilisés pour lister les accomplissements « financiers ». Le don apparaît pour la première fois en 2005, pourtant avant ça les cadeaux sont nombreux. Ils figurent dans le budget fixe sous l’étiquette cadeau + ass. Qu’est-ce que ass ? Assurances ? Pourquoi ranger ensemble cadeau et assurance ? Qu’est-ce qui se cache sous cette étiquette ?

Qu’est-ce qui distingue le don du cadeau ? Que se passe-t-il en 2005 ? Jusque-là Mario n’avait besoin de rien ? En juin elle lui fait don de 1000$, dix mois plus tard 1200$. Puis de nouveau 500$ pour Danny. Octobre 2006 Sylvie achète un lit à Emma. Mais qui est Emma ? Une amie mal prise ? Une soeur ? Son prénom apparaît pour la première fois. Novembre, c’est à Violette que Sylvie achète un set de chambre au complet (miroir, pôle à rideau, oreillers, TV, DVD, couvertures, draps). Qui est-elle ? Pourquoi ces cadeaux ? Où est cette chambre ? Est-ce que Sylvie a recueilli un sans-abri ? Adopté un enfant ? TV, DVD... l’enfant est grand ? Le mois suivant ce sont des cours de conduite que Sylvie paie à Violette : 514$, et 400$ pour la garderie de Danny. Que signifient ces dons ? Pourquoi paie-t-elle ces frais de garderie, qui sont les parents de Danny ? Et qui est Mario, à qui elle paie le loyer ? Pourquoi prendre en charge Violette, Danny, Mario ? Ces mots sont indéchiffrables, nous serions condamnés aux conjectures si je n’avais pas côtoyé Sylvie et bavardé longtemps avec elle de choses banales qui donnent un sens à ces dépenses nommées accomplissements.

Ces cinq lignes résument les événements ayant suivi la naissance du deuxième enfant du fils de Sylvie, Mario. À la naissance d’Emma, sa mère fait un important post-partum, refuse de prendre soin de l’enfant, le père (fils de Sylvie) arrête de travailler pour s’occuper du nouveau-né. La situation n’est pas tenable, il faut que le père travaille, le besoin d’argent est criant. Violette, la nièce de Sylvie et la cousine de Mario, se transforme en fille au pair. Sylvie lui installe une chambre chez son fils et achète le mobilier nécessaire. Avec ces dépenses elle joue la carte du confort, TV et DVD pour un semblant d’intimité, pour un possible répit à l’écart des enfants et de leurs parents. Elle paie le loyer du fils en attendant qu’il reprenne le travail, elle paie des cours de conduite à la nièce pour faciliter ses voyages entre la maison du fils et la sienne. Elle sauve la barque, prend en charge, organise. Paye le loyer, s’occupe de la nièce, la convainc de rester. Comme l’employeur soucieux de garder son employée, Sylvie tente d’offrir une situation confortable à celle qui s’occupe des enfants, celle qui la rassure par sa simple présence, celle qui lui permet de garder son indépendance en ne devenant pas la grand-mère assignée à demeure.

Ces dépenses familiales notées accomplissements se rapprochent de la spirale d’échange décrite par Florence Weber. Spirale qui n’a ni commencement ni fin et qu’on ne peut clore sans s’exclure du groupe. C’est l’entraide, la solidarité. Les dépenses familiales notées accomplissements sont celles qu’on dit ne pas compter, c’est l’absence de comptabilité (Weber, 2006). Pourtant lors des séparations (divorce, succession) les chiffres apparaissent ou réapparaissent. Et ce sont ces chiffres cachés, niés, que Sylvie nous donne à voir. Elle note très précisément ses dépenses mais elle seule connaît la nature de l’échange : Set de chambre au complet, Loyer Mario, don Mario, garderie Danny...

On compte l’argent mais aussi des transactions matérielles. Un service contre une invitation à dîner, c’est informel, il n’est pas question de chiffrer, mais lorsque la balance pèse trop lourd d’un côté on se souvient de ces dépenses pourtant faites sans compter. On se souvient que les invitations ne vont que dans un sens. Dans les cas de précarité économique on compte plus, aider ne doit pas mettre en danger. C’est ce que décrit très bien cette phrase énoncée par une femme en cité de transit qui héberge pour l’hiver un couple de SDF : « On ne va pas manger devant eux ; mais on a des gamins à nourrir. »

L’argent en famille : pas toujours dans le même sens

Ne pas divulguer les sommes gagnées, tenter de préserver le secret des montants touchés. En famille on se doit d’aider ceux qui en ont besoin. Aider les parents souffrants, les enfants mal pris, le frère sans-abri, la soeur délaissée. Aider oui, mais jusqu’à quel point ? Et pourquoi aider celui qui ne travaille pas, celui qui ne s’aide pas ? Entre frère et soeur les comparaisons vont bon train. Le petit dernier auquel la mère donne toujours plus. Un billet dans la main lorsqu’il quitte l’appartement familial. Les solidarités financières sont hiérarchisées selon les liens. Les enfants seront aidés en priorité, puis les parents, quant aux frères, soeurs, neveux et autre parenté c’est au cas par cas. Le malchanceux sera privilégié par rapport à celui taxé de fainéantise. C’est le cas chez Sylvie, elle partage avec sa mère les frais d’installation en appartement du fils de sa soeur Catherine connue pour son manque d’attention maternelle. Un coup de pouce matériel sert aussi à déculpabiliser de n’avoir pas fait plus lorsque ces enfants ont été délaissés par leur mère, placés en institution. Tante et grand-mère ont suivi ces événements douloureux en spectatrices. Quelques années plus tard, on se rachète, autant que possible, à l’aide d’un frigidaire et d’un lave-linge.

La fierté de la débrouille

Soustraire les dépenses aux gains, économiser pour dépenser plus tard. Faire ses comptes pour gagner encore est une pratique des plus riches, ils investissent, ils placent. Compter pour dépenser moins, ou mieux, est une pratique des plus pauvres. Ils comptent pour contrôler, pour vérifier. Combien reste-t-il sur le compte en banque, combien doit-on à l’épicier ? Tout se compte, les petites pièces et les petits restes. Les chômeurs de Marienthal comptent les rations de pain, de viande, les hobos comptent les coffee-an (café avec croissant) qui valent cinq cents. En situation de crise il s’agit de contrôler les dépenses. Quand il y a juste assez de viande pour le repas du lendemain, juste assez de lait pour le déjeuner des enfants, les comptes se précisent. Pour les plus pauvres le frigidaire devient un coffre-fort, un espace surveillé, protégé par un cadenas dans certains cas.

« Tu sais comme moi j’suis vite sur la calculette », me dit Sylvie. Compter est chez elle un savoir familial, transmis d’une génération à l’autre. C’est son père qui l’initie, depuis toujours se souvient-elle, il a conseillé à ses filles de se trouver une petite affaire rentable, une idée intéressante, quelque chose de profitable. Ce père qui n’a jamais produit de déclaration d’impôt et pour qui rentabilité et débrouille riment avec fierté. Il enseigne à ses filles la discrétion, pour ne pas être perdant il faut compter à mots couverts, en cachette. Aux impôts on tait ses comptes, dit-il. Et c’est ce que fait sa fille Sylvie qui adopte les principes paternels et ne déclare pas ses gains. Mais quand quelques chiffres lui échappent, les impôts la rattrapent et c’est la faillite personnelle. Elle croit s’en sortir par un simple interdit bancaire mais pas de dû. La vie continue, autres combines, autres comptes, autres faillites. À la troisième, elle doit payer, rembourser. Elle est maintenant obligée de compter, des remboursements de cinquante dollars par semaine au fédéral et au provincial. Et cet arrangement elle le nomme accomplissement et note en début de cahier :

Juin 2001

pris arrangements avec impôts provinciaux et fédéraux

Juillet 2004

fini payer impôts fédéraux

Octobre 2005

Compléter paiement impôts provincial.

Même si ce sont plus souvent les dépenses que Sylvie additionne, les gains aussi font l’objet de fins calculs. C’est un classique de l’organisation du travail des ouvriers payés aux pièces. Compter les entrées d’argent et prévoir les dépenses est un savoir pratique pour Sylvie. Il n’y a pas de gestion à long terme, entrée-sortie sont les maîtres mots de ses comptes. À une dépense est associé un gain. Avec l’argent du travail elle paie les dépenses courantes, le loyer, l’épicerie, le gaz, la pharmacie. Les cours de peinture, les ventes de toiles assurent les extras et les imprévus. Si les événements familiaux le permettent, Sylvie ira à Las Vegas voir le spectacle de Céline Dion. Sinon, si les temps sont durs, elle paiera le loyer de son fils ou la garderie du petit avec la cagnotte des extras.

Les statistiques comme conclusion du livre de comptes

Sur les dernières pages du cahier apparaissent les statistiques, elles sont tantôt synthétisées en huit colonnes et trois lignes qui résument les gains mensuels sur huit années, tantôt détaillées quotidiennement. À première vue c’est incompréhensible.

-> Voir la liste des figures

Janvier 2000 :

8575, 3001 et 372/130

Février 2000 :

6490, 2271 et 295/103

Mars 2003 :

9023, 3158 et 347/121

Le montant inférieur représente 35% du montant supérieur, 35% de 8575 = 3001, 35% de 372 = 130. Mais à quoi correspondent ces 35% ? Des impôts ? Des REER[1] pour la retraite ? C’est la commission de l’entremetteur ? Non, il s’agit des dons reçus d’une part et de ce qui lui revient d’autre part. Elle distingue les montants donnés des gains qu’elle en retire. Par exemple, en 2001 elle reçoit 8575$ en Janvier, 6490$ en février, 9280$ en Mars, ce qui correspond à des gains de 3001$, 2271$ et 3248$ pour elle. C’est-à-dire qu’en Janvier les dons sollicités par Sylvie se montent à 372$ par jour en moyenne ce qui signifie qu’elle reçoit en moyenne 130$ par jour durant le mois de janvier 2001. Ces chiffres sont encourageants, les affaires vont bien, en février 2007 les gains moyens s’élèvent à 145$ pour Sylvie alors qu’ils étaient de 103$ en février 2000.

Autre page, autres chiffres. Huit colonnes sur la hauteur de la page. Chaque ligne correspond à un jour de travail : la date et les gains quotidiens. À la fin de chaque mois Sylvie comptabilise les gains mensuels, en extrait ses revenus et note les moyennes quotidiennes. L’écriture est fine et petite, la page est étourdissante, trop de chiffres, trop de lignes, indéchiffrable pour celui qui ne dispose pas de légende de lecture. On comprend aisément qu’un des chiffres correspond à 35 % d’un autre. Aucun signe de dollar. Sur ces pages de comptes, l’argent est absent, nous avons quitté les comptes pratiques pour une extrapolation scientifique. Avec ces statistiques, Sylvie se fait analyste financière.

Pour conclure

Faire ses comptes est une pratique des plus intimes. C’est réunir sur papier l’échange et le don, c’est aussi rendre comptable ce qu’on a peut-être annoncé comme gratuit. Les comptes se font en cachette, il y transparaît les valeurs qu’on attribue à un cadeau, à un service. Prennent alors sens les termes équité, égalité. La mère de famille aime autant chacun de ses enfants, elle ne fait pas de différence, « chacun recevra la même chose à ma mort », régulièrement elle répète ce souci d’égalité. Pourtant sur ses carnets de comptes, le petit dernier revient plus souvent. Mais ces dépenses-ci sont notées en tout petit, au crayon de bois, elles seront ainsi vite effacées. Les petits billets glissés dans la main entre deux portes n’apparaîtront nulle part, c’est autre chose, un dépannage, un petit cadeau, mais rien de bien important. Pourtant on le tient caché et c’est ce que nous donne à voir ce cahier de comptes, ces classements qu’on garde pour soi, qu’on préfère ne pas divulguer. Des petits arrangements pris avec une soeur sans en parler aux autres.

Argent, compte, économie riment avec secret. Sylvie me le dit à demi-mot tout en lâchant un rire gêné, « personne ne connaît aussi bien que toi le détail de mes revenus ». Même sa propre mère avec qui elle partage pourtant le logement n’est pas au courant. Car c’est une chose d’énoncer ici et là ses arrangements financiers, c’en est une autre de faire le point par l’addition. Elle le sait, dans sa famille ils ont la calculette facile. Il ne faudrait pas que certains considèrent son portefeuille un peu comme le leur.

Aider oui, se faire demander non. Elle aime planifier le coup de pouce, budgéter ses donations. Comme le contribuable qui promet mille dollars déductibles d’impôt au téléthon, Sylvie calcule avec précision les montants alloués aux solidarités familiales. L’argent du loyer de son fils ou des cours de conduite d’Emma vient d’une caisse spéciale, une caisse de secours. Cest l’argent des cours de peinture, argent donné par ses élèves de la main à la main, à la petite semaine. C’est un travail au noir qui en déculpabilise un autre.

Aussitôt touchés, les billets des cours sont cachés ici et là dans l’appartement. La somme cumulée n’apparaît pas sur le livre de comptes. Pas sur celui dont il est ici question. Sur un autre cahier, lui aussi caché, peut-être ? Ces économies, Sylvie les tient serrées, c’est son petit coussin qui protège des coups durs. C’est cet argent-là qu’elle consent à prêter ou à donner. C’est un peu son dû, sa « cotisation sociale », hautement consciente d’échapper aux impôts depuis toujours, elle aime comparer la solidarité familiale dont elle fait preuve à la solidarité sociale qu’elle contourne. L’argent des cours de peinture c’est un surplus grâce auquel elle cotise à sa façon. Surplus dont elle n’a pas besoin pour tenir son budget, mais qu’elle propose selon une logique serrée : aider sa génération, aider celui qui s’aide, aider pour les besoins de première nécessité. La logique du don se décline en deux tendances : d’un côté elle souhaite aider celui qui est dans le besoin (l’héberger, le nourrir), d’un autre elle refuse de se sentir pressée comme un citron. Mais les frontières sont floues, sa soeur lui reproche de vouloir faire de l’argent sur son dos quand elle propose de louer une roulotte cinq cents dollars de plus que ce que ça lui coûte. Qu’en est-il ? En effet elle gagnera cinq cents dollars que sa soeur lui remettra mais n’est-ce pas logique ? Pourquoi s’occuperait-elle d’acheter et d’entretenir des roulottes si elle n’y gagne rien ? Pour aider sa soeur mal prise ? Non, la limite est franchie, payer un loyer, un sac d’épicerie avec la caisse spéciale c’est entendu, mais mettre à mal son petit business c’est trop.

Comme tout un chacun Sylvie dispose de plusieurs comptes. À la banque on les nomme compte courant, codevi, compte épargne, compte Visa... Ils sont chez elle répartis sur divers supports, dans diverses cachettes. Le cahier de comptes présenté ici fait figure de compte courant où sont référés, nous l’avons vu, les revenus de ce qu’elle nomme « son travail » ainsi que ses dépenses fixes. Pourtant çà et là apparaissent des chiffres qui laissent présager l’existence d’autres calculs, notés ailleurs. De nos discussions j’apprends que l’an passé en plus des dépenses spéciales en loyer, cours de conduite, set de chambre et vêtements pour son fils, sa nièce et ses petits enfants, Sylvie a payé des sacs d’épicerie tous les quinze jours à l’une de ses soeurs ainsi que la moitié du montant de huit mois de loyers impayés (l’autre moitié a été prise en charge par la mère), un appareil de musique d’un montant de quatre cent cinquante dollars pour un neveu rappeur, six cents dollars de frais d’inscription universitaire pour une autre soeur. C’est au final près de neuf mille dollars qui sont passés de la caisse spéciale aux coups de pouce familiaux. Cet argent-là est invisible, indicible. Derrière le don transparaît l’affection, le jugement (elle aide celui qui s’aide). Derrière le don se cachent des espoirs inavouables comme derrière la hiérarchie des remboursements en sens inverse. Laé et Murard (1985) notent que dans une économie de survie « on remboursera plus systématiquement celui dont on a besoin » et « on rompra plus facilement avec celui dont on peut se passer ». Plus encore, « on rembourse celui dont on a besoin non pour ce qu’il prête mais pour ce qu’il est : un costaud, un informateur d’un autre réseau ». Au final « l’obligation de rembourser n’est pas purement économique », la décision de venir en aide économiquement n’est pas rationnelle comme Sylvie tend à le présenter. Besoin et nécessité sont bien évidemment pris en compte, mais aussi affinité et espoir. Sylvie admire les sculptures en pâte à sel que réalise sa soeur Louise à longueur de journée. Payer les frais d’épicerie et le loyer est pour elle une sorte d’investissement, elle prend en charge l’artiste, joue le rôle de mécène. De temps à autre elle laisse entrevoir son espoir d’être remboursée quand le talent de Louise sera reconnu.

Ces mots barrés, gommés, ces dons et prêts cachés incitent à penser que le cahier de comptes est fait pour être inviolable. On dit pourtant qu’il sert à rendre public... Mais alors... Une comptabilité privée se décline ailleurs ? Où sont ces chiffres ? Cachés sous d’autres ? Où sont les montants de quinze ans de bien-être social touchés depuis qu’elle se déclare adulte à la charge de sa mère ? Ces sommes ne doivent pas apparaître au risque de bouleverser l’équilibre familial. C’est évident, il transparaît chez Sylvie la crainte que ses revenus mis à nu transforment les relations. Car on demande plus à celui qui gagne plus et on lui donne moins. Au final, verrait-elle comme illégitime le prix des locations estivales de roulottes si sa mère connaissait précisément le montant de ses revenus ?

Avec ce cahier comptable, ces pages statistiques, il est possible de déchiffrer la vie de Sylvie comme le fait Catherine Bogaert (2005) avec le livre de comptes de Joseph Florimond Duplès. Les comptes racontent les vies, ils sont précis, les revenus sont listés, ils nous rappellent les grosses dépenses, les faillites, les prêts, les dons. Ils sont révélateurs d’intimité et suggèrent par exemple le partage du loyer pendant des années jusqu’au jour où l’un des deux paie la totalité de la somme. Que se passe-t-il ? L’augmentation des dépenses indique une séparation, un divorce ? Les traces d’argent font aussi le point sur les souffrances (Lejeune, 2005), entre remboursement de sécurité sociale et médicament ils listent nos maux. Derrière les pages quadrillées du cahier d’écolier tenu par Sylvie apparaissent ses lieux de vie (l’appartement qu’elle occupe avec sa mère et transforme en atelier de peinture quand elle y donne des cours, les roulottes du camping en été, ses restaurants préférés). C’est aussi le cercle de proches que ses comptes donnent à voir (la mère avec qui elle partage les dépenses de logement et d’épicerie, le fils et le petit-fils qu’elle aide, la nièce qu’elle engage à sa façon, les amies avec qui elle médite, celles avec qui elle voyage, ses élèves des cours de peinture, les hommes quasiment absents) et puis çà et là les comptes mettent à jour les hobbies (les spectacles, les livres lus, les destinations vacances), les petits plaisirs (le pot, le vin, les chips).

Au final cette archive offre au sociologue le tableau d’une tranche de vie d’une grande richesse. Mais elle révèle aussi tout ce que recouvre un simple mot. Et si chaque mot recouvre une telle profondeur d’engagement alors comment s’y prendre ? Les mots seraient-ils des coffres-forts impénétrables ? Les cahiers de comptes ne sont-ils pas volontairement indéchiffrables ? La teneur de la dépense ne se doit-elle pas d’être inviolable ?