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Il m’a été confié d’écrire en hommage à Chuck Tilly une introduction à ce numéro thématique de Sociologie et sociétés, axé sur une critique de la conception du pouvoir et de l’État relevant de l’approche du processus politique, auquel on associe Chuck si intimement. À première vue, il peut paraître incongru — voire irrespectueux — d’unir ainsi hommage et critique, mais connaissant Chuck, c’est finalement tout approprié. Car personne n’appréciait plus que lui les débats soutenus et ouverts entre penseurs et qui font du savoir un voyage imprévisible. À la fin des années 1990, il parlait de son propre parcours intellectuel comme d’une « route erratique » jalonnée d’une « série d’essais et d’erreurs, de critiques et de corrections, de reformulations ». Il voyait tout simplement l’entreprise intellectuelle comme une conversation ininterrompue et animée, émaillée d’idées exploratoires, d’éclaircissements progressifs et, au mieux, de conclusions provisoires. Par conséquent, il aurait été heureux de voir son oeuvre alimenter et soutenir cette conversation, malgré son désaccord avec certaines affirmations des parties en présence.

Je suis de la même veine, ayant toujours considéré mes travaux — même les meilleurs — comme une sommaire approximation d’une réalité sous-jacente bien plus complexe. Ainsi, même un regard critique sur la notion de processus politique m’a toujours semblé être une bonne chose. Cela signifiait qu’au moins mes idées pouvaient susciter une conversation. Dans le même esprit, j’ai acquiescé à bon nombre de critiques formulées à l’égard de cette théorie, cherchant au fil des années à modifier mon propre regard en réponse à la critique (2004). Chuck était peut-être plus véhément dans sa défense (2004a, 2004b), mais cette conversation lui tenait tant à coeur qu’il acceptait bien plus les idées adverses que ne le suggérait sa réaction parfois virulente. Donnons juste un exemple de son ouverture au changement par la conversation : s’il était autrefois un structuraliste invétéré et un critique notoire des thèses culturalistes, ses intenses discussions avec Bill Sewell, Jim Jasper, Ann Mische et bien d’autres noms du même acabit l’ont amené progressivement à s’éloigner de sa première école pour se rapprocher toujours plus de cet autre courant, dans les dix à quinze dernières années de son extraordinaire carrière. Par son insistance sur les « performances contestataires », sur la contestation comme un phénomène mis en scène à travers une interaction prolongée, sur les répertoires comme « boîtes à outils » de la lutte, sur la nature « jazzy » et improvisée du conflit, Tilly, au fil du temps, développa une compréhension de plus en plus « culturelle » de la contestation politique, au sens idéationnel comme au sens dramaturgique.

Ainsi enclin à l’échange intellectuel, à la réflexion et à la modification, comment aurait-il réagi à la critique centrale présentée ici, selon laquelle « l’approche du processus politique sous-entend que la domination s’organise par et autour d’une seule source de pouvoir » (Armstrong et Bernstein, 2008 : 74) ? Je ne peux bien sûr en être certain, mais puisque nous partagions le même regard théorique, je me permets en son nom de protester un peu, d’acquiescer dans l’ensemble et de renchérir par un défi plus grand. Commençons par la protestation. À proprement parler, je trouve l’accusation d’Armstrong et Bernstein pour le moins exagérée. En vérité, les analyses empiriques de contestation que présentent les adeptes du modèle « pullulent », comme dirait mon père (elles sont « densément peuplées »), d’acteurs qui possèdent plus ou moins de pouvoir et/ou d’autorité. Il suffit de lire Popular Contention in Great Britain, 1758-1834 (1995) ou n’importe quel ouvrage majeur de Chuck pour découvrir la multitude étourdissante d’acteurs collectifs qui interagissent de façon compliquée et sans cesse changeante, employant dans chacun de ces rapports un pouvoir plus ou moins grand qui varie énormément. Et, enfin, il est important de rappeler ce qui pourtant semble évident : Chuck ne présente pas dans son analyse de la contestation en Grande-Bretagne une source unique de pouvoir. La lutte féroce entre Couronne et Parlement constitue l’une des dynamiques clés de la période étudiée. Aussi, malgré tout leur pouvoir, l’une et l’autre doivent eux-mêmes se soumettre aux exigences d’une aristocratie difficile, de colonies indociles, de puissants intérêts commerciaux (comme ceux de la East India Company), de l’Église d’Angleterre et, à la fin de la période, d’une classe ouvrière émergente et de plus en plus consciente.

De même, mon analyse de la naissance et du développement du mouvement des droits civiques (1999 [1982]) rend compte des relations de pouvoir changeantes qu’entretiennent un grand nombre d’acteurs. Là encore, que le diable m’emporte si l’on n’y trouve qu’une seule source de pouvoir. « La question nègre » a en effet été traitée au sein de la politique américaine non par un acteur unique mais au gré d’un accord entre le candidat républicain à la présidence Rutherford B. Hayes et les membres démocrates du Congrès. Hayes accepta de retirer les troupes fédérales du Sud — ceci marquant la fin de la Reconstruction — en échange d’un vote pro-démocrate des sudistes à la Chambre, débloquant ainsi le scrutin de 1876 en faveur de Hayes. Cet « accord » à propos de la question raciale entre le Fédéral et le Sud allait tenir plus de 75 ans, parce qu’un certain nombre d’acteurs — les deux grands partis, les intérêts commerciaux, l’État fédéral, les responsables gouvernementaux et locaux, tous les syndicats ou presque, etc. — s’entendaient pour dire qu’il valait mieux laisser telle quelle « la question nègre ». Il fallut tout autant qu’un certain nombre d’éléments fassent pression — des voix réformatrices au sein du Parti démocrate, la cour Warren, la propagande soviétique, Branch Rickey et la déségrégation du baseball — pour que soit brisé le consensus ségrégationniste et que l’on renationalise la question raciale au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.

D’un point de vue plus théorique, les divisions entre élites antérieurement consensuelles sont depuis longtemps perçues par les tenants du processus politique comme l’une des sources les plus courantes et importantes d’« opportunités politiques » pour des groupes ascendants (McAdam, 1996 ; Tarrow, 1998). Parler de « divisions entre élites » revient bien sûr à reconnaître une multiplicité de sources de pouvoir et d’influence. Toutefois, et nous touchons ici à « l’acquiescement général » que je voulais manifester, la critique d’Armstrong et Bernstein sur la conception du pouvoir que véhicule l’argumentaire de la théorie du processus politique recèle plus qu’une once de vérité. Cette théorie — j’y fais seulement référence ici dans ma version de 1982 — est doublement coupable : d’une part, d’une attention exclusive au pouvoir étatique, négligeant de la sorte d’autres sources d’autorité et d’influence ; d’autre part, d’une description stylisée de la contestation, avec en général un seul « détenteur » institutionnalisé du pouvoir et face à lui un seul « adversaire » extérieur. Si l’on veut défendre l’analyse telle qu’elle apparaît dans l’ouvrage de 1982 contre cette deuxième critique d’Armstrong et Bernstein, il ne suffit pas de dire que son volet empirique était bien plus riche que sa théorie stylisée. Il me semble juste d’affirmer que l’image épurée et stylisée d’une unique autorité en exercice (l’État) opposée à un mouvement adverse uni est bien celle qui définit traditionnellement la réflexion en la matière. Cela dit, « l’approche multi-institutionnelle du politique » prônée par Armstrong et Bernstein relève d’une intuition théorique qui semble être la bonne, de plus en plus avérée par les données empiriques que fournissent les chercheurs à la croisée des études sur les mouvements sociaux et les organisations (Greve, Pozner et Rao, 2006 ; Davis et al., 2005 ; Rao, Monin et Durand, 2003 ; Schneiberg, King et Smith, 2008). J’approuve dans l’ensemble cette conceptualisation affinée du pouvoir, et je pense que Chuck l’aurait lui aussi approuvée. En fait, il me semble que nous l’avons intuitivement appliquée dans nos travaux empiriques.

Mais, tel que promis, je conclus par un défi, ainsi que le faisait presque toujours Chuck lorsqu’il commentait mon travail. Si j’approuve la nécessaire prise en compte des multiples acteurs et sources de pouvoir extérieurs à l’État, je m’inquiète de l’étroitesse d’esprit qui caractérise de plus en plus la recherche sur les mouvements sociaux. Dans un article qui vient de paraître dans la Annual Review of Sociology (2009 : 393-412), Andrew Walder taxe lui aussi le champ d’étude des mouvements sociaux d’« étroitesse », laquelle repose selon lui sur une attention presque exclusive aux causes et à la dynamique de la mobilisation des mouvements. Mais si à mes yeux cette attention révèle une étroitesse d’esprit, c’est plus pour une autre raison, dont Chuck se souciait également. Fatalement, l’importance accordée à la mobilisation a fait de ceux qui semobilisent le centre de l’attention analytique. En bref, le champ d’étude est nettement devenu « mouvement-centrique ». Nous prodiguons toute notre attention aux « stratégies de cadrage » novatrices des « insurgés » et au subséquent « travail sur les émotions » des activistes. Mais en nous centrant autant sur les acteurs des mouvements au détriment des autres parties du conflit, nous courons réellement le risque d’exagérer l’agencéité du mouvement. Ironiquement, cette étroitesse dessert et la perspective « multi-institutionnelle » d’Armstrong et Bernstein et la perspective centrée principalement, voire exclusivement, sur le pouvoir et l’importance des acteurs de l’État propre aux théoriciens du processus politique. Bien que la critique de Dynamics of Contention (que j’ai cosigné avec Chuck et Sid Tarrow) ait essentiellement porté sur l’incontournable question des « mécanismes », notre objectif premier en écrivant ce livre était d’effacer les frontières typologiques entre différentes formes de contestation (mouvements sociaux, révolutions, épisodes de démocratisation, révoltes paysannes, grèves...) et de rappeler notamment aux spécialistes des mouvements sociaux que, bien souvent, le règlement de n’importe quel « épisode de contestation » dépend davantage des décisions stratégiques et du pouvoir d’acteurs extérieurs aux mouvements que des insurgés. Pour dire les choses de but en blanc, nous craignions que les spécialistes des mouvements sociaux, s’identifiant tellement aux mouvements étudiés (généralement progressistes et de gauche), aient perdu de vue la dynamique d’ensemble plus complexe qui ordonne habituellement l’issue des grands épisodes de contestation dans lesquels s’insèrent les mouvements. Mis à part la dernière contribution d’Armstrong et Bernstein, la plupart des récentes recherches dans le domaine n’aident guère à apaiser ces craintes. En bref, en tant que spécialistes de la contestation politique, nous accordons trop d’importance aux mouvements au détriment d’autres acteurs que nous ignorons — notamment les acteurs de l’État — à notre propre risque. Même si sans Chuck elle semble bien moins édifiante et bien moins enjouée, reprenons à présent le fil de la conversation !