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La sociologie des mouvements sociaux doit à Charles Tilly d’avoir montré que les mobilisations ne sont pas que le produit de brutales poussées de mécontentement ou de frustrations. Et s’il a insisté, apportant en cela une contribution décisive à la perspective de la mobilisation des ressources, sur l’importance d’une variable telle que leur degré d’organisation préalable, il a également souligné combien une saisie des mouvements sociaux à l’état isolé est préjudiciable à leur intelligibilité : l’analyse a le devoir d’intégrer ce qu’un mouvement social doit au contexte, et spécialement au contexte proprement politique, qui le voit émerger et se développer.

Cette influence du contexte politique, Tilly l’a tout d’abord empiriquement démontrée dans l’étude des vagues de grèves françaises qu’il a conduite avec Edward Shorter (Tilly et Shorter, 1973 ; Shorter et Tilly, 1974). L’analyse sur la longue durée des statistiques de l’activité gréviste indique que, pourtant menée dans le cadre de l’entreprise et le plus souvent dans la poursuite d’objectifs propres au monde du travail, cette forme d’action n’est pas tant soumise aux variations de l’activité économique qu’à l’influence des évolutions du jeu politique, et plus spécialement des fluctuations du poids politique du monde ouvrier et de ses représentants. Tilly a ensuite tenté de rendre compte de cette variable contextuelle au moyen d’un modèle théorique ad hoc, exposé dans From Mobilization to Revolution (Tilly, 1978), et plus précisément en proposant le concept d’opportunité politique. Celui-ci repose sur une idée simple : dans certains contextes, le système politique se révèle davantage réceptif ou vulnérable devant la contestation de ses challengers, et leur offre ainsi, en réduisant les coûts de leur mobilisation, davantage d’opportunités de voir leurs revendications satisfaites ; à l’inverse, le même système politique sera dans d’autres circonstances davantage en mesure de résister aux protestataires, et la menace — notamment par la répression — qu’il fait peser sur eux freinera, voire empêchera, leur mobilisation en en augmentant les coûts.

Il n’est pas dans le propos du présent article de revenir sur le destin qu’a connu la notion d’opportunité politique après sa première formulation. Il suffira simplement de rappeler qu’appropriée par Doug McAdam, qui s’appuyait également sur une première proposition de Peter Eisinger (1973), elle a été rapidement reformulée en structure des opportunités politiques (McAdam, 1982). Les diverses entreprises de définition dont le concept de structure des opportunités politiques (dorénavant SOP) a depuis été l’objet n’ont jamais dévié de leur objectif principal, à savoir rendre compte des inégales vulnérabilité ou résistance des systèmes politiques devant la contestation. Les chercheurs ont évalué ces vulnérabilité et résistance tant dans l’espace, à travers la comparaison des degrés d’ouverture ou de fermeture des SOP de différents pays confrontés au même type de mouvement (e. g. Kitschelt, 1986 ; Krieisi etal., 1995), que dans le temps, en mesurant les variations, au fil d’une période donnée, de la réceptivité d’un État singulier devant les revendications d’une même mobilisation (e. g. McAdam, 1982 ; Tarrow, 1989 ; Koopmans, 1993).

C’est à cette seconde approche, diachronique, que se rattache la présente étude. Celle-ci aborde en effet les succès et les échecs, les avancées et les reculs, d’un même mouvement social, le mouvement contre la double peine (cf. encadré), suivi sur une période de 35 années et en le rapportant aux fluctuations du contexte[1]. Quoiqu’elle en reprenne ainsi le principal questionnement, cette recherche a renoncé à recourir au concept de SOP. Ce dernier est en effet apparu marqué par plusieurs faiblesses qui en réduisent la portée heuristique, et c’est dans d’autres traditions de recherche, et spécialement au sein de la théorie des champs de Pierre Bourdieu, que l’on a cherché des pistes d’analyse alternatives. La première partie présente ce cadre d’analyse alternatif à travers des réponses qu’il entend apporter à la théorie de la SOP, tandis que les suivantes en exposent l’application à l’histoire du mouvement contre la double peine.

1. Mouvements sociaux et politique

Il est nécessaire, avant de passer à l’étude de l’histoire du mouvement contre la double peine proprement dite, d’expliciter pourquoi la perspective de la SOP n’a pas été retenue, et d’exposer le cadre théorique alternatif, centré autour du concept d’espace des mouvements sociaux, que l’on a préféré adopter.

1.1 Un concept défaillant

Le concept de SOP n’est pas seulement l’un des plus utilisés pour l’étude des mouvements sociaux, il est aussi l’un des plus critiqués. Examiner l’ensemble des carences analytiques repérées par ses critiques — et des réponses que ses promoteurs ont tenté de lui apporter — dépasserait largement les limites de cet article (cf. Fillieule, 1997, 2006 ; Gamson et Meyer, 1996 ; Goodwin et Jasper, 2004 ; McAdam, Tarrow et Tilly, 2001 ; Mathieu, 2002 ; Rootes, 1997), c’est pourquoi on se concentrera ici sur celles relatives à sa conception des rapports entre mouvements sociaux et système politique.

Un premier ensemble de critiques reproche au concept de SOP son caractère lourdement objectiviste, sensible au caractère d’oxymore de l’expression de structure des opportunités elle-même (Goodwin et Jasper, 2004 : 16). Il apparaît en effet paradoxal de tenter de rendre compte de l’opportunité pour une mobilisation de se développer avec succès — c’est-à-dire de quelque chose de nécessairement ponctuel et instable — en termes de « structure », notion qui connote à l’inverse la stabilité et la durabilité. Alors que la compréhension de ce que sont, et de comment agissent concrètement, les opportunités de jouer des « coups » dans un conflit politique requiert un cadre d’analyse apte à rendre compte de leur dynamique, c’est une représentation figée de la réalité sociale que produit le concept. Une seconde conséquence est la paradoxale indifférence de certains tenants de la SOP (notamment Kriesi, 1995 : 168-169) pour les perceptions, anticipations et stratégies des acteurs, au profit des seuls éléments stables et structurels du contexte politique, considéré comme un « donné ». Une telle conception des opportunités apparaît intenable dès lors que l’on intègre, à la suite de François Chazel, qu’« il ne suffit pas que des opportunités soient offertes, il faut encore qu’elles soient saisies et elles ne peuvent l’être que si elles ont été au préalable perçues » (2003 :124). À rebours d’une appréhension macrosociologique comme fait de structure dont la réalité s’imposerait d’elle-même aux acteurs, c’est vers leur saisie subjective que doit s’orienter la compréhension du rôle des opportunités dans les dynamiques contestataires[2].

La perspective de la SOP apparaît également mécaniste, et reposer sur une conception quelque peu rudimentaire des rapports entre système politique et contestation collective : en faisant dépendre le développement ou le succès d’un mouvement du degré d’ouverture de la SOP, on introduit non seulement l’idée d’une opposition de forces permanente entre les challengers et le système politique, mais également celle que seule une évolution interne au second est à même de susciter cette « ouverture ». Cette vision des rapports entre mouvements sociaux et autorités politiques est inadéquate en premier lieu parce qu’elle est conçue comme univoque et asymétrique a priori. En présupposant une nécessaire dépendance des mouvements sociaux à l’égard du système politique, la théorie se rend inattentive à la diversité des relations et des transactions entre les deux domaines, et conduit nombre d’analystes à s’intéresser davantage à ce que les formes et l’ampleur de l’activité contestataire doivent à la politique institutionnelle qu’à l’inverse, alors même que les exemples ne manquent pas d’activités gouvernementales ou de positions partisanes infléchies ou bouleversées sous la pression de « la rue ». Elle tend plus globalement à « localiser l’“opportunité” de l’action prioritairement, voire exclusivement, à l’extérieur de celle-ci » (Dobry, 1995 : 135) et à oublier que les contestataires peuvent d’eux-mêmes se créer leurs opportunités d’agir (Meyer et Staggenborg, 1996).

On peut en outre s’interroger sur le réel pouvoir explicatif d’une variable telle que la SOP. Le présupposé sur lequel se fondent la plupart des analyses qui s’en inspirent est que les phases d’ouverture de la SOP facilitent le succès des mouvements sociaux, tandis que celles de fermeture conduisent à leur déclin ou à leur échec. Or l’examen de plusieurs cas empiriques indique que l’inverse peut tout aussi bien être vrai (Goldstone et Tilly, 2001 ; Goodwin et Jasper, 2004 : 14). Un contexte politique favorable peut entraîner l’affaiblissement de la mobilisation sous l’effet de la satisfaction de ses revendications ou de son institutionnalisation. À l’inverse, la surdité d’un gouvernement devant des revendications continues et pressantes, voire son recours à la répression, peuvent susciter une radicalisation des protestataires et renforcer leur détermination et leur puissance. On voit ainsi que loin d’être univoque, l’influence de l’ouverture ou de la fermeture des autorités politiques à l’égard de leurs contestataires est éminemment variable, car dépendante de bien plus de facteurs que ne le présuppose la SOP.

La dernière critique qui intéresse directement notre propos porte sur le caractère stato-centré de la conception des mouvements sociaux que défend la perspective de la SOP. Armstrong et Bernstein (2008) l’ont rappelé, tous les mouvements sociaux n’ont pas nécessairement l’État pour cible. Certains, porteurs d’enjeux culturels ou identitaires, pourront s’adresser prioritairement aux médias ou interpeller l’« opinion publique » tandis que d’autres, internes au monde du travail ou relatifs à des enjeux écologiques, s’affronteront davantage aux entreprises et aux responsables économiques, et que d’autres encore s’attaqueront au fonctionnement de la justice. La distinction que proposait Tilly en 1978 entre challengers et « membres » cherchant respectivement à entrer et à se maintenir dans le système politique apparaît de fait incapable de rendre compte de la pluralité des enjeux de lutte portés par les mouvements sociaux et de la diversité de leurs interactions avec différents types d’acteurs ou d’institutions. C’est d’une approche à même de rendre compte de la différenciation du monde social qu’il est alors besoin.

1.2 Un monde social différencié

La démarche d’analyse utilisée ici peut elle aussi être considérée comme « structurale », mais dans un sens très différent de celui qui inspire la théorie de la SOP, puisqu’elle s’appuie sur le postulat d’un monde social structuré car différencié en une multiplicité de sphères dotées chacune de leurs logiques, enjeux et modes de fonctionnement propres et dont les rapports mutuels sont faits à des degrés variables d’autonomie ou de dépendance. Il s’agit d’une conception du monde social proche de celle que propose la théorie des champs de Pierre Bourdieu (Bourdieu 1984). Pour s’en tenir à l’essentiel, un champ est pour lui un univers social plus ou moins fermé sur lui-même (c’est-à-dire plus ou moins autonome), qui propose aux agents qui le composent un certain nombre d’enjeux spécifiques (des capitaux) que ceux-ci se disputent dans des luttes menées selon des règles du jeu elles aussi spécifiques. Les frontières de chaque champ (littéraire, religieux, médiatique, scientifique, etc.) ne sont pas définies par le chercheur, mais sont le produit des luttes de concurrence qui opposent en son sein ses différents membres, soucieux d’imposer les définitions du champ et de ses conditions d’appartenance qui leur soient les plus favorables.

Le domaine de la politique constitue un tel champ, à l’intérieur duquel des professionnels et des entreprises spécialisées (les partis) sont en concurrence pour des trophées spécifiques (des investitures et des postes électoraux) qu’ils peuvent espérer obtenir grâce aux suffrages des électeurs (Bourdieu, 2000). Comme celle de tout autre champ, l’autonomie du champ politique est garantie par la commune croyance, malgré la concurrence qui les oppose, de ses différents membres en la valeur de ses enjeux (ce que Bourdieu appelle l’illusio), ainsi qu’en la nécessité d’exclure ces profanes que sont en l’occurrence les électeurs, censés devoir rester politiquement passifs en dehors des périodes d’élection. Cette approche apparaît comme un remède au statisme de la SOP puisque l’accent qu’elle porte sur les luttes de concurrence qui traversent le champ politique permet de rendre compte des fluctuations de ses rapports de force internes, sanctionnés par le verdict des élections. Elle répond également à l’appel d’Armstrong et Bernstein (2008) en faveur d’une conception multi-institutionnelle de la politique, puisque ce que l’on nomme communément, au moyen d’un singulier trompeur, l’« État » peut être considéré comme un champ, lui-même composé d’une multiplicité de sous-champs (ses diverses administrations, spécialement) en concurrence les uns avec les autres (Bourdieu, 1997).

Les mouvements sociaux constituent eux aussi un domaine de pratique et de sens distinct au sein du monde social, que l’on a proposé d’appeler l’espace des mouvements sociaux (Mathieu, 2007). Celui-ci est entendu comme un domaine relativement autonome, et doté de logiques et de principes de fonctionnement propres qui s’imposent aux agents individuels ou collectifs qui le composent. Appréhendé sur sa face « interne », l’espace des mouvements sociaux rassemble l’ensemble des entreprises contestataires d’une société donnée et ouvre à une intelligibilité des rapports d’interdépendance variables et fluctuants qui les unissent. Ces rapports — entre militants, organisations ou causes — peuvent relever de la concurrence (comme entre les différentes organisations prétendant à la représentation des chômeurs), de l’alliance (comme entre mouvement des sans-papiers et lutte contre le sida) ou de l’antagonisme (comme entre mouvements respectivement « prochoix » et « provie »). Envisagé cette fois en sa face « externe », le concept permet d’étudier les rapports eux aussi divers qui unissent le domaine de la contestation collective à une multiplicité d’autres champs : celui de la politique (comme lorsqu’il s’agit de faire pression sur un gouvernement ou d’inciter un parti à endosser ses revendications), mais également le champ religieux, celui des médias ou encore celui de l’économie. Appréhender le degré d’autonomie — ou à l’inverse d’hétéronomie — de l’espace des mouvements sociaux à l’égard des autres composantes du monde social impose de porter l’attention sur les frontières qui délimitent ce domaine de pratique et de sens. La tâche de tracer ces limites ne revient pas à l’analyste, qui doit plutôt suivre l’invitation de Gérard Mauger à considérer que « l’absence de définition du “mouvement social” fait (...) partie de sa définition » (Mauger, 2003 : 33) puisque, comme celle de tout champ, la délimitation des frontières de l’espace est elle-même un des enjeux de la lutte qui oppose ses différentes composantes (les débats autour de l’exclusion des partis politiques des forums sociaux altermondialistes en sont une bonne illustration).

Cette appréhension des mouvements sociaux comme constitutifs d’un domaine social spécifique n’est pas totalement originale. Elle rejoint notamment la proposition de John D. McCarthy et Mayer N. Zald (1977) de considérer que les mouvements sociaux se déploient dans un secteur social particulier (social movement sector), lui-même composé d’une multiplicité d’industries (social movement industries), c’est-à-dire d’enjeux de lutte distincts (immigration, féminisme, écologie, etc.). De même que, selon les deux auteurs, les différentes organisations d’une même industrie de mouvement social sont en concurrence pour l’acquisition de ces ressources que sont les militants, et le temps et l’argent qu’ils sont disposés à leur consacrer, le secteur des mouvements sociaux est en concurrence avec d’autres secteurs de la société (on peut penser à celui des loisirs) pour l’acquisition de ressources. Une des difficultés de cette approche tient à la métaphore économique qui l’inspire, et qui tend à ne percevoir les relations entre les différentes organisations ou industries de mouvement social que sous l’angle de la concurrence, alors que, on vient de le voir, ces relations s’inscrivent dans des registres divers qui ne peuvent être réduits à celui de la seule compétition.

Notre approche rejoint également le concept de champ multi-organisationnel (multi-organizational field), proposé par Russel Curtis et Louis Zurcher (1973) et qui désigne le système coordonné et ordonné que constitue l’ensemble des organisations et des militants engagés dans la défense d’une même cause. Ce concept permet à la fois d’aborder les coalitions que forment des organisations certes différentes par leurs terrains et leurs activités, mais unies par des liens divers (affinités idéologiques, cibles communes, même bassin de recrutement...), ainsi que les affiliations multiples des militants, parfois simultanément membres de plusieurs des organisations qui composent le champ. Ce concept permet d’identifier, à l’intérieur de la défense d’une cause, les diverses organisations ou mouvances qui fournissent les effectifs les plus conséquents et les logiques de leur ralliement respectif, de même qu’il éclaire les déplacements d’activistes circulant d’une cause ou d’une organisation à une autre. En revanche, le fait qu’il permette surtout d’identifier les réseaux de mobilisation autour d’une cause unique rend son usage plus difficile pour dresser la cartographie de l’ensemble des mouvements d’une société donnée.

D’autres auteurs (Péchu, 2001, Crosley, 2003, Mauger, 2003) se sont eux aussi directement inspirés de la théorie de Bourdieu pour proposer des analyses du domaine contestataire en termes de champ. Notre principale divergence avec ces perspectives — qui explique que nous préférions le terme d’espace à celui de champ — est qu’elles tendent à considérer comme achevé le processus d’autonomisation du domaine que forment les mouvements sociaux. Il nous semble à l’inverse que l’univers contestataire ne dispose pas d’un degré d’objectivation, de structuration et d’institutionnalisation suffisant pour correspondre à ce que Bourdieu, dans ses définitions les plus rigoureuses (e.g. Bourdieu, 1984), définit comme un champ, cela principalement du fait que son autonomie à l’égard des univers dont il est proche (les champs politique et syndical, spécialement) est soumise à de très importantes variations conjoncturelles. En d’autres termes, l’espace des mouvements sociaux apparaît comme un univers trop faiblement unifié, et à l’autonomie trop labile et fluctuante, pour prétendre au titre de champ (Mathieu, 2007).

1.3 L’espace pro-immigré

Appliquée à la lutte contre la double peine, notre perspective invite à en situer la position évolutive dans l’espace des mouvements sociaux français, et plus précisément à l’intérieur de ce sous-espace que constitue en son sein l’espace pro-immigré. Celui-ci voit en effet coexister différentes causes — celle des doubles peines, mais aussi celles des demandeurs d’asile, des sans-papiers, l’antiracisme... — qui entretiennent entre elles des relations d’autant plus complexes qu’elles sont fréquemment portées par les mêmes organisations et recrutent au sein des mêmes viviers militants. Ces organisations occupent elles-mêmes des positions distinctes (en regard de leur ancienneté, de leur légitimité, de l’importance de leurs ressources militantes, de leur sensibilité philosophique ou idéologique, etc.) au sein de l’espace, et sont liées les unes aux autres par des rapports faits à la fois de coopération et de concurrence. Ainsi le GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigrés) est-il une organisation aux effectifs limités, mais qui constitue un important pôle d’expertise juridique, tandis que la Cimade est une association issue du protestantisme aux missions prioritairement d’assistance auprès des étrangers, que la Ligue des droits de l’homme (LDH) bénéficie de la légitimité retirée de sa longue histoire (elle a été fondée à la fin du xixe siècle dans le contexte de l’affaire Dreyfus) et d’une forte implantation sur le territoire français, que le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), lui aussi bien implanté depuis sa création à la fin des années 1940, s’est progressivement autonomisé du Parti communiste, et que le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues), aux ressources et effectifs restreints, témoigne d’une volonté d’auto-organisation des jeunes issus de l’immigration, et tranche avec les autres par la radicalité de son discours et de ses pratiques.

Si ces différentes organisations se rejoignent pour dénoncer la double peine et pour souhaiter que l’État réforme le régime de l’expulsion des ex-délinquants étrangers, les motifs de leur indignation et leurs définitions de l’enjeu de la lutte n’en sont pas moins contrastés. La nature de leurs revendications est elle-même étroitement dépendante des recompositions du champ politique, c’est-à-dire, principalement, des résultats de la compétition à laquelle se livrent les différents partis et qui peuvent, en fonction de leurs scores électoraux, placer aux commandes de l’État des fractions du champ politique plus ou moins favorables ou hostiles à la cause des étrangers frappés par la double peine. L’analyse doit en conséquence s’intéresser à la fois aux effets des évolutions des rapports de force politique, et au travail de pression, de conviction, voire d’alliance — ou au contraire de dénonciation et de combat —, que les militants réalisent auprès des professionnels de la politique selon qu’ils se déclarent favorables ou non à leurs revendications, et selon qu’ils sont ou non en mesure de les mettre en application par un changement législatif[3].

2. La constitution progressive d’une cause (1968-1981)

La période qui court de Mai 68 à la victoire de François Mitterrand le 10 mai 1981 peut être appréhendée comme celle de la constitution de la « double peine » en enjeu de lutte : ce qui représentait initialement un enjeu parmi d’autres, et pas le plus important, au sein du mouvement pro-immigré, s’est progressivement constitué en cause à part entière, appelant un engagement militant et des réponses politiques spécifiques.

2.1 Des expulsions politiques

Mai 68 apparaît comme un point de départ pertinent de l’histoire de la lutte contre la double peine pour plusieurs raisons. La première est l’usage intensif que fit le ministère de l’Intérieur de la procédure de l’arrêté d’expulsion pendant et après les événements de mai et juin. À côté de Daniel Cohn-Bendit (sous le coup d’un AE car de nationalité allemande), ce sont des centaines d’étrangers qui, arrêtés lors d’actions de rue, ont été expulsés dans leur pays d’origine au motif de la menace qu’ils feraient peser sur l’ordre public, suscitant la protestation des associations de défense des droits de l’homme (Gordon, 2003). Ce recours à l’AE pour débarrasser la France des étrangers jugés politiquement indésirables s’est poursuivi les années suivantes, en visant spécialement les militants syndicalistes ou ancrés à l’extrême gauche — tels les Bouziri, un couple d’animateurs tunisiens du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) issu de la mouvance pro-palestinienne, qui menèrent en 1972 une grève de la faim soutenue par des personnalités comme Michel Foucault, Claude Mauriac et Jean-Paul Sartre.

La seconde raison est que les années qui suivent 68 voient se constituer, à la faveur des reconversions militantes impulsées par la déception des espoirs révolutionnaires portés par le mouvement de Mai (Mauger, 1994), une zone de l’espace des mouvements sociaux centrée sur la défense des marges sociales, dont la « question immigrée » constitue une des principales illustrations, et que l’on propose de désigner comme l’espace pro-immigrés. Les travailleurs immigrés, antérieurement délaissés par le champ politique (y compris les partis de gauche) deviennent une « terre de mission » pour les organisations gauchistes par leur capacité à incarner, davantage que la classe ouvrière française dont le PCF et la CGT sont les organisations de référence, la figure du prolétariat exploité (Siméant, 1998). L’espace pro-immigrés du début des années 1970 associe de fait plusieurs pôles : des organisations antiracistes et de défense des droits de l’homme préexistantes (LDH, MRAP, Cimade), des associations de solidarité avec les travailleurs immigrés (fédérées sur le plan national par la FASTI) regroupant souvent militants de gauche et/ou chrétiens progressistes, groupuscules gauchistes (trotskistes et surtout maoïstes), et de nouvelles organisations de juristes (Syndicat de la magistrature-SM, Syndicat des avocats de France-SAF, GISTI). La figure dominante étant alors celle du travailleurimmigré, et les luttes étant fréquemment menées dans le cadre de l’entreprise, les syndicats, et en premier lieu la CFDT, sont également partie prenante de cet univers militant, au sein duquel il convient en outre de ne pas sous-estimer les organisations d’immigrés eux-mêmes (MTA, Comité de défense de la vie et des droits des travailleurs immigrés-CDVDTI), souvent animés par des militants d’extrême gauche en exil[4].

Les expulsions contre lesquelles se mobilisent ces militants et organisations sont alors personnalisées (c’est contre l’expulsion de tel étranger bien identifié que l’on se mobilise, pas contre le principe de l’expulsion) et politiques, au sens où le gouvernement souhaite se débarrasser prioritairement de militants étrangers qui se sont négativement signalés par leur activisme (dans leur entreprise ou dans la contestation du régime au pouvoir dans leur pays). De ce fait, la contestation des expulsions ne constitue pas un enjeu de lutte majeur au sein de l’espace pro-immigrés, et ce sont davantage la lutte contre les crimes racistes et la régularisation des sans-papiers (dont le séjour est à partir de 1972 fragilisé en cas de perte de leur emploi [cf. Siméant, 1998]) qui focalisent les énergies militantes. Une série de recours victorieux contre des arrêtés d’expulsion déposés par le GISTI devant le Conseil d’État permet cependant de restreindre à la même époque les conditions d’utilisation de ce dispositif par le ministre de l’Intérieur.

2.2 La politisation de l’immigration

Année du début de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, 1974 est aussi connue comme celle de l’arrêt de l’immigration de travail en France sous l’effet de la crise économique. En fait engagée depuis plusieurs années, cette fermeture des frontières s’accompagne à la même époque d’une politisation de l’immigration. Cette thématique, qui était jusqu’à présent avant tout portée par les extrêmes du champ politique — l’extrême gauche soutenant les travailleurs immigrés tandis que l’extrême droite encore groupusculaire dénonçait l’« immigration sauvage » —, est mobilisée par la droite au pouvoir pour faire des immigrés les responsables de l’augmentation du chômage. L’enjeu devient pour le gouvernement de renvoyer un maximum d’étrangers dans leur pays d’origine par des incitations économiques (le ministre du Travail promet 10 000 francs à tout étranger qui abandonnerait son emploi à un Français pour retourner au pays), mais également par un recours accru à l’AE. Le ministre de l’Intérieur Michel Poniatowski se targue ainsi en 1976 d’avoir enjoint aux préfets de systématiquement expulser tout étranger qui aurait été condamné à une peine de prison. Ses consignes sont bien suivies, puisque le nombre des AE augmente significativement à partir de 1975, frappant des étrangers, souvent jeunes, même lorsqu’ils n’ont commis que des délits bénins. De fait, le recours à l’AE change de sens : initialement mesure préventive — puisque destinée à parer un trouble à l’ordre public — et politique — ce sont avant tout des militants étrangers qui sont expulsés —, il devient une mesure implicitement punitive, puisqu’elle vient redoubler la sanction pénale de la prison.

La restriction parallèle des conditions d’accès au séjour entraîne au même moment l’émergence de la thématique du « refoulement », c’est-à-dire le refus d’accès ou de renouvellement de la carte de séjour des étrangers sans emploi, et que le gouvernement prévoit à la toute fin de la décennie d’inclure dans le domaine d’application de l’AE (loi Bonnet de 1980). L’activité du mouvement pro-immigré étant ainsi dominée par les questions de régularisation du séjour, la défense des expulsés, souvent assurée dans le cadre de mobilisations localisées, n’occupe toujours qu’une place secondaire en son sein. Pour autant, la multiplication des expulsions punitives, associée à l’émergence de la thématique de la « seconde génération » — ces enfants d’immigrés que l’on dit déchirés entre deux cultures et qui paraissent prédisposés à la petite délinquance propre aux « grands ensembles » des banlieues —, contribuent à la fin des années 1970 à alerter les militants sur la gravité du problème. Mais il apparaît également que ces mobilisations locales sont, du fait de leur dispersion, incapables de résister à la politique systématique d’éloignement adoptée par le ministère de l’Intérieur. C’est à conférer à cet enjeu une dimension générale que vise la grève de la faim d’avril 1981.

2.3 L’opportunité de 1981

Cette grève de la faim est initiée par Christian Delorme, prêtre catholique lyonnais de longue date engagé dans le Mouvement pour une action non violente, et qui mène depuis plusieurs années une action auprès des jeunes issus de l’immigration. Son indignation devant les expulsions de jeunes de son entourage l’amène à former le projet d’une action d’éclat, auquel il rallie Jean Costil, pasteur protestant animateur de la Cimade de Lyon. La date choisie pour le début de cette grève de la faim illimitée ne doit rien au hasard : la France est alors en pleine campagne pour l’élection du président de la République, et il s’agit de forcer les candidats à prendre position sur la question de la place que le pays entend réserver aux jeunes issus de l’immigration. Il y a donc bien, de la part de Delorme et Costil, la perception d’une opportunité de se mobiliser efficacement, d’une conjoncture de relatives ouverture et réceptivité du champ politique aux revendications qui émanent de différents secteurs de la société, et dont il est d’autant plus impératif de se saisir qu’elle sera nécessairement ponctuelle : une fois rendu le verdict des urnes, le nouveau gouvernement redeviendra davantage imperméable aux préoccupations de ses électeurs.

Cette stratégie s’avère payante puisque la dramatisation de la question des expulsions — pour la première fois désignées comme « double peine » — opérée par la grève de la faim, amplement médiatisée et à laquelle s’est rallié un jeune « double peine » algérien, en fait un des thèmes forts de la campagne. Si les forces politiques de droite (les candidats les mieux placés Giscard d’Estaing et Chirac) maintiennent sans surprise une attitude de fermeté, c’est à gauche que s’opèrent les positionnements les plus significatifs. Les recompositions que connaît alors cette zone du champ politique, et tout spécialement l’évolution de la concurrence qui oppose le PCF et le Parti socialiste pour le leadership de la gauche, se révèlent prééminentes. Le PCF a depuis peu adopté un discours nationaliste et relativement hostile aux étrangers, dont témoignent des actions menées par des maires communistes contre des foyers ou des familles d’immigrés. À l’inverse, le PS s’est montré réceptif aux causes portées par les plus importants mouvements sociaux de l’époque (écologie, régionalisme, féminisme...) et se pose comme leur relais naturel ; dans ce contexte, l’espace des mouvements sociaux tend à perdre de son autonomie sous l’effet d’un alignement des anticipations de nombre de ses organisations ou leaders sur le calendrier électoral. À ce titre, le télégramme de soutien du candidat socialiste Mitterrand aux grévistes de la faim, dans lequel il s’engage à réformer le régime de l’expulsion s’il est élu, est l’un des « coups » par lesquels il adopte un positionnement « plus à gauche » que son concurrent communiste, à même de lui rallier des suffrages importants.

Si elle ne peut à elle seule expliquer l’issue du vote, cette stratégie électorale est efficace : F. Mitterrand est élu le 10 mai 1981, alors que les grévistes de la faim ont cessé leur jeûne après l’engagement du gouvernement de surseoir aux expulsions. Le nouveau président tient sa promesse, puisqu’en novembre la majorité de gauche issue des élections législatives de juin vote la loi qui réforme l’ordonnance de 1945 et instaure une série de catégories d’étrangers qui, en raison de leurs attaches anciennes et solides en France (mineurs, conjoints de Français, parents d’enfants français, entrés en France avant l’âge de 10 ans, présents en France depuis plus de 15 ans, principalement), ne peuvent faire l’objet d’un AE (sauf cas d’« urgence absolue » imposée par une « nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État »). Le gouvernement procède parallèlement à une régularisation massive des sans-papiers et ouvre l’accès des étrangers à de nouveaux droits (comme celui d’association), mais dans le même temps restreint les conditions d’accès au territoire français et instaure la « rétention », i. e. la possibilité d’enfermer des étrangers en situation irrégulière avant leur éloignement forcé.

C’est donc dans un esprit critique que le mouvement pro-immigré accueille la nouvelle politique, qui instaure un partage entre les étrangers présents de longue date en France, dont la légitimité à rester est reconnue, et ceux qui prétendraient à y pénétrer, et que l’état du marché de l’emploi interdit d’accueillir. Les critiques des militants resteront cependant timides, sous l’effet des nouvelles allégeances nées de l’alternance politique. Nombre d’animateurs de l’espace des mouvements sociaux (du GISTI et du SM, pour ce qui est de l’immigration) ont en effet été cooptés au sein des cabinets ministériels, et dissuadent leurs anciens camarades de mettre en difficulté le nouveau gouvernement par des reproches inconsidérés, comme l’a exprimé de manière saisissante ce militant au cours d’un entretien[5] : « On a eu une réunion où on a été un certain nombre assez critiques sur la politique qui se mettait en oeuvre, du gouvernement. Et le soir de la réunion, j’ai reçu un appel chez moi de quelqu’un du cabinet de Mme Questiaux [ministre à l’origine de la réforme de l’ordonnance de 45], que je connaissais bien, c’était un ami, et qui me dit : “mais qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce qui te prend ?” » Il n’en reste pas moins de la mise en oeuvre de la réforme provoque une démobilisation rapide du mouvement pro-immigré sur la question des expulsions.

3. Le jeu des alternances (1981-1997)

La période suivante, longue d’une quinzaine d’années, voit se succéder les mobilisations du mouvement pro-immigré contre la double peine selon une périodicité qui ne doit rien au hasard : la plupart des phases d’engagement correspondent à des alternances politiques, elles-mêmes au principe de réformes des législations relatives à l’entrée et au séjour des étrangers. La dépendance du mouvement à l’égard de la temporalité propre au champ politique n’est cependant pas complète et, loin d’être uniquement réactif, le mouvement n’est pas dénué de capacité d’offensive auprès des (futurs) gouvernements de gauche. Reste que l’accentuation de la politisation de l’immigration à compter du début des années 1980 donne le ton à la lutte.

3.1 La criminalisation de l’immigration

La droite, qui les années précédentes avait déjà joué sur l’association entre immigration et délinquance, renchérit après sa défaite, avec d’autant plus de véhémence que les premiers désordres dans les banlieues lui permettent de dénoncer le « laxisme » qu’elle prête au nouveau gouvernement de gauche (Collovald, 2001). Elle sera cependant rapidement concurrencée et dépassée sur ce terrain par l’émergence d’un nouvel acteur au sein du champ politique : le Front national, dont les premiers succès électoraux datent de 1983 et qui parvient à faire de la présence immigrée en France un thème central du débat politique. L’attitude adoptée par le PS en la matière s’avère ainsi à double tranchant : si elle lui a permis de se positionner à gauche comme plus libéral que le PCF concurrent, elle le fragilise en revanche sur sa droite, et oblige le gouvernement à réaffirmer une certaine fermeté sur ce terrain. Les contrôles visant à identifier les étrangers en situation irrégulière se multiplient, tandis que le nombre des AE, qui avait connu une nette chute après 1981, repart à la hausse.

Là n’est pas le seul motif d’inquiétude au sein de l’espace pro-immigré : les associations voient au même moment se multiplier les demandes d’assistance d’étrangers frappés d’ITF à la suite d’une condamnation pour infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS). La vente et la consommation de drogues se sont en effet diffusées à partir des années 1960-1970 dans les couches populaires de la société française, et spécialement dans les zones urbaines où vivent les familles issues de l’immigration, où se recrutent une part des revendeurs et consommateurs. Les ITF prononcées par la justice à l’encontre des coupables d’ILS de nationalité étrangère se multiplient d’autant plus au début des années 1980 que des circulaires des ministères de l’Intérieur et de la Justice sont venues rappeler aux juges que si la loi de novembre 1981 ne permet plus de frapper d’AE les étrangers aux attaches solides et anciennes en France, cette protection ne concerne pas l’ITF, qu’il reste donc possible de leur appliquer. La double peine prend dès lors un nouveau visage : plus tant celui de l’arbitraire des AE adoptés par le ministre de l’Intérieur que celui des peines d’éloignement temporaire ou définitif prononcées par des juges.

3.2 Recompositions militantes et alternance politique

L’émergence du problème des ITF et la reprise des AE ne sont toutefois pas encore suffisamment perceptibles au début des années 1980 pour redevenir des priorités de l’espace pro-immigré. Celui-ci se focalise davantage sur la montée du racisme, dont plusieurs meurtres et violences policières témoignent, et dont la montée du FN semble la traduction politique. Il est surtout soumis à d’importantes transformations sous l’effet de l’émergence du « mouvement beur », i. e. le mouvement des jeunes issus de l’immigration, qui entendent se faire reconnaître comme appartenant à part entière à la société française.

Ce mouvement naissant entretient des rapports ambivalents avec le reste de l’espace pro-immigré, dominé par les organisations et militants français. Si l’on retrouve C. Delorme à l’origine de la première « marche des beurs » de 1983 (qui, conçue sur le modèle des marches organisées par Martin Luther King aux États-Unis, obtient du président Mitterrand une amélioration substantielle du droit au séjour grâce à la carte de 10 ans) ; en revanche, celle qui la suit l’année suivante voit s’exprimer une défiance de certains groupes d’enfants d’immigrés à l’égard des organisations de solidarité françaises, suspectes de paternalisme. Ces tensions internes, avivées par la création de SOS-Racisme perçue par certains comme une manoeuvre politicienne, contribuent à diviser et affaiblir le mouvement au moment où il lui aurait fallu être mobilisé[6] : les élections législatives de mars 1986, dominées par le thème de l’immigration, voient la victoire de la droite et l’arrivée d’un gouvernement de cohabitation dont le ministre de l’Intérieur est Charles Pasqua.

Celui-ci entreprend immédiatement de réformer à son tour l’ordonnance de 1945, cette fois dans un sens extrêmement restrictif. Les conditions d’entrée et de séjour sur le territoire français sont radicalement restreintes, de même que les modalités d’obtention de la carte de résident, tandis que la reconduite à la frontière pour les irréguliers est facilitée. Surtout, pour ce qui nous intéresse, la « loi Pasqua » revient en grande partie sur les protections instaurées par la gauche en matière d’expulsion en facilitant leur contournement (les étrangers arrivés avant l’âge de 10 ans ne sont plus protégés, de même que les condamnés à certaines peines, et l’urgence absolue est redéfinie dans un sens très élargi). Une action de protestation est engagée, dès le projet de loi connu, sous la forme d’une nouvelle grève de la faim, là encore à Lyon et sous la houlette de C. Delorme. Mais, témoignage de la recomposition de l’espace pro-immigré, celui-ci s’efface puisque ce n’est pas lui qui jeûne publiquement, mais deux animateurs de l’association des Jeunes Arabes de Lyon et sa banlieue (JALB) eux-mêmes issus de l’immigration maghrébine. Désormais, cette zone de l’espace des mouvements sociaux doit compter avec la mobilisation des personnes issues de l’immigration.

La grève de la faim, si elle suscite un ample débat public et cristallise les tensions politiques, ne parvient à arracher que des concessions limitées au ministre de l’Intérieur, et le nombre des AE repart à la hausse. La lutte contre la double peine connaît une phase de recul, dont témoigne sa dispersion : ce n’est plus une lutte globale qui est menée, mais une multiplicité de combats au cas par cas, menés à l’échelle locale.

3.3 Les oubliés de la « loi des associations »

La première cohabitation ne dure que deux ans : en 1988 F. Mitterrand est réélu et les élections législatives amènent à nouveau une majorité de gauche au Parlement. Le nouveau ministre de l’Intérieur Pierre Joxe est d’autant mieux disposé à associer les associations pro-immigré à la réforme de l’ordonnance de 1945 qu’il prépare qu’il est lui-même, ainsi que certains de ses conseillers, proche de certaines d’entre elles. Signe de la volonté de maintenir fermées les frontières, la nouvelle rédaction conserve les règles relatives à l’entrée sur le territoire français en l’état ; en revanche, les dispositions relatives au séjour font l’objet d’un net assouplissement. Pour ce qui concerne l’expulsion, la loi en revient globalement aux dispositions et protections de 1981. Fait significatif, la circulaire d’application qui accompagne la publication de la loi au Journal officiel donne le détail de la jurisprudence du Conseil d’État en matière d’expulsion. De nombreux recours (appuyés ou non par le GISTI) ont en effet amené au fil des ans l’autorité administrative suprême à préciser le contenu et les modalités d’utilisation de l’AE — signalant ainsi l’influence du champ juridique (Bourdieu 1986) sur la définition et l’application des normes adoptées par le champ politique.

Surnommée « loi des associations » pour la contribution que celles-ci ont apportée à sa rédaction, la « loi Joxe » néglige cependant une question essentielle : celle de l’ITF, pour laquelle aucune protection n’est prévue. Tant le ministre que les associations semblent avoir été l’objet d’une sorte d’inhibition réformatrice devant le risque de voir l’opposition de droite se saisir de l’occasion pour se scandaliser de mesures favorables à des vendeurs de drogue étrangers. Il faut donc l’irruption de nouveaux acteurs pour que s’impose sur l’agenda politique la question des victimes de l’ITF. Ces nouveaux acteurs, ce sont les militants, formés au sein du mouvement beur, de Résistance des banlieues, un réseau de groupes de jeunes issus de l’immigration actifs en banlieue parisienne, parmi lesquels un certain nombre eux-mêmes frappés par la double peine. Ils interpellent vivement les associations de l’espace pro-immigré et les enrôlent au sein d’un collectif, le Comité national contre la double peine. Celui-ci s’engage dans une activité à la fois d’intense lobbying auprès du ministère de l’Intérieur et de mobilisation autour de cas de doubles peines, qui parvient finalement à arracher au gouvernement l’instauration, par la loi du 31 décembre 1991, de protections devant l’ITF, globalement similaires à celles prévues pour l’AE, des étrangers aux attaches anciennes et solides en France[7].

La mobilisation du Comité national n’a cependant pas été seule à jouer dans la genèse de cette dernière loi, et il faut pour en rendre compte se tourner vers le monde juridique, et plus précisément vers la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui juge les éventuelles violations, par ses États signataires, de la Convention européenne pour la sauvegarde des droits de l’homme. La France a, au début des années 1990, été plusieurs fois condamnée par cette cour pour avoir, en expulsant des étrangers installés en France, violé le droit à la vie privée et familiale garanti par la Convention, et c’est l’anticipation de nouvelles condamnations (stigmatisantes pour un pays qui se veut « patrie des droits de l’homme ») dans des affaires d’ITF qui a également conduit le gouvernement à instaurer ces nouvelles protections.

3.4 La loi « Pasqua 2 »

Le répit n’est que de courte durée pour le mouvement pro-immigré : en 1993 s’ouvre la seconde cohabitation, qui voit le retour de C. Pasqua au ministère de l’Intérieur. Le FN est toujours électoralement puissant et l’immigration comme l’insécurité restent des thèmes politiques porteurs, et C. Pasqua entreprend à nouveau une réforme restrictive de l’ordonnance de 1945. Les protections devant l’AE, sans être remises fondamentalement en cause, sont cependant assouplies tandis que celles devant l’ITF sont vidées de leur substance, puisqu’il suffira désormais au juge de simplement « motiver spécialement » sa décision pour pouvoir en frapper un étranger relevant d’une catégorie pourtant protégée. De plus, la réforme du Code pénal, impulsée par la gauche et entrée en application début 1994, prévoit une extension des peines alternatives à la prison, parmi lesquelles les peines complémentaires dont relève l’ITF : celle-ci ne s’applique plus aux seules ILS, mais est étendue à près de 200 crimes et délits divers. Le nombre d’étrangers susceptibles d’y être condamnés s’en trouve multiplié.

L’espace pro-immigré, s’il élève une protestation véhémente contre la « loi Pasqua 2 », ne parvient pas à empêcher son instauration. Surtout, la question de la double peine, et notamment l’extension du domaine d’application de l’ITF, ne suscitent pas de mobilisation particulière. C’est que le mouvement est au même moment focalisé sur une autre cause que celle des délinquants étrangers forcés de quitter la France, en l’occurrence celle des sans-papiers, dont le mouvement monte en puissance (Siméant, 1998). Les ressources organisationnelles et les énergies militantes de l’espace pro-immigré[8], nécessairement limitées, sont concentrées sur cet enjeu prioritaire — les occupations des églises Saint-Ambroise et Saint-Bernard ont lieu en 1996 (Blin, 2005 ; Siméant, 1998) —, au détriment de cet autre enjeu qu’est la double peine — suscitant les critiques des animateurs du Comité national contre la double peine, mué en Mouvement de l’immigration et des banlieues en 1995.

4. Un retournement des positionnements politiques (1997-2003)

La dernière séquence temporelle est elle aussi marquée par le jeu des alternances gouvernementales. Mais elle se distingue des précédentes par un retournement des positionnements politiques sur la double peine : si le gouvernement de « gauche plurielle » reste entre 1997 et 2002 sourd aux revendications du mouvement, c’est un gouvernement de droite qui en 2003 met en place une réforme significative en matière d’éloignement des délinquants étrangers.

4.1 Une opportunité manquée

Si le passage du gaulliste Jean-Louis Debré qui, en 1995, a succédé à C. Pasqua au ministère de l’Intérieur, a provoqué une ample mobilisation en faveur des sans-papiers, il n’a en revanche guère eu d’effet sur la contestation de la double peine, et sa propre réforme de l’ordonnance de 1945 n’a sur ce point fait qu’intégrer la jurisprudence de la CEDH en instaurant une protection des étrangers gravement malades. L’alternance de 1997, qui voit le retour de la gauche au pouvoir (gouvernement Jospin), est accueillie avec circonspection par l’espace militant pro-immigré, tant le nouveau ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement affiche une façade de fermeté sur les questions d’immigration. La réforme législative en matière d’entrée et de séjour des étrangers qu’il soumet au vote du Parlement fin 1997 revient certes sur les mesures jugées les plus scandaleuses de la « loi Pasqua 2 », mais maintient un contrôle renforcé aux frontières et une politique de répression des étrangers en situation irrégulière ; de même, seule la moitié des sans-papiers bénéficie du vaste mouvement de régularisation initié par le ministre. L’AE et l’ITF ne sont l’objet que de modifications minimes (la possibilité pour les juges de ne pas tenir compte des protections devant l’ITF est maintenue), le gouvernement craignant une nouvelle fois la mobilisation de son opposition sur un enjeu concernant des étrangers délinquants.

La double peine reste, à la même époque, un enjeu secondaire au sein de l’espace pro-immigré, toujours focalisé sur la question des sans-papiers, à laquelle s’est ajoutée celle des demandeurs d’asile. Signe de ce recul, la lutte prend surtout la forme de mobilisations locales, en défense de cas singuliers d’étrangers menacés par une procédure d’éloignement. C’est pourtant à partir d’une telle mobilisation locale que la contestation de la double peine va trouver un nouveau souffle, et plus précisément, une nouvelle fois, à Lyon, où les JALB et la Cimade soutiennent une première grève de la faim de sept doubles peines. Celle-ci s’interrompt rapidement, après l’engagement de la préfecture d’un réexamen de la situation de chacun des grévistes. Cette interruption prématurée, alors que la grève de la faim commence à recueillir un écho national, permet au ministre de l’Intérieur d’esquiver la question de la double peine au moment précis où sa loi est débattue devant le Parlement.

Le réexamen promis par la préfecture donne des résultats mitigés, puisque seuls quatre des sept grévistes de la faim sont régularisés. Les trois restants, rejoints par sept autres doubles peines, décident de reprendre leur jeûne au printemps 1998. Cette fois, la grève de la faim est largement publicisée : les médias nationaux s’en font l’écho et des personnalités de premier plan, comme les cinéastes Bertrand Tavernier et Patrice Chéreau, s’engagent en faveur des grévistes. Au terme de 51 jours de grève de la faim, un compromis est trouvé avec un médiateur : les grévistes verront leur situation partiellement régularisée (assignation à résidence dans l’attente d’un réexamen bienveillant de leur situation individuelle), et la ministre de la Justice Élisabeth Guigou annonce la mise en place d’une commission de magistrats afin d’évaluer les effets et conséquences de l’ITF — mais pas de l’AE : le vote de la toute récente loi Chevènement interdit que l’on touche à nouveau à l’ordonnance de 1945.

Le rapport que remet cette commission fin 1998 dresse un bilan sévère de l’ITF, dont les conséquences sur la vie privée et familiale des condamnés sont jugées trop souvent disproportionnées en regard de la faute commise, et recommande une réforme de l’ITF de manière à réinstaurer une réelle protection des étrangers aux attaches anciennes et solides en France. La ministre de la Justice, craignant sans doute à son tour de s’exposer au reproche de laxisme, ne suit pas ces recommandations et se contente d’une circulaire auprès des tribunaux les invitant — mais, compte tenu de l’indépendance de la Justice, sans pouvoir rien leur imposer — à veiller, avant de rendre une décision d’ITF, à ce qu’elle ne porte pas atteinte aux droits de l’homme. Il semble rétrospectivement que le gouvernement de gauche a manqué l’opportunité de réformer l’ITF que lui avait offert la grève de la faim, une opportunité dont il aurait à plus forte raison pu se saisir que l’image « humanitaire » conférée au mouvement lui avait permis de bénéficier d’une certaine sympathie dans l’« opinion publique ».

Une nouvelle grève de la faim lyonnaise — cette fois menée par une compagne de double peine sollicitant la grâce du président de la République — au printemps 1999 ne parvient pas non plus à faire fléchir le gouvernement. Mais si cette grève est un échec (le président Chirac refuse la grâce au terme de 37 jours de jeûne), elle permet aux militants de tirer plusieurs enseignements. Celui, d’une part, que les mobilisations locales conduites sous forme de grèves de la faim peuvent parfois obtenir des régularisations au cas par cas, mais qu’elles sont inaptes à impulser par elles-mêmes une réforme législative. Celui, d’autre part, que l’intérêt des médias et la relative sympathie de l’opinion en faveur de cette cause ne se démentent pas, et que le contexte semble devenu favorable à une nouvelle mobilisation d’ampleur. Le projet de lancement d’une grande campagne nationale se forme au sein de la Cimade de Lyon qui, à partir de 2001, commence à mobiliser des ressources à cette fin (souscription auprès des militants, mise en place d’un groupe de travail, embauche d’un coordinateur).

4.2 La campagne « Une peine point barre » et la loi de novembre 2003

La campagne se donne en effet les moyens de ses ambitions. Son coordinateur est un spécialiste en communication militante et c’est prioritairement à une sensibilisation de l’« opinion publique » à travers les médias aux drames humains provoqués par la double peine qu’elle est destinée. La campagne est dotée d’un slogan (« Une peine point barre »), d’un logo, d’un site Internet donnant accès à divers documents et argumentaires. Les diverses organisations de l’espace pro-immigré (le GISTI, le MRAP, la LDH, la Cimade, le MIB, la FASTI, le SM...) voient leurs militants chargés d’organiser des réunions publiques dans l’ensemble de la France, souvent autour de projections du film Histoires de vies brisées que B. Tavernier a consacré à la double peine.

Le calendrier de la campagne, qui doit atteindre sa pleine puissance début 2002, est tout sauf anodin. Comme en 1981, il s’agit de se saisir de l’opportunité que présente la prochaine élection présidentielle de mai 2002 pour imposer la question de la double peine dans le débat public et contraindre les candidats, et surtout celui dont la victoire paraît la plus probable, à s’engager clairement en faveur de son abolition. La représentation du plausible et du souhaitable qui guide les militants est celle d’une victoire du candidat socialiste Lionel Jospin, sur lequel il s’agit de faire pression pour qu’il s’engage à enfin réformer une double peine ignorée par la loi Chevènement et évitée par É. Guigou. Cette représentation est politiquement sélective : en dépit de ce que les militants considèrent comme les reniements du gouvernement Jospin, une réforme de la double peine ne peut, à leurs yeux, venir que de la gauche du champ politique. Le verdict des urnes, on le sait, sera tout autre : J. Chirac est réélu à l’issue de son duel du second tour face à J.-M. Le Pen.

Les militants songent après l’élection à interrompre la campagne : si Jospin s’était tardivement prononcé en faveur d’un assouplissement de la double peine, Chirac avait pour sa part affirmé vouloir conserver une ligne ferme en la matière. Surtout, le nouveau ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy s’est d’emblée affirmé partisan d’une ligne dure en matière d’immigration. La décision est pourtant prise de persévérer, car des députés de droite, et notamment celui de Versailles Étienne Pinte, se sont montrés sensibles aux arguments de la campagne. C’est par l’entremise d’É. Pinte, mais également sous l’effet de la médiatisation de cas de double peine manifestement injustes (menaces d’expulsion pesant sur des étrangers mariés à des Françaises, parents d’enfants français, condamnés pour de petits délits et n’ayant pas récidivé de très longue date), que le ministre de l’Intérieur affirme à la fin 2002 envisager de réformer la double peine dans un sens protecteur pour les étrangers présents depuis longtemps en France et qui y ont toutes leurs attaches.

Un groupe de travail est chargé de préparer la réforme législative, qui auditionne les différentes associations parties prenantes d’« Une peine point barre ». Celles-ci sont cependant divisées : certaines, comme le GISTI et la LDH, exigent une abolition complète de l’ITF, qu’elles considèrent comme intrinsèquement discriminatoire, tandis que la Cimade est, dans une logique davantage humanitaire, prête à se satisfaire d’une protection réelle pour les étrangers les mieux intégrés à la société française. Le ministre de l’Intérieur joue sur ces divisions et présente un projet de loi qui rétablit et renforce les protections tant devant l’AE que devant l’ITF, mais ne remet pas en cause le principe de celle-ci. Surtout, ces dispositions favorables aux doubles peines s’intègrent dans un projet de loi beaucoup plus répressif en ce qui concerne les autres aspects de l’entrée et du séjour en France (allongement de la durée de rétention, restriction du regroupement familial, contrôle accru des prétendants au séjour, etc.), ce qui soulève l’ire des associations s’intéressant à l’ensemble des problématiques de l’immigration, et non à la seule double peine. Ainsi, si la « loi Sarkozy » est accueillie relativement favorablement par le coordinateur de la campagne, elle est dénoncée par plusieurs associations, qui considèrent que les avancées en matière de double peine ne sont que de la « poudre aux yeux ». Clivé par ces visions différentes des enjeux de la lutte (abolition complète de l’ITF ou protection des seuls étrangers les mieux intégrés) et de son bilan, le collectif au principe d’« Une peine point barre » éclate peu avant le vote de la loi.

Il semble bien, dans ce processus, que N. Sarkozy se soit saisi de l’opportunité que lui présentait la campagne pour se distancier de l’image trop répressive que risquait de lui conférer une politique unilatéralement et uniformément hostile aux étrangers. Les avancées sur la seule double peine lui ont permis de donner une touche « humanitaire » à une loi parmi les plus répressives qu’ait connues la France en matière d’immigration[9], cela tout en réaffirmant le partage, instauré en 1981 et jamais remis en cause depuis, entre les étrangers présents en France de longue date et comme tels à intégrer, et ceux qui prétendraient à entrer sur le territoire français alors qu’ils y sont indésirables. En témoigne le fait que depuis l’entrée en vigueur de la « loi Sarkozy » en novembre 2003, la lutte contre la double peine (qui, donc, existe toujours sous les deux formes de l’AE et de l’ITF) est retournée à un relatif sommeil, tandis que la cause des sans-papiers connaît, spécialement à travers le Réseau éducation sans frontière (RESF), une nouvelle vigueur et est redevenue l’enjeu central de cette composante majeure de l’espace des mouvements sociaux français que demeure l’espace pro-immigré.

*

Quels enseignements de portée générale est-il possible de tirer de l’étude, sur les 35 années qui séparent Mai 68 de la « loi Sarkozy », des heurs et malheurs du mouvement contre la double peine, tels qu’appréhendés en regard de ses interactions avec le champ politique ?

Un premier est, comme annoncé dans la première partie de cet article, que les relations entre mouvements sociaux et politique partisane et institutionnelle ne sont pas univoques, et ne sont pas nécessairement de l’ordre de la dépendance des premiers à l’égard de la seconde. Certes, en plusieurs occasions, et comme le postule la théorie de la SOP, l’arrivée d’un gouvernement hostile a fait subir des revers au mouvement et l’a placé sur la défensive, témoignant ainsi d’une fermeture du système politique à ses revendications ; ce fut notamment le cas en 1986 et 1993. À l’inverse, l’arrivée aux affaires d’un gouvernement davantage « ouvert » a permis de faire avancer la cause, comme pendant le début du second septennat de F. Mitterrand. Mais, contredisant cette fois les présupposés de la théorie de la SOP, le mouvement pro-immigré n’a pas été seulement réactif aux alternances politiques, il a également su faire preuve d’initiative, voire d’offensive (comme lors de l’action du Comité national contre la double peine sous le second septennat Mitterrand), et a pu se saisir des opportunités que lui offrait le calendrier électoral. Ce fut le cas en 1981 et 2002, quand il a su profiter des campagnes présidentielles pour imposer la double peine dans le débat politique et contraindre les candidats à prendre position.

On remarquera que ces épisodes invitent à élargir l’idée d’opportunité : les mouvements se sont saisis d’opportunités conjoncturelles, mais ils ont eux aussi offert des opportunités aux professionnels de la politique de jouer des coups contre leurs adversaires. Mitterrand en 1981 comme Sarkozy en 2002 ont tiré parti du débat sur la double peine lancé par le mouvement pour se construire une position avantageuse au sein du champ politique, à même de les démarquer de leurs concurrents et de leur rallier des suffrages. Ces deux saisies d’opportunité, qui ont débouché sur des réformes importantes, indiquent que c’est aussi à condition de pouvoir être intégrée à la compétition interne au champ politique en offrant à l’un de ses compétiteurs l’occasion de jouer un coup contre ses concurrents qu’une revendication portée par un mouvement social peut avoir quelque chance d’être prise en compte et, au moins en partie, satisfaite (on se rappellera ici que le terme d’opportuniste appartient au vocabulaire politique). On remarquera également que ces opportunités — tant pour les protestataires que pour les gouvernants — ne se présentent pas comme des « structures » mais bien sous la forme de perceptions subjectives, et temporellement situées, du « jouable » et du « risqué ». En témoigne à sa manière le fait que le gouvernement Jospin a sans doute manqué l’opportunité que lui offrait la grève de la faim de 1998 de réformer en profondeur l’ITF et de réaffirmer ainsi son attachement aux valeurs antidiscriminatoires de gauche.

Le renversement des positionnements politiques qui s’est opéré entre 1997 et 2002 est lui aussi digne d’intérêt. La fermeture de la gauche de gouvernement aux revendications des opposants à la double peine, comme l’ouverture dont a témoigné N. Sarkozy, montrent qu’il y a quelque péril à déduire, comme le font pourtant fréquemment les tenants de la SOP, de l’arrivée aux affaires d’un gouvernement qui s’affiche comme favorable à un mouvement social l’indice d’une ouverture des opportunités politiques. En l’occurrence, le fait que la majorité des opposants à la double peine se déclarent de gauche, que le PS se pose en champion de l’antiracisme ou que les partis de droite sont davantage partisans de la fermeté en matière d’immigration et de délinquance, s’est révélé d’un faible pouvoir explicatif quant au contenu des politiques effectivement mises en oeuvre. Le bon sens populaire, toujours sceptique quant à l’application concrète des promesses électorales, se révèle sur ce plan bien moins naïf que les présupposés des adeptes de la SOP, que leur méthodologie statistique (qui leur impose une définition souvent sommaire de leurs variables) et, surtout, l’objectivisme de leur démarche rendent inattentifs aux variations conjoncturelles des rapports de force politique. Il peut être utile à ce propos de rappeler, à la suite de Brigitte Gaïti (2001), que l’inconstance n’est pas tant une déviance au sein du champ politique qu’un effet du jeu qui s’y joue et qui, consistant en une dynamique d’échange de coups entre compétiteurs, les contraint nécessairement à faire bouger leurs positions.

Une approche en termes d’espace ou de champ apparaît ainsi mieux à même que le statisme et l’objectivisme de la SOP de rendre compte des succès différenciés des mouvements sociaux. Les recompositions et transformations internes qu’ont respectivement connues l’espace militant pro-immigré (apparition du mouvement beur ou concurrence de la cause des sans-papiers, par exemple) et le monde des partis (émergence du FN et constitution de l’immigration en principe de clivage politique, principalement) ont non seulement contribué à les doter d’une dynamique propre, mais ont directement influé sur la nature et le destin de leurs interactions. Cette approche est également mieux à même de rendre compte de la différenciation interne du monde social et, spécialement, de l’État. Tout, dans l’histoire de la lutte contre la double peine, n’est pas lié aux seules interactions entre espace des mouvements sociaux et champ politique. Même si nous n’avons pu suffisamment développer ce point dans l’espace limité de cet article, il faut noter que les revendications militantes comme les politiques d’immigration ont également subi les effets de leurs interférences avec le champ médiatique (plus ou moins enclin à alerter l’« opinion » sur le sort des doubles peines et à relayer l’action des mouvements qui le dénoncent) et avec un champ juridique lui aussi doté de logiques propres et soumis à des fluctuations internes influentes (comme les évolutions de la jurisprudence du Conseil d’État ou la montée en puissance de la CEDH). Autant dire que la sociologie des mobilisations ne saurait trop s’attarder à raffiner ses instruments d’analyse, afin de s’ajuster à la complexité mouvante du social et à la diversité des rapports de pouvoir qui le traversent.