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En vue de la divergence qui existe entre les représentations du voile dans les courants dominants de la culture occidentale et celles qui figurent dans l’art contemporain, cet article s’engage à examiner le motif du voile dans la pratique artistique contemporaine, dans le but de formuler les discours alternatifs du voile qui transpirent des oeuvres. Bien que le stéréotype ou trope du voile issu de la période coloniale continue à être reproduit dans la culture visuelle contemporaine, et plus particulièrement dans la presse écrite, les nombreuses représentations du voile dans l’art contemporain dépeignent sans équivoque des points de vue plus complexes sur le signe du voile. Le voile dans l’art où il figure à la fois comme accessoire vestimentaire et comme stratégie figurative demeure un thème qui n’a pas encore été suffisamment étudié[1], malgré les travaux de recherche de plus en plus nombreux qui portent sur l’art contemporain relié au monde musulman[2]. Dans cet article, je propose de dresser le portrait de trois types de discours visuels du voile — bien qu’il en existe assurément d’autres — à travers l’analyse d’oeuvres précises, produites par des artistes contemporaines d’origine musulmane. Ces trois types de représentations, que je nommerai le voile contextualisé, le voile postcolonial et le voile subjectif et qui sont issus de l’observation d’un corpus d’oeuvres aujourd’hui relativement important, à la fois déconstruisent et réécrivent les inflexions générales données au signe du voile islamique dans les courants dominants de la culture occidentale. Curieusement, le voile dans ces oeuvres diverses provoque une remise en question de la taxonomie existante des identités culturelles, venant même à constituer un site rendant possible la communication interculturelle ou transnationale. Avant de poursuivre, je dois souligner que cet article se base sur une étude beaucoup plus vaste (Behiery, 2008), et par conséquent le nombre limité d’oeuvres présentées ici ainsi que l’esquisse à grands traits que je brosserai de ces trois trajectoires s’expliquent par les limites de longueur imposées à l’article.

Cet article s’inspire à la fois de la théorie féministe et de la théorie postcoloniale ; cependant, la méthodologie d’analyse qu’il emploie consiste à simplement privilégier le phénomène collaboratif qu’est l’acte de voir. En d’autres mots, les espaces intersubjectifs protéiformes créés par l’action du spectateur qui observe l’oeuvre ne se contentent pas de constituer un site d’analyse, mais fournissent également la structure principale de mise en contexte de l’oeuvre, l’emportant même sur le contexte et les conditions de production de celle-ci. Cette approche phénoménologique des images et de leurs relations internes convient parfaitement aux visées globales de cette étude, car celle-ci se fonde sur la possibilité qu’ont les textes visuels de façonner, et donc de transformer, les individus, les perceptions culturelles collectives, et même les rencontres transnationales. Toutefois, ce n’est pas un hasard si les artistes dont j’aborde le travail, Arwa Abouon, Ghazel et Shekaiba Wakili, sont toutes nées dans des pays majoritairement musulmans mais ont étudié et aujourd’hui vivent et travaillent en Occident. Toutes trois explorent dans leur travail l’expérience biculturelle, ont conscience de leur statut « d’autre », et utilisent les arts médiatiques dans leur pratique, dévoilant ainsi de nouveaux points d’accès à leur oeuvre. Le fait même que trois artistes non voilées aspirent à changer les perceptions occidentales du voile est une preuve de la nature postcoloniale de leur démarche et inscrit leur oeuvre au sein des débats occidentaux sur le voile, en plus de mettre en évidence la force englobante du trope. Conséquemment, avant de se pencher sur les exemples d’expression visuelle du voile contextualisé, du voile postcolonial et du voile subjectif, il importe de tracer les paramètres de la métonymie du voile établie historiquement, et les divers messages implicites de nature culturelle, politique et psychologique qu’elle véhicule, afin d’en faire une mesure avec laquelle il sera possible de jauger et mieux saisir la portée, et même le caractère radical, des discours alternatifs du voile.

Représentations (néo)coloniales du voile

Le signe du voile dans les courants dominants de la culture occidentale suppose la continuité historique et géographique de la forme comme du sens de ce vêtement[3]. Il constitue un lieu d’analyse problématique en ce qu’il est construit comme un objet immuable, et cette fixité fabriquée ne tient pas compte de la diversité historique et géographique de la nomenclature, des pratiques et des significations du voile. Ce n’est en effet que la singularisation coloniale du voile, sa décontextualisation et sa réification néocoloniale persistante qui simultanément permettent et nécessitent les discussions sur le voile, comme cela est le cas pour son usage réactionnel et également métonymique comme signe de résistance à l’Ouest ou à l’occidentalisation de certains secteurs sociaux ou organisationnels du monde musulman, quoique cet enjeu demeure au-delà de la portée de l’étude présente.

La déclaration du général français Thomas-Robert Bugeaud à l’effet que « Les Arabes nous éludent car ils cachent les femmes à notre regard » (Clancy-Smith, 1998 : 154) établit la conception du voile comme obstacle au contrôle colonial et éclaircit l’édification de ce dernier en un symbole d’oppression de la femme, justifiant alors la tristement notoire mission civilisatrice occidentale. La fonction du voile comme signe de la femme musulmane victimisée, et par extension de la misogynie et du caractère rétrograde de l’islam, ne date donc pas d’aujourd’hui. Le rôle culturel et plus spécifiquement géopolitique du voile comme frontière vestimentaire entre l’Ouest et l’Orient, entre la modernité et le traditionalisme rigide, entre la liberté et le totalitarisme, est maintenant si enraciné dans le regard collectif occidental qu’il peut être considéré comme partie intrinsèque de ce que Kaja Silverman appelle le cultural screen (écran culturel) (Silverman, 1992 : 135). Ce trope du voile constitue indéniablement un filtre médiatisant, et donc une partie intégrante et même constitutive du sujet observant ; il souligne de ce fait la force de la médiatisation dans l’acte de regarder, et par conséquent dans celui de produire des images, ainsi que la force des images dans la formation et la consolidation du cultural screen.

Ce discours colonial se trouve très simplement reproduit dans un dessin humoristique tiré du journal Le Monde spécifiquement lié à l’affaire du foulard survenue en France et à la législation subséquente visant à bannir le port du voile dans les écoles publiques françaises (illustration 1). La France s’y trouve clairement représentée par un homme blanc à la tête chauve sur laquelle est planté un drapeau tricolore. Cet homme lit le texte préliminaire de la loi interdisant le voile, tandis que le long manuscrit s’enroule autour du corps d’un Arabe enturbanné à l’air malfaisant qui, sans s’en incommoder, noue de force un hijab à une jeune écolière. Cette image, qui différencie les personnages aussi par la couleur de leur peau, révèle le postulat racial implicite à la figure du voile et ce, depuis son origine dans la période coloniale. Le dessin traduit en termes visuels le récit colonial de la supériorité occidentale autoproclamée souvent dissimulée en effet sous le masque de la bienveillance, et résumé par Spivak avec concision par « l’homme blanc sauvant la femme brune de l’homme brun » (Harlow, 1986 : 18). Le fait de représenter inexorablement la femme voilée comme une victime de la violence des musulmans et de l’islam refuse obstinément la possibilité que la décision de porter un hijab puisse constituer pour certaines musulmanes un choix personnel, et écarte manifestement toute notion d’agentivité de la femme voilée. L’idée que le signe du voile est positionné en tant qu’antonyme de la subjectivité et du sujet est aussi énoncée par Myra MacDonald :

La surprise que cause, encore au vingt et unième siècle, le fait qu’une musulmane voilée puisse aussi être une athlète olympique, une « kamikaze » provoquant un attentat suicide, une féministe, une politicienne, une musicienne ou même une humoriste, souligne la ténacité des convictions sur l’incompatibilité intrinsèque entre le port du voile islamique et l’agentivité des femmes dans la construction de leurs identités[4].

MacDonald, 2006 : 19

Illustration 1

Caricature de Plantu dans Le Monde, 18 décembre 2003

Caricature de Plantu dans Le Monde, 18 décembre 2003
© Plantu

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Par conséquent, représenter « l’autre » comme victime par le biais du voile permet non seulement de renforcer l’identité collective occidentale fondée sur une notion de supériorité morale, culturelle, philosophique, et même technologique, mais fait également fonction de stratégie ou mécanisme d’effacement empêchant l’accès des femmes musulmanes, voilées ou non, au statut d’individu ou de sujet.

La tyrannie cachée de la victimisation inhérente à la métonymie du voile sous-tend incontestablement le dessin humoristique de Plantu. Cependant, elle est encore plus perceptible dans un autre dessin humoristique, publié en juin 2008 dans les pages du journal populiste Le Journal de Montréal et qui illustre clairement la manière dont le voile est utilisé, non pas pour représenter des victimes ou leur manifester de l’empathie, mais au contraire pour effacer et réduire au silence des points de vue ou sujets considérés non normatifs, bien que dans ce cas l’effacement vise plutôt l’expression des féministes québécoises. L’image montre trois femmes, habillées de burqas noires grillagées, siégeant à une table recouverte d’une nappe rouge sur laquelle se dresse une petite affiche se lisant « Conseil du statut de la femme Québec », révélant ainsi l’identité des femmes voilées (illustration 2). Ce que l’illustrateur considérait offensif et désirait dénoncer par l’utilisation de la burqa, et donc du voile, était le rapport du Conseil sur l’hypersexualisation des jeunes filles, lequel traitait d’enjeux tels l’influence des médias sur les pratiques sexuelles et le code vestimentaire des adolescentes. Si l’utilisation de la burqa fait ici manifestement appel à la juxtaposition continuelle du corps féminin couvert et découvert en tant que lieu d’inscription idéologique, et à la synonymie entre la femme non voilée, la liberté et la libération sexuelle, l’image révèle clairement la manière dont le voile réduit au silence et censure les sujets ou individus, démontrant comment le signe du voile a plus à voir avec l’agentivité ou l’intention du producteur de l’image qu’avec la passivité présumée de la femme voilée qui y est représentée.

Illustration 2

Caricature de Beaudet dans Le Journal de Montréal, le 13 juin 2008

Caricature de Beaudet dans Le Journal de Montréal, le 13 juin 2008
© Beaudet

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L’antonymie postulée entre le voile et l’agentivité, tout autant que la fonction tacite de censure inhérente aux représentations dominantes des femmes voilées, expliquent pourquoi, en Europe comme en Amérique du Nord, c’est le voile des muhajjabat actives, instruites et éloquentes qui perturbe au point où dans plusieurs pays, le port du voile est limité ou proscrit légalement dans divers lieux publics, et essentiellement au sein des établissements d’enseignement ou des institutions gouvernementales. D’autres auteurs universitaires ont constaté ce phénomène. Par exemple, dans un article consacré à l’affaire du foulard, Sonia Dayan-Herzbrun avance que « tant qu’il demeurait un signe d’exotisme et qu’il désignait l’étranger, et qu’il ne couvrait que des têtes silencieuses et discrètes, le voile ne dérangeait pas les Français » (Daya-Herzbrun, 2000 : 69) ; ou encore, la sociologiste Homa Hoodfar, dans un article portant sur le voile, cite un professeur d’université montréalais qui, au sujet d’une étudiante possédant « des idées féministes... des opinions critiques sur l’orientalisme, et un désir d’apprendre », lance négligemment que celle-ci « n’agit pas du tout comme une femme voilée » (Hoodfar, 1997 : 269). Le sentiment de perturbation causé à la fois par le voile, décrit par ailleurs par l’ex-président Chirac comme étant « une forme d’agression » (Bowen, 2007 : 208), et tout particulièrement par « la subjectivité voilée », corrobore le postulat de Slavoj Žižzek à l’effet que l’oppression de l’autre ou des autres constitue en réalité une stratégie d’assujettissement et de répression. Ses observations, selon lesquelles une victime présumée qui se fait accorder ou accède au statut de sujet se transforme automatiquement en une « menace » (Žižek, 2000 : 60)[5], expliquent la recrudescence, au cours des dernières années, d’images concevant indéniablement le voile comme une menace aux sociétés démocratiques de l’Ouest et au « mode de vie » occidental, et comme un symbole de la présumée inévitable islamisation de l’Ouest, et, de ce fait, de son effondrement[6].

Toutefois, le fait que le voile, en tant que symbole de différence culturelle, religieuse et, généralement, ethnique, est interprété par les Européens et les Nord-Américains comme une menace dépasse les cadres historique et géopolitique. Le voile possède par ailleurs une dimension psychologique plus complexe, car comme plusieurs auteurs après Edward Said l’ont constaté, l’identité collective moderne occidentale se construit, du moins en partie, par sa distinction d’avec l’Orient — et d’avec « l’islam » en particulier — et par conséquent, l’autre en tant qu’individu dépourvu d’agentivité est un élément constitutif, bien que par opposition, du moi occidental. De ce point de vue, l’affirmation de soi de l’autre, musulmane et voilée, ne peut être tolérée car elle démantèle les discours du moi occidental, comme l’énonce succinctement et simplement Meyda Yeğenoğlu : « Ils doivent demeurer différents, car je dois rester la même : ils ne sont pas et ne peuvent pas être possibles dans mon propre monde qui deviendrait donc différent » (Yeğenoğlu, 1998 : 57). En bref, le sujet universel occidental est fondé sur l’exclusion ou le déni des autres en tant que sujets pleinement constitués. Il faudra qu’émerge une nouvelle relation à l’altérité, plus compatible avec la réalité démographique des sociétés occidentales et avec la déterritorialisation croissante des identités et leur transnationalisation, pour que le système binaire maître/victime cesse de se réinscrire à travers le signe du voile, le maître perdant son identité dès lors que la victime ne joue plus selon ses règles.

Le portrait dressé du trope du voile de la culture visuelle dominante fait la preuve de sa nature artificielle, de son idéologie binaire interne, mais encore plus signifiant de son insertion dans le cultural screen, tel que décrit par Silverman comme « l’image ou le répertoire d’images culturellement produites à travers lesquelles les sujets ne sont pas seulement constitués, mais aussi différenciés par rapport à leur classe, leur race, leur sexualité, leur âge et leur nationalité » (Silverman, 1992 : 135). En effet, c’est parce que le voile fait partie intégrante du regard collectif et est impliqué, et même nécessaire, dans la production de l’identité occidentale qu’il doit être confronté dans toute étude se penchant sur les représentations visuelles du voile[7]. La ténacité de la figure du voile en tant que lentille médiatrice à travers laquelle comprendre les musulmans et l’islam confirme la nécessité de déplacer ce trope, et encore plus fortement, l’immense force de l’image qui, puisqu’elle est apte à construire et reproduire le signe ou le regard, peut tout autant en engendrer la déconstruction. Les sections suivantes présentent de façon concise trois discours alternatifs du voile, évidents dans la pratique artistique contemporaine, qui ont la capacité de déclencher cette transformation.

Le voile contextualisé

Contrairement au voile métonymique construit par la décontextualisation du voile et par sa transformation en un site englobant toute l’altérité musulmane, le voile contextualisé réoriente le regard en repositionnant le vêtement dans son contexte et son environnement culturel ; ainsi, il redirige le discours fixé sur le voile vers la notion plus large de l’acte de voiler situé en fait au coeur de l’art et des pratiques esthétiques islamiques. Utilisant la Ka’ba comme point de départ et la phénoménologie esthétique comme méthode permettant la comparaison entre de très différents artefacts, contextes et périodes, je définis trois dimensions de l’acte de voiler ou de l’esthétique du voile se retrouvant fréquemment dans la pratique artistique contemporaine. Je dois cependant préciser que le but visé ici n’est absolument pas de revendiquer une théologie de l’art ou de l’image, mais de voir et de comprendre comment le voile et l’acte de voiler opèrent à travers un cultural screen ou regard médiateur influencé par la culture des sociétés musulmanes. Les artistes d’origine musulmane qui s’approprient le voile comme métaphore ou stratégie esthétique le font généralement, de façon consciente ou non, afin d’aborder des enjeux contemporains tels le genre, les réalités et les difficultés de l’expérience biculturelle, la nature et les limites de la représentation, ou encore la possibilité ou l’impossibilité d’une communication interculturelle.

Les musulmans considèrent la Ka’ba comme le site le plus sacré de l’islam. Ce bâtiment de taille modeste, construit de simples briques, complètement vide à l’exception d’un météorite logé dans l’un de ses angles, est drapé d’un voile noir monumental, la kiswa, qui est orné de bandes de textes et de motifs brodés d’or et d’argent. Le fait que le voile et l’acte de voiler soit enchâssés dans la plus importante construction symbolique de l’islam serait de peu d’importance pour cette étude si cela ne présageait pas la nature et les caractéristiques de l’art islamique, et n’incarnait pas les trois aspects du voile que je désire mettre de l’avant. En premier lieu se trouve l’éminence unique des étoffes, et des références à celles-ci, dans l’art et la culture islamiques. Pendant des siècles, l’industrie textile a été l’activité économique principale du monde islamique ; les objets fabriqués en tissu étaient grandement prisés. On les collectionnait avidement, on les utilisait comme cadeaux diplomatiques et marqueurs de statut social ; dans les foyers des milieux villageois ou tribaux, le mobilier était principalement, parfois uniquement, constitué de ces objets textiles, tels les tapis, les poches et les coussins. Cet engouement pour les arts textiles est toujours visible dans une grande partie du monde musulman. Ensuite, la kiswa si richement brodée illustre clairement la prépondérance de l’acte et de l’esthétique de voiler, cette tendance à embellir, à conférer un sens aux constructions et matériaux essentiellement humbles et à signifier leur caractère sacré en les drapant, littéralement comme au figuré, d’une étoffe.

Si la kiswa pesant 2270 kg constitue sans ambiguïté un voile au sens propre, son ornementation préfigure aussi le voile au sens figuré, où style et motifs répétés à l’infini drapent métaphoriquement les monuments et objets d’art ; une caractéristique si distinctive de l’art islamique, que les historiens de l’art font usage d’une série de termes comme « métaphore textile » ou « mentalité textile » (Golombek,1988 : 36) pour à la fois décrire et expliquer l’art islamique. Voiler, en tant qu’acte et esthétique, suppose un écart entre la surface et la structure ou le fond, et cet espace implicite et créé par l’esthétique du voile mène à la troisième et plus intéressante dimension du voile métaphorique, révélant de quelle manière à la fois il informe et définit la codification culturelle de la vision et de la représentation.

La kiswa est la seule expression visible de la signification spirituelle du bâtiment et du lieu de la Ka’ba ; elle représente, comme le suggère Tim Winter, « le voile noir... que nous devons lever pour parvenir à la réalité divine ou al-haqq », évoquée ici, en raison de l’impossibilité de la représenter, tout simplement par un espace vide. Il faut donc déduire de l’anatomie de la Ka’ba que l’acte de voiler dans la représentation, plutôt que de désigner la dissimulation et indiquer l’achèvement de la vision, forme en lien avec le vide une stratégie esthétique visant à signifier l’irreprésentable. Le vide dans l’art islamique, comme dans le cas de la Ka’ba, est porteur de contenu, et d’un contenu qui, par son imprécision, admet inévitablement la médiatisation subjective. Cette idée que la vision et l’expression visuelle sont structurées par l’irreprésentable et en sont la métaphore provient d’une conception islamique du monde qui considère, comme l’écrit Malise Ruthven, « les phénomènes du monde naturel non pas comme des choses en soi, mais plutôt comme des “signes” ou des symboles (ayas) », laissant ainsi entendre que « le domaine de l’apparence (al-shahada) » fait allusion à un « monde invisible (al-ghaib) dont la réalité ultime est inconnaissable » (Ruthven, 2000 : 103)[8]. L’irreprésentable, dans une bonne partie de la pratique contemporaine, fait cependant généralement référence au vide plus en tant qu’espace de médiatisation et d’intersubjectivité que de présence nouménale.

Untitled, tiré de The Generation Series (Mother Daughter) (2004, 2006) (illustration 3), est un diptyque photographique en noir et blanc réalisé par Arwa Abouon, une jeune artiste très talentueuse d’origine libyenne, basée à Montréal. Ces deux portraits plus grands que nature, un d’Arwa et l’autre de sa mère, sont chacun l’image inversée de l’autre. Chacune des deux femmes est agenouillée, le corps faisant face à l’objectif alors que le visage, présenté de profil, est tourné vers l’autre. Toutes deux sont vêtues d’un voile qui leur recouvre les cheveux et le corps, alors que seuls les visages et les mains sont visibles. Les voiles sont taillés dans le même tissu au fond blanc parsemé d’un motif floral moderne qui se répète à intervalles réguliers. Ce même tissu recouvre et donc constitue aussi l’arrière-plan des deux images, témoignant comment l’oeuvre est visuellement structurée et produite à travers l’esthétique du voile. Puisque l’oeuvre d’Abouon englobe tous les aspects de l’acte de voiler énoncés ci-dessus, elle sera examinée en fonction de ce que j’appelle le voile contextualisé ; elle pourrait cependant, en raison de son contenu autobiographique et de sa représentation de la subjectivité voilée, tout aussi bien être interprétée à travers la lentille du voile subjectif, mettant ainsi l’accent sur la nature coïncidente des discours alternatifs du voile et confirmant la polysémie du voile dans le domaine visuel.

Le diptyque repositionne nettement le voile à l’intérieur de son contexte plus large et démontre la corrélation entre le voile et l’acte de voiler en termes visuels explicites tout en reliant de façon inhabituelle l’un et l’autre, et par extension l’esthétique islamique au domaine féminin. Untitled montre aussi comment le voile au sens large ne constitue pas seulement un accessoire vestimentaire mais aussi une stratégie représentationnelle reliée à une conception spécifique de la vision et de l’image. À l’exception des visages et des mains des deux femmes assises, l’esthétique du voile construit l’entièreté de l’image ; même la minuscule superficie du plancher visible autour des genoux des femmes est recouverte d’un tissu blanc disposé sur le sol. Les voiles matériel et métaphorique se croisent dans Untitled car l’esthétique du voile est aussi soulignée et signifiée par le motif répétitif de l’étoffe. Comme dans l’esthétique islamique, la stratégie de voiler à l’aide de motifs répétitifs brouille la distinction entre la surface et le fond et dématérialise la matérialité pour affirmer l’ascendant de la médiatisation sur l’ocularité dans la vision et la représentation. L’aspect visuel du voile métaphorique, qui peut se décrire comme un champ de vision formant une constellation qui se poursuit au-delà du cadre de l’image, contraste avec celui des visages et mains des deux femmes. Le regard de l’observateur est déchiré et oscille entre ce qui est visible des silhouettes et le motif infini, entre la perspective et la planéité, et entre le fini et la continuité infinie. Cependant, la tension qui est créée par la juxtaposition de deux modalités de vision inscrites dans le même cadre est productive. En démantelant la maîtrise sur l’espace ou sur l’idée de la rationalité de l’espace que ressent le spectateur, le voile formé par un motif répété à l’infini multiplie les points de vue, renverse l’image et met l’accent sur ce qui ne peut être vu ou représenté. L’esthétique du voile, en signifiant visuellement ce qui échappe à la vision ou aux médiatisations subjectives qui la composent, accentue la conscience de l’observateur de la réalité et la lisibilité de la figure et des mains des deux femmes, de leur interaction et, par conséquent, présente à la fois le don et l‘impénétrabilité de la vision et de l’être.

Le caractère iconique de ces portraits se rapporte évidemment au thème de la généalogie matrilinéaire, qu’Abouon entreprend d’exposer, ajoutant un autre angle au voile et rejoignant, tel que mentionné ci-haut, le voile subjectif. Nous pouvons déduire du fait que les deux femmes portent un type de vêtement que l’on enfile souvent à la maison pour la prière quotidienne et qu’elles sont assises dans une des positions de la prière musulmane que les voiles de ces femmes dénotent la filiation mère-fille et positionnent clairement cette relation dans ses dimensions culturelle et religieuse. Si le fait qu’elles soient voilées et vêtues du même tissu aide à mieux cadrer ce qui est phénoménalement visible et à distinguer entre la beauté de la jeunesse et la très subtile dureté ou le réalisme qui vient de la maturité de l’âge sculpté sur l’un ou l’autre visage, la continuité du tissu au-delà de leurs corps jusqu’au cadre de l’image affirme la nature positive de la relation et de la transmission filiales. Autrement dit, le diptyque nous parle de translation intergénérationnelle et non de l’impossibilité de celle-ci. À la lumière des propos de Luce Irigaray qui revendique la prolifération d’images constructives des relations entre mères et filles comme stratégie pour combattre le patriarcat, le diptyque comprend une puissante composante féministe. Selon cette philosophe française, le système patriarcal a cherché à interrompre les rapports matrilinéaires dans le but d’empêcher les femmes d’avoir accès à l’état de sujet à part entière ; en conséquence, la récupération de ces relations et de leur représentation constitue une « condition essentielle de la constitution de l’identité féminine » (Irigaray, 1990 : 53). Cependant, dans cette oeuvre, Abouon ne revendique pas seulement la matrilinéarité et le genre comme composantes de son identité, mais aussi ses racines musulmanes et libyennes. Untitled introduit la femme arabo-musulmane voilée, et donc une figure doublement ou même triplement marginalisée, dans les galeries d’art occidentales d’où elle est habituellement exclue ; et, encore plus important, elle la redéfinit comme sujet. Pour ceux qui savent qu’Abouon ne porte pas le voile au quotidien, s’ajoute au vêtement, en plus de ses autres rôles, une dimension mnémonique importante qui le soustrait à la réalité ou aux politiques de la représentation, et le situe dans le territoire également constitutif de l’imaginaire du sujet.

Illustration 3

Arwa Abouon, Untitled, The Generation Series (Mother, Daughter), 2004, 2006, Impressions photographiques, 182,9 cm x 81,3 cm chacune. Reproduites avec l’aimable autorisation de l’artiste. © Arwa Abouon

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Le voile métaphorique créé par la répétition d’un motif à l’infini transcrit en termes visuels la nature et le contenu de la relation mère-fille, démontrant encore comment le voile en tant que stratégie esthétique peut rendre visible le domaine invisible et irreprésentable de l’expérience et de l’intersubjectivité. Compte tenu de la continuité du motif et de la beauté visuelle de l’ensemble des deux images, l’espace vide séparant les deux photographies, plutôt que d’indiquer un écart générationnel ou même physique, établit plus profondément le vide inhérent à la métaphore du voile, un vide signifiant mais pourtant non signifié ou, autrement dit, les espaces d’intersubjectivité composant en effet le champ réel de la transmission et peut-être même de l’être. Les couches successives de l’image, du vide et du voile simultanément admettent et tentent de transcender les limitations de la représentation en réclamant la médiatisation comme espace de sa production. Les nombreux usages du voile au sens large (et du vide) qui sont à l’oeuvre dans Untitled soulignent la pertinence contemporaine de cette oeuvre, et démontrent comment le voile, lorsqu’il est traité à travers un autre écran culturel, ne désigne pas comme dans les cultures fondées sur le « triomphe de l’oeil » l’achèvement de la vision, de la représentation et de la connaissance ; ce qui explique encore pourquoi le voile est considéré comme un anathème dans les sociétés centrées sur l’ocularité.

Le discours du voile contextualisé qui sous-tend l’oeuvre d’Abouon élucide, du moins en partie, d’autres oeuvres d’artistes pour qui l’usage de textiles est enraciné dans les traditions culturelles musulmanes, comme Samta Benyahia ou Rachid Koraïchi ; les oeuvres de ceux qui invoquent la métaphore de l’esthétique du voile à travers le motif ou l’écriture comme Susan Hefuna, Shirin Neshat ou Shirazeh Houshiary ; et finalement, celles des artistes, comme les photographes iraniennes Shokoufeh Alidousti et Kourush Adim, qui emploient le voile pour traduire en termes concrets l’irreprésentabilité du moi, de l’intersubjectivité ou du monde. Tout en postulant incontestablement le rapport entre le voile et le regard culturellement infléchi qui lui est porté, le voile contextualisé confirme la polysémie et la signifiance de la métaphore du voile dans le contexte artistique contemporain, soulignant du même coup la possibilité d’une esthétique élaborée historiquement d’influencer, ou de refléter, les préoccupations visuelles et théoriques des artistes contemporains.

Le voile postcolonial

Les représentations souscrites des relations de pouvoir qui ont octroyé une autorité globale aux discours européen et nord-américain sous-tendent certaines représentations engendrant des répercussions très réelles et concrètes car comme le soutiennent Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, « connaître, nommer et fixer l’autre dans un certain discours correspond à maintenir un contrôle étendu » (Ashcroft et al., 2000 : 169). Les conséquences du contrôle exercé sur des sujets par les constructions culturelles de « l’autre » sont non seulement politiques, mais tout autant, sinon plus, psychologiques. Tout en reconnaissant l’énorme pouvoir de l’iconographie raciste coloniale et néocoloniale à la fois sur la perception du sujet postcolonial et sur celle qu’il a de lui-même, les représentations du voile postcolonial viennent remplacer — habituellement de façon intentionnelle — les discours dominants conventionnels tissés autour du voile et de la femme musulmane ; le terme postcolonial réfère évidemment ici à la « lutte pour la représentation » et l’autoreprésentation, et aux stratégies conçues par les artistes pour contester « la représentation du dominé par le dominant » (Ashcroft, 2001 : 5, 40). Étonnamment, et de façon plutôt paradoxale, le voile, quand il est dépeint dans l’art postcolonial, peut souvent constituer lui-même un des objets principaux de cette contestation engendrant lui-même sa propre déconstruction.

Le fait que les illustrations de ce que j’appelle le voile postcolonial surpassent de beaucoup en nombre celles du voile contextualisé ou du voile subjectif témoigne non seulement de la ténacité du voile métonymique, mais aussi du nombre de vies touchées par ses effets néfastes. Au départ, comprendre et tracer une voie à travers l’abondance des oeuvres n’était pas évident ; cependant, trois stratégies centrales employées par les artistes, sciemment ou non, pour déplacer le sens du voile sont en fin de compte devenues apparentes. Ces trois méthodes de déconstruction du discours (néo)colonial et de « réplique », soit la lecture en contrepoint, l’hybridité et le mimétisme, ont été formulées textuellement par trois des plus éminents critiques postcoloniaux, c’est-à-dire Edward Saïd, Gayatri Spivak et Homi Bhabha. Malgré que l’objet de cet article ne soit pas de détailler les trois tactiques employées par les artistes et que les oeuvres étudiées ici renversent le trope du voile exclusivement à travers le mimétisme, j’exposerai néanmoins très brièvement les deux autres méthodes dans le but d’encourager la lisibilité des représentations contemporaines du voile, de souligner l’hétéroglossie des discours alternatifs, mais surtout, afin de mettre l’accent à la fois sur l’urgence et sur la possibilité de la communication et de la compréhension interculturelles et transnationales. Alors que les différents moyens adoptés pour contester l’hégémonie culturelle et discursive occidentale et les définitions de la femme musulmane imposées de l’extérieur rivalisent, sur le plan théorique, et que chacune réclame sa préséance sur l’autre, je soutiens, à la lumière de la situation post-11 septembre, que plusieurs stratégies de déconstruction sont non seulement bénéfiques, mais aussi nécessaires.

Entreprendre une déconstruction directe constitue une stratégie très répandue adoptée par de nombreux artistes contemporains marginalisés non seulement par la métonymie du voile, mais aussi plus généralement par les discours dominants enracinés dans le colonialisme. Cette stratégie a été décrite au mieux par Said qui, dans Culture and Imperialism, recommande la « lecture en contrepoint » comme méthode de déconstruction des « archives culturelles » (Said, 1993 : 59), ce qu’il définit comme la relecture critique des « textes esthétiques, universitaires, économiques, sociologiques et philosophiques » (Said, 1978 : 12)[9] occidentaux à travers laquelle l’enracinement inconscient de ceux-ci dans le colonialisme et l’impérialisme devient manifeste. En ce qu’elle se fonde sur la possibilité du pouvoir individuel de décortiquer, et donc en quelque sorte de renégocier les discours dominants, la lecture à contrepoint peut donc impliquer à la fois le contre-discours et la réinscription déconstructive. Par exemple, Terrorist : Nadjibeh (2004) de l’artiste iranien Khosrow Hassanzadeh, un portrait monumental de sa mère âgée, voilée, opère, à travers le décalage entre l’image et le texte, un déplacement du terme « terroriste » et de sa synonymie avec l’homme musulman, et une réécriture significative du trope de la musulmane voilée.

L’hybridité est une autre caractéristique ou méthode répandue que l’on retrouve souvent dans l’art postcolonial, plusieurs artistes contemporains étant des sujets biculturels, ou même polyculturels. Bhabha propose la notion d’hybridité culturelle comme stratégie pour le sujet historiquement marginalisé, d’accéder à la voix et à la représentation, parce qu’en privilégiant les échanges culturels et le métissage, elle casse les divisions artificielles dressées entre les cultures, accordant aux différences un fonctionnement non hiérarchique, contrairement à celui imputé par les discours colonial et néocolonial (Ashcroft et al., 2000 : 118)[10]. Bhabha souligne notamment ce qu’il appelle « l’entre-deux » ou « le tiers espace », affirmant que l’espace s’ouvrant dans la zone de contact, aux points de rencontre de différentes traditions et d’affiliations, forment aussi le site de l’énonciation, de la signification, de l’intersubjectivité, et surtout, de la communication transculturelle. Les représentations poétiques et très personnelles du voile dans les oeuvres des peintres pakistanaises Shahzia Sikander et Aisha Khalid, quoique très différentes, puisent dans les idiomes artistiques islamiques, indiens et occidentaux, et à la fois déplacent effectivement le trope du voile et corroborent comment les espaces ouverts par l’hybridité peuvent, tout comme la métaphore ou l’esthétique du voile, faciliter la transculturalité en demeurant signifiants mais non signifiés.

La méthode qui nous intéresse ici, par laquelle les artistes s’engagent dans la déconstruction du voile, est celle que Spivak appelle le « mimétisme résistant », qui implique la transformation des discours dominants de l’intérieur. Selon Spivak, le mimétisme transcende la condition binaire implicite au contre-discours, en même temps qu’il remédie à ce qu’elle perçoit être les fondements coloniaux du soi « universel » humaniste. C’est la distance inhérente au mimétisme entre la personne qui imite et ce qui est imité qui fournit un espace dans lequel la déconstruction survient et où le sujet « subalterne » peut émerger. La force de cette stratégie, en ce qui concerne le voile, est de permettre aux artistes d’entreprendre une critique à la fois des représentations orientales et occidentales du voile et de la femme musulmane, et des discours qui portent sur celles-ci. Cette double critique permet la remise en question du voile et des normes sociales liées au monde musulman sans pour autant affermir le trope occidental du voile et la carte géopolitique bipolaire qu’il trace inévitablement. En fait, en déconstruisant le système binaire, le mimétisme ouvre un espace où les relations intra et interculturelles peuvent éventuellement avoir lieu. Malgré que plusieurs oeuvres produites par les artistes Zineb Sedira et Shadifarin Ghadirian (illustration 4) puissent être présentées comme des mises en scène du concept de Spivak, je me pencherai ici sur les « vidéos maison » humoristiques de Ghazel afin de sonder la relation entre le mimétisme et le voile.

Illustration 4

Shadifarin Ghadirian, Untitled, Qajar Series, 1998, Impression bromure d’argent, 75 cm x 50 cm. Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste. © Shadifarin Ghadirian

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La série Me (1997 à aujourd’hui) de Ghazel est une succession d’autoportraits présentés sous la forme de très courtes séquences filmées, qui montrent l’artiste française d’origine iranienne vêtue d’un chador noir entreprenant diverses activités, de l’accomplissement de tâches ménagères au ski nautique, ou encore en train de tondre le gazon, faire de l’escalade ou de l’haltérophilie. Ces croquis autobiographiques, généralement filmés en noir et blanc, exposent à dessein une esthétique de films faits maison, amateur, presque nostalgique, qui est par ailleurs encore plus accentuée par le cadre d’exposition où les films passent sur plusieurs petits écrans de télévision disposés en rangée. Chaque performance autofilmée, tournée en temps réel, dure entre une seconde et deux minutes, et comporte un court texte, un récit personnel qui se rapporte à un souvenir d’enfance, à des aspirations personnelles ou politiques, ou plus spécifiquement aux enjeux liés au genre tel que montré par les oeuvres reproduites ici. Le premier film présente une image granuleuse de l’artiste, ou plutôt du personnage semi-fictionnel qu’elle devient, soulevant un haltère au-dessus de sa tête dans un appartement qui semble vide, la lumière vive provenant d’une large fenêtre la transformant en une silhouette sombre (illustration 5). Le texte au bas de l’image se lit comme suit : « I try being a feminist » (J’essaie d’être féministe). Dans le second film, le personnage vêtu du chador émerge de l’eau alors que cette fois-ci la phrase se lit : « Every woman dreams of being a Botticelli Venus » (Toutes les femmes rêvent d’être une Vénus de Boticelli).

Dans chacun de ces très courts métrages, Ghazel revêt un chador noir qui réfère manifestement à la Révolution iranienne de 1979, à son pays natal, l’Iran, et aux politiques « islamistes ».[11] Le voile noir, réifié dans l’art et le discours révolutionnaire iranien, a sans aucun doute été surexploité par l’Occident pour transmettre l’idée de la misogynie islamiste, de la nature totalitaire de l’islam, et de la menace que l’Iran islamique représente supposément pour le monde entier. Cette artiste qui s’est établie en France à l’âge de dix-neuf ans a ainsi consciemment choisi un site d’incompréhension interculturelle et de rivalité idéologique, prenant comme champ de bataille le corps et la visibilité de la femme, mais dans le seul but de le décortiquer et de lui résister. Ainsi, elle réussit à modifier de l’intérieur, dans ce cas-ci littéralement comme au figuré, des discours dominants qui s’opposent sur la notion du voile. Malgré leurs apparentes spontanéité et simplicité qui peuvent sembler anti-esthétiques, ces courts métrages qui sont produits à travers la stratégie du mimétisme possèdent plusieurs niveaux de sens provoqués essentiellement par d’étranges juxtapositions.

Illustration 5

Ghazel, Weights, 2000, film tiré de la série Me, 1997-2000. Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste. © Ghazel

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Ces films obsessionnels sont d’un humour ironique provoqué par la combinaison déconcertante de la musulmane vêtue d’un chador et des activités modernes ou physiques qu’elle entreprend ; par conséquent, au premier coup d’oeil, les films semblent faire la critique de l’Iran et renforcer le trope du voile opprimant, une dimension indéniablement présente dans ces oeuvres. Cependant, la série Me est ouvertement une parodie et une performance ; les spectateurs ont conscience que l’artiste joue un rôle ; la distance ou l’espace implicite au mimétisme ironique existant entre le sujet imitant et la représentation imitée permet, comme le suggère Spivak, la résistance du premier et la transformation de la seconde. Autrement dit, le fait que la protagoniste auto-fictive portant le chador réussit à réaliser ou à accomplir des activités sans que le vêtement n’entrave ses actions déplace et réécrit le trope de la femme voilée passive en celui d’un sujet agissant pouvant s’affirmer, et dont la résistance active provoque la sympathie du spectateur. Paradoxalement, le caractère comique d’autodérision de ces films, issu du mécanisme de mimétisme, provoque ou encore intensifie l’identification du spectateur à la « vedette » de l’oeuvre, car, comme le relève avec justesse Jo Anna Isaak, le spectateur « pour pouvoir rire... doit reconnaître qu’il partage les mêmes refoulements » (Isaak, 1996 : 5). En d’autres mots, il doit se reconnaître dans ceux qui habituellement sont catalogués comme étant autres. Le spectateur, temporairement transporté au-delà des politiques binaires du voile, attend avec impatience le prochain « épisode » où l’agentivité du personnage l’emportera sur le trope du voile, ce qui n’est pas une mince affaire lorsque l’on parle du chador et en vue du fait que le personnage, ne regardant jamais le spectateur, semble l’ignorer complètement.

Le texte aussi donne manifestement à l’oeuvre un côté humoristique, tout en facilitant l’identification linguistique — pour de nombreux spectateurs occidentaux du moins — car les textes sont rédigés en anglais ou en français, et non en farsi, et possèdent parfois des références culturelles occidentales comme l’utilisation des termes « féministe » ou « Boticcelli ». Cependant, la relation d’incongruité entre le texte et l’image, qui souvent aussi postule celle entre deux cultures, sert en fait à défaire ou dépasser l’opposition qu’on érige et assume entre celles-ci. Ce que je soutiens ici, c’est que le texte constitue bel et bien un lieu de translation interculturelle et d’agentivité de la femme musulmane. Par exemple, dans l’illustration 6, le texte fait allusion à une préoccupation globalement partagée par toutes les femmes, celle de leur apparence physique, peu importe que cette préoccupation soit suscitée de l’intérieur ou de l’extérieur. Cependant, comme il a été mentionné plus haut, cette préoccupation est formulée en anglais et en termes de références culturelles occidentales. Le contraste discordant ou la contradiction entre l’image et ses implications culturelles ou même coloniales vont de soi ; cependant, en donnant une voix et donc une possibilité d’agentivité subjective à la femme musulmane voilée, le texte permet au spectateur d’identifier une semblance dans la différence, et par conséquent de voir le personnage voilé à la fois comme un sujet et comme une possibilité virtuelle du soi. De plus, parce qu’il ne peut pas complètement voir la femme, le spectateur vit certainement une remise en question de ses suppositions concernant le genre et les (re)présentations de celui-ci.

Cette voix, ou ce texte, qui émerge de l’écart entre la performance d’une subjectivité résistante et, dans ce cas précis, la mascarade du voile, situe essentiellement le sujet résistant en dehors de l’image (mais, dans ce cas-ci, dans le champ visible du texte ou de la parole), et donc met au défi de façon plus générale les codes présumés stables de la représentation. Définissant une oeuvre féministe, comme le fait Lindsey Moore, comme une oeuvre qui « de façon autoréflexive démontre la problématique de l’acte de représentation des (autres) femmes de façon autoréflexive (souligné par l’auteure) » (Moore, 2007 : 337), je soutiens donc que Me possède une dimension féministe inhérente. Cependant, Ghazel étant une artiste d’origine iranienne et musulmane vivant en Europe, c’est la position doublement déplacée du sujet féminin biculturel qui illustre comment, selon les mots de Fereshteh Daftari, « le genre... crée un espace propice à l’observation, qui n’épargne ni ces cultures islamiques qui ont une vision étroite de la femme ni la perception myope que l’Occident a du voile » (Daftari, 2003 : 175). L’absence de lieu d’ancrage de la situation féministe biculturelle — le personnage de Me est toujours décalé par rapport à sa propre situation — permet une critique de deux régimes de production et de représentation des femmes musulmanes, et contribue aussi à démanteler le système géopolitique binaire soutenant le voile et ce démantèlement se fait, dans le cas de Me du moins, par la contestation humoristique plutôt que par la confrontation. Les films dissolvent les frontières en affirmant, comme le dénote Reina Lewis, « la banalité de la différence » (Lewis, 2003 : 27) ; mais la banalité devient radicale en ce qui a trait aux conséquences extraordinaires d’une nouvelle configuration géopolitique du monde, et de la possibilité de rire « avec » plutôt que de rire « de » la femme voilée musulmane. Je dois cependant insister sur le fait que Ghazel ne prétend pas prendre la parole au nom de toutes les femmes voilées, tout comme elle ne remplace pas les stéréotypes par la notion d’un sujet centré et cohésif, car elle demeure consciemment un personnage semi-fictionnel, voire brechtien. Il faut néanmoins avouer que c’est bien par l’agentivité du personnage autofictif créé par l’artiste que fonctionne la subversion du voile.

Illustration 6

Ghazel, Venus, 1997, film tiré de la série Me, 1997-2000. Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste. © Ghazel

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Les artistes touchés par le trope ou le filtre médiat du voile ont conçu de nombreuses stratégies pour démanteler celui-ci et en faire la réécriture. Si aucune de ces stratégies ne peut prétendre réussir infailliblement à décoloniser le regard du spectateur — Me est souvent interprété comme une simple critique directe de l’Iran —, qui est très certainement un processus dialogique, je souligne néanmoins le potentiel transformateur non seulement de l’image comme, selon l’expression de Sliverman, « un domaine privilégié... pour nous encourager à voir autrement plutôt que de la façon imposée par les fictions dominantes » (Silverman, 1995 : 184), mais aussi du sujet, et, dans ce cas particulier, du sujet voilé ; ce qui nous mène au dernier discours alternatif, le voile subjectif.

Le voile subjectif[12]

Fondé sur la notion que le sujet possède la capacité de déconstruire les discours et représentations et les idéologies qui les sous-tendent, le voile subjectif réfère aux représentations du voile qui déplacent les perceptions du signe présentes dans les courants dominants culturels en présentant les musulmanes voilées comme des sujets ou des agents. Parce que, tel qu’expliqué plus haut, le voile est généralement synonyme d’effacement et qu’il est utilisé pour effectivement effacer la subjectivité des musulmanes voilées, je maintiens que les représentations de sujets voilés ou plutôt de subjectivité voilée peuvent disloquer le discours dominant sur le voile en engageant le spectateur dans une relation de sujet à sujet, suscitant conséquemment son identification à un personnage marginalisé. Le voile subjectif est en lien avec les discours alternatifs précédents car il implique à la fois une mise en contexte du voile et une désarticulation de sa métonymie ; il en diffère cependant en ce qu’il n’a pas recours à l’esthétique du voile et ne confronte pas directement le stéréotype du voile et de la femme voilée, ni les enjeux concomitants de représentation et de translation. Plutôt, en situant le voile comme un aspect ou un accessoire du vêtement qui n’ajoute ou ne retire rien au statut de sujet de la femme, les représentations du voile subjectif offrent une représentation de la femme voilée qui délaisse la construction occidentale du signe, et emploient un langage pictural familier à l’Occident. Elles accentuent donc l’identité individuelle des musulmanes, par opposition à leur identité collective, ainsi que leur diversité et celle du voile.

Si j’affirme ici que l’augmentation des représentations du voile subjectif est inévitable en raison des nouvelles technologies, de la mondialisation et des nouvelles réalités démographiques occidentales, et que ce type d’images a en effet déjà commencé à faire surface dans les médias occidentaux, quoique peu fréquemment et de façon extrêmement lente[13], je soutiens également que ces représentations vont se heurter à de fortes oppositions à cause de l’immense pouvoir que l’on reconnaît aux images dans la fabrication et la consolidation des positions politiques et du regard collectif. La culture, ce qui inclut évidemment la culture visuelle, constitue une forme de pouvoir et elle est utilisée comme telle ; par conséquent, l’idéologie et les discours dominants définissent, consciemment ou non, quels textes, discours, et sujets une culture détermine comme normatifs ou au contraire comme abjects. Comme l’analyse initiale du trope du voile le suggérait, la pénétration des représentations du voile subjectif dans la culture visuelle occidentale, en faisant référence à un nouveau signifié, celui de la musulmane voilée contemporaine, et parfois même active et éloquente, expose et déplace involontairement le je/nous présumément normatif dont l’identité est définie par les frontières ethniques, religieuses, économiques ou nationales et s’articule à partir de la distinction d’avec, entre autres choses, le trope de l’autre visiblement musulman. Les attaques soutenues contre le voile et la reproduction persistante du voile métonymique en Amérique du Nord et en Europe sont des preuves de la grande résistance à réécrire à la fois le signe et l’écran culturel. Je demeure cependant optimiste, car même si des images stéréotypées circulent encore quotidiennement dans les médias, des représentations plus complexes et moins unidimensionnelles du voile et de la femme musulmane voilée font maintenant régulièrement partie des expositions dans les milieux artistiques occidental et global[14].

J’ai identifié trois contextes ou caractéristiques de la pratique artistique dans lesquelles les représentations de la subjectivité féminine voilée apparaissent, tout en reconnaissant que les limites entre elles sont plutôt indistinctes. Premièrement, la situation géographique peut permettre une nouvelle médiatisation du voile ; les illustrations de sujets musulmans voilés qui émergent de paysages culturels différents peuvent simplement montrer le voile comme étant un aspect normal ou du moins quotidien de l’environnement de l’artiste. La relation entre le lieu, la culture et la perception persiste et se rapporte manifestement aux idées ébauchées dans l’analyse du voile contextualisé. Elle est clairement palpable dans des oeuvres variées, allant du Mother (1988) de Khosrow Hassanzadeh, un portrait peint qui montre sa mère voilée, aux Revelations (s.d.) de Kourush Adim, une série de photographies personnelles et poétiques représentant une vision idéalisée de la femme voilée, ou encore, à La salle de classe (1994-2001) de Hicham Benohoud, un ensemble d’images faisant la critique de la société marocaine montrant, comme le titre l’indique, les élèves du photographe se trouvant dans leur salle de classe d’école primaire. Deuxièmement, le discours autobiographique, constituant lui-même un genre de terrain, peut aussi réinscrire et redéfinir le voile en permettant au spectateur de prendre conscience des multiples évocations du voile pour ceux dont il forme une partie intrinsèque de leur vécu. Untitled d’Abouon peut se situer ici, tout comme le triptyque photographique de Zineb Sedira intitulé Mother, Daughter and I (2003). En représentant certaines de leurs proches parentes qui portent le voile, les artistes derrière ces deux oeuvres autobiographiques qui privilégient l’intersubjectivité ne se contentent pas de présenter ces femmes comme des sujets ou des agents, mais affirment aussi le rôle mnémonique, donc constitutif, du voile dans leur propre subjectivité. Troisièmement, l’image documentaire, qui est la forme d’inflexion donnée au voile subjectif qui nous intéresse ici, est souvent produite dans le but précis de documenter l’existence de sujets musulmans modernes et d’être exposée dans le milieu de l’art. Ce type d’image, en démantelant ou refaçonnant notre conception du monde souscrite par la géopolitique, ce que Spivak a notoirement appelé le « worlding of the world », propose aussi de nouvelles lectures de la femme musulmane voilée et de la modernité. L’approche documentaire visant à développer une nouvelle manière d’imaginer les musulmans en Occident a même récemment influencé la pratique d’exposition d’institutions majeures, telle l’exposition parisienne pionnière Musulmanes, musulmans, au Caire, à Téhéran, Istanbul, Paris, Dakar conçue par Olivier Roy et Valérie Amiraux et tenue au Musée de La Villette en 2004. L’objectif précis de l’exposition était de déconstruire les stéréotypes et de mieux faire connaître les musulmans, l’islam, et le monde musulman au spectateur en présentant des photographies documentant la vie urbaine de musulmans dans cinq grands centres citadins[15]. Elle offrait plusieurs et souvent très belles instances du voile subjectif, telle l’image en noir et blanc, classique dans son genre, prise par Reza Moattarian montrant des adolescentes en survêtement jouant au football de rue (illustration 7). Cependant, je devrai me limiter ici à l’analyse d’une image faisant partie d’une démarche individuelle d’une artiste pour documenter les réalités des musulmanes voilées contemporaines : la série Muslim Women in London (1998) de l’artiste américaine d’origine afghane Shekaiba Wakili. Le contexte occidental de cette série et son esthétique presque banale de cliché instantané magnifient les thèmes sous-jacents radicaux souscrivant l’image d’un sujet voilé « occidental » (illustration 8). Prouvant la dimension éthique de la photographie documentaire par sa capacité à montrer, comme le déclare Ine Gevers, « ce qui existe au-delà du stéréotype ou de ce que l’on connaît déjà » (Gevers, 2005 : 83), l’image discrète en noir et blanc réinvente non seulement la femme voilée musulmane, mais aussi l’identité et la modernité occidentales, et son « ontologie de la représentation » (Mitchell, 1988 : 15).

Illustration 7

Reza Moattarian, Téhéran, 2002, photographie en noir et blanc. Reproduite à partir de Musulmanes, musulmans au Caire, À Téhéran, Istanbul, Paris, Dakar (Exposition Parc de la Villette, 19 mars-14 novembre 2004), Paris/Montpellier, Harmonia Mundi/Indigène Éditions, p. 83. Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste. © Reza Moattarian

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Illustration 8

Shekaiba Wakili, Muslim Women in London, 1998, photographie en noir et blanc. Reproduite avec l’aimable autorisation de l’artiste. © Shekaiba Wakili

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La photographie montre la façade d’un café ; à gauche, une affiche détaillant les plats qui y sont disponibles est apposée sur le mur extérieur, et à droite se trouve une table dont la nappe à carreaux rappelle celles des tables que l’on peut voir à l’intérieur. Une jeune femme est en train de sortir du café, suivie d’une autre femme plus âgée, probablement une parente, du moins peut-on le croire en raison de la proximité physique des deux personnages. L’esthétique « cliché instantané », la tenue que porte le personnage principal — une veste bien coupée, mi-longue, de couleur pâle —, son attitude intériorisée, les larges sacs qu’elle porte témoignant d’une activité scolaire, professionnelle ou simplement consommatrice sont des éléments qui traduisent la normalité de cette scène captée dans une rue de Londres. La jeune femme, comme tout autre citoyen, est simplement en train de faire l’expérience du quotidien, et d’en accomplir les tâches journalières. Seuls les hijabs des deux femmes « donnent un accent » à la photographie, pour utiliser les termes de Hamid Naficy. Malgré l’absence de tout autre Londonien dans cette photographie, le titre de celle-ci, le texte anglais, et même les parties du décor visibles du café transmettent au spectateur le caractère urbain occidental de la scène. Le thème prédominant de la femme qui magasine, l’habillement et l’attitude de la jeune femme ainsi que le contexte familier permettent au spectateur de s’identifier à l’image qui lui donne une impression de « chez lui », alors que le hijab, en ce qu’il continue à affirmer l’altérité de la femme, demande au spectateur de redéfinir sa notion du sujet occidental ou du citoyen britannique normatif.

Dans cette photographie de Wakili, le statut de sujet de la femme est communiqué non pas, comme c’est souvent le cas, par le (retour du) regard, mais par l’expression réfléchie, même mélancolique, de la femme, par son contexte familier, et peut-être même surtout par le mouvement qu’on peut lui supposer, et par les nombreux sacs qui témoignent d’une certaine activité et donc de son agentivité ; en bref, par sa quotidienneté, comme celle de l’image. L’image non présomptueuse qui aurait pu être prise dans n’importe quelle capitale occidentale n’en est pas moins radicale car elle inscrit dans le champ de la représentation visuelle un nouveau texte culturel, celui d’une musulmane voilée représentée simultanément comme sujet moderne et comme faisant partie du paysage urbain occidental. Le spectateur pourrait toutefois percevoir la photographie, particulièrement l’aisance et la connaissance évidente de la jeune femme de son environnement, à travers le trope du voile métonymique, la lentille du sentiment anti-musulman, ou la peur de l’islamisation présumée de l’Occident. Comme le remarque Helen Watson, « l’étendue globale de la migration et de la mobilité interculturelle a mené à la présence de femmes voilées dans les rues des villes occidentales » ; toutefois, elle met en garde contre les dangers de croire qu’une « conception du voile plus sensible et pluraliste s’est développée dans l’imagination populaire occidentale » (Watson, 1994 : 142). Cependant, je soutiens que la normalité et même la banalité de la scène dépeignant la vie quotidienne, l’agentivité dénotée et subtile de la jeune femme, ainsi que son apparence visuellement conforme — à l’exception du hijab — aux attentes de la modernité permettent au spectateur de s’identifier à la Londonienne voilée, et donc de déplacer les stéréotypes en reconnaissant « l’autre » comme un sujet en soi. L’oeuvre de Wakili, en présentant simplement « ce qui est », démontre et confirme la dimension morale possible du réel ou du moins de la réalité. Silverman soutient que c’est un « devoir éthique que de lutter contre les pièges du soi pour voir le monde tel qu’il est plutôt que comme un spectacle prédonné » (Silverman, 1995 : 19) ; et la muhajjabat capturée par Wakili ne participe aucunement au « spectacle prédonné » du voile.

L’image tirée de la série Muslim Women in London est d’une importance notable parce qu’elle se rapporte aux questions entourant la citoyenneté européenne des musulmans et à leur sentiment d’appartenance à l’Occident en général. Sa mise en scène européenne fournit et même suscite l’opportunité d’élargir et de redéfinir les suppositions qui étayent le concept du « nous » en Occident, et donc de repenser les prémisses de son identité et de sa définition du citoyen normatif circonscrites par la religion, l’ethnie, ou le territoire. En déstabilisant ou en reconfigurant la notion du sujet moderne occidental individuel et collectif, les représentations du sujet voilé, comme celles d’autres sujets marginalisés, suggèrent la pluralité et l’expansivité de celui-ci plutôt que son exclusivité et sa fixité. Peter Stupples, soulignant la transformation de la mémoire qu’entraîne l’altérité, parle de la capacité des images à « ouvrir nos egos à la transformation par le « non-moi », à transformer nos propres résidus visuels et, avec un peu de chance, ceux des Autres, et à tenter des actes de reconstruction hétéropathique » (Stupples, 2003 : 138). La photographie de Wakili, en dépit du titre dans lequel « Musulmanes » et « Londres » demeurent plutôt antinomiques, redéfinit en termes hétéropathiques ce qui constitue le sujet moderne normatif féminin, londonien, voire occidental.

Le dernier point que j’aimerais soulever porte encore sur la tenue dont est vêtue la jeune femme. Cette tenue, en ce qu’elle peut facilement être associée aux habitudes vestimentaires des adolescents et des jeunes adultes d’un peu partout et en ce qu’elle correspond entièrement aux critères de la modernité occidentale, contredit la notion largement répandue que le port du voile est antithétique à la modernité. La photographie, en dissipant l’idée que les termes juxtaposés « musulmane moderne » constituent un oxymoron, affirme de concert avec les plus récentes études sur le sujet, mais en termes purement visuels, l’existence de modernités alternatives et non occidentales. Cette image sonde aussi l’idée adoptée par de nombreux États qui se définissent comme des démocraties libérales que le sujet moderne est nécessairement laïque. Malgré que le spectateur ne puisse connaître sans l’ombre d’un doute les raisons pour lesquelles la femme de la photographie de Wakili porte un foulard et que ces raisons peuvent dépendre d’une foule de facteurs, le type de voile qu’elle porte est néanmoins associé à l’islam du point de vue culturel ou religieux. Qui plus est, la tenue du personnage principal, en ce qu’elle est un exemple d’influence interculturelle, révèle à la fois la nature changeante et multiple des significations du voile. Reina Lewis, dans un article portant sur des employées voilées travaillant dans le domaine de la vente au détail en Grande-Bretagne, constate avec justesse que le vêtement doit souvent être positionné à l’intérieur des contextes de la mode vestimentaire à la fois nationaux et transnationaux.

Dans l’Angleterre postcoloniale, les femmes qui portent le voile (pour quelque raison que ce soit) fonctionnent dans des espaces qui se chevauchent et des systèmes d’habillement qui s’opposent mais se constituent mutuellement, incluant la tesettür internationale [ici voulant dire la mode islamique, malgré que le terme fasse précisément référence à une tendance vestimentaire de la classe moyenne en Turquie], les conventions vestimentaires de la diaspora anglaise, et les systèmes de la mode « populaire ».

Lewis, 2007 : 436

Le but ici est de souligner que les changements démographiques actuels et les réalités issues de la mondialisation ont fait éclore de nouvelles identités plurielles et de nouvelles modes vestimentaires qui ne correspondent pas aux préceptes de la modernité occidentale et à sa contrepartie politique, l’État-nation les mettant à l’épreuve en nous menant à la théorisation politique de la démocratie transnationale, qui cherche à y intégrer la réalité complexe des allégeances transfrontalières de ses citoyens. La jeune femme et sa tenue hybride, simple, mais néanmoins élégante, soulèvent aussi l’enjeu de la mode islamique, où jouent et se croisent aussi les forces de la consommation, du transnationalisme et du néolibéralisme. Malgré que ce sujet demeure au-delà des paramètres de cette étude, son analyse offrirait indéniablement des visions du voile qui diffèrent des perspectives dominantes occidentales.

Les représentations du voile subjectif, en révélant l’existence de plusieurs modes modernes de subjectivité et donc de lieux multiples de la parole, déconstruisent inévitablement le trope du voile et le binarisme (néo)colonial qui le sous-tend. En fait, à la place de la perception dominante des musulmanes voilées, rétrogrades, opprimées ou fanatiques, elles suggèrent des portraits de sujets modernes mis en scène dans divers contextes, entreprenant diverses activités, et par conséquent elles fournissent ainsi des contreparties visuelles fort nécessaires aux études féministes récentes reconnaissant que les femmes du Moyen-Orient ou les musulmanes sont, comme le suggère Saba Mahmood, « des agentes actives dont les vies sont beaucoup plus riches et complexes qu’ont pu le suggérer les discours du passé » (Mahmood, 2005 : 6). Cependant, à cause du pouvoir de l’image, de sa nature directe et de son accessibilité, les articulations visuelles de la subjectivité et de l’agentivité voilées exposent avec encore plus de clarté et de force la faculté de déconstruction que possèdent le sujet et la subjectivité, en plus de la dimension éthique et dans ce cas-ci subversive de l’image. Pour cela je revendique comme Silverman l’augmentation de la production et de la mise en circulation « d’oeuvres esthétiques » qui nous incite à nous « identifier avec des corps qu’autrement nous rejetterions » (Silverman, 1995 : 2).

Conclusion

Affirmer la possibilité des images à infléchir des attitudes stagnantes suppose à la fois l’existence et la capacité transformatrice de l’agentivité individuelle (du producteur de l’image comme de son spectateur) et souligne la fonction éthique du sujet et de l’art. Les trois discours alternatifs du voile que j’ai présentés ici sont tous également fondés sur une telle agentivité car ils incitent ou exigent que le spectateur transcende les frontières du « je », l’amenant à voir autre-ment, à travers un autre écran culturel. Le voile contextualisé nous révèle sa position centrale en tant que métaphore et, même, d’une perspective d’une autre culture, en tant que paradigme de vision et de représentation ; le voile postcolonial expose et subvertit l’effet de censure opéré par la réification du voile et de son cadre géopolitique inhérent ; et, enfin, le voile subjectif confirme les implications radicales reliées au fait de conférer, dans un contexte occidental, l’état de sujet à un autre féminin et visiblement marqué comme musulman. Cette étude visait à analyser le voile, et ce n‘est pas mon intention de promouvoir le vêtement qui peut parfois constituer un instrument d’oppression féminine. Plutôt, inspirée par un idéalisme et un pragmatisme sains, j’ai entrepris ici de contribuer à l’hétéroglossie nécessaire à la communication transnationale et de souligner l’espoir concomitant qu’offre la possibilité de communication ou translation à la fois interculturelle et intersubjective. Autrement dit, je suggère, à travers l’articulation des différents discours du voile, que la proximité des différences — culturelles, ethniques, et religieuses — provoquées en Occident par les réalités palpables issues de la migration internationale et de la mondialisation, plutôt que de constituer une menace à l’identité du sujet occidental, lui offre l’opportunité unique d’être transformé, plutôt que défini, par l’altérité.