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Introduction

Dans une conjoncture historique où l’obsession pour les politiques frontalières et l’inquiétude quant à l’état de la nation semblent s’imposer comme les principaux modes d’expression des attachements nationaux à travers le monde occidental (Hage, 2003), les débats publics et politiques sur l’intégration des immigrants sont de plus en plus dominés par des arguments sur les dommages que l’accommodement des minorités causerait aux femmes migrantes, en particulier musulmanes. Alors que des enjeux comme le hijab, les mariages arrangés et les crimes d’honneur faisaient simultanément irruption dans les débats d’intérêt national des places publiques occidentales, on avait soin, sur le plan international, de mettre en scène les interventions militaires en Afghanistan comme des missions de sauvetage menées au nom de l’égalité de genre, en effaçant par le fait même des logiques géopolitiques et économiques, et l’héritage de la stratégie américaine de la Guerre froide (Abu-Lughod, 2002 ; Hirschkind et Mahmood, 2002). Les références récurrentes à la liberté sexuelle des femmes ou à la liberté d’expression et d’association des gais et lesbiennes ont été déterminantes pour faire accepter ces agressions violentes aux imaginaires nationaux de l’Occident (Butler, 2008 : 3), de même que les représentations de l’islam comme un « ramassis de manques : de liberté, de disposition à la science, de civilité et de bonnes manières, d’amour de la vie, de valeur humaine, de respect égal pour les femmes et les homosexuels » (Goldberg, 2006 : 345).

Abordant le rôle accru que les rapports de genre et les sexualités racialisés sont venus jouer dans le traçage des frontières de la citoyenneté occidentale, cet article postule que notre époque est témoin d’un nouveau mouvement politique[1] dans lequel les discours libéraux des droits de la personne, plus spécifiquement des droits des femmes et des homosexuels, servent à réaffirmer la Kulturnation et à fournir un profil politique de l’individu qui est qualifié pour en faire partie et de celui qui doit y être adapté, quand ce n’est pas, plus radicalement, de celui qui doit en être exclu[2]. Conformément à la prémisse selon laquelle la construction du corps national exige la production simultanée de différences signifiantes susceptibles de légitimer l’exclusion de certains éléments du « nous » — que ce « nous » se rapporte ou non à des communautés imaginées (Anderson, 1983) nationales ou supranationales (comme l’Europe ou l’Occident) —, on considérera que le discours de l’égalité de genre et des libertés sexuelles fait partie intégrante des processus d’homogénéisation et de totalisation qui accompagnent la constitution et la réaffirmation de l’identité nationale. Aussi bien, on associera les discours majoritaires sur les pratiques de genre et des sexualités des groupes minoritaires, qu’elles soient réelles ou présumées, à des processus socio-symboliques de différenciation ou de discrimination concourant à une fin politique ; on les regardera comme autant d’outils au service de processus de formation, de sauvegarde ou de transformation de frontières qui produisent des traits signifiants du « nous » et du « non-nous[3] » dans certaines circonstances interactionnelles, historiques, économiques et politiques déterminées (Barth, 1994 : 12).

Étant donné que toutes les frontières ne sont pas similaires, certaines permettant un positionnement ambigu, d’autres étant cristallisées et agissant sur des conflits de valeurs prétendument fondamentales, il importe en priorité de se demander dans quelles circonstances les frontières deviennent plus ou moins poreuses ; pour qui elles deviennent telles ; quelles sortes de passage de frontières sont possibles ; et sous quelles conditions ils le sont. Si dans les sociétés plurales, les relations ethniques et les constructions de frontières ne mettent pas en jeu une altérité culturelle radicale, mais plutôt des autres familiers et adjacents (Barth, 1994), séparés les uns des autres par des « frontières brouillées » qui autorisent des localisations sociales ambiguës, dans les sociétés occidentales, l’identité collective est largement construite par référence à des représentations hégémoniques et unilatérales de l’Autre non occidental et par référence à des « frontières claires » impliquant une nette démarcation, de telle manière que tout le monde, en tout temps, sait de quel côté il se situe (Alba, 2005 : 22). Sur la scène géopolitique contemporaine, parmi les frontières qui sont constitutives de la modernité occidentale libérale/laïque, la plus claire, c’est-à-dire la moins ambiguë, est sans doute celle qui démarque l’altérité musulmane (Alba, 2005 ; Zolberg et Long, 1999 ; Korteweg et Yurdakul, 2009), laquelle, en fait, est produite par cet acte même de dichotomisation[4]. En ce sens, on peut considérer l’islam comme l’« extérieur constitutif[5] » qui fournit une unité contingente à l’identité et aux valeurs européennes/occidentales (Yegenoglu, 2006 : 248), telles qu’on les décrit, dans la présente conjoncture historique, comme résolument féministes, sympathiques à la cause homosexuelle, libérées sur le plan sexuel et tolérantes, tandis que l’on perçoit les musulmans comme intrinsèquement sexistes et homophobes[6]. À l’évidence, en adossant ainsi le discours de l’égalité de genre et des libertés sexuelles à cette frontière constituante et hautement hiérarchique entre l’Occident et le reste du monde, on produit une nouvelle variante de la thèse du « choc des civilisations » — qui suppose que « la principale ligne de faille culturelle », le « conflit de valeurs fondamentales » entre l’Occident et l’islam, ne concerne pas la démocratie mais l’égalité de genre et les libertés sexuelles (voir Norris et Inglehart, 2002).

En m’appuyant sur des travaux qui se sont illustrés en offrant de riches analyses et typologies des processus de frontières[7], j’étudie ici, à travers la couverture médiatique du débat sur les accommodements religieux ayant récemment eu lieu au Québec, les modes sous lesquels le discours de l’égalité-de-genre-et-des-libertés-sexuelles s’articule au discours sur la nation et travaille à tracer des frontières civilisationnelles et racialisées entre le « nous » et le « non-nous ». Ce faisant, mon analyse approfondit la compréhension actuelle des processus de frontières de deux manières.

D’une part, j’inscris cette enquête dans le contexte pertinent du Québec où la définition des frontières de la communauté nationale, un processus qui n’est jamais totalement achevé, s’avère particulièrement incertaine et délicate, étant donné le projet politique de la « souveraineté nationale » (la séparation du Canada), la profonde ambigüité de la majorité sociologique (le groupe dominant), et les oscillations récurrentes entre les tendances civiques et ethniques dans la définition du nous Québécois (Juteau, 2002). En effet, bien que l’on se soit engagé, depuis le premier référendum sur la souveraineté en 1980, à en pluraliser la définition, l’idée de « core nationals » (ou d’ethnicité fondationnelle), comme le suggère l’expression « Québécois de souche », y est toujours vivace et crée des frontières entre le vrai « nous » et les autres, qui sont parmi nous et nous sont plus ou moins éloignés ; par conséquent, ils se trouvent être « classés par rang dans des hiérarchies ethniques » (Hagendoorn, 1993 : 27). Dans la mesure où la formation de l’État-nation constitue le processus paradigmatique où les frontières ethnoculturelles se (re)forment et où « divers groupes établissent des conventions et se battent à leur propos, recherchent la légitimité et déterminent leurs relations mutuelles et les distributions qui s’y rattachent » (Verdery, 1994 : 45 ; Williams, 1989), la société québécoise s’avère être un cas particulièrement intéressant pour étudier les (trans)formations de frontières. En effet, elle se caractérise par un pluralisme institutionnel relatif, comme en témoigne son système d’éducation public divisé sur une base linguistique, et par des rapports de dominance ethnique ambigus (McAndrew, 2001 : 16), du fait qu’aucune de ses deux principales composantes, les francophones et les anglophones, n’exerce une complète domination sociale, politique, économique et culturelle sur la société et l’État.

D’autre part, je me concentre sur un aspect négligé de la présente problématique : la patrouille des frontières (boundary patrolling[8]). Ce phénomène implique, dans le contexte où le discours de l’égalité de genre est employé de manière tendancieuse, des pratiques symboliques qui déprécient les relations de genre et les relations intergénérationnelles associées aux groupes minoritaires, par exemple en ravalant leurs conceptions et normes sur la féminité, la masculinité, le mariage ou la sexualité, au rang d’archaïsmes ou de pathologies (marqués par la dépravation, la violence, la soumission, etc.). La patrouille des frontières implique également des pratiques matérielles, comme le profilage racial/culturel intervenant dans la définition et l’application des politiques en matière d’immigration et d’intégration[9]. Interroger le discours de l’égalité de genre et mettre en relief son rôle dans l’homogénéisation nationale et la patrouille des frontières va à l’encontre des représentations dominantes opposant, comme deux projets politiques incompatibles, l’égalité de genre et l’accommodement (multi)culturel. Par là même, cela met en question la manière dont ce cadre antagoniste en est venu à définir les paramètres des débats sur la citoyenneté et l’intégration, et à discréditer le multiculturalisme en tant que politique et idéal dans l’arène publique. Il est toutefois à préciser qu’une telle mise en question n’implique pas en retour une adhésion non critique au multiculturalisme, lequel occulte les rapports de pouvoir inégalitaires en dépeignant la société sous les traits d’un espace horizontal (Bannerji, 2000) et peut contrarier la réalisation de projets de vie égalitaires pour les hommes et les femmes, et renforcer ainsi, paradoxalement, des stéréotypes culturels utilisés par ses opposants pour faire de la différence culturelle la cause de la dissolution de la « cohésion sociale » (Phillips, 2007)[10]. Pourtant, étant donné que, dans les circonstances historiques actuelles, dans les sphères publiques et politiques, on fait grand cas des impacts du multiculturalisme sur l’égalité de genre sans, en contrepartie, se préoccuper vraiment du détournement de la rhétorique des droits des femmes et des homosexuels aux fins de la patrouille des frontières de l’Occident et de la racialisation des immigrants non occidentaux, mon analyse souscrit au constat de Razack selon lequel, en tant que féministes, nous devons « cesser de nous concentrer sur le multiculturalisme et consacrer une attention nouvelle au racisme, et très précisément au mode de fonctionnement du racisme culturel » (2008 : 143).

Quelques remarques théoriques

Mon analyse porte essentiellement sur les opérations du cadrage égalité-de-genre-et-des-libertés-sexuelles dans la construction discursive des frontières du nous/non-nous pendant la controverse sur les « accommodements raisonnables » qui a agité le Québec entre octobre 2006 et décembre 2007. Je propose une étude systématique de la couverture médiatique québécoise (reportages, articles d’opinion signés par des éditorialistes attitrés, des journalistes ou des spécialistes, lettres d’« opinion du lecteur ») des accommodements raisonnables suivant une perspective de l’analyse critique du discours (CDA), et plus précisément du courant discursivo-historique (Reisigl et Wodak, 2001 ; Wodak, 2001), dans le but de révéler les manières dont le cadre argumentatif « égalité de genre et libertés sexuelles » sert à la production de la nation québécoise. Interrogeant systématiquement, au moyen d’analyses textuelles et contextuelles, « la relation entre le texte et ses conditions sociales, ses idéologies et ses rapports de pouvoir » (Wodak, 1996 : 20), cette approche promeut la prise en compte de tout élément d’information pertinent qui se rapporte au cadre historique dans lequel s’inscrit l’« événement » discursif (Leeuwen et Wodak, 1999 : 91). Elle permet, en l’occurrence, de rendre compte des ressorts historiques et théoriques du phénomène par lequel les droits des femmes et des homosexuels ont pu servir à délégitimer les pratiques d’ accommodement des minorités et des immigrants ; elle permet aussi de saisir le lien entre ces rhétoriques avec le « carré idéologique », c’est-à-dire le binôme constitué par une autoreprésentation positive et une représentation de l’autre négative (van Dijk, 1998 : 267), qui forme et informe les discours médiatiques des accommodements raisonnables.

Il importe d’être attentif aux ressemblances discursives dans la mise en représentation des normes de genre des minoritaires comme étrangères à celles de la nation : car l’idée selon laquelle l’égalité de genre et les libertés sexuelles seraient menacées par les droits des immigrants est très commune en Europe, où l’on justifie des changements de politique concrets en pointant les inégalités de genre dans certaines communautés immigrées et en arguant de la protection des femmes minoritaires contre leur culture « patriarcale » (Razack, 2004 ; Fekete, 2006). Bien que les processus de construction nationale et les régimes de citoyenneté de ces contextes nationaux diffèrent, il est judicieux de se pencher sur les similarités discursives qui caractérisent la construction de la « mêmeté nationale » et de la « différence » (Wodak, 2001) qui s’opèrent par le truchement de la pathologisation des normes de genre des minorités, que celles-ci soient réelles ou supposées : cela permet de retracer la constitution d’images stéréotypées de la « femme musulmane en péril » et de l’« homme musulman dangereux » (Razack, 2004) et de mieux comprendre les stratégies discursives semblables déployées dans le débat québécois sur les « accommodements raisonnables ».

Le discours de l’« égalité de genre » : un instrument de patrouille de frontières

Les démocraties occidentales peuvent-elles s’engager à promouvoir les accommodements favorables à la diversité tout en poursuivant leur mission de défense de l’égalité hommes-femmes ? Pour certains, la réponse est évidente : chaque fois que des pratiques culturelles risquent d’entrer en conflit avec l’égalité de genre, cette dernière devrait primer les considérations multiculturelles. On identifie le plus souvent cette position à Susan Okin, philosophe féministe aujourd’hui décédée, qui l’a défendue à la fin des années 1990 dans son essai Is Multiculturalism Bad for Women ?. Non seulement ses interventions ont suscité l’intérêt des universitaires pour les impacts du multiculturalisme sur les rapports de genre — intérêt qui était jusque-là minime (Dustin et Phillips, 2008) —, mais sa principale affirmation, selon laquelle la défense des droits culturels des minorités renforce les rapports de pouvoir inégalitaires déjà en place et désavantage les groupes vulnérables comme les femmes, a réussi à légitimer l’opposition entre droits des femmes et droits des immigrants dans les discours savants comme dans les discours politiques, ce qui a fait passer pour un fait évident la perception selon laquelle le multiculturalisme compromettrait l’égalité de genre (Fekete, 2006).

Ce cadrage est à l’origine d’un net antagonisme entre groupes libéraux dotés de valeurs et groupes non libéraux dotés de culture (Phillips, 2007), lequel constitue une forme de discours racialisé enté sur des dichotomies telles que civilisation/sauvagerie et dont la rigide structure duelle a pour effet de balayer toute nuance (Hall, 1997). Dans la mesure où les logiques binaires cachent souvent des hiérarchies, structurées qu’elles sont par des rapports de pouvoir inégalitaires — un pôle représentant la norme, l’autre la déviance (Derrida, 1974) —, on ne s’étonnera pas que, dans le couple « droits culturels versus égalité de genre », cette dernière, à qui on fait incarner les « valeurs occidentales », acquiert la primauté. Dans ces conditions, les minorités sont marquées du trait de la spécificité/culture, alors que la majorité reste non marquée/universelle. Tandis qu’on considère les actions des minorités comme des signes de soumission collective aux diktats culturels, comme des pathologies culturelles collectives, on fait du choix individuel et de l’autonomie l’apanage de la majorité. La partialité de ce cadrage devient évidente lorsque des questions semblables sont présentées différemment. Par exemple, comme le note Narayan (1997), alors qu’il est habituel de traiter les « meurtres d’honneur » et les « meurtres pour la dot » comme des cas de meurtres de femmes perpétrés par leur culture, il est inconcevable de lier les meurtres de femmes commis en milieu familial à l’aide d’armes à feu aux États-Unis à la culture des armes à feu qui y est dominante. Cet exemple rappelle que de telles représentations consolident les frontières du nous/non-nous, en dépeignant les communautés immigrées, en particulier musulmanes, comme étant intrinsèquement oppressives pour les femmes, et en idéalisant par le fait même les rapports de genre au sein de la majorité. En présentant le genre comme le seul vecteur de divisions sociales significatif dans l’identité assignée aux musulmans, on fait de la notion d’« oppression patriarcale islamique » et des enjeux comme les mariages arrangés des preuves que la culture archaïque de telles minorités est incompatible avec notre culture de libertés (Alexander, 2004 : 533-534). Du coup, on favorise les changements de politique qui valorisent la conformité culturelle de la majorité au détriment du multiculturalisme[11], de même que l’exécution de mesures d’exclusion. Si l’on affirme que certains groupes sont inassimilables, en alléguant que leur culture est incompatible avec les valeurs libérales occidentales, on est alors en droit de décourager leur immigration.

La description des hommes musulmans sous les traits de patriarches brutaux et d’agresseurs dysfonctionnels[12] est complémentaire aux représentations faisant des femmes musulmanes des victimes de leur culture. La diabolisation des masculinités musulmanes et la victimisation des féminités musulmanes permettent de recadrer le débat sur l’immigration/intégration par référence aux rapports de genre (Alexander, 2004), de la même façon que les discours sur les émeutes urbaines et les jeunes issus de l’immigration, tendent à racialiser l’ exclusion sociale et la crise de l’ État-providence[13]. En plus d’accroître la polarisation nous/non-nous, la stigmatisation des rapports de genre attribués aux minorités laisse intacts d’autres types de hiérarchies et de modes de domination qui marquent le groupe aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. En fournissant des motifs d’explication culturels au débat sur l’intégration, de tels discours permettent à la « société d’accueil » de se disculper de l’échec de ses politiques économiques d’intégration des immigrants et de dissimuler des barrières structurelles persistantes et des faits de racisme systémiques.

À l’évidence, envisager les tensions entre le genre et la culture sous la forme d’un dilemme insoluble n’aide pas à saisir le « problème » ; cela en est constitutif. Dans la mesure où elle relève d’une forme de discours racialisé, cette manière de procéder définit aussi les paramètres des débats sur la citoyenneté et l’immigration.

Les immigrants sous contrat moral et l’esprit pâlissant du multiculturalisme

Dans tout l’Occident, on est de plus en plus prompt à associer le multiculturalisme au risque du « Jihad fait maison » à travers les ghettos culturels et vies parallèles qu’il est censé engendrer, et à lui reprocher de faire peu de cas de l’oppression des femmes dans les communautés immigrées. Si l’on mobilise les deux arguments pour initier des changements de politique en matière de migration et de citoyenneté, je m’attarde seulement au dernier, en me concentrant sur la façon dont l’égalité de genre sert d’alibi à ceux qui cherchent à imposer des contrats moraux aux nouveaux immigrants/citoyens et à promouvoir des plans d’action monoculturalistes/assimilationnistes.

Les inquiétudes qu’a soulevées le statut des femmes dans les communautés migrantes « patriarcales » ont contribué pour beaucoup à changer les discours et les politiques en matière de citoyenneté et d’immigration. Dans tout l’Occident, un nouveau plan de défense et de promotion de l’égalité de genre visant explicitement les minorités musulmanes demande plus d’intervention de la part de l’État, lors même que celui-ci se retire de plusieurs domaines (Phillips et Saharso, 2008 ; Siim et Skjeie, 2008) ; au même moment, on impose aux éventuels immigrants ou aux demandeurs de citoyenneté des contrats moraux censés affermir les valeurs/identités nationales[14].

Ces changements participent pleinement d’un mouvement plus vaste de réformes de politique et de transformation culturelle qui se détourne de manière caractéristique de l’esprit du multiculturalisme. L’expression l’« esprit du multiculturalisme[15] » me permet de prendre en compte des changements qui affectent l’appui public et politique aux idéaux multiculturels dans des pays qui n’ont jamais adopté officiellement le multiculturalisme[16]. S’il est vrai que l’esprit du multiculturalisme (qui valorise la diversité ethnoculturelle et ses accommodements) est en perte de vitesse à travers l’Europe[17], il n’est pas moins vrai que l’« annonce tapageuse » de sa mort appelle certaines réserves, puisqu’elle est en elle-même un « geste politique, un moyen de prendre ses désirs pour la réalité » (Gilroy, 2005 : 2) et ce, même si ses conséquences lui confèrent une efficace bien réelle[18].

Même au Canada, pays qui se targue d’être un modèle en matière de multiculturalisme, la réception du multiculturalisme s’avère être surdéterminée par la question de l’égalité de genre, laquelle s’articule de plus en plus à la nation et contribue à patrouiller ses frontières racialisées. À cet effet, un sondage de l’Institut Environics portant sur les opinions publiques à propos des Canadiens musulmans en 2006 indiquait que l’appui du public au multiculturalisme dépend étroitement de la perception de l’attitude des minorités en ce qui concerne l’égalité hommes-femmes, selon qu’elles la respectent ou non ; la cote de popularité du multiculturalisme est susceptible de baisser dans les cas où les pratiques culturelles/religieuses apparaissent compromettre l’égalité de genre (Bilge, 2008a[19]). Plus récemment, une nouvelle version du guide d’étude destiné à la préparation de l’examen de citoyenneté obligatoire pour devenir Canadien fait de l’égalité entre les femmes et les hommes une valeur canadienne. En outre, on y soutient que :

Au Canada, les hommes et les femmes sont égaux devant la loi. L’ouverture et la générosité du Canada excluent les pratiques culturelles barbares qui tolèrent la violence conjugale, les « meurtres d’honneur », la mutilation sexuelle des femmes ou d’autres actes de violence fondée (sic) sur le sexe. Les personnes coupables de tels crimes sont sévèrement punies par les lois canadiennes.

Citoyenneté et Immigration Canada, 2009 : 9

Il est difficile de ne pas relever les traces du racisme culturel dont se nourrit « le carré idéologique » (le binôme constitué par l’autoreprésentation positive et la représentation de l’autre négative) (van Dijk, 1998 : 267), qui informe les stratégies référentielles et prédicationnelles, de même que l’argumentation et la mise en perspective (Reisigl et Wodak, 2001) de ce discours :

  • Nous = les Canadiens ; nous sommes bien disposés à l’égard de l’autre et généreux.

  • Non-nous = ceux qui s’adonnent à des pratiques barbares qui font fi de la violence envers les femmes.

  • La violence conjugale, les « meurtres d’honneur » et la mutilation génitale féminine sont des pratiques culturelles barbares.

  • Nous = les Canadiens ne tolèrent pas de telles pratiques (nous les considérons comme des crimes) ; de ce fait, nous sommes civilisés.

  • Les Non-nous les tolèrent (ils ne les considèrent pas comme des crimes) ; de ce fait, ils sont barbares.

  • Nous = les Canadiens ; nous sommes fidèles aux principes de justice, nous punissons sévèrement les criminels.

  • Les Non-nous sont coupables, ils sont criminels.

On est en droit d’associer ce discours au régime discursif de l’Orientalisme (Saïd, 1978), qui repose pour beaucoup sur des oppositions hiérarchiques entre l’Occident et l’Orient, et qui naturalise l’infériorité de celui-ci, en y voyant une entité monolithique et l’incarnation de ce que l’Occident civilisé considère comme étranger et barbare (Jiwani, 2006 : 181).

La réception du multiculturalisme au Québec

Il importe de souligner que l’inquiétude publique et politique relativement au prétendu « choc » affectant la culture/le genre est plus vive dans la province de Québec que dans le reste du Canada. En effet, non seulement le multiculturalisme y est-il contesté depuis sa mise en place — du fait qu’il est considéré comme un piège conçu par les fédéralistes pour mettre les Canadiens français sur le même pied que les autres groupes ethniques —, mais aussi le principal représentant du féminisme d’État, le Conseil du statut de la femme (CSF), y défend la prééminence de l’égalité de genre sur la liberté religieuse. Si l’égalité hommes-femmes était déjà un enjeu d’importance dans les débats sur l’immigration antérieurs au déclenchement de la controverse sur les accommodements religieux[20], elle s’est imposée comme un sujet brûlant tout au long de celle-ci, jusqu’à devenir une des deux « valeurs fondamentales », avec la laïcité, pour lesquelles on exige plus de protection. En conséquence, l’Assemblée nationale du Québec adoptait, en juin 2008, à la suite des recommandations du CSF, un projet de loi visant à accorder la priorité à l’égalité de genre sur la liberté religieuse par l’incorporation d’une « clause sur l’égalité des sexes » dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec[21], qui interdit déjà la discrimination sexuelle (Baines, 2009).

Plus récemment, le gouvernement provincial changeait sa politique sur la diversité en imposant un contrat moral aux nouveaux arrivants. Depuis janvier 2009, on demande à ceux-ci, dans le cadre de leur processus de demande, de signer une Déclaration sur les valeurs communes de la société québécoise, en vertu de laquelle ils promettent d’apprendre le français, souscrivent à l’égalité des droits entre hommes et femmes et approuvent la séparation entre pouvoir politique et pouvoir religieux[22]. Adoptée avant les élections provinciales, cette déclaration ne comprend aucune référence aux « pratiques culturelles » contestées comme l’excision, la polygamie ou les mariages forcés, au rebours de ses équivalents européens. Néanmoins, elle renforce les frontières du nous/non-nous en ciblant les nouveaux arrivants comme une population devant être éduquée dans un cadre démocratique libéral, laïque et respectueux de l’égalité de genre, comme si, au sein même de la majorité, il n’y avait pas d’entorses à l’égalité hommes-femmes ou de dispositions antidémocratiques et antilaïques.

Le débat sur les accommodements religieux au Québec et l’argument de l’égalité de genre

Depuis peu, les discours publics et politiques témoignent de certaines remises en question de la légitimité des accommodements raisonnables en tant qu’instrument légal pour gérer la diversité ethnoculturelle et religieuse, et résoudre les conflits qui y sont afférents. Ces remises en question suggèrent qu’un changement est en cours dans la société québécoise. S’il n’est pas propre au Québec, le malaise du public vis-à-vis des accommodements des minorités, en particulier ceux qui sont motivés par des raisons religieuses, s’y exprime plus ouvertement que dans le reste du Canada, d’une manière qui, à certains égards, rappelle le renouveau affirmatif des identités nationales et du discours assimilationniste en Europe. En février 2007, le gouvernement provincial du Parti libéral a jugé bon de mettre en branle, pour apaiser le mécontentement populaire grandissant envers les « accommodements raisonnables », une Commission d’enquête présidée par deux universitaires de renom, le philosophe Charles Taylor et le sociologue Gérard Bouchard, qui a tenu des auditions publiques à travers toute la province.

Même s’il est trop tôt pour diagnostiquer la teneur exacte des changements qui se profilent derrière ce débat acrimonieux sur les accommodements religieux et, incidemment, pour déterminer s’il y a ou non un retrait définitif des idéaux pluralistes, il est opportun de considérer les modes de fonctionnement du discours de l’égalité de genre dans ce débat.

Les accommodements raisonnables : plus que des pratiques légales contestées

En droits québécois et canadien, l’obligation légale connue sous le nom d’accommodement raisonnable est un corollaire de l’interdiction touchant la discrimination indirecte ; elle se fonde sur le droit à l’égalité garanti par la Charte canadienne des droits et libertés[23] et la Charte québécoise (Woehrling, 1998). Au Canada, dans le cadre d’un jugement[24] rendu en 1985 et qui a fait date, les cours ont défini la discrimination indirecte comme une « discrimination par suite d’un effet préjudiciable » ; ce faisant, elles ont créé une mesure pour contrôler l’obligation légale qu’ont les entreprises et les institutions d’accommoder, dans des limites raisonnables, les individus susceptibles d’être discriminés.

Les accommodements raisonnables se sont révélés un sujet de prédilection pour les médias québécois et une source de questionnement pour le public en général au début de mars 2006, dans un contexte marqué par la crise internationale consécutive à la publication des caricatures de Mohammed par Jyllands-Posten. Un certain nombre d’événements locaux liés aux accommodements religieux et, de manière plus générale, à la place de la religion dans la sphère publique ont fait l’objet d’une couverture intensive dans les médias québécois francophones, et ont provoqué des réactions immédiates dans la population, qui a fait grand usage des lieux d’expression participatifs, que ce soient les lettres dans les journaux, les tribunes téléphoniques ou les blogues.

Le débat fut déclenché par une décision de la Cour suprême relativement au cas Multani qui rendait de nouveau légal, sous certaines conditions strictes, le port du kirpan[25] dans les écoles publiques. Ce jugement, sévèrement critiqué dans les médias québécois francophones, fut suivi par un autre : en réponse à une plainte déposée par le Centre de recherche-action sur les relations raciales au nom de 113 étudiants musulmans de l’École de technologie supérieure de Montréal, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec établissait que l’obligation d’accommoder raisonnablement ces étudiants n’avait pas été satisfaite et imposait que fût mis à leur disposition un local multiconfessionnel. On critiqua ces décisions, qui firent beaucoup de mécontents, en alléguant qu’elles contrevenaient à la nature laïque des écoles et qu’elles transformaient l’interdiction de discriminer sur des fondements religieux en une obligation de faciliter la pratique de la religion. À l’origine, l’égalité de genre ne représentait pas un élément central de l’argumentaire des opposants aux accommodements religieux.

Dans les mois qui suivirent, les médias québécois reportèrent 35 incidents et non-incidents[26] sous le titre d’« accommodement raisonnable », lequel prit les allures d’un cri de ralliement. La couverture médiatique atteignit un sommet mensuel en janvier 2007 (161 articles) avec la publication d’un sondage d’opinion controversé sur le racisme au Québec. Très commenté dans les médias appartenant à Quebecor[27], ce sondage enflamma le débat sur l’intégration et fit passer pour un fait admis l’impression selon laquelle les Québécois étaient clairement opposés aux « accommodements raisonnables ». On atteignit d’autres sommets par la suite, avec l’adoption d’un code de conduite par le conseil municipal d’Hérouxville, une petite ville de région de 1300 habitants, qui interdit notamment de lapider des femmes dans les lieux publics[28] ; et l’évolution de la controverse connut de semblables sommets mensuels entre septembre et décembre 2007, pendant les auditions publiques de la Commission Bouchard-Taylor.

En raison de leur couverture continûment négative des « accommodements raisonnables », les médias du Québec se sont imposés comme ceux qui, à l’échelle canadienne, ont le plus souvent associé le conflit et la controverse aux thèmes du multiculturalisme et des communautés ethniques ; ils sont ainsi passés du neuvième rang, en 2005, au premier rang en ce qui a trait aux associations négatives du multiculturalisme et des minorités aux problèmes sociaux (Influence Communication, 2007). Comme les cas reportés étaient tous reliés à des enjeux religieux, les médias du Québec sont aussi à l’origine d’un changement sémantique dans la compréhension de l’expression « accommodement raisonnable », qui est devenue synonyme d’« accommodement religieux ». La construction de ce « sens préféré » pour emprunter le concept de Hall (1997 : 228), s’est opérée à une échelle plus vaste par la répétition de pratiques et de figures représentationnelles similaires, et l’accumulation de significations à travers différents textes. Par exemple, les médias ont fait l’impasse sur un véritable cas d’accommodement raisonnable : le jugement de la Cour suprême (mars 2007) qui imposait à Via Rail de modifier certains sièges afin de permettre aux passagers en fauteuil roulant de voyager en toute dignité. Dans le même temps, les médias utilisaient abusivement l’expression « accommodement raisonnable » pour se référer à des événements sans rapport à la religion : ainsi, rapportant le projet à but lucratif d’un entrepreneur néerlandais « de souche » de mettre sur pied à Rotterdam un hôpital réservé exclusivement aux musulmans, un journal francophone d’importance titrait : « Raisonnable, cet accommodement ? » — en n’oubliant pas de joindre à l’article une photographie représentant des hommes musulmans en train de prier[29].

Retracer les arguments de l’égalité de genre dans la couverture de la presse

Notre étude des modes de fonctionnement des arguments fondés sur l’égalité de genre et les libertés sexuelles dans les discours médiatiques québécois relatifs au débat sur les accommodements raisonnables /accommodements religieux repose sur deux bases de données comprenant respectivement 2 502 articles de journaux (nouvelles et textes d’opinion signés par des éditorialistes attitrés, des journalistes ou des spécialistes) et 1 401 lettres d’« opinion du lecteur[30] » se rapportant aux accommodements raisonnables[31]. Ces bases de données ont été établies par l’utilisation d’ une combinaison de mots-clefs comprenant « accommodement raisonnable », ou « minorit* » et « accommodement », ou bien « immigr* » et « accommodement ». Tous les articles et les lettres compris dans ce corpus étendu ont paru dans des journaux québécois[32] entre mars 2006 et décembre 2007, soit entre le moment où la Cour suprême a rendu son jugement autorisant le port du kirpan et la fin des auditions Bouchard-Taylor.

L’examen méthodique de ce corpus auquel nous avons procédé en utilisant les mots-clefs « femmes », « filles », « genre », « sexe » et « sexualité » a produit 113 articles (nouvelles et chroniques des éditorialistes attitrés, des journalistes ou des spécialistes) et 90 lettres d’« opinion du lecteur ». Nous avons sélectionné ces documents pour constituer un corpus plus restreint, en considérant leur pertinence en regard du phénomène discursif spécifiquement à l’étude : l’emploi des arguments fondés sur l’égalité de genre et les libertés sexuelles dans le discours médiatique québécois relatif aux accommodements raisonnables et la manière dont ces arguments contribuent à construire, maintenir, renforcer, mettre en question ou déconstruire les frontières du « nous/non-nous ».

Pour l’essentiel, ces documents signalent et commentent des cas d’ accommodement raisonnable — pouvant inclure des réactions aux demandes ou aux pratiques d’« accommodement raisonnable » — où l’égalité hommes-femmes est perçue comme un enjeu. Ces cas comprennent : l’autorisation accordée par la Commission scolaire de Montréal à trois jeunes filles musulmanes de passer leur examen de natation en l’absence d’élèves masculins ; le refus d’une femme musulmane enceinte d’être traitée par des médecins hommes ; le dépolissage des fenêtres d’un centre YMCA de Montréal destiné à accommoder une synagogue hassidique voisine en empêchant les hommes qui la fréquentent de voir les femmes en tenue d’exercice ; l’adoption du « code de conduite » de Hérouxville ; la demande de la Société de l’assurance automobile du Québec formulée à ses examinatrices de conduite de laisser leur place à leurs collègues masculins afin d’accommoder les hommes hassidiques candidats à l’examen ; la directive de la police de Montréal adressée à ses agentes de faire appel à leurs collègues masculins dans les situations impliquant des hommes hassidiques ; la mise en place de périodes de bain libre réservées exclusivement aux femmes ; et les exclusions de jeunes filles voilées de compétitions sportives.

Mon analyse s’est inspirée de l’approche discursive-historique du CDA, que j’ai trouvée utile en raison de l’importance qu’elle accorde au contexte historique dans lequel s’inscrit l’« événement » discursif à l’étude, et en raison de la pertinence qu’acquièrent tout particulièrement dans le cadre de mon sujet certaines de ses applications empiriques qui étudient le discours sur la nation et l’identité nationale (voir Wodak et al., 2009). Cette approche permet de considérer minutieusement la longue histoire dont certains arguments collectifs peuvent dériver et les manières dont ils sont resitués et reformulés dans les discours médiatiques (Leeuwen et Wodak, 1999). S’ordonnant selon cinq axes linguistiques : référentiel, prédicationnel, argumentation, mise en perspective et intensifiant/atténuant (Reisigl and Wodak, 2001), son cadre d’analyse des stratégies discursives fournit un point de départ intéressant pour mettre au jour des notions intériorisées et des présuppositions idéologiques informant le processus dialectique qui construit discursivement la « mêmeté nationale » et la « différence », et qui contribue à l’exclusion de certains groupes (Wodak, 2001). L’attention que cette approche accorde aux stratégies de niveau macro (constructif, perpétuation et justification, transformation et destructif) recoupe étroitement l’accent que je mets sur les frontières et renvoie aux questions suivantes : ces discours construisent-ils de nouvelles frontières de type « nous/non-nous » ? Ou sont-ils en train de perpétuer, justifier ou consolider celles qui existent déjà ? Ou encore, sont-ils en train de les transformer ou de les abolir ?

Aussi bien, mon analyse démontre que les discours médiatiques québécois des accommodements raisonnables, quand ils traitent des normes de genre des minoritaires qui diffèrent de celles de la majorité, les étiquettent souvent de patriarcales, donc de répréhensibles, faisant ainsi de l’égalité de genre le principal terrain de délégitimation de ces accommodements. Si la plupart des discours médiatiques ont représenté les rapports de genre des minoritaires comme prémodernes, donc intolérables, il y a toutefois eu, quoiqu’en petit nombre, des contre-discours comme celui de Françoise David.

Dans les articles d’opinion et les tribunes libres, l’argument de l’égalité de genre se donne parfois à lire comme la raison fondamentale pour récuser l’accommodement du fait minoritaire ; en d’autres occasions, il repose sur d’autres foyers de préoccupations et d’inquiétudes, comme la dissolution du caractère national ou le retour à un Québec « prémoderne » assujetti par la religion (voir infra). Dans les deux cas, le discours de l’égalité de genre véhicule des images stéréotypées des minorités religieuses, qui sont dépeintes comme plus oppressives à l’endroit de leurs femmes que la société québécoise. En cela, il constitue une forme de savoir racialisé de l’Autre, profondément inscrite dans les opérations de pouvoir (Hall, 1997). Une telle manière de stéréotyper était manifeste, par exemple, lors de la protestation publique contre l’installation de fenêtres dépolies à laquelle le YMCA a procédé en 2006 pour satisfaire la demande d’une synagogue hassidique voisine ; elle fixait ainsi le sens préféré d’accommodement raisonnable comme une menace aux droits des femmes et à leur bien-être. On a contesté cette représentation dominante à deux occasions.

D’abord, les réactions publiques qui ont suivi les reportages des médias sur les cours prénataux réservés exclusivement aux femmes dans un CLSC de Montréal n’ont pas toutes confirmé l’opinion dominante selon laquelle cet accommodement allait à l’encontre des luttes féministes pour la participation égalitaire des hommes et des femmes à l’éducation de leurs enfants. Quelques voix se sont élevées pour soutenir que les activités réservées exclusivement aux femmes étaient importantes pour l’autonomisation des femmes. C’est le cas de Françoise David, ancienne présidente de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) et coprésidente de Québec solidaire, un parti politique de gauche favorable à la souveraineté :

Voyez-vous, j’ai un peu d’expérience en la matière et une bonne connaissance historique des luttes des femmes pour se tailler une place dans des sociétés machistes. Je vous dirai donc ceci : vous protestez vigoureusement parce que j’ai osé suggérer qu’un cours prénatal non mixte pouvait avoir sa place dans un CLSC à côté d’une majorité de cours mixtes. Ce faisant, vous montrez votre ignorance des stratégies féministes présentes au Québec depuis des décennies. En effet, les gouvernements qui se sont succédé à Québec depuis au moins 25 ans ont compris, eux, qu’il pouvait être nécessaire que des femmes participent à des activités non mixtes, en certains cas, pour briser leur isolement, reprendre confiance en elles et oser franchir le pas qui les mènera à une participation active à toute la vie sociale et politique.

David, Françoise, « À propos de ma dérive », LeJournal de Montréal, 2 mars 2007, p. 26

Le second exemple d’interprétation divergente, sinon tout à fait contre-hégémonique, concerne les incidents où la tenue vestimentaire islamique conservatrice a fait l’objet d’une surveillance serrée : d’abord, l’expulsion de deux jeunes filles voilées lors de compétitions sportives se déroulant au Québec (respectivement un tournoi de soccer et de taekwondo, en février et en avril 2007) ; ensuite, les deux controverses ayant éclaté en mars et en septembre 2007 autour des décisions des directeurs généraux des élections du Canada et du Québec de permettre aux femmes musulmanes de voter tout en ayant le visage couvert.

Les réactions à l’expulsion de la jeune fille voilée lors d’un tournoi de soccer véhiculent toute une série d’arguments soulevés par des partisans et des détracteurs du hijab. Parmi 53 lettres tirées des tribunes libres publiées dans les journaux québécois relativement à cet incident, la majorité appuie la décision et invoque la « sécurité » — motif dont s’était aussi prévalu l’arbitre qui a expulsé la jeune fille —, les « règles universelles » dans les sports, l’« endoctrinement » des jeunes filles portant un tel foulard et le « sens du voile en tant que symbole de soumission des femmes ».

Parmi les voix divergentes, s’écartant de la compréhension dominante selon laquelle les accommodements religieux menaceraient le tissu social du Québec en ne respectant pas l’ordre du genre censément égalitaire qui y régnerait, l’un des principaux arguments en faveur des jeunes filles voilées était qu’« elles ne sont pas les pires ». Or la question qu’une telle affirmation suppose : « moins pire que qui ? » ne trouve pas de réponse bien définie :

La mère de 27 ans aimerait que les gens sourient quand ils voient des jeunes filles voter ou jouer au soccer avec leur hijab. « Ces femmes-là sont progressistes dans la communauté musulmane. Certaines d’entre elles ont surmonté des obstacles, car il y a des gens plus traditionnels dans la communauté qui n’aiment pas ça. »

Côté, Émilie. « Sportives, voilées et progressistes », La Presse, 17 avril 2007, p. A24

Si, pour cette mère musulmane, ces filles ont besoin de l’empathie et du soutien de la population, puisqu’elles luttent pour le progrès et ne sont certainement pas les pires de la communauté — les pires étant les « gens les plus traditionnels » —, pour d’autres, ce que ces filles font en portant le hijab n’est pas plus grave que de porter des parures féminines « classiques » comme des talons hauts. La dénonciation de l’hypersexualisation des jeunes filles ou de la société capitaliste occidentale qui survalorise la jeunesse et la beauté est une autre stratégie discursive pour contester la stigmatisation des jeunes filles voilées.

Little girls are bombarded with sexualized images of themselves, but when an 11-year-old tomboy decided she wanted to wear a hijab on the soccer pitch, she was thrown out of the game.

Bagnall, Janet. « It has been a year of sliding backward for women[33] », The Gazette, 7 mars 2007, p. A23

Si on me demandait très sérieusement ce qui, aujourd’hui, menace le plus l’égalité hommes/femmes au Québec, je pense que je répondrais : la société de consommation. Le marché du lifting et du string. Plus que le voile.

Potvin, Maryse, « Entre le string et le voile », Le Journal de Montréal, 31 octobre 2007, p. 29

Dans la mesure où il se formule comme une critique du « déclin moral » de l’Occident ou de l’« aliénation des femmes » sous les diktats de la mode, l’argument de l’hypersexualisation opère une relève éloquente de la position attribuée aux musulmans traditionalistes. Il est consonant avec les analyses de certains spécialistes en sciences sociales qui soutiennent que le voile est un instrument grâce auquel les femmes peuvent s’émanciper du culte de la beauté hégémonique de l’Occident et du regard réifiant des hommes (voir Bartkowski et Read, 2003 : 88). Dans un article au moins, signé par une éditorialiste québécoise, la réflexion au sujet des jeunes filles voilées, menée sous un mode ironique, repose sur des stéréotypes négatifs sur les filles d’« ici » :

L’immigré devra suivre le courant. Ici, les filles ne portent pas de foulard, en fait, elles ne portent presque rien du tout : chandail-bedaine, mini-jupe, la moitié des seins et la moitié des fesses à l’air. Ce qu’elles perdent en textile, elles le gagnent en tatouage et en piercing — encore une marque bien visible d’identité nationale que la jeune immigrée se fera un devoir d’adopter.

Gagnon, Lysiane, « La langue de “cheu nous” », La Presse, 27 octobre 2007, p. PLUS5

Le recours à l’argument de l’égalité de genre pour contester les accommodements religieux tend à graviter autour de trois thèmes représentationnels qui sont reliés : « les luttes féministes que nous avons menées », « notre propre passé d’oppression religieuse » et notre « identité nationale/occidentale ».

« Au nom des luttes féministes que nous avons menées »

La référence aux « luttes féministes que nous avons menées » est commune lorsqu’il s’agit de rejeter les accommodements religieux. Cette stratégie représentationnelle repose sur l’idée selon laquelle les femmes sont enfin entrées dans la modernité, que les acquis auxquels elles sont parvenues de haute lutte ont besoin d’être protégés contre les autres prémodernes/religieux, de manière à ce que leurs filles restent libres. Dans ce genre d’arguments, on mobilise habilement l’histoire[34], après se l’être appropriée, pour lier des luttes antérieures à des préoccupations actuelles relatives au bien-être des générations futures :

Canadian and Quebec women fought hard for more than 50 years to be where they are in society. To them the hijab is a sign of submission. They do not want their daughters to have to resume those debates again[35].

Dionne, Jacques, « Ban hijabs and turbans », The Gazette, 5 mars 2007, p. A22

Avoir le droit d’exister publiquement, devenir des citoyennes de corps et d’esprit, par la voie du travail, de la politique, des loisirs, a été une grande victoire pour les femmes. Tirer un rideau là-dessus, c’est un épouvantable retour en arrière.

Boileau, Josée, « Être vue », Le Devoir, 10 novembre 2006, p. A8

Alors que l’on voit dans l’accommodement du kirpan et du voile, présentés comme « symbole de domination masculine », une « insulte aux gains sociaux acquis si chèrement par les Québécoises »[36], on justifie constamment son refus des accommodements religieux en construisant une temporalité prémoderne à laquelle appartiennent les autres religieux et où « nous pouvons finir nous aussi, si nous continuons à abdiquer devant leurs demandes » :

Ce n’est pas vrai que je vais me tasser sur le trottoir parce qu’un hassidim passe par là. Où sont les féministes ? Se sont-elles endormies dans la fausse tolérance québécoise ? Je ne m’accommode plus de ces insignifiances de groupuscules qui nous font revenir 40 ans en arrière. J’ai déjà porté le foulard catholique et ce n’est pas vrai que des intégristes vont faire reculer la condition et les droits des femmes.

Clark, Angéline, « Où sont passées les féministes ? », La Presse, 16 novembre 2006, p. A23

Les références aux luttes féministes antérieures s’entrelacent souvent à des références à la propre histoire du Québec en matière d’oppression religieuse, en particulier celle dont les femmes disent avoir été victimes, comme en témoigne ici la femme affirmant avoir « déjà porté le foulard catholique ».

« À cause de notre propre passé d’oppression religieuse »

Les opposants aux accommodements religieux articulent l’argument de l’égalité de genre aux souffrances que l’oppression religieuse a causées aux Québécois eux-mêmes en utilisant des expressions comme « faire marche arrière », « régresser », qui ont pour effet de créer une rupture temporelle entre des temps prémodernes et l’époque actuelle. Ce discours s’appuie sur des conceptions historiques très répandues qui associent l’histoire du Québec avant la Révolution tranquille[37] à une époque d’obscurantisme — la « Grande noirceur » — où tout le monde souffrait, au premier chef les femmes. Bien qu’on ait mis en question sa validité historique (Gauvreau, 2005), cette représentation exerce toujours une influence sensible dans la formation de l’imaginaire national des Québécois et agit à la manière d’un revenant :

Women have been accused of corrupting men for centuries and men have always turned to religion to control women’s behaviour. We finally got rid of the Catholic authority influencing our governments here, let’s not go backward and let other men in black robes tell us what to do[38].

Atkinson, Michele, « Don’t let men control us », The Gazette, 23 novembre 2006, p. A26

La vraie question est donc celle-ci : les Québécois sont-ils si intolérants et si xénophobes que ça ou est-ce tout simplement qu’ils ont tourné la page sur une période révolue et qu’ils sont inquiets d’une éventuelle régression ? Pour revenir aux femmes baby-boomers, elles sont d’une génération qui a lutté fort pour l’égalité des sexes dans notre société et elles ne veulent pas, avec raison, d’un retour à la grande noirceur. Nous voulons bien adopter des nouveaux venus, mais nous voulons aussi qu’ils nous adoptent et qu’ils adoptent les valeurs que nous croyons importantes.

Bard, Pierre, « Hijab et soutane », Le Devoir, 25 mars 2006, p. B4

Les « autres hommes » et les « nouveaux arrivants » se profilent comme de nouvelles forces réactionnaires qui peuvent ramener le Québec aux temps prémodernes. Reposant sur une réinterprétation de l’histoire ajustée à la rhétorique moralement convenable de l’égalité de genre, de tels discours lient le débat sur l’intégration à la sauvegarde des droits des femmes durement acquis, ce qui rend toute objection insoutenable sur le plan moral. De plus, comme les jeunes Québécois, qui n’ont pas vécu cette époque terrible, semblent ne pas comprendre le danger que ces « hommes archaïques » représentent pour le Québec moderne[39], on se croit dans l’obligation de faire un peu de pédagogie :

Il y a un triste côté moralisateur chez ces jeunes qui dénoncent leurs aînés jugés intolérants face à l’islam. C’est plutôt la pratique extrémiste de cette religion qui nous rend intolérants devant l’intolérable. Ces jeunes ignorent-ils qu’on a déjà subi l’intégrisme de l’Église catholique ? Surtout les femmes : humiliées, infantilisées...

Smith, Irène, « Voile islamique : régression », Le Journal de Montréal, 26 novembre 2007, p. 29

En faisant reposer l’argument de l’égalité de genre à la fois sur « les luttes féministes que nous avons menées » et sur « notre passé d’oppression religieuse », on parvient à une conception hégémonique du « nous, les Québécois », où ceux-ci se représentent eux-mêmes comme des « tard-venus dans la modernité » et se définissent en contraste avec une altérité prémoderne, « d’un autre âge », religieuse. Cette construction discursive qui qualifie l’entrée du Québec dans la modernité comme « tardive » et « encore fragile » cadre comme « compréhensibles » les sentiments de rejet des pratiques d’accommodement (voir les deux premiers extraits), quand elle ne légitime pas ouvertement les postures assimilationnistes vis-à-vis des autres nouveaux arrivants (voir les deux derniers extraits) :

Le Québec catholique s’est déconfessionnalisé, ou est en bonne voie de le faire. Cette situation est fragile. [...] Il n’y a plus de censure religieuse, pourquoi en accepter de nouvelles au nom du multiculturalisme ?

Godbout, Jacques, « Le multiculturalisme est une politique généreuse devenue discriminatoire », Le Devoir, 3 avril 2007, p. A7

La condition des femmes au Québec a fait des progrès remarquables depuis les années 1960. [...] La plupart des cas d’« accommodements » qui ont fait les manchettes visaient à contrôler le comportement des femmes. [...] Les acquis sont très récents et fragiles. Ils ont été obtenus par de longues luttes.

Langevin, Louise, « Droit à l’égalité : pourquoi tant d’émoi ? », Le Devoir, 23 octobre 2007, p. A9

Nous avons mis des siècles à arriver à des niveaux de démocratie à peu près acceptables en nous battant contre la religion catholique et les autres. Maintenant, des groupes arrivent de l’extérieur et ne veulent pas s’intégrer. Ce n’est pas acceptable. Nous sommes les hôtes, alors qu’ils collaborent. Le corps humain, ce n’est pas une source de honte.

Morin, Jean-Yves, « Fenêtres givrées au YMCA », Le Journal de Montréal, 9 novembre 2006, p. 25

Je fais partie de la génération des baby-boomers qui ont subi la religion catholique à l’école (y compris la perversité sexuelle de certains « frères ») et nous avons réussi, avec la Révolution tranquille, à nous débarrasser de la main-mise de la religion catholique sur toutes les sphères de notre société. Mais j’enrage à l’idée de certains « accommodements raisonnables » pour des religions encore plus stupides que la religion catholique. Le fait de voiler les femmes, de les traiter comme des êtres inférieurs, de se prosterner cinq fois par jour en ânonnant des prières, d’interdire de manger du porc parce qu’il est un animal impur (il a le sabot fendu, mais il ne rumine pas !), etc. Toutes ces idées nous ramènent au Moyen Âge. [...] Les Québécois ne sont pas racistes. Ils en ont contre ces coutumes d’un autre âge, qui ne doivent pas avoir cours dans notre société.

Robert, Serge, « Lettres : Contre les “accommodements raisonnables” », Le Devoir, 7 avril 2007, p. B4

En articulant doublement l’argument de l’égalité de genre aux luttes féministes antérieures et au passé religieux du Québec, on parvient à faire de l’égalité hommes-femmes un trait définitoire de la société québécoise et un symbole d’appartenance à la civilisation occidentale, tout en construisant, comme le démontre l’extrait suivant, un argumentaire promouvant l’indépendance du Québec devant le multiculturalisme canadien présenté comme le responsable de l’intégration (censément) déficitaire des immigrants.

Si nous nous sommes écartés durant la Révolution tranquille du pouvoir religieux dans l’espace public et politique, ce ne serait certainement pas pour y replonger. C’est là où le bât blesse pour nous au Québec : le multiculturalisme canadien n’intègre pas les populations immigrantes, il exacerbe les différences, dont les différences religieuses. Les diverses politiques fédérales, les chartes des droits et les différentes cours de justice en font souvent la preuve. Il est aussi primordial que les nouveaux arrivants comprennent clairement que l’égalité entre les femmes et les hommes est plus qu’un discours. C’est une réalité quotidienne sur laquelle il ne saurait y avoir aucune concession.

Les femmes ont gagné de haute lutte leur place dans la société et il serait impensable de reculer.

Lemay, Martin[40], « Pour un contrôle total : En matière d’immigration, tous les pouvoirs doivent revenir au Québec pour mettre fin au multiculturalisme canadien », La Presse, 30 septembre 2007, p. A15

« Cela va à l’encontre de nos valeurs occidentales/nationales modernes »

En faisant de l’égalité hommes-femmes « un principe irrévocable », une valeur nonnégociable de la société québécoise où « aucune discussion à ce sujet ne peut être tolérée », on impose aux nouveaux arrivants ce que l’on tient comme le modèle des relations de genre en vigueur au Québec. Les arguments que l’on trouve typiquement dans cette constellation thématique mobilisent deux représentations de l’égalité de genre qui sont étroitement liées : en tant que marqueur de l’Occident et en tant que trait du caractère national. Ces arguments construisent aussi les frontières ethnosexuelles de l’Occident sur le principe de l’égalité de genre en le présentant dans un cadre dramatisant où il paraît être en péril :

Le tollé suscité par les fenêtres givrées du YMCA du Parc à Montréal n’a rien à voir avec les subtilités de l’accommodement raisonnable. Ce qui est attaqué, c’est la caractéristique par excellence des sociétés occidentalisées : l’égalité entre les hommes et les femmes, qui comprend le droit de celles-ci d’être vues dans l’espace public, avec leur corps qui bouge sans entraves. Aucune discussion à ce sujet ne peut être tolérée.

Boileau, Josée, « Être vue », Le Devoir, 10 novembre 2006, p. A8

Des références aux interventions militaires placées sous le signe du sauvetage des femmes opprimées accusent cette imagerie guerrière, ce qui suggère que les frontières ethnosexuelles occidentales s’appuient aussi sur l’idée de solidarité avec les femmes opprimées qui vivent sous la loi islamique et dont le sauvetage dépend de « nos soldats ». Beaucoup de participants au débat public dénoncent ce qu’ils regardent comme une « aberration », « un double discours » : d’un côté, nos soldats risquent leur vie pour « permettre aux femmes afghanes de s’épanouir » ; de l’autre, nous en sommes venus à tolérer « de vêtements opprimants semblables » chez nous[41]. Une situation qui doit certainement faire rire les talibans dans leur barbe[42].

On envoie supposément nos jeunes soldats combattre pour instaurer nos valeurs démocratiques et d’égalité entre l’homme et la femme en Afghanistan. Pendant ce temps, on laisse s’installer insidieusement les valeurs contraires ici, telles que la burka, le voile islamique. Ou bien on nous prend pour des imbéciles, ou bien il y en a qui le sont. En Amérique, il n’y a que pour se protéger du froid ou pour faire un mauvais coup qu’on se cache le visage. Avis aux intéressés.

Fafard, Guy, « Le visage caché pour voter », Le Devoir, 8 septembre 2007, p. B4

En outre, lorsque l’égalité de genre est présentée comme un « trait québécois », c’est souvent le seul attribut clairement défini parmi le groupe autrement vague de « nos valeurs » ou « valeurs nationales ».

L’intégrisme, présent dans la plupart des conflits portant sur la liberté religieuse, exprime en général un refus de cette intégration, et défend des principes absolument incompatibles avec nos valeurs, notamment sur la place des femmes.

Dubuc, Alain, « La religion doit être une affaire privée », La Presse, 13 mai 2006, p. A29

Cette nationalisation de l’égalité de genre s’accomplit quand celle-ci est représentée comme l’objet d’un « consensus national » que les demandes des minorités ne peuvent pas compromettre. En la matière, tout acte de tolérance, tout compromis, reviendrait ainsi à « nier nos convictions » :

Dans une société, le Québec, où la majorité s’entend pour dire que l’égalité entre les hommes et les femmes est un principe irrévocable, et où l’État vient de reconnaître — dollars à l’appui — le principe d’équité salariale, ces demandes sont inacceptables et devraient toujours être interdites. Lorsqu’une femme instruite et autonome financièrement vient nous dire qu’à ses yeux, son voile ne symbolise pas l’oppression et qu’elle le choisit librement, il faut lui expliquer qu’au Québec, la symbolique de ces quelques mètres de tissu est sans équivoque. L’accepter ou la tolérer, c’est nier nos convictions.

Collard, Nathalie, « Le défi de la diversité », La Presse, 24 septembre 2006, p. A16, je souligne

C’est dire que les frontières du « nous/non-nous » se construisent à travers la supériorité de notre manière de traiter nos femmes par rapport à leur manière de traiter les leurs, ce qui illustre avec éloquence comment « les politiques du corps national subsument les femmes comme sa frontière et sa limite métaphorique » (McClintock, 1995 : 354) :

Concernant l’accommodement, il y a certaines (r)aces et/ou religions qui dégradent la femme alors que nous, Québécois, nos femmes sont égales à nous et nous les aimons ainsi.

Dupont, Marcel, « Accommodement », Le Journal de Montréal, 23 novembre 2006, p. 26

Non seulement l’affirmation « nous, Québécois, nos femmes sont égales à nous et nous les aimons ainsi » véhicule-t-elle l’idée selon laquelle le sujet politique de la nation, (celui doté d’une agentivité légitime) « nous, le peuple », est toujours de sexe masculin, mais elle introduit en plus une certaine confusion dans la compréhension de la relation entre le sujet de la liberté et l’objet d’amour. On peut lire cette affirmation dans les deux sens : nos femmes sont libres parce que nous les aimons de cette manière ou nous aimons que nos femmes soient libres. De plus, l’idéal qui consiste à célébrer publiquement, au lieu de la cacher, la beauté des femmes, et accessoirement leur force, est présenté comme un modus vivendi des habitudes (occidentales) du Québec que les minorités devraient suivre :

Je n’ai rien contre les hassidiques : je leur demande d’admirer la beauté et la force de nos belles Québécoises et que leurs femmes s’intègrent à notre société multiculturelle.

Pilon, Marc, « Un coup de pub ? », Le Soleil, 21 janvier 2007, p. 24

L’opposition entre notre manière de traiter nos femmes et leur manière de traiter les leurs est loin d’être neutre : en tant qu’elle constitue un couple binaire structuré par des rapports de pouvoir, son pôle dominant inclut celui qui est assujetti dans son champ d’opérations (Hall, 1997). Son hégémonie devient manifeste dans une autre lettre de contestation écrite au sujet des fenêtres dépolies : « Cacher les jolies femmes ! Non mais quelle idée barbare [43] ! » Cette remarque s’avère moins bénigne qu’elle paraît d’emblée dès lors qu’on y reconnaît un exemple d’appropriation des discours féministes sur le droit de chacun de disposer de son propre corps. Elle témoigne à ce titre d’un changement argumentatif : l’égalité de genre comme valeur fondamentale de l’Occident cède le pas à l’exigence de visibilité des femmes (pour le regard masculin hétérosexuel) comme condition plus appropriée d’être occidental et civilisé. Ce changement renforce l’hétéronormativité de l’ordre national (Cohen, 1997) et projette comme barbares ceux qui n’exaltent pas la disponibilité collective des (belles) femmes pour le regard masculin.

Une telle appropriation et un tel changement paradigmatique ne sont pas spécifiques au Québec. Comme Scott (2007) l’a démontré de manière convaincante, les problèmes que posait le voile dit islamique, pour plusieurs partisans de son interdiction dans les écoles publiques françaises, ne concernaient pas tant l’inégalité des femmes que le dérobement des femmes au regard des hommes. Pour la psychanalyste Élisabeth Roudinesco, qui a témoigné en qualité d’experte à la commission Stasi, le voile représentait un déni des femmes en tant qu’« objets de désir » : selon son raisonnement, l’appréciation visuelle du corps des femmes par les hommes fait naître la féminité des femmes, ce qui explique la dépendance de l’individualité des femmes par rapport au désir de l’homme, lequel dépend lui-même de la stimulation visuelle (Scott, 2007 : 157-158). Cette logique, qui est également à l’oeuvre dans le débat québécois, est plus profondément ancrée dans les souffrances que le Québec a lui-même connues sous l’effet du catholicisme :

Ne faisons donc pas dévier le débat : c’est bien le corps des femmes qui est condamné et, à travers lui, l’éveil à la sexualité de jeunes adolescents. Ce scénario tordu, le Québec l’a déjà vécu. Il est temps d’imposer des fins de non-recevoir à tous ceux qui voudraient le rejouer.

Boileau, Josée, « Être vue », Le Devoir, 10 novembre 2006, p. A8

Ce déplacement de l’égalité à la visibilité est aussi manifeste dans les déclarations de Bernard-Henri Lévy, figure médiatique et philosophe français. À l’occasion d’une entrevue sur le port du voile qu’il a accordée à la radio publique nationale des États-Unis, Lévy en est venu à déplorer, de manière symptomatique, le fait que l’on couvre les beaux visages de jeunes filles, en y voyant une chose bien triste (Scott, 2007). Dans un environnement discursif où l’on considère que les rapports harmonieux entre les sexes sont une qualité de la francité, « une spécificité nationale » comme l’a affirmé Mona Ozouf (1995), l’interaction normative hommes-femmes prescrit l’exercice d’une civilité empreinte de séduction, exigeant la visibilité/disponibilité de corps à regarder. En se voilant, les jeunes filles enfreignent les règles de l’interaction hommes-femmes qu’on conçoit comme un pilier de l’ordre social et politique (Scott, 2007).

Dans tous ces débats, on suppose de manière évidente que le regard anonyme de l’homme est le principal instrument culturel pour la reproduction de la féminité, assimilée à l’égalité des femmes aux hommes. Alors que toute pratique qui soustrait les femmes au regard des hommes (que ce soit le hijab, les cours prénataux ou les heures de baignade réservés exclusivement aux femmes) est interprétée de manière générale comme un signe d’inégalité de genre et de subordination des femmes, on considère que celle qui réalise sa féminité en étant visible/disponible pour les hommes en est venue à indiquer la voie de l’égalité. Le passage suivant, où une journaliste critique la docilité avec laquelle le Québec composerait avec les minorités, témoigne de cet état de discours où le motif de l’égalité de genre s’enchevêtre de manière problématique à celui de la visibilité des femmes pour le regard des hommes :

L’égalité entre les hommes et les femmes prévaut au pays. C’est une valeur fondamentale qui n’est pas négociable. Si on permet aux femmes de voter à l’abri du regard des hommes, va-t-on accepter qu’elles soient éduquées, qu’elles travaillent et qu’elles accouchent dans nos établissements publics toujours à l’abri du regard des hommes ?

Breton, Brigitte, « Trop accommodant », Le Soleil, 8 septembre 2007, p. 38

Conclusion

Si l’histoire et la culture politique du Canada comme du Québec sont marquées par la quête de la modération et la « décolonisation tranquille », et diffèrent en cela de l’histoire de l’État moderne en France et aux États-Unis, qui est caractérisée par « des ruptures radicales, des révolutions agitées et des esprits doctrinaires » (Laforest, 2007 : 56), on peut reconnaître au Québec, dans les débats publics qui ont récemment eu lieu autour des accommodements religieux, les signes d’une attirance vers le modèle français de conformité culturelle forgé autour de la notion abstraite de citoyen, et infléchi selon la version affirmée de la laïcité — ce que Goldberg (2006 : 350-351) appelle l’« universalisme particulariste de la France et l’assimilationnisme insistant au nom de la laïcité ». Ce modèle est lié aux particularités historiques des processus de constitution nationale et de structuration étatique de la France, qui diffèrent sensiblement de ceux du Québec. Ma contribution spécifique à cette problématique consiste à montrer que l’on ne promeut pas seulement ce modèle au nom de la laïcité ou d’une culture dirigeante (Leitkultur comme on l’appelle en Allemagne), mais aussi, continuellement, par le biais des discours de l’égalité de genre qui cristallisent des frontières claires entre le « nous » et le « non-nous », ce qui réduit les possibilités de localisations ambiguës et le brouillage de frontières, en plus d’éroder la légitimité des idéaux pluralistes.

On peut difficilement soutenir que les mises en accusation actuelles des rapports de genre chez les groupes minoritaires et le regain de légitimité de l’éthos de la Kulturnation, ainsi que le déclin de la citoyenneté pluraliste, interviennent de manière purement accidentelle. Il ne fait pas de doute que l’égalité de genre joue un rôle central dans ces débats et qu’elle sous-tend l’abandon des idéaux multiculturels au profit de la conformité culturelle. Sans égard aux variations nationales, on peut affirmer que les politiques sexuelles radicales sont utilisées pour définir la civilisation occidentale comme la sphère de la modernité — c’est-à-dire comme « un site privilégié où le radicalisme sexuel peut avoir, et a effectivement, lieu » (Butler, 2008 : 2) —, de même que pour présenter les politiques multiculturelles qui accommodent les « autres prémodernes » comme des menaces à la cohésion et à l’identité de la nation.

Les remous que les accommodements religieux ont causés au sein de la société québécoise ont laissé glisser, à la façon d’un lapsus, des angoisses suscitées par la peur de la dissolution du caractère national et travesties sous le déguisement de la rhétorique républicaine civique de la laïcité, des droits individuels et, surtout, des arguments féministes en faveur de l’égalité de genre. Loin de se limiter à servir de stratégie représentationnelle pour la contestation des accommodements des minorités religieuses, le discours de l’égalité de genre désigne la société québécoise comme le site par excellence des libertés sexuelles devant être protégé contre les autres religieux ; il y parvient, entre autres, en amalgamant l’égalité hommes-femmes avec la visibilité/disponibilité des femmes pour les hommes. Comme en témoigne le tollé autour des fenêtres dépolies, on doit protéger le droit des femmes à être vues en tenue d’exercice que d’aucuns pourraient considérer comme suggestive contre les demandes injustifiées de la synagogue voisine réclamant plus de pudeur. Bien qu’on considère généralement que la demande hassidique pour réduire la visibilité des corps féminins est l’expression d’un « fantasme sexiste », nous avons montré que le contraire, rendre les femmes visibles, peut aussi impliquer des fantasmes sexuels cachés derrière un discours de l’égalité de genre nationalisé.

Dans un environnement discursif où on fait de l’égalité de genre un marqueur clé d’une société libérale moderne, censé la différencier des cultures prétendument prémodernes, non occidentales, non libérales (Phillips, 2007), et où l’on invoque certaines conceptions de la liberté comme une logique et un instrument à l’appui de certaines pratiques de coercition — une situation qui se pose en dilemme aux défenseurs des politiques sexuelles progressistes (Butler, 2008) —, il est essentiel que les recherches féministes observent avec discernement les manières dont on emploie les arguments féministes pour accréditer les programmes anti-immigration/assimilationnistes, et pour justifier plus d’initiatives envahissantes de la part de l’État et de mesures de contrôle gestionnaires de la population. Les luttes féministes menées contre l’assignation symbolique des femmes au rôle de porteuses d’identités communautaires et de marqueuses de frontières doivent étendre leur portée de façon à contester les cadrages dominants qui posent les droits des minorités comme antithétiques pour les droits des femmes, et opposent les politiques sexuelles progressistes (les droits des femmes, les droits des gais et des lesbiennes) et la lutte contre le racisme. Un moyen de résister à la récupération actuelle du féminisme est de susciter des formes oppositionnelles de savoir en encourageant la recherche depuis des perspectives intersectionnelles et transnationales, et en tenant sérieusement compte des politiques de race et de nation qui sont promues par le truchement des discours libéraux des droits et des libertés, et des discours de l’égalité de genre.