Corps de l’article

« Bien sûr, mon mari a cinq épouses, il m’oblige à rester à la maison et il me bat tous les jours ! »

Mélanie, jeune femme québécoise convertie à l’islam, mariée avec un immigrant d’origine marocaine.

Figure archétypale du passeur de frontières, le converti incarne celui qui a choisi de quitter son groupe d’appartenance premier et s’est affranchi de la vision du monde héritée en vue d’adhérer à un univers social et symbolique autre. Ancrée dans cette dualité, sa situation de l’entre-deux lui confère généralement un rôle de médiateur. Dans le cas de l’islam, l’histoire montre en effet que les convertis ont plus souvent qu’autrement assumé cette fonction ; les nouveaux adeptes du soufisme en particulier auraient agi comme intermédiaires culturels entre les commerçants, guerriers et visiteurs musulmans, et les populations d’Afrique de l’Ouest (Winter, 2000). Quant aux Européens, ils auraient généralement adhéré à l’islam dans le cadre de mouvements de masse, liés soit aux échanges commerciaux et culturels menés dans le bassin méditerranéen, soit aux projets de conquête arabe ou de croisades chrétiennes (Garcia-Arena, 1999). Tandis que le phénomène de conversion à l’islam connaît actuellement un fort regain dans les pays occidentaux (Castel, 2006 ; Dix, 2002 ; Van Nieuwkerk, 2006), la littérature relève le caractère individuel des parcours (Hervieu-Léger, 1999), tout en continuant à reconnaître un rôle d’intermédiaires culturels aux nouveaux musulmans (Allievi, 1998 ; Gerholm, 1988 ; Roald, 2004 ; Vroon, 2007). Médiateurs, constructeurs de ponts ou traducteurs culturels entre majoritaires et minoritaires, les convertis disposeraient de ressources, notamment linguistiques et symboliques, pour établir le dialogue et diffuser une image acceptable de l’islam auprès de la société dominante (Jensen, 2006). Cette position leur octroie toutefois un pouvoir de représentation dont certaines nouvelles musulmanes que nous avons rencontrées ont pris un plaisir espiègle et quelque peu provocateur à user, en reproduisant sur un ton dérisoire les stéréotypes communs sur l’islam et les musulmans, tel que cité plus haut. Comme le montre Jensen (2008), ironiquement, de telles représentations constituent à la fois un acte de différenciation et d’identification qui théâtralise et distingue les identités, de sorte que l’on pourrait se demander jusqu’à quel point le traducteur trahit l’authenticité de son texte ou, reprenant le fameux adage italien, « Traduttore, traditore » ?

Dans cet article, nous montrons que les convertis participent de la construction d’un islam adapté à leur contexte de vie. Si, dans le cas de l’Europe, cet islam hybride a été largement documenté (Al-Azmeh, 2007 ; Cesari, 2003 ; Dassetto, 1996 ; Khoroskhavar, 1997 ; Marechal et al., 2003), nos données collectées auprès de converties à l’islam en France et au Québec permettent d’y apporter un éclairage supplémentaire. La version de l’islam dont les converties constituent les figures de proue fonde en effet sa légitimité sur une vision du savoir qui retravaille le discours sur l’ethnicité, et produit ainsi de nouveaux rapports de pouvoir avec les musulmans nés dans l’islam. En soulignant que cette structure forge une nouvelle forme d’orientalisme, nous soutenons que les passeurs de frontières tiennent en réalité le groupe minoritaire captif de la représentation qu’ils construisent et diffusent, en vertu des enjeux qui sont les leurs. Soumis à la contrainte d’incarner la cohérence d’identités considérées par les deux groupes d’appartenance comme incompatibles, ils contribuent à l’élaboration d’une troisième voie alternative aux discours dominants des sociétés française ou québécoise d’origine, et à l’adoption d’une vision du monde musulmane.

Au Danemark, Jensen (2006) montre qu’entre le choix bipolaire « danois » ou « musulman », les nouvelles musulmanes élaborent divers régimes d’identifications et d’appartenances, entre rupture et continuité, inclusion et exclusion. Nos données nous amènent à nuancer la démarche des converties à l’islam. En effet, le recours à l’idiome islamique, porteur d’un sens spécifique à l’environnement dans lequel il se décline, révèle une critique, et non une rupture, à l’égard du groupe majoritaire, ainsi qu’une alternative au modèle dominant. Cet article s’appuie sur une approche comparative des milieux français et québécois afin de montrer que les voies proposées pour la réalisation de ce projet varient selon les contextes sociopolitiques. Nous décrivons d’abord les activités associatives et l’engagement social que les converties rencontrées mènent au sein de leur société d’origine. Puis nous discutons les deux axes autour desquels se déploie leur régime identitaire. Ainsi, la quête de légitimité que les converties entretiennent auprès du groupe d’élection s’appuie sur une interprétation cognitive de l’islam qui reconfigure les rapports sociaux entre « apprentis musulmans » et « musulmans nés dans l’islam ». Par ailleurs, si le rôle nouveau accordé au savoir vise à englober la communauté musulmane dans une optique universaliste, certaines performances identitaires trahissent un essentialisme renouvelé dans le cadre de la globalisation. Nous portons l’accent sur les valeurs qui animent ces projets sociaux et politiques, ainsi que sur les stratégies déployées pour retravailler les frontières sociales et symboliques, et passer d’un groupe à l’autre.

De la nécessité de déconstruire le terrain ethnographique

La démonstration repose sur une étude ethnographique réalisée entre 2006 et 2008 auprès de femmes converties à l’islam en France et au Québec. Près de 40 entrevues ont été réalisées avec de nouvelles musulmanes dans chacun des espaces étudiés (38 au Québec et 40 en France). Nous avons également mené des observations au sein des associations où les répondantes sont actives, ainsi que dans des mosquées et divers centres d’apprentissage où elles suivent des cours d’arabe ou sur l’islam.

Les profils rencontrés sont variés : tous les âges sont représentés bien que la génération des moins de 35 ans prédomine nettement, en particulier en France. La majorité des femmes sont mariées à des hommes nés dans l’islam et, sauf de rares exceptions motivées par la volonté de préserver leur autonomie, tandis que les autres recherchent activement un conjoint de la même confession. Les rapports matrimoniaux s’articulent autour d’une commune appartenance religieuse, et les tensions sont généralement liées à des « divergences culturelles », les cas de divorce documentés étant toutefois uniquement localisés au Québec.

Étant donné leur jeune âge, la plupart des répondantes sont étudiantes (21 au Québec et 14 en France) ; toutes aspirent à rester au foyer afin de se consacrer à leur vie de famille qu’elles considèrent plus épanouissante qu’une carrière professionnelle jugée aliénante. Les niveaux d’éducation sont généralement élevés, en particulier au Québec où plus du trois quart des répondantes prépare ou détient un niveau universitaire tandis qu’en France, elles représentent plus de la moitié de l’échantillon. Dans les deux espaces observés, une part significative des répondantes oeuvre dans le domaine associatif, dans le cadre de leur mosquée, d’associations musulmanes étudiantes ou d’organismes de représentation des musulmans (Présence musulmane, etc.), ou encore sur les forums et sites Internet d’échanges et d’entraide. Cet engagement semble constituer une stratégie alternative de projection dans l’espace public destinée à outrepasser les barrières à l’emploi que beaucoup connaissent du fait du port du voile, notamment en France. Un tel activisme serait également motivé par l’ambition de déconstruire les préjugés associés à leur nouvelle identité religieuse, dont elles revendiquent ainsi l’adoption.

Finalement, ces nouvelles musulmanes sont surtout concentrées dans les métropoles françaises et québécoises, soit parce qu’elles y sont nées, soit parce qu’elles s’y sont déplacées en vue de pratiquer leur religion. Contrairement au Québec où les nouvelles musulmanes rencontrées participent de milieux sociaux très divers, une forte proportion des converties françaises est issue des cités, soit de milieux socialement défavorisés. Dans les deux espaces, le processus de conversion s’inscrit dans des modes de sociabilité partagés avec des musulmans nés dans l’islam, dans le cadre de relations amoureuses, amicales, ou de voisinage. En France comme au Québec, sept femmes sur dix se sont converties après 2001. Plus de la moitié d’entre elles adhère à une lecture littérale des textes coraniques dans un contexte communautaire qui s’intègre dans le mouvement de piété déjà documenté par de nombreux auteurs (Deeb, 2006 ; Mahmood, 2005). Une autre catégorie de converties formule un discours réformateur visant à actualiser l’islam aux contraintes du temps et du lieu. Finalement, une minorité de femmes semble construire une version personnalisée de l’islam, parfois inspiré de spiritualité soufie, et caractérisé par une certaine individualisation de la performance religieuse.

La plupart des études sur la conversion à l’islam (Allievi, 1998 ; Mansson McGinty, 2002 ; Wohlrab-Sahr, 1999) reposent sur l’étude des itinéraires de conversion, recomposés à partir des récits de vie collectés. Toutefois, à l’instar de Bourdieu (1994) qui les qualifie d’« illusions biographiques », il est admis que ces discours constituent un genre littéraire codifié, soit une reconstruction a posteriori d’une biographie, en vertu du nouveau paradigme adopté.

Reprenant le postulat de Foucault prolongé par Somers (1994), nous considérons que le soi produit par le récit ne révèle pas une quelconque ontologie du sujet, sinon les conditions de sa production ainsi que son évolution temporelle. Puisque le récit du converti constitue un acte de production du sujet, sa valeur heuristique le déplace au statut de pratique identitaire. Nous proposons donc une analyse de type discursif inspirée de la perspective théorique poststructuraliste (Butler, 1990 ; Foucault, 1971). S’appuyant sur la théorie performative d’Austin, Butler considère que puisque le langage constitue un système de significations à travers lequel les sujets se produisent, c’est son analyse qui permet de déchiffrer le processus de formation du sujet. Dans la même perspective, Derrida (1967) attribue au discours le pouvoir de produire, mais aussi de réguler et de contraindre le phénomène qu’il énonce. Dans ce cadre, le discours est conçu comme une performance issue et génératrice d’une structure sociale et politique particulière qui, incorporée dans le langage, façonne la pensée et le comportement de ses auteurs. Sans nous attacher aux techniques de mise en récit, nous considérons les discours recueillis comme des artefacts des représentations et des échanges entre l’auteur et son public, dont la déconstruction met en évidence les conditions de formation.

Majorité discriminante, minorité stigmatisée : des stratégies de négociation d’un rôle de médiation attribué

Engagement associatif, politique... et éthique

Si la littérature considère généralement la position des convertis comme la condition idéale de possibilité d’une médiation culturelle entre deux groupes de pouvoirs social et politique différenciés (Gerholm, 1988 ; Jensen, 2004 ; Roald, 2008 ; Winter, 2000), nous observons des disparités dans leurs modes de négociation d’un tel rôle. En effet, tandis que certains nouveaux musulmans dissimulent les marqueurs visibles de leur conversion par souci de compromis avec leur groupe d’origine, d’autres exposent intentionnellement leur nouvelle appartenance, exprimant ainsi de nouveaux discours sur l’éthique, le social et le politique.

En fait, la grande piété et le strict respect des prescriptions islamiques dont font preuve la majorité des converties rencontrées en France et au Québec, induisent un devoir d’implication sociale et politique tant envers la communauté musulmane qu’à l’égard de la société globale. En effet, en dépit de leur adhésion au discours de segmentation de genre entre les espaces privé et public, un grand nombre de femmes rencontrées formulent des projets d’engagement social qui généralement, donnent lieu à des activités de bénévolat auprès d’organismes communautaires qu’elles ont souvent contribué à mettre sur pied. Bien qu’elles placent la construction d’une vie de famille au coeur de leurs projets de vie, elles ne manquent pas d’y adjoindre un activisme altruiste, voire revendicateur. Au Québec comme en France, certaines ont par exemple créé des compagnies de « vêtements de haute qualité et de style diversifié répondant aux critères islamiques[1] » qui sont conçus et fabriqués sur le territoire national, autant que possible par des frères et soeurs musulmans. Spécialement destinés aux femmes établies dans des milieux où les musulmans sont minoritaires, leur style long, sobre et unicolore combine le respect des prescriptions islamiques et les standards de mode locaux, dans un but à la fois d’affirmation et d’intégration de leur singularité sur la scène publique locale. Grâce à des échanges via les forums Internet, elles apportent également de l’aide matérielle à des soeurs dans le besoin, qui résident à l’étranger, au Moyen-Orient notamment. L’activité des converties auprès de la communauté s’élargit toutefois au-delà de la communauté de musulmans (umma), et cible la société plus large. En France, dans la banlieue parisienne, deux femmes ont participé à la création d’une association à but non lucratif, mandatée pour distribuer des repas aux sans domicile fixe. Cette vision engagée de l’islam s’appuie sur une volonté de « changer les choses par de petites actions » telles que la mobilisation pour les sans-papiers africains à Paris. Elle se projette également dans un discours politisé qui englobe la sphère publique internationale. Beaucoup de converties prennent en effet ouvertement position dans des débats politiques tels que le conflit israélo-palestinien, associant ainsi leur engagement associatif à une cause politique.

Motivées par l’ambition de suppléer aux lacunes du système social dominant, les converties en déplorent le manque de valeurs morales, ainsi que le racisme et l’islamophobie endémiques. En effet, toutes disent désirer fonder une famille heureuse, vivre leur foi sereinement, et éventuellement mener une carrière épanouissante dans des environnements stables où elles se sentiraient « respectées et intégrées ». Ces aspirations qu’elles considèrent comme, somme toute, relativement ordinaires, sont présentées par opposition à l’effritement des repères éthiques, à la dégénérescence des valeurs des sociétés française et québécoise marquée par « l’excès de liberté individuelle », à « l’émancipation de la femme et au déclin de l’institution familiale », ou encore à l’instrumentalisation de la sexualité, comme l’explique Denise (Québec, mariée, formation graphisme) :

La montée du féminisme et la facilité du monde dans lequel on vit font en sorte que les valeurs tiennent plus beaucoup. Les valeurs de la famille sont éclatées. On est dans une société de consommation où tu jettes tout, une relation qui marche pas à ton goût, un enfant qui t’écoute pas. Pas grave tu laisses aller, t’es trop occupé à gagner ta vie, t’es trop stressé, trop pressé.

Par contraste, l’islam est présenté comme un modèle d’équilibre, d’ordre et de solidarité sociale de sorte que les activités associatives sont vécues comme des mises en pratique du paradigme adopté. Ces principes ne sont toutefois pas présentés comme une exclusivité de l’islam, et la plupart des converties les associent aux valeurs conservatrices ou à une tradition humaniste de leur société d’origine. Une telle interprétation permet de concilier des systèmes de valeurs en apparence contradictoires, en attribuant à l’islam des principes communs à ceux de la société d’origine, tels que la justice sociale, la sensibilisation écologique, l’équité entre les genres et la solidarité avec les pauvres (Jensen, 2008 ; Mansson, 2007). Cette promotion d’un ensemble de valeurs éthiques partagées amène à réhabiliter le paradigme musulman car, comme l’indique Anissa (France, fiancée, licence en santé publique) : « Être musulman, c’est être en quête de savoir et de lien social, celui qui donne et tend la main pas pour recevoir, mais pour donner. »

Sensibiliser le public et politiser le discours

Les converties rencontrées se considèrent comme des ambassadrices de l’islam. Elles visent à en diffuser une image positive auprès du public le plus large possible, auquel elles prétendent expliquer les logiques sous-jacentes des prescriptions islamiques. Selon elles, la discrimination et le racisme qu’elles disent subir s’expliquent essentiellement par un manque de connaissances de leur religion. Par conséquent, elles se donnent pour mission sociale et devoir religieux de déconstruire les stéréotypes associés à l’islam en sensibilisant et en éduquant les membres de la société majoritaire. Interrogée sur ses éventuels regrets quant à sa conversion dans un environnement français particulièrement hostile à l’islam, Anne-Marie (France, mariée, docteur en médecine) répond :

Je n’ai jamais pensé à laisser tomber l’islam parce que je crois en cette religion, je pourrais pas concevoir de vivre ma vie autrement qu’en étant musulmane et croyante. Je pense que c’est aussi notre responsabilité en tant que femmes musulmanes voilées de nous impliquer, d’être un peu partout dans la société pour que les gens apprennent à nous connaître et que ce soit rendu normal, et qu’il y ait plus cette peur. On est là, on porte un message et c’est notre rôle.

D’autres femmes empruntent des voies pédagogiques et éducationnelles :

Je vais peut-être étudier l’intégration des femmes musulmanes ou des communautés immigrantes en général. Les Québécois, ils savent des choses de l’islam mais ils ont une mauvaise vision et de l’autre côté, il y a aussi les immigrants qui n’ont peut-être pas la bonne approche. Il y a une incompréhension entre les deux, je voudrais trouver un moyen de faire ma part pour faire un lien. (Marie-Claude, Québec, divorcée, 1re année de Bac)

Dans ce projet d’éducation à l’islam dont elles se font les chevilles ouvrières, beaucoup considèrent la démonstration de la performance musulmane plus efficace que les explications rationnelles. Outre les femmes qui présentent le respect de leurs devoirs familiaux, notamment maternels, comme une manifestation vivante et quotidienne des vertus de cette religion, certaines converties modérées dans leur pratique témoignent de leur allégeance religieuse par l’application des principes de respect, de non-violence et de conscience sociale qu’elles attribuent à l’islam. Denise a décidé d’afficher ostensiblement des marqueurs de religiosité comme la prière ou la pratique du ramadan au travail « pas pour confronter, mais pour faire tomber les tabous », et aussi parce que « si les gens ont envie de croire quelque chose, peu importe ce que tu vas leur dire, la seule chose qui va les faire changer d’avis c’est ton comportement à toi, l’image que tu vas dégager ». D’autres femmes, souvent célibataires, transforment leurs pratiques religieuses en activités de militantisme menées au sein des associations d’étudiants ou dans les milieux de travail. Elles endossent ainsi un rôle de vitrine, n’hésitant parfois pas à user des possibilités d’exposition médiatique qui leur sont offertes. En illustration d’une entrevue qu’elle avait accordée à une revue française parents-enfants, Mélanie (France, mariée, BTS Tourisme) a insisté pour apparaître avec le voile, et en compagnie de sa fille, afin d’assurer la représentation des femmes voilées et « pas juste des nanas en bikini ». D’autres préfèrent témoigner de leur réalité en rédigeant des ouvrages ou en réalisant des documentaires qui décrivent et banalisent les conditions de vie des femmes musulmanes ; certaines créent des bibliothèques dans le but de diffuser des connaissances sur l’islam.

Les converties jugent leur situation idéale pour agir en tant que médiatrices dans un dialogue qu’elles décrivent comme « interculturel » entre la société majoritaire et les musulmans nés dans l’islam qui y sont minoritaires. Pourtant, la littérature indique que d’autres catégories de pratiquantes mènent des projets similaires de participation, voire de revendication sur la place publique, comme les femmes musulmanes pieuses rencontrées par Jouilli (2007) en France et en Allemagne. D’ailleurs, les converties de notre échantillon mènent leurs activités de concert avec des coreligionnaires nées dans l’islam et pratiquantes. Comme Jouilli, notons néanmoins que de tels comportements varient « entre insistance ou flexibilité par rapport aux pratiques et devoirs religieux (la prière et la modestie), ce qui se traduit également par des degrés divers de visibilité » (Jouilli, 2007 : 205). En effet, il convient de tenir compte d’une catégorie de converties plus discrètes qui n’expriment pas de revendications et maintiennent leur invisibilité, souvent en raison de la « discrimination » subie, mais aussi parce que

Les gens, ça ne leur suffit pas une explication simple, il faut toujours qu’ils cherchent plus et qu’ils posent des questions. Et ça m’est déjà arrivé de dire une bêtise en m’expliquant et en parlant de l’islam, et c’est un gros péché quand on parle pas bien de l’islam. Donc je préfère rien dire... (Anaïs, Québec, fiancée, bac en sciences de l’administration)

Capacités et stratégies de passage des frontières

De cette situation de l’entre-deux, les converties ont accès à une variété de stratégies de négociation et de capacités d’action leur permettant d’entreprendre leur projet d’éducation à l’islam dans leur propre société. Comme les jeunes maghrébines françaises de seconde génération (Boubekeur, 2004), elles ont la possibilité de se déplacer au sein de divers espaces sociaux, musulman et non musulman, dont elles possèdent les critères de légitimité, sans toutefois porter l’obligation de se conformer à leurs codes normatifs. Pour faire le lien, la plupart des converties mobilisent donc leur identité d’origine et reconfigurent leur rapport d’altérité autour d’une commune appartenance ethnique, comme le montre Amélie (Québec, mariée, bac en sciences de l’administration) :

En tant que Québécoise, je suis beaucoup plus crédible que l’Arabe et je me le suis fait dire souvent : un Québécois, ça prend un Québécois qui lui parle. Si ça vient d’une femme musulmane, ils peuvent penser qu’elle est opprimée, ou que c’est son mari, ou que c’est sa culture. Les gens sont pas éduqués, c’est pas de leur faute parce que t’entends pas parler de rien de bon sur l’islam. Il y a un travail à faire là-dessus : une petite conférence ou un peu de bénévolat, aider à défaire les mentalités.

Plusieurs femmes choisissent d’incarner une image socialement et politiquement acceptable de l’islam en produisant un discours d’ouverture et de tolérance religieuse, comme Samantha qui décrit l’évolution de son cercle social :

Je n’ai coupé aucune relation suite à ma conversion, parce que ça aurait paru brutal et ça aurait donné une mauvaise image de l’islam. (France, mariée, bac + 2)

Cette posture n’est toutefois pas sans engendrer une constante pression sociale sur les converties : « Le port du voile me force à être constamment plus gentille, plus serviable et plus sympathique que les autres » (Anne Marie). Contrairement à ces exercices de séduction de l’opinion publique, d’autres choisissent des méthodes plus provocatrices, à l’instar de cette médecin qui, dans l’hôpital parisien où elle pratique, a choisi de porter ostensiblement le foulard, instrumentalisant ainsi son statut social pour soutenir la cause. Selon elle en effet, « oui, on peut être musulmane dans cette société ».

Les nouvelles musulmanes ne se dissocient donc pas complètement de leur identité héritée. Leur activisme politique et communautaire traduit en réalité la flexibilité des constructions identitaires, à l’intersection des référents de la religion, du genre, de l’ethnicité et de la citoyenneté.

Le discours d’une troisième voix (voie ?) : nouvelle hybridité dans l’islam...

Par leur double appartenance et par la définition qu’elles construisent de l’islam, les converties contribueraient à la naissance d’une nouvelle culture islamique en Occident, un discours hybride auquel les immigrants de seconde génération pourraient également s’identifier. Initié par l’installation de populations nées dans l’islam dans des espaces où elles sont minoritaires, cet islam européen (Allievi, 1998) ou nord-américain propose de nouveaux projets politiques et modes de citoyenneté, forgés et diffusés par l’entremise associative et par leur zèle sur la scène publique. Cette nouvelle voie islamique se réapproprie par ailleurs des éléments d’inspiration moderne ou globale (Haenni, 2005) : langue de la société d’ancrage et représentations dans sa sphère publique, revalorisation du statut de la femme, investissement communautaire, cyberactivisme, bioéthique, développement personnel, etc. Plus que des intermédiaires, des faiseurs de ponts ou des passeurs de frontières, les discours des converties constituent des archétypes de ces critiques portées à l’endroit des régimes sociaux et politiques dominants, et dont ils proposent des alternatives formulées dans le langage de l’islam.

Du rôle des espaces sociaux : les contextes français et québécois

En France comme au Québec, l’appropriation d’un discours minoritaire par des membres du groupe majoritaire se développe dans les zones limites des régimes de gouvernementalité[2] locaux, limites tant sociales et politiques, que symboliques et éthiques. Ainsi, l’emprunt d’une identité musulmane représente une stratégie liée à un contexte précis, au sein duquel le choix du discours musulman signifie un message spécifique.

« Solidarité, égalité, convivialité ! »

Les converties rencontrées en France soulignent non seulement la forte composante de solidarité sociale de leur nouvelle religion, mais aussi son grand potentiel égalitaire. Curieusement, certaines font ainsi référence aux modalités du vivre-ensemble et de la chose commune républicaine, un modèle relativement mis à mal dans les quartiers défavorisés où nous avons recruté la majorité de nos répondantes. En fait, dans les banlieues des grandes villes où l’État s’est fortement désengagé les dernières années, l’idéologie républicaine n’a pas empêché la formation d’inégalités sociales et économiques, ni de contre-sociétés ou « ghettos » (Lapeyronnie, 2008). À cet égard, de nombreuses converties valorisent la règle de convivialité qu’elles attribuent à l’islam et qu’elles se réapproprient en la confondant avec le principe de fraternité qui régule, selon elles, les cités ; une référence non exprimée à l’idéal tripartite républicain. Plus encore, elles revendiquent leur appartenance sociale et leur participation politique à la société française, de sorte que l’on pourrait adapter le cadre d’interprétation des vécus de la citoyenneté élaboré par Venel (2004) à propos de jeunes Français d’origine maghrébine. Ici, l’intériorisation des systèmes de représentations, règles sociales et codes symboliques inhérents à leur socialisation primaire, se combine à l’adoption de référents et de liens d’appartenance issus de leur nouvelle affiliation pour décliner une diversité de modes d’inscription dans le collectif. Ces derniers conjuguent culture et origine françaises, religion musulmane, influence maghrébine et appartenance de classe. Les converties de notre échantillon recouvrent deux types de profil déjà identifiés par Venel : d’une part les « accommodatrices » qui composent à la fois avec le modèle d’intégration républicain et avec les principes religieux islamiques, et organisent une appartenance duale entre les sphères du privé et du public, et d’autre part, les « néocommunautaires » qui priorisent leur allégeance religieuse, défendent un modèle social communautaire et contestent le modèle français de citoyenneté. Alors que Venel mentionne également les profils des « Français pratiquants » et des « contractants », les femmes que nous avons rencontrées semblent constituer une nouvelle catégorie, de loin la plus significative, que nous qualifions de « réformatrices », ou « intégratrices ». Tout en se sentant « musulmanes d’éducation française », ces dernières travaillent à transformer de part et d’autre les institutions politiques et religieuses en vue d’obtenir la reconnaissance et l’acceptation de la compatibilité de l’éthique et des pratiques qu’elles attribuent à l’islam, et des valeurs et principes qu’elles reconnaissent au système français.

Les femmes rencontrées critiquent la « fausse laïcité » française en rappelant le rôle privilégié du catholicisme dans les institutions et traditions du pays. Elles dénoncent également la réticence possiblement raciste de l’opinion française à la reconnaissance de la diversité culturelle, en dépit de l’existence de communautés ethniques bien implantées dans l’Hexagone, comme l’explique Asma (France, mariée, BTS Action commerciale) : « Je vois pas pourquoi on devrait ne pas montrer sa confession puisque de toute façon on l’a quand même. Je reste musulmane si j’enlève le voile, et dans mon éthique et dans ma pratique professionnelle. Je reste musulmane parce que ça fait partie de moi. » D’autres, plus combattives, tiennent des discours véhéments : « Ils croient qu’en m’enlevant mon foulard, ils me stérilisent de toute pensée, mais non, ça ne marche pas comme ça ! » (Anne-Marie). Beaucoup de femmes comme Asma caressent le projet d’une émigration dans un pays d’Europe ou d’Amérique du Nord jugé plus libéral et tolérant à l’égard de l’expression publique des allégeances religieuses, par comparaison à la France et aux pays de tradition musulmane.

Tolérance et cosmopolitisme québécois à l’épreuve...

Comme la France, la province canadienne présente une forte diversité ethnique et religieuse qui, en constante redéfinition (Helly, 2004), est toutefois gérée différemment que dans l’Hexagone. À cet égard, les nouvelles musulmanes reproduisent le discours hégémonique québécois, axé sur le principe de tolérance et sur la valorisation du cosmopolitisme (Fridman et Ollivier, 2004). Cette rhétorique fait l’apologie des principes contemporains de liberté et de bien-être individuels que les converties extrapolent au domaine religieux, soutenant que « chacun fait ce qu’il veut du moment qu’on est heureux ». Ainsi, pour certaines converties adeptes de dialogue interreligieux, quelle que soit la tradition professée, le partage d’une vision spirituelle du monde permet de transcender les différences confessionnelles et d’assurer l’harmonie sociale. Toutefois, force est de constater que dans les pays occidentaux en général, cette valorisation du pluralisme ethnique et religieux induit par les flux migratoires et lié à la globalisation reste le monopole d’une catégorie sociale éduquée privilégiée. Dans le contexte québécois, elle demeure relativement limitée au milieu montréalais (Fridman et Ollivier, 2004). La conversion à l’islam et l’union avec un immigrant de surcroît permettent donc à des Québécoises moins bien nanties d’affirmer leur ouverture à l’altérité, et de participer, elles aussi, à la rhétorique de valorisation du cosmopolitisme qui domine la société, tout en contribuant à sa polarisation. En ce sens, la fille d’une des premières converties du Québec, entrée dans l’islam dans les années 1980, nous confie en riant, et avec un brin de fierté : « Je vivais le multiculturalisme 20 ans avant tout le monde ! ».

Un tel discours d’ouverture convient bien aux revendications des converties qui ne conçoivent pas l’ajustement de leurs pratiques sociales et religieuses autrement que dans un contexte de tolérance et d’accommodement. Au Québec, la perception de l’autre et l’attitude quant à l’altérité se construisent en fait dans un subtil rapport de pouvoir entre idéologie nationale et interculturalisme, dont les débats sur les accommodements raisonnables révèlent les apories (Bouchard, 2008 ; Koussens, 2007-2008 ; Maclure, 2008 ; Milot, 2008 ; Weinstock, 2007). De telles hésitations latentes enrayent encore la construction de l’identité collective, constamment partagée entre les idées de nation et de citoyenneté, de mémoire catholique et de sécularisation, et menacée d’une dérive vers l’intransigeance assimilationniste française : « Beaucoup de personnes veulent importer le problème de la France au Québec ou créer un problème et le résoudre à la française. Y’en a marre, t’as envie de dire vous pouvez nous lâcher deux secondes ? » (Stéphanie, Française immigrée au Québec, divorcée, bac en enseignement). Ces tensions informent et forgent les comportements et relations sociales des femmes converties dans l’espace public. C’est surtout dans le milieu de travail que se négocie l’expression de la subjectivité musulmane, à l’intersection entre la logique collective de sécularisation, et l’affirmation publique de la liberté individuelle. Amélie explique : « Les Québécois, la religion, ils l’ont sortie dehors, c’est fini, ils en veulent pas, et il faut respecter ça ! Moi, je fais mes petites affaires dans l’intimité, je prie pas au bureau, j’en parle pas, j’écoeure personne avec ça. »

La reconnaissance que les converties attribuent à leur héritage collectif dépend en réalité de leur interprétation de l’islam. Les plus intégristes, une minorité, refusent de reconnaître à la mémoire et à la tradition catholiques tout statut spécifique dans l’identité québécoise, préférant souligner l’actuelle diversité religieuse induite par l’activité migratoire. Poussant le paradoxe de la sécularisation, cette catégorie de converties réclame que les fêtes musulmanes (Aïd-el-Kébir ou Aïd-el-Fitr) deviennent des jours fériés, à l’instar de Noël ou de Pâques. À l’inverse, d’autres adhèrent à une vision plus moderne de l’islam et, mentionnant l’histoire catholique de la province, rappellent la capacité d’ajustement de l’islam à tout contexte culturel. En fait, bien que tous les discours rejettent clairement le dogme et l’Église catholiques, ils expriment également une adhésion, assumée ou non, à leurs valeurs et principes moraux. Les nouvelles musulmanes associent ces derniers à la tradition historique québécoise et leur perte, à la sécularisation de la société ainsi qu’aux déplacements normatifs qui ont suivi la Révolution tranquille.

C’est comme si la société québécoise avait pas donné aux gens un cadre qui leur a permis de garder ces valeurs. Je crois à ces valeurs, je crois à ce que Jésus a enseigné. Ce qui m’a frappée, c’est de voir un prophète qui a enseigné la même chose, il y a des fois que c’est pratiquement identique la façon de formuler les choses. C’est comme si je comprenais ma religion qui était la chrétienté en apprenant sur l’islam. (Hélène, Québec, mariée, doctorante)

À cet égard, l’islam propose un paradigme opportun, tant pour vivre au quotidien les valeurs transmises par la mémoire collective, que pour construire une nouvelle conception du sujet croyant moderne.

Un projet de société alternatif : retour à la lettre du libéralisme

Entre l’incapacité du projet républicain à garantir l’intégration sociale et économique de tous, et les inachevés du modèle interculturel québécois, la démarche des converties semble réagir aux logiques institutionnelles et aux imaginaires publics, tout en formulant des projets politiques permettant la libre expression publique de leur allégeance religieuse. Elles contribuent par le fait même à reconfigurer les domaines du privé et du public, ainsi que les frontières de la marge et du centre. En maintenant et en incorporant les ressources nécessaires pour se positionner dans un espace d’indétermination entre groupes majoritaire et minoritaire, les nouvelles musulmanes jouent un rôle d’intermédiaire, mais aussi de représentation du nouveau groupe d’appartenance. Ces versions locales de l’islam adaptées aux contextes français ou québécois remettent en question les conditions de reconnaissance des minoritaires, et leur rôle dans la construction du tout.

Communalisme à la française et interculturalisme à la québécoise

Bien que certaines critiquent les pressions sociales qui peuvent en découler, la plupart des converties rencontrées idéalisent la dimension communautaire de l’islam. Certaines l’assimilent à un état de nature, ou du moins une tradition, qu’elles comparent aux premiers rassemblements du christianisme primitif antérieurs à l’institutionnalisation du catholicisme. Le projet de communauté qu’elles préconisent s’appuie toutefois sur la gouvernance divine et impose l’égalité des droits, devoirs et interdits pour tous les musulmans, au service du bien-être collectif comme l’explique Leila (Québec, célibataire, maîtrise) :

L’interdit de l’alcool, c’est comme l’interdit du cellulaire au volant. Moi je suis capable de parler et de conduire en même temps, mais comme certains le sont pas, on l’interdit à tous et je trouve ça correct. Quand on interdit ça à tout le monde, personne ne conteste alors que si moi je viens remettre en question l’alcool, on va interpréter ça comme un retour en arrière. C’est comme si leur [société globale] vision du progrès c’est que la société doit toujours avancer, et que tout ce qui appartient au passé et à la tradition doit être rejeté.

Dans le contexte de l’utopie républicaine française, la revendication d’un tel modèle révèle l’émergence d’un communalisme de facto, comme le souligne l’anthropologie de l’imaginaire français proposée par Bowen (2006). Nos données confirment ce nouveau fait social. En France, mais aussi au Québec, les femmes converties créent par exemple leurs propres lignes de services adressées spécifiquement à leur communauté en mettant à profit les compétences des unes et des autres : une psychologue de formation s’est ainsi spécialisée dans les éventuels problèmes de santé mentale et d’identité sociale liés à l’entrée dans l’islam. Ces nouveaux modes de socialité naissent des dynamiques d’exclusion et d’intégration des minorités ethniques et religieuses qui traversent les champs sociaux français et québécois. Mélissa, une convertie française résidant aujourd’hui au Québec est née et a vécu dans une cité située en périphérie de Paris. Avec ses parents, tous deux originaires d’Europe de l’Est, elle nous confie le sentiment d’ostracisme des premières années d’immigration. En dépit de ces obstacles, très peu de femmes rencontrées envisagent de s’installer dans un pays de tradition musulmane, incluant le pays d’origine de leur mari, dont elles ne se disent attirées ni par le style de vie, ni par la culture. Les Françaises préfèrent se tourner vers le Canada ou la Grande-Bretagne considérés comme des havres de liberté religieuse, dont elles apprécient le mode de fonctionnement moderne et démocratique, ainsi que la tolérance relativement aux signes extérieurs des identités et allégeances religieuses. Les discours collectés auprès de Françaises immigrantes ou candidates à l’émigration idéalisent le modèle de gestion de la diversité religieuse et le cosmopolitisme québécois qu’elles présentent comme un modèle alternatif au choix laïc : « Par rapport à la France il y a des lois, et le Québec n’a pas la même histoire que la France. Il y a aussi la charte canadienne qui protège la liberté religieuse, il y a une grande ouverture au Québec » (Stéphanie, Française immigrée au Québec). Cet environnement leur paraît effectivement propice au développement d’un projet individuel et familial comme le suggère Nadine (France, mariée, maîtrise en droit) :

Avec mon mari, nous préparons notre arrivée à Montréal. Nous aimerions y trouver le respect de notre religion, de notre pratique, que nous ne trouvons actuellement plus en France. Nous souhaitons tout simplement vivre normalement dans un pays où l’on se sentirait bien, où on pourrait s’épanouir. Nous projetons d’y chercher un travail où malgré ses origines maghrébines mon mari puisse évoluer, et où moi je sois enfin acceptée avec mon voile. Si nous aimons la vie là-bas, nous aimerions y acheter une maison, et avoir d’autres enfants. En somme, vivre une vie normale, simple, mais dans un endroit où on nous respecte.

Le couple a finalement émigré en août 2007, Nadine était alors enceinte. Son mari n’ayant pas trouvé d’emploi dans la province, ils ont finalement accepté l’offre d’une entreprise québécoise qui leur proposait un contrat en tant qu’expatriés en France ! Stéphanie qui a immigré au Québec depuis plus de 10 ans compare les deux milieux où elle a vécu :

Ici, c’est vraiment l’ouverture et la tolérance, rien que travailler dans une école publique, en France, je ne pourrais pas. Pour les Français, il faudrait que tu rentres dans le moule du Français typique. Les Québécois sont respectueux par rapport à la diversité, ils sont curieux d’apprendre, vont pas poser de jugement. Je suis la seule prof de l’école voilée et je me dis « wow ! », alors que toutes mes amies en France galèrent parce qu’elles portent le voile, elles sont bardées de diplômes et travaillent pas, ou alors avec un turban. Ici, une fois que tu arrives à te faire ta place, ils voient que ça se passe bien avec les élèves, voile ou pas voile, il y a même des élèves qui sont voilées, c’est une école multiethnique.

Ce discours polarise les conditions d’intégration de l’islam dans l’espace public autour de l’impossibilité structurelle française et de la tolérance accommodante québécoise. De cette dialectique entre différenciation et identification émerge un modèle qui, d’une part, se distancie du projet d’intégration du religieux dans les structures de gouvernance et, d’autre part, vise à l’application d’un régime égalitaire de reconnaissance des libertés et des droits, autant religieux que sociaux et participatifs.

Citoyenneté unique et appartenances multiples

Comme au Danemark (Jensen, 2008), les discours collectés auprès des converties québécoises et françaises ne traduisent pas de dissociation relativement à leur identité nationale et aux valeurs qui lui sont associées, sinon une remise en question de son homogénéité et de son hégémonie. À titre d’exemple, décrivons ce cas extrême et quasi unique dans notre échantillon, quoique très éclairant : Dominique, une fonctionnaire française à la retraite, s’est convertie 20 ans plus tôt après une longue mission professionnelle en Algérie. Elle proclame son identité musulmane et sa solidarité avec cette communauté, tout en revendiquant le respect des valeurs de la laïcité et de la République. Évoquant régulièrement sa conversion sur la scène publique à des fins de provocation, son attitude volontairement subversive vise en réalité à déconstruire les stéréotypes formulés à l’endroit des musulmans car selon elle, ceux-ci justifient des discriminations qui sapent l’idéal républicain. Sa démarche de conversion manifeste par conséquent une volonté de réitérer et de renforcer les principes démocratiques qu’elle reconnaît à son pays.

Cultivant l’idéal des libertés de religion et de conscience exprimées dans la sphère publique, les converties valorisent également la nature pluraliste de leur société d’origine et aspirent à un mode de gouvernance non interventionniste. Comme le suggère Venel (2004), ce positionnement marque l’avènement d’une nouvelle citoyenneté concrète, participative et plurielle, combinée à la multiplicité des appartenances et des références. Si les observations de la politologue réfèrent à une population de jeunes musulmans d’origine maghrébine nés en France, nos données montrent leur pertinence dans le cas des converties établies en France et au Québec. Néanmoins, force est de constater que leur responsabilité de transmettre et de traduire ces modèles leur confère également le pouvoir d’en contrôler l’image diffusée. Nous verrons que cette dernière est produite dans la négociation de leur appartenance et de leur reconnaissance sociale, comme dans leur fantasme d’exotisme et d’insolite.

Passer et retravailler la frontière...

Si la position liminale des converties leur donne la possibilité de circuler plus ou moins librement entre le groupe d’adoption minoritaire et le groupe d’origine majoritaire, elle jette également flou et discrédit sur leur identité et loyauté à l’égard de chacun d’eux. Parmi les musulmans, les converties se livrent donc à un effort assidu d’intégration des normes sociales et codes comportementaux, dans un souci de reconnaissance de leur appartenance au groupe. Ce processus de négociation s’inscrit dans les dynamiques internes à la communauté et dans les débats liés à la lecture et à l’herméneutique des textes coraniques qui la traversent. En effet, c’est en appuyant leur représentation publique de l’islam sur une lecture littérale des sources scripturaires et sur le strict respect des normes ainsi interprétées que les converties construisent la légitimité de leur démarche. Par l’accent porté sur le savoir, ces femmes produisent et diffusent un islam présenté comme authentique et rationnel.

Instrumentaliser le savoir pour légitimer l’appartenance

En cherchant à extraire les composantes locales et ethniques de leur religiosité d’adoption, les converties dessinent de nouvelles catégories d’inclusion et d’exclusion sociales qui compensent leur absence de socialisation dans la religion musulmane, et donc d’incorporation de ses dispositions et logiques préréflexives inscrites sur le corps (Bourdieu, 1994). La dimension construite de ce discours dichotomique, universalisant le religieux et localisant l’ethnicité, se révèle toutefois dans certains de leurs commentaires qui, en réifiant les phénotypes arabes, associent islamité et arabité, et reproduisent une image essentialisée de l’islam.

Construction du savoir, extraction de la coutume

L’autorité que les converties attribuent au savoir religieux s’inscrit dans un mouvement global de retour à la « lettre de l’islam » (Mandaville, 2007 ; Turner, 2007) qu’elles justifient en invoquant constamment les premières prescriptions révélées dans le Coran : « Lis ! » Cette valorisation de l’interprétation individuelle et indépendante du Coran et des hadiths (ijtihad) justifie une approche cognitive de l’islam qui séduit particulièrement une catégorie de sujets modernes, intellectuels, à l’esprit critique aiguisé. Les converties rencontrées se livrent par conséquent à un travail d’herméneutique des sources scripturaires, visant à extraire de l’islam les biais et interprétations locales, et donc à redécouvrir un islam qualifié de « vrai ». C’est pourquoi la plupart d’entre elles, en France comme au Québec, les plus pieuses comme les pratiquantes les plus souples, se reconnaissent dans l’approche réformiste du philosophe musulman Tariq Ramadan qui, selon elles, prône un islam dépouillé des dérives coutumières locales. Ainsi, l’acquisition de connaissances sur l’islam est considérée comme une activité prioritaire pour toutes les converties rencontrées, de sorte que certaines prévoient d’y consacrer une année sabbatique :

Le voile, manger halal, c’est pas quelque chose qu’au début j’ai très bien compris, parce que la pratique ça vient avec les connaissances. Je trouvais ça plus difficile d’intégrer des choses que je comprenais pas vraiment, je voyais pas qu’est-ce que ça change de manger halal. (Marie-Claude)

Samia (France, mariée, 2e année de licence) explique le bien-fondé de ce procédé par des arguments voulus scientifiques : « On sait que l’animal égorgé il souffre moins. Quand il est égorgé, le sang sort et donc s’il y a des maladies transmises par le sang, il y a moins de risques que le sang reste dans la viande et donc de les transmettre. » Ce processus d’apprentissage est rendu possible par la prolifération d’outils de connaissance matériels (brochures, livrets, cassettes, CD) et virtuels (sites et forums Internet, câbles, etc.) Bibliothèques d’ouvrages sur l’islam, forums Internet, élaboration de documentaires, leçons sur l’islam ou cours d’arabe, groupes d’étude de l’islam (halaqa), les converties organisent autant d’espaces de sociabilité que de véhicules de savoir religieux qui se substituent aux institutions traditionnelles de socialisation (écoles, medersa, famille, etc.). Celles que nous avons rencontrées se montrent particulièrement actives dans la production et la transmission de savoir sur l’islam. Des enquêtes réalisées en France et en Allemagne suggèrent qu’à cet égard, elles seraient plus dynamiques que les musulmans nés dans l’islam, notamment dans le cadre associatif (Jonker, 2003 ; Jouilli, 2007).

Idéal de modernité et représentations de la femme

La plupart des converties se situent dans un discours du savoir, de l’authenticité et de la piété typique de l’actuel mouvement de renouveau dans l’islam, documenté par plusieurs auteurs dans les pays de tradition musulmane (Haenni, 2005 ; Hirschkind, 2001 ; Mahmood, 2005). Pour les converties françaises et québécoises, ce projet d’extraction de la coutume se construit autour de l’enjeu du statut de la femme, lui-même structuré par une nouvelle dichotomie « bled versus Occident », qui symbolise l’opposition qu’elles opèrent entre système patriarcal et modernité. Unanimement, les femmes rencontrées se décrivent comme des êtres modernes et rationnels, dont le mode de vie occidental s’oppose à « la culture du bled » ou aux « traditions », une sémantique qui fait référence aux pratiques locales perpétrées par les musulmans nés dans l’islam, notamment en matière de rapports de genre. C’est ce qu’indique Amélie :

– Je suis chanceuse parce que mon mari, il est vraiment occidentalisé, je te dis pas que ça marcherait aussi bien avec un Arabe qui vient d’arriver, avec toute la culture du bled.
– C’est quoi la culture du bled ?
– C’est la valeur donnée à la femme, c’est toutes les traditions aussi qui parfois n’ont rien à voir avec la religion.

Toutefois, la distinction entre coutume et savoir est moins polarisée qu’il n’y paraît. En Europe en effet, la littérature suggère qu’en dépit de la persistance des structures patriarcales, émerge une catégorie de femmes auxquelles le niveau d’éducation et l’accès au savoir octroient indépendance et autonomie (Boubekeur, 2004 ; Silvestri, 2008). Si les converties rencontrées placent, elles aussi, le savoir religieux et l’éducation scolaire au coeur de leur démarche religieuse, cette intellectualisation de l’islam reste volontairement limitée aux cercles féminins, en vertu des règles islamiques de ségrégation des sexes. Les femmes qui entrent dans l’islam assument ainsi une tradition que leur démarche rationnelle et cognitive amène toutefois à transformer, de l’intérieur, et selon une perspective féministe. Au Québec et particulièrement en France, études et connaissances leur fournissent les outils nécessaires pour déconstruire les stéréotypes véhiculés sur la femme musulmane, tandis que leur statut de l’entre-deux leur offre une tribune publique pour débattre avec les partisans de la laïcité et divers chantres de l’égalité entre les genres. Les femmes converties qui ont choisi d’adhérer à une religion communément présentée comme défavorable à leur cause, constituent à cet égard un archétype de ce mouvement de réhabilitation de la femme musulmane et de critique des représentations de la féminité occidentale. Leur démarche qui repose sur une critique véhémente des dérives patriarcales de l’évolution historique de leur religion d’adoption, participe de la reconfiguration des dynamiques sociales internes à la umma, et de l’émergence de nouvelles catégories sociales.

Fragmentations dans la umma : musulmans convertis et nés dans l’islam

Le but et le chemin sont différents chez les musulmans eux-mêmes. La foi est le moteur mais la locomotive, c’est toi qui charges et décharges les wagons, et qui donnes la direction. (Andréa, France, mariée, bac +2)

Quelle piété ? Pratiquants stricts versus pratiquants souples

La rigueur scripturaire mêlée aux performances de piété que la plupart des converties entretiennent en gage de légitimité de leur appartenance à la umma n’est pas sans générer conflits et malaises entre musulmans nés dans l’islam et convertis, ces derniers aimant à rappeler : « Heureusement que j’ai rencontré l’islam avant de rencontrer les musulmans... » Ces tensions reposent sur la perception d’un décalage entre l’idéal de l’islam et la réalité des musulmans, comme l’expriment par ailleurs des converties de toutes origines (Jensen, 2008 ; Roald, 2004 ; Vroon, 2007 ; Wohlrab-Sahr, 1999). La plupart d’entre elles évoquent effectivement leur déception quant à la souplesse de la performance islamique perpétrée par certains musulmans. Elles déplorent la confusion entre religion et tradition culturelle ou ethnique, ainsi que l’ignorance de beaucoup de musulmans nés dans l’islam au sujet de leur propre religion, voire le caractère rétrograde de leur religiosité. Plusieurs d’entre elles critiquent par exemple l’espace restreint et souvent mal entretenu dévolu aux femmes dans les mosquées, quand il y en a un. Anna (France, bac) confie à propos de son fiancé d’origine algérienne : « Il me conseille des choses qu’il fait pas forcément. Il me dit : la prière, c’est une obligation, moi je la fais pas mais je suis en tort, c’est une obligation ».

De nouvelles différenciations apparaissent donc entre pratiquants stricts et non pratiquants, ou pratiquants souples. Certaines converties ont commencé par fréquenter des musulmans non pratiquants avant de se tourner exclusivement vers des « bons musulmans », au fur et à mesure qu’elles développaient leurs propres religiosité et connaissances de l’islam. Leur champ sémantique distingue effectivement les « bons musulmans » de « certains musulmans » ou des « pratiquants techniques » qui agissent plus par coutume qu’en réelle conscience de la foi, comme l’explique Audrey (Québec, mariée, bac en enseignement) :

Par exemple, le taux de musulmans qui font le ramadan est élevé. Mais pour eux, c’est pas grave si on comprend pas l’essence même de la prière. En fait, la majorité des musulmans de naissance fêtent les fêtes religieuses mais c’est tout le sens de ce qu’ils font qui est pas nécessairement présent.

Dans ce projet de piété fondé sur l’accumulation du savoir, le recours aux ressources offertes par Internet inscrit les converties au sein de réseaux virtuels globaux assimilés à la umma, et les amène à développer un sens de l’universalité de l’islam qu’elles distinguent des islams locaux, culturels et souples. Elles justifient donc leur appartenance au groupe en soulignant que « les musulmans ne représentent pas l’islam ».

À l’inverse, nous avons rencontré des musulmans nés dans l’islam qui critiquent le zèle de leurs nouvelles coreligionnaires et leur approche conservatrice, parfois « intégriste » de l’islam. À leur tour, ces dernières se vantent d’en avoir ramenés certains à une pratique plus rigoureuse et plus conforme aux Écritures. Selon Nathalie (mariée, maîtrise), une Québécoise très active dans les cours offerts aux femmes, l’expertise religieuse des converties hiérarchise leurs relations avec les musulmans nés dans l’islam, ces derniers les considérant souvent comme une source d’information fiable relativement aux prescriptions islamiques.

Il y avait une convertie sur un forum Internet qui parlait des Arabes comme s’ils allaient toujours te considérer inférieur, c’est eux les vrais musulmans, toi t’allais toujours être moindre. Mais j’ai pas du tout ce sentiment-là. Parmi les musulmanes de naissance que je côtoie, je sens vraiment qu’elles me considèrent aussi musulmane qu’elles. Même il y en a une, quand elle fait quelque chose et qu’elle veut le faire passer aux autres, elle me demande : c’est vrai ? Est-ce que ça fait partie de l’islam ?

Néanmoins, même auprès des converties, la figure du pratiquant constitue un idéal-type car seuls les musulmans les plus accomplis sauraient réellement respecter l’ensemble des prescriptions coraniques. Et les adeptes d’une pratique plus souple se justifient par une interprétation réformiste ou moderniste des textes sacrés, non sans témoigner d’un sentiment de culpabilité eu égard à l’assiduité de leurs coreligionnaires. Cette dynamique de pouvoir entre divers types de pratiquants s’assouplit dans les rapports avec la famille d’origine puisque la plupart des nouvelles musulmanes s’appliquent à entretenir de bonnes relations avec leurs parents, au prix de certains compromis sur les activités religieuses. Pour de nombreuses converties, même fondamentalistes, cette posture de tolérance empruntée au registre moderne et conforme à la prescription islamique de respect des parents nuance la dichotomie « pratiquants versus non-pratiquants » au-delà du domaine de l’islam.

Converties, « blédards » et seconde génération d’immigrants : différentes catégories de musulmans

La plupart des converties pratiquantes sont très proches de jeunes musulmanes d’héritage revenues à la religion en dépit de leur socialisation agnostique. Au Québec et en France, le discours sur le savoir et la piété religieuse qui organise les rapports entre musulmans définit effectivement de nouvelles catégories sociales, à l’intersection de la génération d’immigration, du niveau d’éducation et de la classe sociale. Ainsi, les immigrants de première génération sont associés à un islam culturel ou ethnique. Quant aux immigrants de seconde génération, ils sont vus comme des non-pratiquants ou pratiquants souples, respectant seulement quelques interdits, à moins qu’ils ne soient revenus à l’islam, auquel cas ils sont considérés comme des modèles, alliant l’acquisition du savoir sur l’islam à certaines dispositions religieuses et culturelles nécessaires à la pratique (langue arabe, etc.). Le cercle social de Mélissa (Française immigrée au Québec, mariée, bac français) s’inscrit dans cette typologie :

En France, j’ai deux amies qui sont nées musulmanes. Il y en a une, je lui ai dit que je m’étais convertie et que je portais le voile, elle est super contente. Elle pratique mais elle met pas le voile. L’autre copine, je lui ai dit aussi, elle est super contente mais son mari, il veut pas qu’elle porte le voile parce qu’il trouve ça trop arriéré.

Cette émulation mutuelle pour la pratique religieuse repose sur la comparaison des performances de piété et s’articule autour d’une rhétorique de la tradition et de l’immigration, portée par une sémantique de l’origine et de l’espace. Delphine (France, célibataire, bac + 2), issue d’une union mixte entre une mère française et un père marocain témoigne de cette reconfiguration des frontières sociales :

Ma grand-mère, elle sait ni lire ni écrire, donc au Maroc c’est plus une foi... Ils cherchent pas forcément à comprendre les choses, ils sont élevés dedans. Donc, ils connaissent tout alors que, mine de rien, ils connaissent presque pas beaucoup et en fait, ils font les choses surtout par tradition. En France, je pense qu’il y a une espèce de conscience où l’on va revenir peut-être un peu à la vraie nature de l’islam. En fait ça dépend... Ma tante la plus âgée, elle a travaillé donc elle a quand même une conception un peu occidentale, par contre mes autres tantes, elles se sont mariées assez jeunes et elles se cantonnaient à la cuisine, et voilà.

C’est dans la promiscuité des relations de couple que ces conflits entre convertis et musulmans nés dans l’islam sont les plus significatifs (Badran, 2006). Ici, la préoccupation qu’expriment de nombreuses converties, parfois très activistes, à l’égard des droits de la femme révélés dans le Coran, se heurte aux conceptions conservatrices de la séparation espace privé — espace public entretenues par leurs époux nés dans l’islam :

On est souvent bloquées par nos maris, mais c’est plus une question de culture maghrébine. Élizabeth, elle est avec un Maghrébin francisé, elle a plus de marge de manoeuvre... Fichue culture machiste ! Nous on est dynamiques, on veut faire plein de choses mais ils nous freinent. (Anne-Marie)

Les propos de Sirma (Québec, mariée, diplôme d’études collégiales), unie depuis 30 ans à un immigrant musulman d’origine turque, illustrent ces rapports de pouvoir qui aboutissent généralement soit à un retour à la lettre de l’islam, soit à une rupture :

Il est arrivé avec son bagage de méconnaissance de l’islam qui a fait qu’on a été obligé de s’ajuster ! C’est-à-dire retourner aux sources, clarifier, Ok ça ça vient de ta culture, ça ça vient de ma culture, est ce qu’on garde ça ? Est-ce que c’est essentiel ? Ça c’est islamique, c’est écrit, ça fait du sens, on le garde ! C’est tout ce réajustement qu’on a été obligé de faire, pendant cinq ans !

En France, Peretti-Nidaye (2008) décrit comment les populations jeunes des cités, en majorité d’origine étrangère, développent un idiome novateur, vecteur de catégories d’altérité et d’appartenance spécifiques. Alors que la profondeur du phénomène migratoire segmente désormais le paysage social entre trois groupes, le terme « blédard » permet aux jeunes musulmans nés en France de parents étrangers d’affirmer une identité locale, différente de celle des « céfrans » qui bénéficient d’une antériorité sur le territoire national, et dominent culturellement et socialement les institutions. Par ailleurs, les « blédards » se distinguent des primo-arrivants, incluant leurs parents. Référant au « décalage et à la méconnaissance des codes et usages sociaux » (Peretti-Nidaye, 2008 : 126) propres au milieu local, le mot « blédard » transcende par conséquent les origines et l’ethnicité, et réfère à de nouvelles expériences de la migration. Au Québec, bien que le phénomène des secondes générations soit encore embryonnaire du fait de l’immigration relativement récente des populations de confession musulmane, les converties rencontrées expriment une distinction similaire entre les musulmans arrivés dans la province directement depuis leur pays d’origine, et ceux ayant connu un parcours international leur conférant une expérience des sociétés européennes ou nord-américaines. Par ces nouvelles références, les converties inscrivent les enjeux de culture, d’ethnicité, d’expérience migratoire et de lieu dans les catégories de la piété et du savoir religieux. C’est dans cet espace qu’elles composent leur discours sur l’islam et sur les musulmans.

Rapport d’altérité : « commodification » et mimétisme, un nouvel orientalisme ?

Pour des Françaises ou des Québécoises « de souche », entrer dans l’islam signifie pénétrer un espace où les identités et pratiques culturelles débordent et reconfigurent les catégories fixes et héritées, du soi et de l’autre. Dans ces espaces alternatifs et autonomes, Jensen (2008) observe que la « grammaire des identités[3] » oscille entre discours de polarisation et d’assimilation des identités. Nos données suggèrent que la mobilité de l’identité des converties s’inspire effectivement d’une vision orientaliste voire « commodifiante » de l’islam, dont elles renversent le rapport d’altérité au monde occidental, tout en prétendant le transcender. En effet, en dépit de leur insistance à dissocier islam et ethnicité, certaines femmes rencontrées évoquent avec fascination l’exotisme tant des pratiques que des pratiquants musulmans, ou encore les douceurs culinaires et les saveurs d’épices qu’elles savourent à l’occasion du ramadan. Se référant à divers hauts lieux de la civilisation musulmane (Syrie, Le Caire), leurs récits révèlent souvent la nostalgie d’un âge d’or de l’islam, alors associé à une forme de raffinement, de rareté et de distinction culturelle. Beaucoup de femmes expriment également leur attrait pour les hommes de phénotype arabe. Par exemple, malgré un parcours amoureux difficile avec ses ex-compagnons musulmans, Audrey se dit très attirée par les hommes de type maghrébin et décrit ainsi ses critères de choix d’un partenaire amoureux :

Au début, tu cherches un arabophone pour essayer d’apprendre l’arabe. De toute façon, moi, les Québécois m’intéressaient plus, depuis que je suis allée à Toronto, je me suis aperçue qu’il y avait d’autres... ethnies. À partir de ce moment, mes copains étaient toujours immigrants parce que peut-être que c’est un préjugé, mais je trouve qu’ils ont plus de choses à parler, politique... Et puis, c’est plus le physique. Avant de me convertir, j’ai rencontré plein de latinos, le teint basané... C’est un détail mais avant de me convertir, ça revenait tout le temps.

Cette curiosité semble nourrie par les stéréotypes que diffusent les médias assimilant islamité et arabité, la publicité relative aux événements du 11 septembre 2001 ayant d’ailleurs positivement contribué au regain d’intérêt pour l’islam actuellement observé dans les pays européens et en Amérique du Nord (Ramji, 2008 ; Winter, 2002). Dans ce cadre, comme le souligne Khoroskovar, parlant d’un « voile enjoué » (1998 : 129), le foulard n’est pas considéré comme un stigmate, mais comme un effet de mode marqué par son caractère dépaysant et transgressif, et porté par une volonté d’imitation, parfois de provocation. Plus du trois quarts des femmes rencontrées le portent au Québec et environ les deux tiers en France, parfois sous des formes adaptées ou plus discrètes (bandeaux, etc.).

Le dénominateur du savoir et de l’intellect ne permet par conséquent pas de transcender la légitimité de l’héritage culturel et de la socialisation des musulmans nés dans l’islam. En effet, certaines converties en union mixte suivent les conseils éclairés de leur conjoint sans que ce dernier ne pratique lui-même, ou reproduisent par mimétisme la religiosité de leur époux, bien que d’autres préfèrent éviter leur influence. En fait, à l’instar de l’étude de Jensen (2008) au Danemark, nos observations suggèrent que, tout en critiquant l’ethnocentrisme de la religion chrétienne, une majorité de converties se réapproprient les référents ethniques communément associés à l’identité musulmane. Cette fascination à l’égard des représentations et marqueurs visibles de l’altérité tend à saturer l’identité musulmane d’un ensemble de caractéristiques visibles et réifiées. Alors que ces comportements reproduisent la vision stéréotypée des musulmans et de l’islam, les femmes cherchent paradoxalement à s’en approprier les attributs de façon parfois quasi caricaturale, se dissociant alors volontairement de l’identité collective dominante. Par exemple, Juliette (France, mariée, licence) met de l’avant son phénotype pour entretenir l’ambiguïté de son origine : « La plupart des gens me prennent pour une Kabyle, parce que je suis blanche, mais j’ai le type méditerranéen, et comme mon père est Italien, j’ai les yeux marron. » Cette tendance à l’orientalisme inspirée d’un amalgame entre islam et arabité se manifeste également par une sémantique qui mêle les terminologies arabes comme mektoub (« destin » ou « par hasard ») au vocabulaire religieux : « J’ai la foi qui baisse » (sous-entendu que le locuteur pratique moins). Une telle consommation de traditions ethniques s’inscrit dans une dialectique de banalisation, d’enchantement et de réification de l’ethnicité (Comaroff, 2007), et semble produire la nouvelle subjectivité des converties par voie d’assimilation de l’autre.

Témoignant ainsi leur ouverture à l’altérité, les converties empruntent une multiplicité d’identités perçues comme minoritaires et exotiques, et vécues comme un gage de cosmopolitisme et d’avant-gardisme. L’altérité redéfinie par une opération de renversement et d’englobement s’appuie effectivement sur des techniques de mimétisme et de corporéalité (embodiment), que Jensen (2008) qualifie de parodiques et que nous comparons davantage au phénomène contemporain de jeux de rôles, visant à incorporer un personnage de fantasme tout en transcendant la réalité. Cette attitude s’inscrit également dans le tournant postcolonial actuel qui réhabilite et accorde un nouveau crédit aux discours provenant des anciens pays colonisés. Toutefois, cette volonté d’englober l’altérité restitue en réalité un rapport de pouvoir typique d’une vision réductrice et essentialiste d’un « ailleurs » arriéré quoique idéalisé. En témoigne le rapport qu’entretient Denise envers l’Algérie, le pays d’origine de son mari :

Wassef et moi, on n’est pas allé vivre là-bas parce que je peux aider personne là-bas, c’est le tiers monde. Ici on essaie d’économiser pour aider les gens de la famille, là-bas tout le monde manque de travail, d’eau, de ressources. Si on n’avait pas pu vivre ici au Québec, probablement qu’on serait allé en France. Pas uniquement pour ramasser de l’argent mais pour avoir une vie confortable... Là-bas j’ai pas le sentiment qu’on pourrait avoir ça.

Conclusion : de l’usage de l’islam comme expression d’une alternative sociale et politique

Dans l’entre-deux des identités dichotomiques, les converties occupent une position symbolique qui leur permet non seulement de porter un regard critique sur chacun des deux groupes d’appartenance entre lesquels elles oscillent, mais aussi de jouer un rôle d’intermédiaire entre ces deux pôles. En France comme au Québec, la conversion à l’islam constitue un mode de distanciation sociale qui donne à voir les apories de chacune de ces sociétés. Au Québec, l’attrait pour l’islam traduit une volonté d’adhésion à la rhétorique cosmopolite hégémonique qui participe de l’actuelle remise en question des modes de gouvernance de la diversité ethnique et religieuse. En France, à l’inverse, il met en évidence les contradictions d’un modèle républicain qui a failli à sa prétention d’universalité, et manifeste une critique envers les logiques de différenciation sociale qui en découlent. Dans les deux espaces étudiés, de nombreuses converties se livrent à un activisme social et politique engagé, dont les ambitions manifestes d’éducation de la majorité aux réalités de la minorité conduisent cependant à s’interroger sur d’éventuels motifs de prosélytisme sous-jacents.

À l’instar de Mahmood (2005) dont la critique postcoloniale renverse les traditionnelles dichotomies de la pensée libérale modernité-islam, sécularisation-religion, nous soutenons que l’incorporation et la réappropriation des normes musulmanes fournissent aux converties un cadre d’action propice à la formation d’une vision sociale, politique et éthique, qui pourrait suppléer aux contradictions et lacunes de leurs structures d’héritage. De fait, et sans être véritablement novateur, ce modèle alternatif intègre des idéaux, parfois rétrogrades, tantôt attribués à leur interprétation de l’islam (discours de justice et d’égalité sociale), tantôt propres à leurs sociétés d’origine (application effective des idéaux républicains, conservatisme social et moral), ou issus d’autres références, anglo-saxonnes par exemple (liberté d’expression des allégeances religieuses dans l’espace public). De tels référents se conjuguent à des paradigmes plus ou moins inédits, sanctionnant l’évolution interne des sociétés française et québécoise, et leur perméabilité aux mouvements et effets de la globalisation (pluralisme ethnique, diversité religieuse, nouveau rôle des communautés, etc.).

Ce projet de reconfiguration des modèles de vie publique et privée nécessite néanmoins une légitimité sociale et politique. En conciliant les identités musulmane, et québécoise ou française, les converties démontrent que leur apparente incompatibilité provient davantage du contexte sociopolitique dans lequel ces identités se produisent que d’une impossibilité inhérente aux paradigmes dominants dans l’islam et dans leurs pays d’origine en soi. En effet, l’analyse a montré que si l’identité des femmes converties est forgée par ces conditions de possibilité, elle se négocie dans les rapports sociaux qui traversent et dominent ces univers du discours, et tente de les transcender dans le cadre d’une alternative qui combine l’hérité et le choisi. Auprès des deux groupes, produire un discours érudit sur l’islam constitue alors une stratégie de pouvoir leur permettant de construire leur identité de l’entre-deux. Au sein de la communauté musulmane en particulier, la reconnaissance de leur appartenance se construit dans une lutte pour l’interprétation de l’islam que les converties tentent de déplacer du champ des dispositions culturelles et de la socialisation primaire vers celui du savoir et de l’instruction.

Par ailleurs, en « délocalisant » l’islam de ses univers traditionnels, les converties contribuent à une réflexion sur l’univers culturel musulman qui s’inscrit dans les dynamiques actuelles de l’islam développées notamment par les musulmans en Europe et en Amérique du Nord, issus d’une voire de deux générations d’immigration. Jouant de leur relative crédibilité sur la place publique, les converties se présentent néanmoins comme des porte-parole de cette commune vision de l’islam, dont elles se font également les figures de proue. Une telle aspiration à incarner publiquement l’image de l’Autre musulman repose en réalité sur un paradoxe de la différenciation que les converties entretiennent avec les musulmans nés dans l’islam. En entretenant les stéréotypes sur l’islam et sur les musulmans, leurs discours contribuent à diffuser une image essentialisée de l’islam. Car comme le suggère Taussig (1993), celui qui se représente comme un autre s’en approprie puissance et statut, soit, dans le cas des converties à l’islam, une identité originale et marginale, qui légitime une circulation fluide, sociale et symbolique, entre divers espaces de pouvoir et de sens. Plus qu’un idiome de contestation sociale dans des contextes de forte stigmatisation, plus encore qu’un langage de l’altérité radicale dans des milieux de grande diversité ethnique et religieuse, l’islam pourrait donc constituer les mobiles et vecteurs de nouvelles subjectivité et alternative politiques.