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Depuis une vingtaine d’années, les controverses publiques sur l’usage des biotechnologies se sont largement amplifiées, notamment dans les pays développés de l’Union européenne. Le plus spectaculaire de ces débats concerne sans doute l’usage des biotechnologies « vertes » c’est-à-dire concernant le développement de plantes génétiquement modifiées dans l’agriculture et l’alimentation. En France, comme dans d’autres pays européens, les polémiques liées à ces enjeux ont généré des disputes juridiques, des batailles politiques, des luttes locales (arrachages de plantes génétiquement modifiées), une mobilisation médiatique considérable, et finalement la mise en place, à la fois sur le plan européen et national, de régulations complexes dont la légitimité sociale paraît souvent incertaine.

On a souvent considéré qu’à la différence des biotechnologies « vertes » les biotechnologies « rouges » c’est-à-dire concernant la santé humaine susciteraient une moindre opposition de la part du public parce que, si le bilan bénéfice / risque peut paraître incertain pour le consommateur quand il s’agit de plantes génétiquement modifiées, en revanche les promesses de traitement médical induites par les biotechnologies « rouges » devaient les préserver de la contestation sociale. En réalité, plusieurs controverses récentes ont montré que la distinction entre biotechnologies « vertes » et « rouges » était fragile et que beaucoup de domaines d’application des biotechnologies pouvaient susciter des clivages au sein de nos sociétés. Le débat autour de la brebis clonée Dolly (Boy et al., 2002) fournit un exemple manifeste de ce type d’oppositions. Au-delà de ce cas d’espèce, emblématique en raison de la force symbolique de l’idée de « clonage », d’autres enjeux impliquant plus directement des biotechnologies médicales ont donné lieu ces dernières années à des controverses sociotechniques d’ampleur variable. Certaines de ces discussions sont sans doute demeurées relativement discrètes, et limitées à des cercles informés en raison même de leur technicité. Il est probable, par exemple, que la discussion sur les cellules souches est demeurée trop obscure pour concerner véritablement le grand public. Pourtant, malgré les difficultés de compréhension, les biotechnologies qui mettent en question plus ou moins directement des enjeux éthiques sont susceptibles de générer des controverses sociotechniques importantes. Il ne fait pas de doute que toute évocation d’eugénisme, de manipulation de l’humain, de pouvoir accordé à l’institution médicale autour de la prolongation ou de l’interruption de la vie humaine sont des problèmes qui donnent lieu, depuis quelques années, à de nombreuses discussions et peuvent donc constituer la matière de ce débat public autour de l’éthique. Mais les frontières de la notion « d’enjeux éthiques » demeurent difficiles à établir de façon nette. De plus, là comme dans d’autres domaines où la notion de « débat public » est utilisée sans définition précise, il est extrêmement malaisé de tracer les limites sociales de ce supposé « débat ». Sans doute peut-on trouver trace de ce débat à travers des discussions en public (colloques, conférences) ou par la publication d’ouvrages, ou d’articles, ou encore par des études de contenus médiatiques auxquels s’ajoutent désormais les matériaux disponibles sur le web et finalement par l’adoption ou la modification de politiques publiques. Mais le degré d’implication du public en général demeure problématique : comment la société ou les sociétés européennes se représentent-elles[1] la notion d’éthique appliquée aux enjeux scientifiques et techniques ? Quelles innovations en puissance paraissent souhaitables, éthiquement acceptables ou au contraire choquantes, devant être bannies ou étroitement régulées ?

L’analyse sociologique de la perception du risque a généré depuis une vingtaine d’années une littérature considérable, notamment aux États-Unis depuis les études pionnières de Paul Slovic (Slovic, 2000). Une bonne partie de cette littérature a été confrontée au très classique problème du paradoxe du risque, c’est-à-dire de la difficulté de rendre compte du fait qu’il n’y a pas nécessairement de congruence entre la « réalité » du risque et sa représentation sociale. Mais il y a évidemment bien des difficultés à déterminer ce que l’on entend par « réalité » du risque si du moins l’on ne s’attache pas à une mesure strictement probabiliste de celui-ci. Dans un ouvrage assez récent, trois auteurs dépassent de façon convaincante une problématique trop mécaniste en suggérant un modèle dit de L’amplification sociale du risque (Pidgeon et al., 2003). Selon cette perspective théorique, l’expérience du risque n’est pas le produit d’une expérience directe mais l’interprétation par les individus d’un « signal » lui même modulé, c’est-à-dire amplifié ou atténué par une série de médiateurs institutionnels (sociaux, idéologiques, culturels) et personnels (appartenances sociodémographiques, etc.). À cette perspective qui constitue un cadre théorique global, il faut ajouter la confrontation de cette recherche et des résultats plus directement empiriques d’une série d’études menées autour du difficile problème des relations entre connaissance et opinion. En bref, la question est la suivante : peut-on postuler que la valorisation de la science est en relation directe avec le degré de connaissance scientifique possédé par les individus ? La réponse a des conséquences évidentes pour la théorie de la perception du risque puisqu’elle conduit à faire l’hypothèse que les moins averses au risque seront ceux qui possèdent un capital d’information scientifique plus élevé. Cette hypothèse a des conséquences à la fois sur le plan individuel (les individus diffèrent dans leur degré relatif d’information scientifique) et sur le plan agrégé (les différents pays considérés dans une étude ont, globalement, des potentiels de culture scientifique variés en fonction de leurs systèmes d’enseignement, de leurs outils de vulgarisation scientifique, etc.). La revue « Public Understanding of Science » a constitué l’un des lieux où des débats autour de ces questions ont été les plus fréquents et les plus argumentés. Allum et al. (2008) ont récemment tenté de trouver une solution à ce problème à travers une métaanalyse de données d’enquête portant sur 40 pays. Les auteurs concluent à un effet relativement modeste du degré de connaissance sur les opinions. Nous aurons à nous poser des questions analogues dans le cadre de cette recherche.

Enfin notre dernière série de références théoriques prend source dans les travaux d’une équipe de recherche internationale qui, de 1996 à 1999, a mené une série de recherches collectives sur les perceptions des biotechnologies en Europe (Bauer et Gaskell, 2002).

La matière de base de ces études a souvent été constituée d’enquêtes recueillies dans le cadre de l’Eurobaromètre. C’est le choix que nous avons fait ici, en sélectionnant pour mener à bien notre recherche, l’Eurobaromètre[2] consacré explicitement à ces problèmes dont l’enquête s’est déroulée en janvier et février 2005.

I Données de base

1.1 Champ de l’enquête

L’Eurobaromètre que nous avons choisi d’utiliser pour cette recherche a été administré aux 25 pays de l’UE (de 2005) auxquels ont été ajoutés les pays candidats à l’époque (Bulgarie, Roumanie, Croatie) ainsi que les pays de l’EFTA[3]. Nous avons d’emblée limité notre étude aux 25 pays membres de 2005 et dans un second temps réduit notre échantillon de pays à six membres : l’Allemagne, l’Espagne, la France, la Pologne, le Royaume-Uni et la Suède. Cette sélection a été motivée par la difficulté d’examiner des résultats sur un très grand nombre de pays dont les caractéristiques sociales et culturelles nous échappent largement. Plutôt que d’embrasser très largement l’Europe, en prenant le risque d’énumérer des différences quasi inexplicables entre pays, nous avons restreint notre espace de comparaison à six cas en choisissant cependant une diversité géographique et culturelle que nous espérions plus maîtrisable. Outre le cas de la France, plus intelligible pour les auteurs de ce texte, nous avons sélectionné deux puissances industrielles voisines de notre pays et dont les avancées dans le domaine des biotechnologies sont patentes : le Royaume-Uni et l’Allemagne. À ces cas emblématiques nous avons ajouté deux pays relativement moins avancés dans ce secteur industriel, mais situés dans des contextes culturels et politiques bien différents, l’Espagne et la Pologne. Enfin, nous avons intégré dans notre étude la Suède pour y faire figurer un pays nordique développé de culture protestante, puisque, on le verra plus loin, nous faisions l’hypothèse que la religion doit être mise au nombre des variables explicatives des attitudes.

1.2 Hypothèses de travail et sélection de variables

Deux perspectives de recherche ont été prioritaires ici : l’identification et l’explication de différences de valeurs ou d’attitudes entre les différents pays sélectionnés dans notre analyse et la recherche de facteurs explicatifs de ces mêmes éléments en ce qui a trait aux individus.

Sur le premier point, il apparaît à la lecture de la littérature disponible (Bauer, 2002 ; Gaskell, 2002 ; Paquez, 2007) que les différents pays européens ont, dans le domaine des biotechnologies, suivi des politiques publiques assez diversifiées. Après une période initiale marquée à peu près partout par un développement sans guère de contraintes des biotechnologies, les différents pays européens ont divergé dans leurs tendances à se doter peu à peu, à la fois d’organes de réflexion et de conseil dans le domaine de l’éthique (comités d’éthique, par exemple) puis d’adopter des types de régulations plus ou moins contraignantes. Sans entrer d’emblée dans l’examen des différences observées par les auteurs, il semble que la propension à favoriser l’innovation scientifique ou au contraire à la limiter par des règles dépende, d’une part, de sous-cultures nationales elles-mêmes produits de traditions historiques, de l’autre, de préférences plus ou moins marquées soit pour l’économie de marché soit pour une économie régulée par l’État.

Quant aux attitudes des individus, on s’attend à ce qu’elles soient déterminées par une série de facteurs socioculturels et démographiques (genre, âge, niveau de diplôme, profession) ainsi que par l’appartenance religieuse (religions, intensité de la pratique religieuse et croyances). On peut aussi faire l’hypothèse qu’au-delà de ces facteurs déterminants, il existe des systèmes de pensée ou de représentation de la nature dans ces rapports avec les humains qui influent sur les réponses des individus. Il se peut par exemple que l’affirmation d’un droit des humains à exploiter la nature — pour paraphraser ici la célèbre citation de Descartes[4] — ou une propension plus ou moins forte à l’optimisme en matière de développement scientifique et technique aillent de pair chez les individus avec une tendance à affirmer la légitimité des biotechnologies. Le contenu assez large du sondage Eurobaromètre permet, on va le voir, de tester ces hypothèses.

Compte tenu de ce faisceau d’hypothèses, nous avons adopté le mode d’opérationnalisation suivant. Ont été considérées comme variables à expliquer les réponses à une série de questions portant sur des innovations supposées dans le domaine des biotechnologies. La question suivante était posée : Je vais vous lire une liste de possibles applications futures, issues de la science et des technologies pour les 20 prochaines années. Pour chacune d’elles, pourriez-vous me dire dans quelle mesure vous approuveriez l’utilisation de cette technologie ?

  • Dans tous les cas

  • Seulement si elle est hautement réglementée et contrôlée

  • Seulement dans des circonstances exceptionnelles

  • Jamais

Suit une série d’applications potentielles qui sont détaillées plus loin. Toutefois, dans l’Eurobaromètre, ce sont en réalité deux séries de onze applications qui sont proposées, chacune étant administrée à une sous-partie de l’échantillon[5]. Nous avons donc choisi une de ces deux séries[6], qui nous a paru, a priori, fournir les thèmes les plus actuels dans le débat en cours[7].

Nous avons retenu au titre des variables explicatives (outre l’appartenance à l’un des six pays) : le genre, l’âge, la profession, l’âge de fin d’études, le degré d’information scientifique[8], la religion, la pratique religieuse, les croyances religieuses, et la position sur une échelle Gauche/Droite.

À ces variables classiques, on a ajouté un indicateur d’optimisme scientifique[9] et un indicateur d’attitudes à l’égard des relations Homme/nature[10].

1.3 Résultats d’ensemble

Tableau 1

Jugements sur 11 applications potentielles des biotechnologies dans l’Europe des 25 et dans six pays sélectionnés[11]

Jugements sur 11 applications potentielles des biotechnologies dans l’Europe des 25 et dans six pays sélectionnés11

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À la lecture des résultats reproduits dans le tableau 1, quelques constats de base peuvent être faits :

  • Le premier concerne la nature des enjeux impliqués par ces onze questions. L’étude de l’Eurobaromètre ne se limitait pas aux problèmes soulevés par les biotechnologies « rouges », mais à la question très générique de l’éthique et des controverses qu’elle suscite dans la société. Une partie des questions que nous avons reproduites ici ne concerne donc pas les biotechnologies « rouges » mais d’autres enjeux : la gestion des animaux sauvages (item 6), et des réserves de pêche (item 8), le développement de nouveaux matériaux (item 10) ou de systèmes de contrôle destinés à prévenir le vol (item 11) et enfin les plantes transgéniques (item 7). Bien qu’elles ne concernent pas directement notre sujet, ces questions ont été conservées dans l’analyse de façon à tester l’éventuelle spécificité des enjeux directement liés aux biotechnologies « rouges » par rapport à ceux ayant une dimension éthique mais non liée aux enjeux de la gestion du corps humain. Les premiers résultats montrent en effet une certaine spécificité de ces enjeux puisque, dans l’ensemble, ceux à dimension éthique mais hors biotechnologies « rouges » ont des taux d’acceptation nettement plus élevés, à l’exception notable de la question des plantes transgéniques (7).

  • Le deuxième a trait aux écarts entre les réponses des 25 pays européens et ceux des 6 pays sélectionnés pour cette étude : les différences observées sont le plus souvent inférieures à cinq points de pourcentage. Les seules exceptions à cette règle concernent l’item 5 (Développer un traitement génétique qui prolongerait notre espérance de vie de 25 ans), plus souvent refusé au sein du sous-échantillon de 6 pays et l’item 3 (Implanter dans le cerveau une minuscule puce électronique qui pourrait redonner l’ouïe aux personnes atteintes de surdité) pour lequel, à l’inverse, les 6 pays se montrent plus tolérants que l’ensemble européen. Mais ces écarts restent aussi modestes (6 points de pourcentage).

  • Le troisième constat porte, avant de proposer une analyse des structures de ces réponses, sur leur niveau général : de tous les exemples d’applications proposés ici, aucun ne dépasse un taux d’acceptation de 20 %. Le désir de réglementer, de contrôler, de n’autoriser que dans « des circonstances exceptionnelles », voire d’interdire, est très dominant. Il est intéressant de relever, sans en tirer pour l’instant de conclusions fermes, que les quatre propositions pour lesquelles la réponse « jamais » est la plus fréquente, c’est-à-dire dépasse 30 % — soit les items 2, 4, 5 et 7 —, contiennent toutes le mot « génétique ». Seule exception à cette régularité : l’item 9 (Collecter toutes les données génétiques de notre population et les stocker dans des banques de données, pour étudier les causes génétiques des maladies humaines), bien qu’il inclue ce même terme, n’est refusé que par 17 % de l’échantillon.

II De la structuration de l’espace des représentations sociales des technologies du vivant en Europe…

Deux méthodes d’analyse complémentaires ont été utilisées dans le cadre de cette étude. Nous sommes tout d’abord partis d’une analyse de structure, permettant de distinguer les principaux clivages au sein des perceptions des technologies du vivant dans les pays européens, basée sur une méthode d’analyse géométrique des données[12]. Cette première étape permet de comprendre comment s’articulent entre elles les opinions à propos des différentes évolutions technologiques et, en particulier, si les opinions se structurent différemment selon le type de biotechnologie considéré ou si les personnes interrogées se positionnent globalement sur l’ensemble des questions posées. Une première description par les variables sociodémographiques, culturelles et par les pays est rendue possible par la projection a posteriori sur les axes desdites variables. Afin d’expliquer plus précisément les structures observées, nous avons créé des indicateurs à partir des coordonnées factorielles obtenues. Des modèles emboîtés de régression logistique simple permettent ensuite d’expliquer par l’ensemble de nos variables indépendantes les opinions observées et mesurées par ces indicateurs.

2.1 Méthode de traitement des données : l’analyse géométrique des données

L’analyse géométrique des données (AGD)[13] que nous avons utilisée ici s’inscrit dans l’ensemble des méthodes dites multivariées — telles que les analyses de régression ou de variance. Elle permet d’analyser les clivages éventuels qui structurent nos variables actives. La notion de distance entre individus est de ce fait centrale pour la compréhension de ce type de méthode. En effet, le calcul des distances entre individus, déterminé par leurs réponses aux questions analysées, va permettre la construction d’axes factoriels, qui sont ensuite interprétés grâce à une méthodologie détaillée ultérieurement. Les méthodes géométriques permettent d’analyser les structures des réponses et les différences entre les individus. Elles rendent possibles une hiérarchisation des clivages, mais également un aller-retour entre variables et individus, en passant de l’analyse du nuage des modalités à celle du nuage des individus et vice-versa. À chaque axe et chaque individu est associée une coordonnée dite factorielle, qui le situe dans l’espace géométrique ainsi créé.

Le choix du nombre d’axes s’effectue grâce aux taux modifiés de Benzécri[14]. À la différence des taux d’inertie, ils permettent de mesurer l’importance des axes. Pour l’interprétation des axes, nous nous sommes basés sur l’étude des contributions des variables actives relativement à la variance de l’axe considéré. Plus précisément, pour chacun de ces axes, une question qui contribue à plus de la moyenne des valeurs propres sera interprétée. Si cette première sélection de variables ne permet pas d’expliquer au moins 75 % de la variance de l’axe, on rajoute la question dont la contribution suivante est la plus importante jusqu’à atteindre ce seuil. Ensuite, on regarde quelles sont les modalités importantes au sein de ces variables, c’est-à-dire celles qui contribuent à plus de la moyenne pour les modalités actives.

Afin de procéder à une première caractérisation des axes factoriels, nous avons interprété les valeurs-test associées aux modalités des variables illustratives. La valeur-test, quant à elle, évalue, pour chacun des axes, la distance à la moyenne générale en nombre d’écarts-types d’une loi normale. En d’autres termes, elle permet de ranger par ordre d’importance les modalités illustratives les plus pertinentes[15] pour la description des axes factoriels.

Dans le cadre de cet article, nous avons utilisé une variante de l’ACM, à savoir l’ACM spécifique[16]. Cette analyse spécifique a pour particularité de pouvoir considérer certaines modalités des variables actives comme passives. Par exemple, les individus qui auraient choisi des modalités de réponse trop faiblement représentées dans l’échantillon ou qui auraient choisi des modalités dites de non-intérêt (comme la catégorie « autres ») sont considérés comme passifs de manière ponctuelle dans le calcul des distances, mais conservés dans l’analyse globale. Dans nos données, les modalités de non-réponse réunissent souvent moins de 5 % des répondants. Cela crée beaucoup de distance entre les individus et rend difficile l’interprétation des résultats.

2.2 Résultats

Initialement, notre échantillon de six pays contenait 3475 individus. Cependant, certaines variables avaient un taux de non-réponse trop élevé pour exclure directement ces modalités de l’analyse. Nous avons ainsi choisi de supprimer de l’analyse les individus ayant trois modalités de non-réponse ou plus[17]. Toutes les modalités de non-réponse aux variables actives ont été mises en passives dans l’analyse.

Le taux modifié cumulé de 85 % associé aux deux premiers axes montre que ces deux dimensions suffisent à expliquer une part très importante de la variance du nuage. Plus précisément, les taux modifiés sont de 49 % pour le premier axe et de 36 % pour le second axe. Cette relative équivalence des deux premiers axes montre l’existence d’un réel espace bidimensionnel.

La première dimension oppose deux positions extrêmes, c’est-à-dire d’une part les opinions défavorables aux avancées biotechnologiques — items « Jamais » — et d’autre part celles qui y sont favorables — items « Dans tous les cas » (figure 1). Ce clivage ne fait cependant pas intervenir l’ensemble des technologies présentées. En effet trois variables contribuent très peu à la variance de l’axe (voir tableau 2) : celle portant sur la protection et la réintroduction des animaux dans leur milieu naturel (item 6 : 5,5 %), celle sur le développement de nouveaux matériaux militaires (item 10 : 6,4 %) et celle sur le contrôle satellite des véhicules (item 11 : 7,6 %). Cela correspond à des sujets relativement consensuels en Europe qui font moins débat que les autres, en particulier celui sur les animaux pour lequel l’item « Dans tous les cas » regroupe 49 % des réponses (voir tableau 1). Cette relative neutralité des items non liés aux biotechnologies « rouges » confirme les remarques que nous faisions plus haut à propos du tableau 1 : les items concernant des domaines où se posent des problèmes d’éthique autres que ceux liés au corps humain suscitent dans l’ensemble moins de dissensions.

Ce premier clivage principal mais non majoritaire est complété par une seconde dimension opposant deux visions culturellement différentes du développement des biotechnologies. Nous trouvons d’une part les opinions qui y sont favorables — items « Dans tous les cas » — et d’autre part celles conditionnant cet accord à une réglementation et à un contrôle des pratiques, c’est-à-dire la réponse « Seulement si elle est hautement réglementée et contrôlée » (figure 2). On retrouve sur cet axe de faibles contributions associées aux trois mêmes sujets faisant un relatif consensus. Par contre, comme sur la première dimension, la question concernant la protection et la reconstitution des stocks de poissons, supposée tout aussi consensuelle, contribue à la variance de l’axe. On trouve donc sur cet axe une structuration interne à l’accord sur les diverses biotechnologies, et en particulier les « rouges » : cet accord peut être sans condition d’une part, ou bien nécessiter un cadre réglementaire, d’autre part.

Tableau 2

Contributions relatives des modalités et variables à la variance de l’axe[18]

Contributions relatives des modalités et variables à la variance de l’axe18

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Le plan constitué par ces deux premiers axes montre une structuration importante des opinions portant sur l’utilisation des nouvelles biotechnologies. On trouve non seulement une opposition nette entre le positivisme sans condition et la prudence, mais on voit également apparaître une troisième attitude qui consiste en un accord conditionné à un cadre réglementaire. Un autre type de position intermédiaire ne structure pas cet espace bidimensionnel : en effet, les opinions approuvant l’utilisation des technologies proposées seulement dans des circonstances exceptionnelles contribuent trop peu à la variance des deux premiers axes factoriels de l’analyse pour pouvoir être considérées comme structurant les représentations sociales liées aux biotechnologies.

Les différences de positionnement adopté vis-à-vis des avancées biotechnologiques proposées sont-elles liées à des différences nationales, sociodémographiques ou culturelles ? Dans un premier temps, nous nous sommes basés sur l’interprétation des valeurs-tests associées aux variables illustratives de l’analyse[19]. Sur la première dimension d’accord-désaccord, le pays apparaît comme le critère le plus clivant (voir tableau 3 en annexe). L’Allemagne (valeur-test = – 9,83), dans son attitude protectrice à l’égard de l’environnement et sa réserve quant aux avancées technologiques, semble encore marquée par le poids de son histoire passée et la crainte de dérives potentielles dans ce domaine (Paquez, 2007). Le cadre législatif en Allemagne est lui-même assez restrictif, avec beaucoup d’interdits en termes de loi et peu de débats publics. La population concernée est plutôt féminine et il s’agit de personnes âgées, faiblement diplômées et très pratiquantes, avec un niveau de connaissances assez moyen. La « permanence de deux cultures qui ne se confondent pas malgré la relative homogénéisation des rôles sociaux » (Boy, 2007) se vérifie ici et l’on mesure bien une aversion au risque plus importante dans la population féminine à l’égard des biotechnologies. De l’autre côté, on trouve un Royaume-Uni (valeur-test = 12,66) libéral et ouvert à l’utilisation de nouvelles biotechnologies, moins soucieux de la protection de l’environnement (Paquez, 2007). La législation anglaise est d’ailleurs très libérale, avec peu d’interdits et un débat public important. À l’opposé de la première, la population concernée ici est plutôt masculine, jeune, assez diplômée et il s’agit de personnes ayant un bon niveau de connaissances et marquées par un très fort optimisme scientifique. On retrouve une jeunesse relativement moins répulsive au risque, phénomène souvent décrit dans la littérature sociologique concernant le risque (Boy, 2007). La France quant à elle se situe à un niveau intermédiaire (valeur-test faible en valeur absolue) entre l’Allemagne et le Royaume-Uni : le cadre législatif et le débat public y sont relativement équilibrés. Cette première dimension apparaît comme un double gradient : d’une part, en termes de positionnement vis-à-vis des biotechnologies du vivant, de la prudence totale à la prise de risque ; d’autre part, et parallèlement, en termes géographiques, des pays à faible degré de débat public comme l’Allemagne à ceux à haut degré de débat public comme le Royaume-Uni.

Sur la seconde dimension, le pays apparaît également comme un critère structurant les positions mais de façon moins nette que sur le premier axe (voir tableau 4 en annexe). La Pologne (valeur-test = – 3,59) semble être davantage marquée par le poids du libéralisme économique que par sa foi religieuse. En effet, la position de ce pays à l’égard des développements biotechnologiques est comparable à celle du Royaume-Uni. La population concernée est âgée, faiblement diplômée et croit en Dieu. Elle est également marquée par un faible optimisme scientifique, ce qui paraît à première vue contradictoire avec le crédit donné aux nouvelles technologies. On peut alors raisonnablement faire l’hypothèse qu’il s’agit plus d’un accord de principe que d’une confiance motivée dans la science (Boy, 1999). De l’autre côté, on trouve la Suède (valeur-test = 5,19) qui se place dans une attitude d’accord conditionnel aux avancées biotechnologiques proposées. À l’inverse de la Pologne, la population concernée ici est jeune, très diplômée et agnostique. Elle se caractérise également par un niveau élevé de connaissances et un très fort optimisme scientifique. Cette position suédoise va à l’encontre du modèle classique selon lequel la connaissance induit l’approbation : le positionnement à l’égard des biotechnologies et plus généralement de la science ne se partage plus seulement entre l’accord et le désaccord, mais doit compter sur l’accord critique (Boy, 2009).

Plusieurs caractéristiques sont à prendre en compte pour l’explication des différences observées dans le positionnement à l’égard des avancées biotechnologiques : des critères nationaux, liés au contexte culturel et réglementaire du pays ; sociodémographiques, en particulier le genre, l’âge et le niveau d’éducation ; religieux, qu’il s’agisse de l’appartenance, de la croyance ou de la pratique ; mais également culturels, que l’on peut mesurer grâce aux indicateurs de niveau de connaissances et d’optimisme scientifique. L’analyse géométrique précédente a permis de structurer l’espace des attitudes à l’égard des nouvelles biotechnologies selon deux dimensions principales et de mettre au jour l’émergence d’un « positivisme éclairé »[20].

Afin de compléter cette analyse, nous avons entrepris une seconde démarche de recherche centrée sur les logiques de dépendance. Ici, il s’agit de comprendre dans quelle mesure les positions sur les axes de l’analyse factorielle sont déterminées par l’appartenance des individus à telle ou telle catégorie sociodémographique, culturelle ou idéologique.

III … à sa caractérisation sociodémographique, culturelle et géographique

Afin de hiérarchiser les effets induits par chacun de ces critères, nous avons procédé à une série d’analyses de régressions logistiques dont les variables dépendantes sont les coordonnées factorielles des individus sur les axes et les variables indépendantes leur appartenance à telle ou telle catégorie sociodémographique, culturelle ou idéologique. Seules les variables indépendantes dont les modalités étaient associées à des valeurs-test importantes dans l’analyse précédente ont été conservées ici. L’intérêt d’une telle méthode est de pouvoir raisonner toutes choses égales par ailleurs et ainsi d’isoler les effets des différentes caractéristiques considérées[21]. Nous avons choisi d’expliquer les quatre positions observées en prenant comme variables dépendantes les coordonnées factorielles supérieures à un écart-type en valeur absolue. Grâce aux valeurs-test, nous pouvons faire l’hypothèse préalable d’un important effet pays et ainsi le confirmer ou non par les analyses de régression[22].

Les premiers modèles de régression logistique sur les coordonnées factorielles de l’axe 1 confirment nos précédentes conclusions (voir tableau 5) : les femmes ont une fois et demie plus de chances d’adopter une attitude prudente que les hommes (Axe 1 — Désaccord) ; les personnes ayant moins de 35 ans ont quant à elles environ deux fois moins de chances d’être opposées aux nouveaux développements biotechnologiques (Axe 1 — Désaccord). Par ailleurs, les niveaux de connaissances et d’optimisme scientifique jouent également un rôle significatif dans l’explication des différences observées, et ce, toutes choses égales par ailleurs. Un fort niveau de connaissances réduit d’un tiers les chances d’être favorable aux nouvelles technologies par rapport à la moyenne (Axe 1 — Accord) ; tandis que l’optimisme a l’effet inverse avec deux fois plus de chances d’y être favorable quand on est très optimiste (Axe 1 — Accord). Lorsqu’on introduit le pays dans le modèle, l’effet de l’âge disparaît mais le genre ainsi que les niveaux de connaissances et d’optimisme scientifique restent significatifs. L’effet de l’âge observé dans le premier modèle camouflait donc un effet du pays. Ce résultat n’est qu’en partie surprenant car les âges moyens diffèrent d’un pays à l’autre : les Polonais et les Espagnols interrogés sont plus jeunes que la moyenne des 6 pays considérés (respectivement 43,3 ans et 44,3 ans contre 46,6 en moyenne). De plus, on retrouve l’effet du pays mesuré dans l’ACM spécifique : l’Allemagne a deux fois et demie plus de chances que la France de refuser le développement des biotechnologies (Axe 1 — Désaccord), tandis que l’Espagne, le Royaume-Uni et la Pologne ont entre deux fois et demie et trois fois plus de chances que la France d’y être favorables (Axe 1 — Accord). Le pays, le genre et les données culturelles sont donc les variables les plus explicatives du premier clivage observé dans le positionnement vis-à-vis des biotechnologies.

Tableau 5

Régressions logistiques simples sur les coordonnées factorielles de l’axe 1[23]

Régressions logistiques simples sur les coordonnées factorielles de l’axe 123

*** : p-value <0,001, ** : 0,001<p-value<0,01, * : 0,01<p-value<0,05, le reste est non significatif.

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Les seconds modèles de régression logistique sur les coordonnées factorielles de l’axe 2 nous permettent d’aller plus loin dans l’interprétation du « positivisme éclairé » (voir tableau 6). Cette attitude ne se différencie pas selon le genre, par contre le niveau d’optimisme scientifique et les critères religieux expliquent en partie ce positionnement : un très fort niveau d’optimisme donne plus d’une fois et demie plus de chances qu’un niveau moyen d’être favorable à un cadre réglementaire (Axe 2 — Accord critique). Du point de vue de la pratique religieuse, les non-pratiquants, toutes religions confondues, ont presque deux fois moins de chances que les pratiquants ponctuels d’être favorables à un cadre réglementaire (Axe 2 — Accord critique). Les protestants ont un tiers de chances en moins d’adopter une posture critique vis-à-vis des biotechnologies que les catholiques et les orthodoxes (Axe 2 — Accord critique). Cela peut paraître surprenant dans la mesure où cette attitude semblait associée plus particulièrement à la Suède, pays majoritairement protestant (57,6 %), dans l’analyse géométrique. Cet élément n’est pas le seul à entrer apparemment en contradiction avec nos résultats précédents. En effet, lorsqu’on rajoute le pays dans notre modèle, la Suède n’apparaît pas comme le pays le plus enclin à la réglementation. En revanche, les Espagnols ont deux fois et demie plus de chances et les Anglais deux fois plus de chances que les Français d’adopter ce type de positionnement vis-à-vis des biotechnologies (Axe 2 — Accord critique). On trouve cependant des Polonais favorables aux nouveaux développements technologiques.

Tableau 6

Régressions logistiques simples sur les coordonnées factorielles de l’axe 2[24]

Régressions logistiques simples sur les coordonnées factorielles de l’axe 224

*** : p-value <0,001, ** : 0,001<p-value<0,01, * : 0,01<p-value<0,05, le reste est non significatif.

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Pour tenter de comprendre ces deux éléments, religieux et national, nous avons analysé la distribution des coordonnées factorielles sur l’axe 2 selon les pays (voir tableaux 7 et 8 en annexe). Le Royaume-Uni et surtout l’Espagne sont surreprésentés dans les coordonnées supérieures à un écart-type. Par contre, la Suède, tout en se situant majoritairement dans le « positivisme éclairé », y est sous-représentée. Le Royaume-Uni et l’Espagne sont répartis aux deux extrêmes des coordonnées. L’apparente contradiction entre les résultats de l’analyse géométrique et ceux de nos régressions ne sont en réalité que des artefacts dus à des dispersions différentes des individus selon les pays le long de cette seconde dimension.

Conclusion

Les études portant sur les représentations sociales de la science admettent désormais volontiers que le vieux modèle dit « pédagogique » a vécu. Ce modèle impliquant une relation quasi automatique entre degré de connaissances et/ou capital culturel et opinions positives à l’égard du développement scientifique et technique ne semble plus adapté à la situation de crise scientifique latente en Europe depuis une dizaine d’années. Mais la mise en question de ce modèle n’implique par nécessairement son remplacement par un système d’explication inverse qui serait parfaitement univoque. S’il est vrai qu’aujourd’hui on critique souvent la science au nom du savoir et avec ses propres armes, on ne peut tirer la conclusion que la critique « cultivée » est devenue le modèle dominant ni même que cette critique s’exerce de façon radicale. Tout se passe comme si, désormais, les modalités de critique de la science pouvaient varier selon l’enjeu en question.

Les analyses qui ont été proposées ici en matière de biotechnologies « rouges » nous semblent confirmer cet état de complexité croissant des relations entre science et société. Les exemples suivants, tirés de nos analyses, permettent d’illustrer cette complexité :

  • La tendance à approuver « sans condition » le développement des biotechnologies « rouges » est moins fréquente parmi ceux qui pratiquent une religion et chez les femmes ; il est au contraire plus marqué parmi les classes d’âge les plus jeunes, catégories que l’on sait en général moins averse au risque. Ici les relations trouvées sont globalement convergentes avec la sociologie du risque (Slovic, 2000).

  • En revanche, sur ce même axe de l’analyse factorielle, connaissances et optimisme sont à contre-courant : un fort niveau de connaissances est lié à une désapprobation de l’usage des biotechnologies « sans condition », mais un fort degré d’optimisme[25] conduit au contraire à y souscrire. Bref, les connaissances ne conduisent plus à l’approbation de l’activité scientifique, du moins lorsque celle-ci se présente comme un absolu (approuver « dans tous les cas »).

  • Sur le deuxième axe de l’analyse factorielle, ce que nous avons nommé « accord critique » est moins souvent le fait des protestants, relation qui peut s’expliquer dans la lignée de la théorie wébérienne des affinités entre protestantisme et esprit capitaliste.

  • Mais sur ce même axe, l’optimisme scientifique apparaît sous un autre jour : il entraîne à souhaiter un développement conditionnel des biotechnologies.

En résumé, l’univers des représentations sociales de la science est devenu fort complexe, les individus étant invités à répondre à des sollicitations contradictoires : le risque « éthique » est mis en balance avec les impératifs du développement scientifique et technique, l’optimisme scientifique est tempéré par la crainte de voir mises en oeuvre des technologies mettant en question le respect des humains.

Malgré cette complexité, il faut finalement rappeler notre premier tableau de résultats : les biotechnologies « rouges » suscitent le plus souvent de fortes réticences dans les sociétés européennes. Le risque « éthique » est une composante essentielle de la société du risque telle que la décrivait il y a plus de 20 ans Ulrich Beck (Beck, 2004).