Corps de l’article

Dans un ouvrage resté célèbre, le doyen Savatier dénonçait, en 1948, le « retard » du droit sur les faits, et appelait de ses voeux une « adaptation du droit civil aux conquêtes acquises de la biologie » (Savatier, 1948 : 135 et suiv.). Quelques années plus tard, un article consacré à l’insémination artificielle publié dans la Semaine juridique montrait du doigt à son tour le décalage entre le droit et les applications scientifiques et soulignait que le Code civil était resté en retard sur les faits (Merger, 1957). En retard la loi ! Cette thèse s’est progressivement affirmée comme une évidence. Dans sa fameuse Sociologie juridique, publiée pour la première fois en 1968, le doyen Carbonnier en donna une explication. Comme pour les organismes vivants, l’évolution des systèmes juridiques est bonne en soi. Par conséquent, dès que le sens de l’évolution a été découvert, il faut faire en sorte d’accélérer leur « adaptation aux mutations sociales, en éliminant leurs contradictions internes » (Carbonnier [1968] 2004 : 290). En d’autres termes, si, en matière scientifique, le droit est en retard, c’est parce qu’il contrarie la réception du progrès scientifique. La loi doit donc être modifiée. Des années plus tard, le professeur Bernard, dans le discours qu’il prononçait lors de l’installation du Comité consultatif national d’éthique (CCNE)[1], en 1983, pouvait alors se moquer de ces « lois fortes et fermes que les progrès de la biologie rendent caduques dans l’année qui suit la promulgation » (CCNE, 1984). En retard, toujours en retard, la loi était condamnée à adapter le droit au développement des sciences et des techniques pour permettre à la biologie de réaliser ses formidables promesses thérapeutiques. Bien que la doctrine ait démontré que les hypothèses du retard du droit et de la nécessité d’adapter la loi tenaient plus du phantasme du droit figé (Vivant, 1993 : 110) ou du mythe (Atias et Linotte, 1977) que de la réalité, ces idées ont fortement inspiré le législateur français. Le sens des premières lois constitutives du droit du vivant s’en est dès lors trouvé profondément marqué à deux égards. D’abord, sur le fond, il fallait entendre l’appel lancé au droit par invocation d’un illusoire vide juridique (Baudouin et Labrusse-Riou, 1987 : 10) en entérinant les désirs et les pratiques du corps médical (Sériaux, 1996 : 73). Ensuite, sur la méthode, il fallait ne pas prendre le risque d’un nouveau dépassement en optant pour une législation provisoire, expérimentale, à révision programmée. Tant en 1994[2] qu’en 2004[3], à l’occasion de l’adoption[4] puis de la révision[5] des lois de bioéthique, c’est donc la méthode expérimentale qui fut retenue[6] pour éviter autant que faire se peut les effets désastreux du retard de la loi sur la science. Quand on reprend les travaux préparatoires aux lois de 1994, on est saisi par l’aveu d’impuissance du législateur et la crainte que lui inspire le risque de dépassement de son oeuvre[7] par l’inexorable marche de la science[8] promettant de frapper la loi d’obsolescence dès avant sa promulgation[9]. C’est principalement en matière de recherches sur l’embryon que la question a donné lieu aux applications les plus intéressantes à observer.

Depuis 1994, ces recherches sont interdites en France car le législateur a estimé que le fruit de la conception humaine ne pouvait être réduit à un matériau d’expérimentation. Cette position a suscité des réactions de la part de la communauté scientifique. Concrètement, les reproches adressés au système se sont progressivement focalisés sur deux raisons. D’une part, ces recherches sont indispensables pour améliorer les techniques d’assistance médicale à la procréation et conduire, au bout du compte, à ne plus devoir créer d’embryons surnuméraires. D’autre part, elles sont nécessaires pour développer de nouvelles thérapies qui permettront, dans un proche avenir, de soigner des malades aujourd’hui atteints de maladies incurables.

En 2004, à l’occasion de la première révision des lois de bioéthique, le législateur a décidé de prendre les chercheurs au mot en donnant foi à leurs promesses. Toutefois, pour être parfaitement sûr de la réalisation de ses attentes, le régime a été conçu sur le mode provisoire. Très concrètement, la loi a donné aux chercheurs le temps et la liberté qu’ils revendiquaient pour prouver qu’effectivement les recherches sur cet objet particulier qu’est l’embryon humain sont indispensables parce qu’elles vont conduire à des progrès thérapeutiques autrement inaccessibles (I). Cette période probatoire, arrivant prochainement à échéance, il est intéressant d’analyser les discours des acteurs du domaine et des institutions de contrôle ou de régulation. On y découvre une mutation des revendications liée non à de nouveaux progrès qui auraient rendu la loi obsolète, mais à une impossibilité de tenir les promesses faites dans le délai imparti (II). La loi n’est donc plus en retard : elle a rattrapé la science !

I. Des promesses de la science aux attentes de la loi

Chaque débat consacré à la bioéthique révèle la permanence des problèmes posés par la recherche sur l’embryon. Si la légitimité de cette recherche suscite l’interrogation, c’est en raison de la nature de l’embryon lui-même et de son statut juridique progressivement dessiné par le législateur (A). Ce dernier, tout en réaffirmant la nécessité de la protection de l’embryon, a institué un régime dérogatoire d’autorisation temporaire des recherches poursuivant une finalité thérapeutique majeure (B).

A. Un objet particulier pour la recherche : l’embryon humain

Le développement initial des techniques d’assistance médicale à la procréation se déroule dans un contexte d’absence de réglementation spécifique. Comme toujours dans ce genre de situation, les acteurs du secteur établissent leurs propres règles de fonctionnement. À ce titre, ils décident que, lorsqu’un couple s’engage dans un protocole de fécondation in vitro, il faut fabriquer un nombre d’embryons plus important qu’il ne pourra en résulter d’enfants. Cette conception d’embryons en surnombre tient à des raisons techniques liées, à l’époque, au faible taux de réussite des grossesses après fécondation in vitro et à la difficulté, également technique, de congeler les ovocytes. En cas d’échec de la première tentative, l’implantation d’un ou plusieurs embryons préalablement décongelés permettra la réalisation du projet parental. Pour de multiples raisons, certains embryons ne sont jamais décongelés et, abandonnés par le projet parental qui avait présidé à leur conception, ils viennent grossir les rangs de ceux que l’on nomme désormais les embryons surnuméraires (1) dont l’existence suscite bien des interrogations (2).

1. L’existence d’embryons surnuméraires

L’existence de ces embryons en stock incite rapidement les acteurs du secteur de l’assistance médicale à la procréation à vouloir les utiliser à des fins différentes de celles qui avaient présidé à leur création, singulièrement à des fins expérimentales.

C’est donc d’abord en raison d’une fatalité que les recherches sur l’embryon sont envisagées. De façon très pragmatique, les chercheurs estiment que, dès lors qu’ils disposent de nombreux embryons voués à la destruction, autant les utiliser comme objets de recherche.

En l’absence de loi ou de règlement précis sur la question, c’est d’abord par la voie contractuelle que les centres d’étude et de conservation des oeufs et du sperme (CECOS) organisent cette possibilité : les couples candidats à l’assistance médicale à la procréation sont informés de la possibilité de la fécondation d’un nombre important d’embryons et sont invités à consentir, par avance, à l’éventualité d’un abandon de ces embryons pour la conduite de projets de recherche.

Le principe de liberté de la recherche semble alors suffisant aux acteurs du secteur pour justifier cette utilisation des embryons surnuméraires. Toutefois, comme toute liberté, celle-ci connaît des limites (Hermitte, 2001) qui peuvent notamment tenir à l’objet de la recherche. Or, en l’espèce, l’objet des recherches est le début d’une vie humaine et ces recherches conduisent à la destruction de l’embryon. Les chercheurs n’ont alors pas nécessairement conscience des problèmes posés[10], mais cette question va rapidement occuper une place centrale dans les débats législatifs, imposant de s’interroger sur la valeur que représente l’embryon au regard du droit, ce qui conduit à étudier son statut.

2. Quel statut pour l’embryon surnuméraire ?

La question du statut de l’embryon a suscité une abondante doctrine. Certains estiment qu’elle doit être tranchée par l’exercice de la qualification conduisant, selon les auteurs, à retenir que l’embryon est une personne juridique, c’est-à-dire un sujet de droit ou, au contraire, qu’il n’est qu’une chose parce que la loi ne lui a pas conféré la personnalité juridique. On peut cependant envisager les choses différemment en partant non des principes qui gouvernent l’attribution de la personnalité juridique, mais des règles spécialement prévues par le législateur au sujet de l’embryon. L’étude de ces dispositions permet en effet de dessiner les contours d’un statut destiné à assurer la protection de l’embryon — être humain — contre les atteintes dont il pourrait être l’objet. Cette prise en compte de l’humanité de l’embryon est traduite dans les règles de droit organisant un statut protecteur fondé sur le principe de respect de l’être humain dès le commencement de sa vie affirmé par l’article 16 du Code civil.

En 1994, alors que les lois dites de bioéthique[11] intègrent dans le Code civil (article 16) le principe de respect de l’être humain dès le commencement de la vie figurant jusqu’alors à l’article 1er de la loi du 17 janvier 1975, dite loi Veil[12], elles en tirent, dans le Code de la santé publique, la conséquence que la recherche sur l’embryon humain est interdite[13]. Son humanité — qui n’est pas une affaire de conviction, mais une donnée factuelle — commande de ne pas le considérer comme un matériau d’expérimentation[14]. L’embryon humain est appelé à vivre et à mourir comme le sont tous les êtres humains, il est « une personne humaine potentielle qui est, ou a été vivante et dont le respect s’impose à tous » (CCNE, 1984).

La volonté de lui reconnaître cette destinée humaine conduit le législateur à prévoir que les embryons humains ne peuvent être conçus que pour être implantés, en interdisant expressément toute création d’embryons à des fins étrangères à l’assistance médicale à la procréation[15]. C’est aussi pour cela que, s’ils ne peuvent être transférés parce que le couple dont ils sont issus ne le souhaite plus, ils pourront être accueillis par un autre couple[16]. Ce n’est qu’à défaut de ces possibilités qu’il sera mis fin à leur conservation. Vivre ou mourir. En reconnaissant ce destin à l’embryon in vitro, le législateur de 1994 prend acte de son humanité. Vivre ou mourir, ce n’est pas cependant tout le destin humain. Il y a aussi la maladie et la nécessité d’être soigné et le législateur entend que l’embryon soit traité en être humain puisque les études qui visent à le soigner et ne portent pas atteinte à son intégrité sont également admises[17]. La possibilité de recherches impliquant la destruction des embryons est d’un autre ordre, ce qui justifie, ainsi qu’on l’a vu plus haut, l’édiction, en 1994, d’une règle l’interdisant par principe[18].

En 2004, sans remettre en cause ce principe, la loi[19] ouvre une possibilité temporaire de conduire certaines recherches, à des conditions précises, sur l’embryon et les cellules embryonnaires. Ces recherches ne sont autorisées que si elles sont pratiquées sur des embryons ne faisant plus l’objet d’un projet parental et si elles sont susceptibles de permettre des progrès thérapeutiques majeurs ne pouvant être atteints par des méthodes alternatives d’efficacité comparable[20]. Cette ouverture ne remet pas en cause l’économie générale du statut de l’embryon dès lors qu’elle est prévue comme dérogation à un principe général de protection (Binet, 2007). Symboliquement, l’intérêt d’une telle méthode réside dans l’affirmation, par la règle de principe, de la valeur à laquelle le système reconnaît une importance prépondérante tandis que les exceptions en permettent un assouplissement encadré. Techniquement, le principe a alors vocation à l’interprétation analogique tandis que les exceptions sont d’interprétation stricte.

L’humanité de l’embryon impose en effet qu’il fasse l’objet de mesures de protection. Protégé par principe, il se présente donc comme un objet de recherche tout à fait particulier. Si la reconnaissance de son humanité impose l’édiction du principe d’interdiction des recherches sur l’embryon, des considérations liées à l’impérieuse nécessité de faire progresser les thérapies conduisent cependant à l’aménagement d’un régime dérogatoire.

B. Une finalité assignée aux recherches : le progrès thérapeutique

Le régime dérogatoire institué par le législateur en 2004 est fondé sur le souhait de voir la réalisation des promesses thérapeutiques associées à la recherche sur l’embryon. Ce souhait se traduit concrètement dans la finalité assignée aux recherches : pour être autorisées, elles doivent être susceptibles de permettre des progrès thérapeutiques majeurs ne pouvant être atteints par des méthodes alternatives d’efficacité comparable. Une telle condition n’existait pas à l’origine, lorsque les recherches étaient organisées par les règles créées par la pratique (1). C’est après l’édiction du principe d’interdiction des recherches, en 1994, qu’a été élaborée une alternative opposant la protection de l’embryon au droit des malades à bénéficier d’innovations thérapeutiques (2). Le régime mis en place en 2004 traduit la prise en compte de ces promesses par le législateur (3).

1. Émergence de la finalité thérapeutique

Les premières recherches menées sur les embryons en surnombre avant l’intervention législative ne poursuivaient pas de finalité précise. Le « formulaire relatif aux congélations d’embryons », adopté par la Fédération des équipes publiques de procréation médicalement assistée et les CECOS n’en faisait pas état. Il informait seulement les couples de la manière suivante :

Ultérieurement si vous vous trouvez dans l’impossibilité d’envisager la restitution des embryons congelés ou en cas de refus de votre part, vous aurez la possibilité de choisir entre trois possibilités :

Faire un don anonyme non rémunéré des embryons à un couple stérile.

Demander la destruction des embryons congelés.

Accepter le principe d’une recherche scientifique en conformité avec les avis du Comité national d’éthique avant que les embryons ne soient détruits[21].

Ainsi qu’on le voit, la recherche envisagée était scientifique, sans autre précision que la référence aux avis du CCNE. Celui-ci avait imposé, dès son premier avis, l’obligation de respect de l’embryon[22] imposant que seule une recherche particulièrement importante pourrait être entreprise et que tout devait être fait pour que n’existent plus d’embryons surnuméraires, situation problématique ne trouvant aucune solution satisfaisante :

Dans le cadre des méthodes actuelles de fécondation in vitro, la fécondation d’embryons peut conduire, dans un petit nombre de cas, à la persistance d’embryons dits « surnuméraires », notamment lorsque les auteurs des embryons ont réalisé ou cessé d’envisager leur projet parental avant l’expiration du délai de conservation. On peut espérer que les progrès des méthodes de fécondation in vitro donneront un caractère temporaire aux problèmes soulevés par leur devenir en évitant la constitution de ces embryons surnuméraires qui sont, il faut le souligner, en nombre limité. Le fait même que subsistent ainsi des embryons humains dans une situation d’excédent pose des problèmes graves sur lesquels le Comité national a voulu attirer l’attention dans les réflexions éthiques qui précédent. Aucune des décisions qui peuvent être envisagées, don de ces embryons pour l’accomplissement du projet parental d’autrui, don pour la recherche ou destruction, n’est jugée satisfaisante par l’ensemble des membres du Comité.

CCNE, 1984

En réalité, c’est à partir du moment où le législateur s’est emparé du problème que la finalité des recherches envisagées s’est précisée. Lorsqu’il a choisi d’affirmer l’interdiction des recherches sur l’embryon, les députés ou sénateurs qui plaidaient pour l’admission des recherches se sont principalement appuyés sur les promesses de résultats thérapeutiques autrement inaccessibles[23]. Ils estimaient en effet que les recherches sur l’embryon étaient indispensables pour développer certaines thérapies, améliorer les techniques d’assistance médicale à la procréation et avancer vers la fin de la fécondation d’embryons surnuméraires[24]. Ces arguments ont conduit, après la promulgation de la loi de 1994, à l’élaboration d’une alternative : protéger l’embryon ou respecter les droits des malades.

2. Construction d’une alternative opposant le respect de l’embryon aux droits des malades

À partir de 1994, de rapports en avis divers, s’élabore une rhétorique très simple opposant, dans une alternative sans nuances, le droit des malades à obtenir une amélioration de leur santé à l’interdiction de la recherche sur l’embryon. On en trouve les prémisses dans un avis de l’Académie nationale de médecine qui, en octobre 1998, estime qu’il faudra à l’avenir

tenir compte des données scientifiques modernes et ne pas risquer de freiner, voire d’empêcher, les travaux scientifiques, facteurs de progrès toujours plus rapides dans l’aide médicale à la procréation ainsi que dans la détection, la prévention et, espérons-le, le traitement de certaines maladies graves.

Académie nationale de médecine, 1998

Plus explicitement, le Conseil d’État expose en 1999 que

le débat sur l’embryon tend de plus en plus à se poser en termes de recherche d’un juste équilibre entre deux principes éthiques essentiels : le respect de la vie dès son commencement et le droit de ceux qui souffrent à voir la collectivité entreprendre les recherches les plus efficaces possibles, pour lutter contre leurs maux.

Conseil d’État, 1999 : 19

Sur le même mode, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) s’interroge l’année suivante :

comment trouver un point d’équilibre entre le respect de la vie dès son origine, qui condamne l’instrumentalisation de l’embryon pour quelque motif que ce soit, et le droit des malades à bénéficier des résultats d’une recherche dont le développement permettrait de traiter efficacement des maladies aujourd’hui incurables ?

OPECST, 2000 : 79

On voit donc qu’en attendant la révision des lois de 1994, c’est une véritable alternative qui est élaborée : soit l’on protège l’embryon en interdisant la recherche ; soit l’on protège les malades en autorisant cette recherche[25]. C’est ce que dit clairement M. Jospin, alors premier ministre, en présentant les grandes lignes de l’avant-projet de loi de révision, le 28 novembre 2000 dans le journal Le Monde[26]. Annonçant que les expérimentations sur les embryons seront désormais possibles pour permettre un perfectionnement des techniques d’assistance médicale à la procréation et la découverte de nouveaux traitements, et anticipant sur les oppositions que cette orientation rencontrera inévitablement, il pose ainsi l’alternative : « des motifs tenant à des principes philosophiques, spirituels ou religieux devraient-ils nous conduire à priver la société et les malades d’avancées thérapeutiques ? » (Jospin, 2000).

On le voit, le législateur se prépare à donner à la recherche la possibilité de réaliser ses promesses.

3. Prise en compte des promesses par l’inscription de la finalité thérapeutique au titre des conditions légales

Sans supprimer le principe d’interdiction des recherches sur l’embryon, le législateur de 2004 entend l’appel à la prise en compte de l’intérêt des malades. En effet, tout en affirmant la nécessité du respect de la vie humaine à ses débuts et sa confiance dans les progrès attendus des recherches sur les cellules souches adultes, le Parlement crée un régime dérogatoire temporaire destiné à donner à la recherche sur l’embryon la possibilité de faire la preuve de son intérêt thérapeutique[27].

Ces recherches ne peuvent être autorisées qu’à certaines conditions : elles ne peuvent être entreprises que sur des embryons surnuméraires[28] et doivent poursuivre un intérêt thérapeutique majeur ne pouvant être atteint par une voie alternative d’efficacité comparable[29].

Le choix d’un tel régime, articulant un principe et une exception, d’interprétation stricte, permet de sauvegarder la valeur essentielle qu’est la protection de principe de l’embryon humain in vitro et de rendre possible un réel contrôle des conditions prévues pour l’application de l’exception.

Justement, la lecture des travaux préparatoires permet de préciser comment les conditions posées par la loi doivent être interprétées. Elle révèle une réelle volonté des parlementaires d’expliciter leurs intentions. Ainsi, lors de la discussion en première lecture, un sénateur déclare :

il est nécessaire que le Journal officiel reflète l’état d’esprit dans lequel nous votons ces dispositions : ainsi, le moment venu, lorsque seront examinés des protocoles de recherche, les parlementaires « veilleront au grain » et rappelleront aux scientifiques, en tant que de besoin, les raisons ayant conduit à leur adoption, afin d’éviter toute transgression au-delà de la dérogation prévue par le texte après l’affirmation de l’interdiction de la recherche sur l’embryon[30].

L’examen des travaux permet de constater que ce n’est que pour vérifier l’existence de perspectives thérapeutiques majeures que le législateur accepte de créer ce régime. Précisément, alors que les recherches sur les cellules souches adultes ont déjà fait la preuve de leur efficacité et que cette voie a les faveurs du gouvernement, il ne faut pas exclure l’éventualité que les cellules embryonnaires donnent de meilleurs résultats. Cela conduit donc à permettre certaines recherches pour pouvoir comparer les résultats des unes et des autres lorsque le régime temporaire prendra fin. M. Mattéi l’explique très clairement :

il faut accepter, parce que c’est un passage obligé, que, par dérogation, des recherches puissent être effectuées pendant cinq ans sur les cellules souches embryonnaires. Nous pourrons ainsi les comparer aux cellules souches adultes et guider l’orientation future de la médecine sans avoir pris de décision définitive et irréversible[31].

Le législateur accepte donc de croire aux promesses de la recherche en créant un régime inscrivant dans la loi la finalité thérapeutique revendiquée par les scientifiques, comme le souligne alors la doctrine :

la finalité retenue est celle revendiquée par les scientifiques compte tenu des récentes avancées dans ce domaine, générant des perspectives immenses et prometteuses en matière de thérapie cellulaire ou génique, basée sur l’utilisation de cellules ES (maladies neurodégénératives, hépatites, diabètes, traitement des grands brûlés.

Gaumont-Prat, 2005 : 30

Toutefois, ce régime est provisoire et, à son terme, si les thérapies espérées sont possibles par d’autres voies ou si aucun progrès thérapeutique ne résulte des recherches entreprises, il ne sera plus possible d’invoquer l’intérêt des malades pour revendiquer la possibilité de mener des recherches sur cet objet particulier qu’est l’embryon. Pour une fois, c’est la loi qui précède la science pour l’inciter à avancer plus vite.

II. Des retards de la science au retour de la loi

La préparation de la seconde révision des lois de bioéthique, qui marque également l’arrivée à échéance du régime temporaire, donne lieu à une véritable effervescence de déclarations au sujet des recherches sur l’embryon conduites dans ce cadre. Au moment du retour de la loi devant ses auteurs, leur examen permet de constater deux points. D’abord, les progrès attendus des recherches sur l’embryon tardent à venir (A). Ensuite, les progrès permettant de ne plus produire d’embryons surnuméraires tardent à être pris en compte (B).

A. Un retard dans la réalisation des progrès promis

Lorsque le législateur accède aux revendications des chercheurs, les thérapies associées à la recherche sur l’embryon semblent à portée de main. Ces recherches se déroulant dans un cadre international, il est significatif de constater aujourd’hui que, si des travaux sont régulièrement publiés, y compris par des équipes françaises, aucun essai thérapeutique n’a jusqu’alors été mené, même par des équipes travaillant dans des pays où la recherche sur l’embryon est conduite depuis plusieurs décennies. Dans le même temps, les travaux menés sur l’utilisation d’autres types de cellules ont déjà conduit à des applications thérapeutiques couronnées de succès. La doctrine a alors le sentiment que, dans ce contexte, l’utilisation des embryons est constitutive d’un véritable gâchis éthique (Mirkovic, 2009) auquel il faudra mettre fin en revenant à une application ferme du principe d’interdiction des recherches sur l’embryon.

Ce n’est cependant pas la voie qui semble aujourd’hui préconisée. On assiste en effet depuis quelque temps à l’émergence d’une volonté d’assouplissement des finalités assignées à la recherche sur l’embryon : si les perspectives thérapeutiques sont incertaines, il faut supprimer cette condition (1). Une telle évolution, qui passe par un aveu d’impuissance, n’est pas intervenue sans raison (2).

1. La mutation des fins

La lecture des rapports les plus récents permet de constater l’affirmation progressive de l’absence de perspectives thérapeutiques associées aux recherches sur l’embryon et la revendication d’une mutation des fins assignées à ces travaux.

Ainsi, dans un rapport de l’OPECST publié à la fin de l’année 2006, le député Alain Claeys affirme qu’il n’existe pas de perspectives thérapeutiques résultant des recherches sur les cellules souches embryonnaires. Il affirme très clairement ce qui suit et impute aux médias la responsabilité dans la diffusion d’une telle idée :

je trouve scandaleux de dire aujourd’hui que la recherche sur les cellules souches embryonnaires trouvera, demain, des applications thérapeutiques. J’espère de toutes mes forces que ces recherches déboucheront en effet un jour sur des applications thérapeutiques majeures mais, aujourd’hui, l’honnêteté intellectuelle oblige à dire qu’il n’en est encore rien.

OPECST, 2006 : 47

Le constat n’est pas seulement le fait d’un homme politique, puisque le député s’appuie sur les propos unanimes des scientifiques auditionnés par l’Office[32] et que le directeur général de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) tient des propos équivalents dans un rapport ultérieur de l’OPECST en déclarant que la notion de recherches permettant un progrès thérapeutique majeur est inopérante et que « les recherches actuelles relèvent en réalité de la recherche fondamentale dont les applications sont incertaines » (OPECST, 2008 : 191). On peut donc accorder un certain crédit à ces assertions qui viennent considérablement relativiser la pertinence de l’alternative opposant la protection de l’embryon aux droits des malades et conduisent à s’interroger sur l’application du régime mis en place en 2004.

Ces recherches ne sont envisageables qu’en raison de leurs perspectives thérapeutiques. S’il n’en est rien, comment peuvent-elles être autorisées ? Lors de son audition par la mission d’information pour la révision de la loi relative à la bioéthique, le 14 janvier 2009, le professeur Peschanski s’en explique[33]. Si l’on peut estimer que les projets autorisés par l’agence de la biomédecine revêtent un caractère thérapeutique, c’est pour deux raisons. La première tient au fait que tous les scientifiques savent comment présenter leurs dossiers pour justifier une application thérapeutique même lorsque, en réalité, ils poursuivent un autre but. La seconde tient à la « bonne volonté » de l’agence de la biomédecine dans ses validations des protocoles soumis qui permet les recherches en couvrant ce que tout le monde sait, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas pour l’instant de recherches destinées à des applications thérapeutiques. Concrètement, il affirme que les recherches poursuivent le plus souvent un but industriel ou cognitif, mais que les chercheurs ne sont pas gênés par les termes de la loi grâce à la souplesse de l’agence.

Cette affirmation met en cause la manière dont l’agence de la biomédecine remplit le rôle qui lui est dévolu par la loi. C’est elle qui est chargée de veiller au respect des conditions posées par la loi[34]. Il n’est dès lors pas surprenant que sa position soit différente. Elle affirme en effet que « tous les projets autorisés possèdent une finalité thérapeutique évidente » (Agence de la biomédecine, 2008 : 67), ce qui est probablement lié à sa méthode d’interprétation de cette condition, que le Conseil d’État qualifie comme une « approche pragmatique » (Conseil d’État, 2009 : 15). Au-delà de cette affirmation, les modifications qu’elle suggère traduisent certainement beaucoup mieux la réalité des choses. En effet, tout en répétant que les conditions légales sont remplies pour les autorisations qu’elle a données, elle estime que la condition de progrès thérapeutiques majeurs pourrait être remplacée par une condition beaucoup plus large qui serait « la notion d’amélioration des connaissances au bénéfice de la santé de l’humanité » (Agence de la biomédecine, 2008 : 67)[35], tandis que la condition d’absence de méthode alternative d’efficacité comparable serait purement supprimée (Agence de la biomédecine, 2008 : 68). Quel serait alors le sens de « l’amélioration des connaissances au bénéfice de la santé de l’humanité » ? À l’évidence, il s’agirait d’une condition différente de celle qui existe aujourd’hui. Sinon, pourquoi la modifier ? Précisément, la finalité ne serait pas corrélée aux perspectives thérapeutiques. L’OPECST, également partisan d’une extension des finalités, suggère d’autoriser, par principe, les recherches sur les cellules souches embryonnaires humaines (OPECST, 2008 : 193) qui poursuivraient une finalité médicale. Il apporte quelques précisions : l’utilisation des cellules souches « permettrait, à terme, de diminuer le coût de développement des médicaments, limiter les essais sur les animaux et l’homme » en permettant des analyses toxicologiques des médicaments (OPECST, 2008 : 189).

Après quelques années de recherches, c’est peu de dire que les ambitions liées à l’utilisation des cellules embryonnaires sont révisées à la baisse, comme si la confrontation des promesses à la loi d’airain du principe de réalité avait sonné la fin de nombreuses illusions.

2. La fin des illusions

Outre l’absence d’essai thérapeutique, qui n’est qu’un fait négatif insusceptible à lui seul d’entraîner une telle mutation des discours, on peut semble-t-il trouver deux raisons positives à cette révision des ambitions affichées : le scandale Hwang Woo-Suk, révélant au monde la possibilité d’une exagération des perspectives thérapeutiques associées aux cellules souches embryonnaires et les progrès réels enregistrés par les recherches alternatives, principalement les cellules souches adultes.

En 2005, quelques mois après la promulgation de la loi française prohibant le clonage humain et interdisant la recherche sur l’embryon, une équipe sud-coréenne menée par le professeur Hwang Woo-Suk annonce avoir réussi à produire par clonage 31 embryons humains au premier jour de leur développement. Cette publication est rapidement saluée comme une avancée scientifique formidable ouvrant la voie à des applications thérapeutiques prometteuses.

Au regard des dispositions qui viennent d’être adoptées en France, les techniques mises en oeuvre ne peuvent être envisagées dans l’Hexagone. Aussitôt, ou presque, des appels à réviser la loi — sempiternellement en retard ! — sont lancés et, au Parlement, deux propositions de loi visant à autoriser le clonage et les recherches sur l’embryon sont enregistrées : l’une à l’Assemblée nationale[36], l’autre au Sénat[37].

À ce stade, le discours fondé sur l’argument thérapeutique tient encore debout et les propositions de loi reprennent l’antienne du droit des malades à ne pas être privés des bénéfices thérapeutiques escomptés des recherches sur l’embryon. On peut ainsi lire, dans l’exposé des motifs de la première proposition, que le cadre actuel est préjudiciable aux droits des malades en attente de thérapies nouvelles, tandis que les auteurs de la seconde déclarent que « chacun doit pouvoir dépasser ses convictions philosophiques ou religieuses pour prendre en considération l’intérêt des malades et de leur famille ». Manifestant à l’évidence un grand enthousiasme, les deux textes se réfèrent aux travaux du Sud-Coréen pour affirmer l’obsolescence des raisons qui ont conduit la loi française à prohiber toute forme de clonage et à poser le principe d’interdiction des recherches sur l’embryon quelques mois plus tôt. S’agissant de la proposition sénatoriale, l’exposé des motifs se réfère explicitement aux maladies qu’il serait possible de soigner grâce aux cellules souches embryonnaires obtenues par clonage thérapeutique :

Les cellules souches dérivées de cet embryon, une fois mises en culture, sont capables de se différencier dans le type de cellules recherchées (coeur, sang, neurone, muscle, etc.) et sont parfaitement compatibles avec le donneur de noyau qui est en même temps le receveur de ces greffes garanties sans rejet.

Par comparaison, les cellules souches adultes présentes dans chaque organe du corps humain aux côtés de cellules différenciées et fonctionnelles, sur lesquelles on avait fondé beaucoup d’espoirs il y a cinq ans, se sont révélées fort décevantes : les transformations que l’on réussissait à leur faire accomplir en éprouvette n’ont pas pu être reproduites in vivo.

En revanche, le clonage thérapeutique ouvre un champ de recherche nouveau plein de promesses dans la compréhension et le traitement de maladies aujourd’hui incurables comme certaines maladies neuro-dégénératives — telles que les maladies de Parkinson, d’Alzheimer ou d’Huntington —, la sclérose en plaques ou la sclérose latérale amyotrophique, le diabète insulinodépendant, les déficits immunitaires d’origine génétique, certains cancers, les insuffisances hépato-cellulaires, les infarctus du myocarde ou les lésions traumatiques de la moelle épinière.

Les espoirs thérapeutiques placés, en juillet 2005, dans les recherches à visée thérapeutique sur les cellules souches embryonnaires sont immenses : « un champ de recherche plein de promesses » dans « le traitement de maladies aujourd’hui incurables ». Alors que les recherches sur les cellules souches adultes se sont révélées « fort décevantes ».

Hélas, on le sait, les résultats du Sud-Corréen se sont rapidement révélés être une vaste supercherie destinée à lever des sommes toujours plus importantes pour financer des recherches demeurant dans l’impasse (Testart, 2006). Déchu, le scientifique est reconnu coupable de fraude scientifique. Les belles promesses s’évanouissent alors même que les cellules souches adultes se révèlent finalement beaucoup moins décevantes qu’annoncées.

Dans le même temps, malgré « l’omerta » dénoncée par certains scientifiques (OPECST, 2006 : 42), les recherches sur les cellules souches adultes donnent lieu à des applications thérapeutiques et certaines découvertes suscitent un grand enthousiasme (Rogister, 2007 : 81), aujourd’hui non démenti. On a vu dans l’exposé des motifs de la proposition de loi sénatoriale que le principal avantage théorique des cellules souches embryonnaires réside dans leur plasticité apparemment plus grande que celle de leurs homologues adultes. Toutefois, ce dogme est progressivement réduit à néant par plusieurs avancées scientifiques. Il y a d’abord, en 2002, la découverte des cellules baptisées MAPCs (Yang, 2002) pour multipotent adult progenitor cells, cellules adultes capables de donner toutes les différenciations cellulaires à condition d’être placées dans un environnement adéquat. Ensuite, en 2007, les équipes du professeur Yamanaka de l’Université de Kyoto et du professeur Thomson de l’Université Wisconsin-Madison démontrent la faisabilité technique de la création de lignées de cellules souches pluripotentes humaines à partir de fibroblastes, des cellules adultes constitutives de l’épiderme. Ces cellules adultes ont été induites à la pluripotence et ont été baptisées induced pluripotent stem cells (cellules IPS). Cette avancée majeure est saluée par de nombreux scientifiques[38]. Elle conduit le professeur Wilmut, créateur de la brebis Dolly, à annoncer qu’il abandonne ses recherches sur le clonage et les cellules embryonnaires pour se lancer dans les recherches sur les cellules adultes. Ce revirement est d’autant plus intéressant que ce scientifique compte au nombre de ceux qui avaient plaidé, devant nos parlementaires, pour l’absolue nécessité de lever l’interdit de la recherche sur l’embryon (Tourbe et Gaullier, 2000 : 55). Enfin, le 26 mars 2009, l’équipe du professeur Thomson publie dans la revue Science les résultats de travaux démontrant la possibilité d’obtenir des cellules IPS sans utiliser de virus. Leur obtention devient ainsi plus aisée et leur utilisation moins problématique. Ainsi que le souligne le professeur Pucéat, ces cellules « ont l’avantage de pouvoir être dérivées de n’importe quel patient dont nous désirons étudier la pathologie » (Kaldy, 2009), et comme il s’agit d’une autogreffe, leur utilisation thérapeutique ne nécessite pas la prise d’un immunosuppresseur à vie, comme ce serait le cas si les cellules embryonnaires s’avéraient utilisables en thérapie cellulaire (Bennaceur-Griscelli, 2009).

On peut considérer que la conjonction de ces deux évènements — exagération manifeste des résultats attendus des cellules embryonnaires et progrès thérapeutiques associés à des méthodes alternatives — a conduit à cette mutation des discours relatifs à la nécessité d’autoriser les recherches sur l’embryon. Parce qu’il n’est plus très crédible de plaider sur le fondement des espoirs thérapeutiques associés, à court terme, à la recherche sur les embryons humains et sur l’impossibilité de les obtenir autrement, on voit apparaître une revendication différente : obtenir le droit d’effectuer des recherches sans but thérapeutique et principalement motivées par des considérations économiques.

Une telle volonté amène inévitablement à se poser de nouveau la question de l’équilibre recherché. Que l’intérêt des malades justifie des recherches sur l’embryon est une chose. Que ces recherches soient motivées par le souci de rentabilité de l’industrie pharmaceutique en est évidemment une autre.

En toute hypothèse, on voit que l’une des deux espérances qui avaient fondé la légitimité des recherches sur l’embryon est aujourd’hui déçue. Quant à la seconde, qui réside dans la nécessité du progrès des techniques d’assistance médicale à la procréation pour permettre d’éviter la conception d’embryons en surnombre, elle connaît aujourd’hui des résultats qui devraient avoir des conséquences sur l’évolution non de la loi, qui avait anticipé ces progrès, mais bien des pratiques dont la rigueur s’apprécie au regard de l’état des connaissances de la science.

B. Des progrès anticipés par la loi mais tardivement pris en compte par la technique médicale

On a vu plus haut que les questions relatives au statut et au devenir des embryons humains se posent essentiellement en raison de l’existence d’embryons surnuméraires. Depuis les premiers travaux, le législateur attend que cette situation prenne fin (1). Or, il semble qu’aujourd’hui de nouvelles connaissances permettent de progresser dans ce sens (2). On peut donc s’étonner que ces données nouvelles tardent à émerger dans le débat bioéthique (3).

1. Une attente ancienne du législateur

Aux termes de l’article L. 2141-3, alinéa 2 du Code de la santé publique :

compte tenu de l’état des techniques médicales, les membres du couple peuvent consentir par écrit à ce que soit tentée la fécondation d’un nombre d’ovocytes pouvant rendre nécessaire la conservation d’embryons, dans l’intention de réaliser ultérieurement leur projet parental.

Cette disposition est à lire au regard de l’état des techniques médicales : si les membres du couple peuvent consentir à l’existence des embryons cryoconservés, c’est à la condition que cette technique corresponde bien à l’état de la science. La précision est importante car elle révèle l’espérance initiale du législateur : que l’existence d’embryons surnuméraires soit temporaire et que l’on sorte enfin de toutes les questions qui ne se posent qu’en raison de cette existence.

Lorsque le législateur prévoit cette disposition, en 1994, il partage ce désir avec les scientifiques eux-mêmes.

Ainsi, le CCNE déclare en 1989 « espérer que les progrès des méthodes de fécondation in vitro donneront un caractère temporaire aux problèmes soulevés par leur devenir en évitant la constitution de ces embryons surnuméraires » dont le sort ne permet aucune solution satisfaisante (CCNE, 1989). Le professeur Frydman affirme, en 1992, que la question des embryons surnuméraires est un problème ponctuel car, à l’avenir, le progrès scientifique permettra de ne plus en fabriquer et il préconise alors « une séparation obligatoire des équipes cliniques et des équipes de recherche, afin d’éviter le risque […] d’une production d’embryons à des fins de recherche[39] ».

Par conséquent, les parlementaires estiment en 1994 que l’existence d’embryons surnuméraires est une mauvaise chose, en raison des questions insolubles que ce stock oblige à se poser et ils attendent des chercheurs qu’ils permettent de mettre un terme à cette situation.

Ainsi, à une période où les débats s’orientent vers une autorisation des recherches sur l’embryon, le gouvernement précise que son intention est d’interdire la conception d’embryons en vue de la recherche, mais que les embryons surnuméraires doivent pouvoir y être affectés en cas d’accord des deux parents[40] et il explique que les raisons qui le poussent à admettre les recherches sur embryons surnuméraires est justement que ces recherches permettront de régler, dans un proche avenir, le problème des embryons surnuméraires, puisque les progrès réalisés grâce à ces recherches conduiront à ce que le taux de réussite des FIV soit de 100 %[41].

Plus tard, devant le Sénat, Mme Veil constate l’existence d’un « souhait commun que la question de la conservation des embryons cesse bientôt de se poser du fait de l’avancement des connaissances médicales ». Elle déclare espérer

que les progrès scientifiques permettront de conserver des ovocytes et de diminuer le nombre d’embryons qu’il est médicalement souhaitable de concevoir in vitro et d’implanter pour qu’une grossesse puisse effectivement avoir lieu[42].

Ensuite, parce que le texte s’est résolument orienté vers l’affirmation de l’interdiction des recherches sur l’embryon, un sénateur regrette la solution retenue au regard de la nécessité d’améliorer les conditions dans lesquelles l’assistance médicale à la procréation peut être réalisée car il n’est pas souhaitable de voir « toutes ces études, qui sont sources de progrès scientifiques et qui permettront vraisemblablement de diminuer sensiblement le nombre des embryons surnuméraires, voire de les supprimer complètement, s’effectuer uniquement à l’étranger[43] ».

Plus tard, lorsqu’il s’agit de revenir sur l’interdiction du principe d’interdiction des recherches ou d’obtenir le droit de créer des embryons pour la recherche, c’est encore pour développer de nouvelles solutions thérapeutiques et pour faire progresser les techniques d’assistance médicale qui conduiront à ne plus devoir concevoir des embryons surnuméraires.

La constitution d’embryons pour la recherche aurait également pour objet de faire des progrès sur la congélation ou la vitrification ovocytaire, dont l’intérêt thérapeutique est évident pour le traitement de l’infertilité et la préservation de l’infertilité.

Agence de la biomédecine, 2008 : 35

Cette attente semble en passe d’être réalisée.

2. De récents progrès des techniques

Sur le terrain des techniques d’assistance médicale à la procréation, deux progrès pourraient conduire à la satisfaction des attentes du législateur : la possibilité de congeler les ovocytes et les bons résultats de l’implantation unique d’embryons.

Au début de l’assistance médicale à la procréation, la production d’embryons en surnombre et leur stockage dans l’azote sont justifiés par l’impossibilité technique de congeler des ovocytes. Au moment de l’élaboration des lois de 1994, cet obstacle n’a pas été surmonté par la science et le législateur entérine les pratiques antérieures dans l’attente du progrès des techniques. La question est toujours en débat quelques années après la promulgation de ces lois, ainsi qu’en témoignent les échanges entre scientifiques et juristes à l’occasion d’un colloque organisé à Rennes en 1998. Présentant les enjeux de la révision programmée, Mme Chadelat, magistrat au ministère de la Justice, montre du doigt un paradoxe lié à l’interdiction de la recherche sur l’embryon :

certaines des recherches actuellement interdites sont indispensables pour la mise au point des procédés de cryoconservation des gamètes féminins qui font actuellement défaut et qui, seuls, permettraient eux-mêmes une stricte limitation du nombre des embryons fécondés in vitro en vue de l’assistance médicale à la procréation.

Chadelat, 1999 : 16

Lors des débats, reproduits en fin d’ouvrage, M. Michaud, magistrat, interroge alors les chercheurs présents sur la possibilité de congélation des ovocytes : « Où en est-on (…) ? Est-ce que c’est envisageable ou non ? » (Feuillet-le-Mintier, 1999 : 265). Le professeur Thibault lui répond : « c’est un problème difficile qui est en cours d’étude. Il avance à petits pas. Mon opinion est que dans dix ans ce sera fini et cela marchera[44] ». Alors, quand on aura pu congeler les ovocytes, poursuit M. Michaud, « il ne sera plus question d’embryons surnuméraires[45] ». Le professeur Jouannet le confirme[46].

Depuis 1998 et les déclarations du professeur Thibault pronostiquant une solution à une échéance de 10 ans, il semblerait que la science ait tenu ses promesses. En effet, une technique nommée vitrification permet aujourd’hui de procéder à la congélation des ovocytes avec des résultats qui semblent tout à fait prometteurs (Chian, 2007). La méthode présente des avantages sur le plan technique. Elle permet en effet de prélever plusieurs ovocytes — y compris des ovocytes immatures — sans être dans l’obligation de tous les féconder. La fécondation d’un seul embryon suffit. En cas d’échec de son implantation, l’utilisation des ovocytes cryoconservés par vitrification permet la poursuite du projet parental. En outre, sur le plan juridique, l’utilisation de cette technique permet de remédier à certaines des difficultés qui peuvent résulter de l’abandon du projet parental en raison du refus de l’homme de le poursuivre ou de son décès. En effet, dans un cas comme dans l’autre, il est impossible à la femme de poursuivre seule le projet parental en sollicitant la restitution et l’implantation des embryons conservés[47]. En revanche, dans ce genre d’hypothèse, il lui serait possible de récupérer ses ovocytes au bénéfice d’un nouveau projet, avec un autre homme.

3. Une absence de débats sur la légitimité de la congélation embryonnaire

On pourrait s’attendre à ce que ces progrès, appelés de ses voeux par le législateur depuis près de vingt ans, fondent une réouverture du débat sur la légitimité de la congélation embryonnaire. Cependant, la lecture des rapports aujourd’hui disponibles conduit à constater que ces réflexions tardent à émerger.

Si l’on trouve une brève référence à la possibilité de congélation des ovocytes dans un rapport de novembre 2006 du CCNE (CCNE, 2006 : 5), qui en souligne l’imperfection, ainsi que des chiffres de recours à l’autoconservation des ovocytes dans le rapport d’activité de l’agence de la biomédecine pour l’année 2007 (Agence de la biomédecine, 2007 : 220), seul le rapport de l’OPECST consacré à l’application de la loi de 2004 y accorde quelques développements (OPECST, 2008 : 174). Toutefois, l’Office, ne fait que relater les progrès réalisés sans faire aucune recommandation à ce sujet.

Peut-être les rapports ultérieurs ou les débats parlementaires permettront-ils à la question de sortir de l’ombre. Il le faudra, car la disponibilité de cette nouvelle technique invitera nécessairement à se poser la question de la légitimité de la congélation embryonnaire. S’il est techniquement possible de s’abstenir de créer des embryons en surnombre, continuer à le faire équivaut en effet, de manière masquée, à produire des embryons à des fins étrangères à la reproduction humaine (recherche, industrie…) alors que le Code de la santé publique[48] l’interdit à plusieurs reprises et que le Code pénal le sanctionne lourdement[49]. En outre, indépendamment des progrès dans la congélation des ovocytes, il faudra que le législateur réfléchisse, à frais nouveaux, à la possibilité de limiter la fécondation des embryons à ceux qui seront effectivement implantés, comme c’est le cas en Allemagne, en Italie ou en Suisse. Ce point a été discuté dès 1994 mais, à l’époque, les données scientifiques sont telles que l’on pense que l’implantation multiple augmente les chances de réussite de la FIV. Or, aujourd’hui, des études établissent que l’implantation d’un unique embryon est à la fois plus efficace et moins coûteuse que l’implantation d’un nombre plus important d’embryons[50]. Les bonnes pratiques prônent d’ailleurs le transfert unique ou, au maximum, de deux embryons[51] et l’OPECST recommande de « faire évoluer les pratiques mises en oeuvre par la sécurité sociale qui conduisent les couples à demander un transfert multiple d’embryons » et d’« adapter les stratégies de transfert d’embryons au cas par cas en privilégiant le transfert unique » (OPECST, 2008 : 174). De plus, la pertinence sociale de la congélation des embryons est aujourd’hui contestée, puisque la plupart des parents répugnent à l’implantation d’embryons décongelés et que, dans la majorité des cas, ils ne peuvent assumer la décision de l’arrêt de conservation des embryons qu’ils considèrent comme les frères et soeurs potentiels de leurs enfants nés[52]. Dès lors qu’ils ont le choix de refuser la congélation embryonnaire[53], on peut s’interroger sur l’efficacité de l’information qui leur est transmise.

Conclusion

Qu’il s’agisse des finalités assignées aux recherches sur l’embryon, de l’évaluation de leurs résultats au regard des attentes du législateur ou du réexamen de la légitimité de la congélation embryonnaire au regard de l’évolution des techniques, le législateur sera prochainement amené à démontrer l’importance qu’il attache à la réalisation de ses attentes. Les débats porteront alors inéluctablement sur la nécessité de garantir l’application réelle de la règle de droit sauf à ce que son ineffectivité constatée ne conduise, par un singulier renversement des choses, à en souhaiter la modification. L’ineffectivité du droit jouera alors le même rôle que le retard de la loi sur la science : celui d’un argument très utile pour obtenir la modification du droit en oubliant que « le droit est aussi et peut-être avant tout un système de valeurs » (Rangeon, 1989 : 132).