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Les technologies de la santé exercent une fascination dans les sociétés modernes. Pour le public, elles alimentent l’espoir de moins souffrir, d’éviter la maladie précoce et de repousser la mort. Pour les professionnels de la santé, elles offrent la possibilité de mieux prédire, de diagnostiquer avec plus d’acuité et d’intervenir davantage. Les technologies augmenteraient le champ des possibles en matière de lutte contre la maladie et la mort. Or, seul un ensemble fini de politiques publiques peut être mis en oeuvre puisque l’usage des innovations médicales exige des ressources humaines et financières qui sont, elles, rationnées. Comment peut-on alors réconcilier un discours collectif qui ne cesse d’ouvrir les possibles technologiques avec une réalité politique qui elle les réduit ?

Dans cet article, nous tentons de mieux décrire ce phénomène de rétrécissement des possibles qui accompagne l’institutionnalisation des innovations médicales en examinant, à la lumière du concept d’épistémologie civile proposé par Jasanoff (2005), comment des énoncés de connaissances et des arguments sociopolitiques formulés par deux groupes d’acteurs — les médecins spécialistes et les associations de patients — et relayés par la presse écrite en viennent à former une histoire dominante. Nous examinons trois cas : le dépistage prénatal du syndrome de Down (trisomie 21), l’électroconvulsothérapie (ECT) c’est-à-dire les électrochocs utilisés à des fins thérapeutiques en psychiatrie et le dépistage du cancer de la prostate par antigène prostatique spécifique (APS). En faisant la synthèse des études qualitatives empiriques menées par notre équipe entre 2003 et 2008, nous tentons de dégager les processus par lesquels différents arguments s’opposent, se complètent et s’amalgament et comment en vient à dominer une seule histoire pour chacune des innovations.

Pour que l’analyse de l’arène médiatique et sociopolitique nous informe sur l’institutionnalisation des innovations médicales

Les nouvelles technologies médicales suscitent régulièrement des débats publics par l’intermédiaire des médias qui à la fois les dénoncent ou en font l’apologie. À partir d’arguments scientifiques, cliniques, économiques ou expérientiels, les innovations sont représentées comme des panacées aussi bien que des menaces. Pour alimenter l’opinion publique, les journalistes utilisent plusieurs sources, incluant des experts et des personnes concernées. Ceux-ci, à leur tour, injectent dans l’arène médiatique des arguments qui visent à persuader les lecteurs, dénoncer les autorités ou encore corriger les faits. Dans un tel espace de délibération politique où la science, la clinique et les trajectoires de vies personnelles se côtoient, comment les politiques publiques relatives aux innovations médicales deviennent-elles légitimes ? Et quels arguments conduisent à l’institutionnalisation des innovations médicales ?

Pour amener des éléments de réponse à ces questions, le concept d’épistémologie civile (Jasanoff, 2005) apparaît fécond. Il réfère à la façon dont sont testées, dans des arènes publiques, la solidité et la rationalité des énoncés de connaissance et à la façon dont ces énoncés sont mobilisés par la suite afin de guider les choix collectifs relatifs aux développements technoscientifiques. Toutefois, avant de clarifier comment cette notion peut éclairer notre problématique, il importe de mieux situer le rôle que jouent dans l’arène médiatique et sociopolitique les deux groupes d’acteurs qui nous préoccupent dans cet article : les médecins spécialistes et les associations de patients.

Tel que nous l’avons constaté dans une analyse de la presse écrite canadienne, ces deux groupes d’acteurs sont largement présents dans le traitement médiatique des innovations. Parmi les 186 textes publiés entre 2000 et 2006 portant sur le dépistage du cancer de la prostate, le dépistage du syndrome de Down et les électrochocs, l’expertise scientifique et clinique constituait, en moyenne, 57 % des sources citées par les journalistes, alors que l’expertise profane, celle des patients, représentait, en moyenne, 25 % des sources (Hivon et al., 2009). Il est souvent souligné que les médias transmettent, exacerbent, amplifient et distordent les informations et les messages qui leur sont confiés (Benelli, 2003). Certains porte-paroles réussissent mieux que d’autres à gagner en autorité à travers les médias alors que certains groupes sont systématiquement ignorés ou relayés au second plan (Rabeharisoa et Callon, 1998). Le traitement médiatique des innovations peut aussi engendrer un effet notable sur les politiques publiques, tel que l’ont constaté Bos et collaborateurs, en ce qui a trait aux « listes d’attente » pour les patients nécessitant un pontage coronarien au Canada, en Suède et aux Pays-Bas (1996 : 408).

Dans cet article, nous considérons que l’arène médiatique représente une petite partie d’une « institution sociopolitique plus large », c’est-à-dire le domaine public et institutionnel au sein duquel les détenteurs d’enjeux concernés par la formulation et l’adoption des politiques relatives aux technologies font circuler leurs arguments et en contestent d’autres. L’arène médiatique contribue à cette institution en ce qu’elle reflète une certaine opinion publique, tout en étant également mobilisée par différents acteurs qui y font circuler des points de vue précis. Selon Foray (1997), les institutions reposent sur des ensembles complexes faits d’habitudes et de routines communes, de pratiques établies, de règles et de lois qui régulent les relations entre différents groupes d’acteurs. Les institutions remplissent ainsi trois fonctions : 1) réduire l’incertitude en fournissant de l’information et des connaissances ; 2) gérer les conflits et assurer une certaine coopération ; et 3) fournir des incitatifs. Une institution au sein de laquelle circulent des connaissances possède un pouvoir de distribution variable et sa vitalité dépend aussi de la place donnée à des débats productifs entre différentes perspectives. Selon Foray,

[…] un système efficient de distribution et d’accès au savoir […] augmentera la valeur sociale de la connaissance qui est produite par l’apprentissage expérientiel et la recherche organisée, de même que celle qui est acquise et assimilée à partir de sources extérieures.

1997 : 64, traduction libre[1]

On peut se demander alors de quelle façon les énoncés mis en circulation par les médecins et les patients et relayés par la presse écrite s’articulent autour des innovations médicales. Quels types d’arguments dominent ? Quelles perspectives demeurent marginales ? Et avec quels effets sur l’arène médiatique et sociopolitique dans laquelle les innovations sont déployées ? Or, les médecins spécialistes occupent une place très particulière lorsqu’il est question d’innovations médicales (Moran et Alexander, 1997 ; Martin, 2004). Ceux-ci contribuent en effet très largement à développer la base de connaissances scientifiques et cliniques sur laquelle les agences d’évaluation des technologies s’appuient pour formuler des recommandations pour les décideurs (à travers des synthèses de la littérature scientifique) (Lehoux et al., 2009c). Ensuite, ils interagissent régulièrement avec les patients à qui sont proposées les innovations et avec les médecins de première ligne qui les prescrivent également. Enfin, ils siègent très souvent sur des comités ou des organismes mandatés par l’État pour émettre des avis experts relatifs au remboursement et au déploiement des innovations (Vassy, 2006 ; Wolpe, 1994). Leur influence s’exerce donc à plusieurs niveaux, incluant évidemment la prestation de soins directe aux patients.

De leur côté, les associations de patients représentent un groupe extrêmement hétérogène d’acteurs dont les missions varient. Celles-ci peuvent poursuivre l’un ou l’autre, ou encore plusieurs des quatre mandats suivants : 1) organiser des campagnes de financement pour la recherche médicale ; 2) offrir des services de soutien psychosocial et d’entraide pour les malades et leurs proches ; 3) rassembler et diffuser auprès des patients, leurs proches et le public en général des informations permettant de mieux connaître les maladies et les services disponibles ; et 4) exercer des actions militantes (lobby) auprès des décideurs (Bastian, 1998). Ces associations entretiennent des relations très variables avec les corps médicaux et le secteur privé. Certaines associations peuvent pratiquement être sous la tutelle morale de médecins, alors que d’autres incarnent des mouvements anti-médicalisation ou revendiquent des approches médicales alternatives (Barbot, 1998). Plusieurs de ces associations bénéficient de financement public et/ou provenant d’entreprises privées détenant un intérêt pour la cause qu’elles défendent, de manière ponctuelle (pour des événements spécifiques) ou récurrente (pour soutenir leurs infrastructures).

Plusieurs sociologues ont examiné comment les associations de patients exercent un rôle structurant sur les politiques publiques, dans la recherche médicale et sur l’opinion publique (Barbot, 1998 ; Rabeharisoa et Callon, 1998 ; Epstein, 1997 ; Löwy, 2000). La plupart de ces travaux ont cherché à mieux connaître les actions des groupes organisés de patients concernant une seule maladie. Et même si plusieurs ont examiné les relations que ces groupes entretiennent avec le corps médical, très peu d’analyses comparant plusieurs groupes existent. Dans nos propres travaux, en choisissant d’explorer trois innovations controversées qui concernaient plusieurs spécialités médicales (cancérologie, urologie, chirurgie, génétique, obstétrique-gynécologie, psychiatrie) et qui soulevaient des enjeux médicaux et sociaux très hétérogènes (dépistage du cancer chez des hommes matures, périnatalité, avortement et déficience intellectuelle, santé mentale), nous avons d’emblée introduit une base comparative importante. Ceci offre un terrain empirique fertile pour dégager comment différents énoncés de connaissances et arguments sociopolitiques quant à ce qui est désirable socialement s’arriment les uns aux autres pour façonner l’institutionnalisation d’innovations. De plus, dès lors que l’arène sociopolitique dans laquelle les innovations se diffusent est conçue selon ses propriétés institutionnelles et communicationnelles, il devient impératif de cerner comment les énoncés de connaissances mis en circulation par des groupes d’acteurs, dont le poids politique et le statut social diffèrent, acquièrent ou non de l’autorité. C’est ici que Jasanoff nous éclaire.

Plusieurs travaux de Jasanoff (1990) se sont attardés à une forme particulière de science, soit celle qui soutient des fonctions régulatrices auprès de l’État en se trouvant concentrée sous forme de réservoirs d’expertise. Réservoirs dans lesquels les élus et les fonctionnaires peuvent puiser pour formuler des politiques et développer des cadres réglementaires et juridiques permettant d’encadrer l’usage et la diffusion des technologies. Il n’est donc pas étonnant pour cette auteure que les « cultures scientifiques soient d’emblée des cultures politiques » et que « de décrire l’une sans l’autre mène à une vision étriquée, une description mince et une critique inadéquatement informée » (2005 : 290, traduction libre). Dans son livre Designs on nature. Science and democracy in Europe and the United States, Jasanoff se penche plus particulièrement sur les technologies du vivant, notamment les organismes génétiquement modifiés et l’exploitation de la recherche sur les cellules embryonnaires. Son propos est de dégager comment « la vie, et ses composantes matérielles, est devenue un moyen de production, une marchandise, un agent thérapeutique et un objet de régulation » (2005 : 281, traduction libre). C’est dans ce livre qu’elle développe la notion d’épistémologie civile qui réfère à des pratiques institutionnelles qui sont ancrées et évoluent dans des systèmes politiques et culturels spécifiques. Selon Jasanoff, ces pratiques permettent de départager les options collectives légitimes de celles qui ne le seraient pas.

Les cultures technoscientifiques modernes ont développé des manières de connaître implicites à travers lesquelles elles évaluent la rationalité et la solidité des arguments qui cherchent à ordonner leurs vies ; les démonstrations ou les arguments qui échouent ces épreuves sont rejetés. Ces manières collectives de connaître constituent l’épistémologie civile d’une culture ; elles sont distinctives, systématiques, souvent institutionnalisées et articulées à travers la pratique plutôt qu’à travers des règles formelles.

Jasanoff, 2005 : 255, traduction libre[2]

Pour Jasanoff, la notion d’épistémologie civile permet d’éviter de fausses dichotomies telles que celles souvent posées entre experts et profanes, et entre connaissances « vraies » et perceptions « subjectives ». La question n’est pas de déterminer ce que le public devrait savoir afin de pouvoir participer activement aux débats entourant les politiques gouvernementales, tel que la thèse du déficit communicationnel le laisserait entendre (Bastian, 1998). Il importe plutôt d’aborder des questions encore plus fondamentales à la démocratie : « comment les connaissances en viennent-elles à être perçues comme étant solides dans les systèmes politiques ? Et comment les énoncés scientifiques, plus spécifiquement, se configurent-ils avec autorité ? » (2005 : 250, traduction libre). Pour Jasanoff, les connaissances acquièrent une signification dans la mesure où elles sont collectivement mises à l’épreuve et reconnues comme pouvant servir de fondation à l’action collective.

L’idée d’épistémologie civile reconnaît d’emblée que les êtres humains des régimes politiques contemporains sont des agents aptes à connaître, qui vivent leur vie en relation avec les gouvernements, et que toute théorie démocratique digne de ce nom doit considérer la capacité humaine à connaître les choses collectivement. Connaître collectivement est une caractéristique de la vie politique qui mérite d’être étudiée en elle-même […]. Nous devons alors parler des manières davantage enracinées et systématiques par lesquelles les significations sont partagées et sans lesquelles aucun régime politique ne pourrait créer un savoir public, encore moins maintenir la confiance en celui-ci ou l’utiliser en tant que base pour l’action.

Jasanoff, 2005 : 270, traduction libre[3]

Dans notre propre analyse, nous retenons l’idée que la manière de tester la solidité et la rationalité des énoncés de connaissances qui devraient guider les choix collectifs est ancrée dans une institution politique et culturelle spécifique. Puis, que les épistémologies civiles sont façonnées dans une arène médiatique et sociopolitique où les médecins spécialistes et les associations de patients occupent des places particulières lorsqu’il est question d’innovations médicales. Ces groupes détiennent des enjeux hétérogènes touchant ces innovations. Notre hypothèse de travail est que les controverses publiques qui accompagnent les innovations se déploient dans le temps et réussissent (ou non) à transformer le scénario selon lequel leur usage sera institutionnalisé. Il s’agit en quelque sorte d’une intrigue collective à laquelle participent différents protagonistes qui tentent de (re)définir l’enjeu principal que représente chacune des innovations. Lorsqu’il est examiné à la lumière du concept d’épistémologie civile, l’enjeu derrière une innovation n’est pas que scientifique. L’enjeu inclut la légitimité de l’action collective, soit la façon dont une innovation sera encadrée, diffusée et mise à la disposition des professionnels et des patients (Callon et al., 2001). Nous portons donc un regard attentif aux arguments qui renvoient à la science, aux services de santé et à l’arène sociopolitique dans laquelle l’innovation se diffuse. Notre cadre d’analyse examine comment, pour chacune des trois innovations, les médecins spécialistes, la presse écrite et les associations de patients définissent l’enjeu principal, ce que sont des connaissances solides et ce que serait une action collective légitime.

Méthodologie

Cet article s’appuie sur la synthèse des travaux que notre équipe a menés entre 2003 et 2008 au Québec et en Ontario (Canada) et qui misaient sur trois sources de données principales. Ci-dessous, nous décrivons le contexte de notre programme de recherche et les stratégies d’analyse des données qui ont été appliquées afin de produire cette synthèse.

Le contexte dans lequel nos travaux empiriques ont été menés

L’objectif de notre programme de recherche était de mieux comprendre les dimensions institutionnelles qui façonnent le rôle des agences d’évaluation des technologies de la santé en examinant comment les médecins spécialistes, les associations de patients et les médias perçoivent, participent ou influencent la diffusion et l’usage des technologies médicales. Nous avons choisi comme cas des innovations sur lesquelles des rapports formels d’évaluation avaient été produits par deux agences provinciales paragouvernementales, l’une basée au Québec et l’autre en Ontario. Les rapports ont été choisis parmi les listes de publications de ces agences de manière à couvrir des sujets controversés sur les plans scientifiques et sociaux. Ils permettaient également de rejoindre des acteurs dont les expertises et intérêts variaient assez largement puisque les innovations évaluées concernaient des publics et des enjeux de santé très différents, soit : 1) le dépistage prénatal du syndrome de Down, ou trisomie 21 (Framarin, 2003) ; 2) les électrochocs à des fins thérapeutiques en psychiatrie (Banken, 2002) ; et 3) le dépistage du cancer de la prostate par APS (Slaughter et al., 2002).

Quatre publications nous ont permis d’explorer nos objectifs[4] de manière indépendante (Fattal et Lehoux, 2008 ; Hivon et al., 2009 ; Lehoux et al., 2009b ; Lehoux et al., 2009c). Cet article s’appuie en partie sur celles-ci, mais vise surtout à synthétiser l’ensemble de nos observations en comparant et en contrastant la manière dont les acteurs formulent leurs énoncés et négocient leur position respective dans l’arène médiatique et sociopolitique.

Les sources de données et leur analyse

Trois sources de données ont été exploitées : 1) entrevues auprès de médecins spécialistes et experts (n = 28) ; 2) entrevues auprès de représentants d’association de patients (n = 12) ; et 3) analyse de la couverture de la presse écrite canadienne (n = 186).

Pour les spécialistes, nous avons utilisé une stratégie de recrutement combinée d’échantillonnage par choix raisonné et « boule de neige » (Rubin et Rubin, 1995) : nous avons d’abord contacté les spécialistes invités à évaluer le rapport d’évaluation avant sa publication, puis nous avons demandé à chacun des noms de collègues reconnus pour avoir une opinion (favorable ou défavorable) sur l’innovation. De ce processus a résulté 12 répondants pour le dépistage prénatal du syndrome de Down (7 obstétriciens-gynécologues, 2 généticiens, 1 conseiller génétique et 2 médecins-administrateurs), 10 pour la thérapie par électrochocs (9 psychiatres et 1 médecin-administrateur), 6 pour le dépistage du cancer de la prostate par APS (4 urologues-oncologues, 1 oncologue et 1 urologue).

Pour les associations civiles, nous avons sélectionné des organisations sur la base de trois critères spécifiques. Leurs activités devaient : 1) concerner la condition médicale évoquée dans les rapports d’évaluation ; 2) se dérouler dans la région où opèrent les agences d’évaluation et ; 3) inclure la prestation de services directs de support, d’information ou de représentation auprès des personnes concernées par chacune des trois innovations. Nous avons exclu les organisations principalement dédiées au financement de la recherche. Pour chaque organisation sélectionnée, nous avons contacté l’administrateur principal. Pour le test par APS, les trois associations approchées (2 nationales, 1 provinciale) ont accepté de nous rencontrer. Deux d’entre elles avaient clairement pour mission de promouvoir un dépistage précoce du cancer ou d’obtenir le remboursement du test par APS. La troisième se préoccupait surtout d’apporter du soutien aux personnes atteintes de cancer. Pour l’ECT, six associations (1 nationale, 2 provinciales, 3 communautaires) ont accepté notre invitation tandis que quatre n’ont jamais répondu à l’appel. Toutes avaient pour mission de soutenir les personnes atteintes de maladies mentales et leur famille dans divers aspects de leur quotidien. Trois spécifiaient ouvertement leur volonté de défendre les droits de ces patients. Finalement, outre deux refus, trois associations (1 provinciale, 2 communautaires) ont accepté de discuter des enjeux relatifs au dépistage précoce du syndrome de Down. Seulement une de ces associations représentait les familles d’enfants atteints de trisomie. Une autre avait pour mission le soutien aux personnes ayant une déficience intellectuelle tandis que la troisième apportait du soutien en périnatalité.

Tous les entretiens semi-structurés ont duré entre 45 et 90 minutes et la majorité a eu lieu en personne. Ils ont été enregistrés et retranscrits dans leur langue originale (français ou anglais). Malgré un nombre relativement restreint d’entretiens auprès des spécialistes et des associations civiles, nous avons pu dégager un large éventail de points de vue sur les controverses qui animent les débats autour de la désirabilité de nos trois technologies. Nous avons cependant constaté que les spécialistes tenaient un discours beaucoup plus homogène que les associations civiles. Ceci peut s’expliquer en partie parce que le recrutement ciblait uniquement la médecine « traditionnelle », mais également parce que les spécialistes recrutés étaient tous actifs en recherche. Ces caractéristiques peuvent contribuer à former une vision plus consensuelle des données scientifiques et cliniques.

Finalement, pour constituer notre corpus de textes issus de la presse écrite, nous avons effectué une recherche dans les quatre plus grandes bases de données canadiennes de presse (Biblio branchée, Repère, CPI and CBCA) et extrait tous les articles publiés entre 2000 et 2006 ayant un lien avec les technologies et les conditions médicales discutées dans les rapports d’évaluation. Les mots-clés suivants ont été utilisés : tests de dépistage prénatal, syndrome de Down, électrochocs (utilisés comme traitement), APS et cancer de la prostate. Nous avons inclus les articles en anglais et en français, publiés dans les journaux et magazines destinés à un large auditoire (en excluant les magazines destinés à un public professionnel). L’échantillon final était constitué de 23 articles sur le dépistage prénatal, 24 sur les électrochocs et 139 sur le test par APS. L’écart entre le nombre d’articles sur le test par APS et celui des deux autres technologies est simplement le reflet de l’importance que les journalistes ont accordée à ce sujet par rapport aux deux autres. Nous pensons également que le fait que certaines figures importantes de la scène politique canadienne aient annoncé publiquement être atteintes du cancer de la prostate ait contribué à une plus grande couverture médiatique de cette technologie pendant la période à l’étude. Il convient cependant de noter que la taille du corpus n’est pas le reflet de l’ampleur des controverses que nous avons analysées. Celles-ci ne sont pas médiatiques dans la mesure où elles ne sont pas le résultat d’enquêtes journalistiques. Les controverses sont plutôt associées aux points de vue des acteurs impliqués dans la diffusion, la régulation et l’utilisation des technologies.

Pour analyser les transcriptions et le contenu de la presse écrite, nous avons utilisé une stratégie de codage mixte. Nous avons amorcé l’analyse par trois grandes catégories prédéfinies (arguments scientifiques, arguments relatifs aux services de santé, et arguments sociopolitiques) pour lesquelles nous avons exploré les nuances et les subtilités. Nous avons ensuite analysé chaque innovation de façon indépendante (analyse intracas) afin de décrire l’histoire dominante. Nous avons finalement synthétisé l’ensemble des résultats empiriques à l’aide de tableaux, permettant ainsi d’identifier les thèmes et schémas récurrents entre les cas.

Comment les médecins, les médias et les associations civiles façonnent-ils les épistémologies civiles relatives aux trois innovations ?

Pour chacune des innovations, nous décrivons quel type de rationalité domine les discours des médecins spécialistes, des médias et des associations civiles. En explorant les éléments qui semblent faire consensus aussi bien que ceux qui divergent, nous tentons de dégager ce que représentent des arguments solides pour chacun des groupes. Notre analyse examine également comment l’intrigue collective que pose chacune des innovations semble parfois relativement peu affectée par les efforts de certains acteurs pour faire reconnaître la plausibilité de leurs énoncés et pour recadrer la controverse en conséquence. Alors que nous constatons qu’au fil du temps un dénouement des positions conflictuelles s’engage, il n’en demeure pas moins que celui-ci repose sur une articulation très sélective des points de vue présents au sein de l’arène médiatique et sociopolitique.

Le dépistage du syndrome de down au premier trimestre de la grossesse

L’innovation sur laquelle portent nos analyses est un test combiné de dépistage qui permet d’évaluer les risques qu’une femme enceinte soit porteuse d’un foetus atteint du syndrome de Down et ceci, dès le premier trimestre de la grossesse. Ce test est dit non invasif, car il repose sur une combinaison de marqueurs sanguins et échographiques mesurant la clarté nucale afin de fournir une information probabiliste. Il permet, si les risques sont jugés élevés, d’orienter la femme enceinte vers un test plus invasif tel que l’amniocentèse, ou à l’opposé, d’éviter les risques de perte iatrogénique du foetus associés à ce test si les risques semblent faibles. La diffusion du dépistage et du diagnostic prénatals du syndrome de Down a soulevé des controverses dans un grand nombre de pays industrialisés depuis le début des années 1990 (Vassy, 2006). Constatant que les progrès scientifiques et technologiques rapides dans ce domaine entraînaient des changements de pratique au Québec également, l’Agence d’évaluation provinciale a jugé nécessaire de se pencher sur l’efficacité de cette technologie ainsi que sur les enjeux de son implantation dans le contexte québécois. Les évaluateurs ont cependant observé que même si l’efficacité théorique du dépistage prénatal au premier trimestre était satisfaisante, son efficacité réelle restait à démontrer. Considérant les données disponibles au moment de l’évaluation, ils ne recommandaient pas l’implantation d’un dépistage prénatal à grande échelle au premier trimestre de la grossesse (Framarin, 2003). Malgré ce rapport peu favorable à un usage élargi du test combiné, le gouvernement du Québec décidait, en 2008, d’en universaliser l’accès.

Les médecins spécialistes : une innovation qui élargit leur champ d’action

Au moment des entrevues, les spécialistes rencontrés se positionnaient clairement en faveur de l’accès universel au test de dépistage au premier trimestre (voir Tableau 1). Cette position s’explique par le fait que le test, d’une efficacité fort acceptable à leurs yeux, offre la possibilité d’élargir et d’améliorer leur champ d’intervention. Si l’un d’eux reconnaît que l’élargissement des options conduit les futurs parents à être aux prises avec des décisions difficiles qu’ils n’auraient peut-être pas eu à prendre sans ce test (la présence de malformations chez le foetus se conclut souvent en avortement spontané), l’éventail des arguments recueillis fait davantage ressortir les aspects positifs du dépistage et les solutions possibles aux quelques problèmes qu’il soulève. Par exemple, on fait valoir que ce test ne se limite pas au dépistage du syndrome de Down, mais permet également d’identifier un ensemble d’autres malformations congénitales. De plus, il permet de détecter des cas qui échappent à un dépistage basé essentiellement sur l’âge de la mère. L’argument qui sous-tend ces discours est celui des choix reproductifs, c’est-à-dire que le test génère des informations dès les premiers mois de la grossesse et que le couple pourra mieux envisager la suite des choses en ayant cette information en main. Il est intéressant de constater que pour défendre leur position, les médecins n’invoquent pas nécessairement des arguments scientifiques, mais plutôt des arguments sociaux et économiques. Les arguments mis de l’avant s’adressent en effet indirectement aux décideurs en soulignant deux grandes valeurs de la société canadienne : 1) favoriser l’égalité d’accès au dépistage puisque ce test coûteux (environ 400 $ CAD) n’est offert, au moment des entrevues, que dans le secteur privé ; et 2) assurer une bonne gestion du portefeuille collectif en réduisant les coûts associés à la prise en charge des enfants handicapés. Parallèlement à cela, ils s’attardent peu sur l’une des principales conséquences du dépistage : l’avortement. La quasi-absence de cet enjeu dans les discours recueillis s’appuie implicitement sur l’idée que l’avortement est une pratique socialement acceptable d’autant plus s’il est « thérapeutique ». Par ailleurs, les difficultés éventuelles que pourraient rencontrer les couples quant à leurs choix reproductifs seront résolues par des conseils génétiques appropriés, ceux fournis par des experts qui ont, semble-t-il, la neutralité nécessaire pour éclairer ces choix. L’un des médecins rencontrés évoque même la nécessité de faire pression auprès du gouvernement en s’alliant éventuellement avec des groupes militants en matière de santé des femmes.

Tableau 1

Arguments des médecins, des médias et des associations civiles relatifs au dépistage du syndrome de Down

Arguments des médecins, des médias et des associations civiles relatifs au dépistage du syndrome de Down

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Les médias : une innovation souhaitable individuellement et socialement

Les textes que nous avons analysés présentent plusieurs données statistiques afin de dresser le portrait du syndrome de Down (voir Tableau 1). On y décrit en termes scientifiques, non seulement l’efficacité des nouveaux tests (sensibilité, spécificité), mais également les risques associés aux tests diagnostics invasifs actuels dont l’usage pourrait être limité grâce à l’innovation. La science est donc mobilisée pour mettre en évidence de façon objective et crédible l’ampleur du problème et la valeur de la solution. Et le problème inclut le syndrome de Down lui-même, puisque son incidence et ses caractéristiques spécifiques sont amplement décrites. Les médias font également ressortir les implications cliniques et sociales du test combiné ; par exemple, l’idée qu’une interruption de grossesse au premier trimestre soit généralement moins risquée et moins éprouvante psychologiquement. Ou encore la réticence des groupes concernés par le syndrome de Down qui craignent que les familles qui choisiront de mener à terme une grossesse malgré un test positif soient stigmatisées. Comme la principale alternative est l’avortement, certains craignent que l’application routinière d’un test moins invasif mène à l’élimination systématique de foetus atteints de trisomie, ce qui compromettrait les services spécialisés et les soins médicaux dont cette population a besoin. Même si les textes analysés dans leur ensemble touchent à un spectre d’enjeux assez large, une lecture attentive indique que ceux-ci ne sont pas traités sur le même pied d’égalité. Ainsi, les avantages de mettre un terme à une grossesse non désirée, de limiter l’utilisation de tests invasifs ou de mieux orienter la pratique médicale l’emportent de loin sur la possibilité qu’offre le test de se préparer à élever un enfant atteint du syndrome de Down. De la même façon, si le consentement éclairé est un enjeu reconnu dans la majorité des articles, la solution réside dans la mise en place d’un conseil génétique de qualité et non pas dans un encadrement plus serré du test. Aussi, les implications sociales d’un usage plus répandu de ce test sont beaucoup moins examinées que les procès intentés par des familles accusant leur médecin de ne pas avoir offert ce test alors qu’elles doivent maintenant assumer la charge d’un enfant handicapé non désiré. Le discours des médias renforce ainsi l’idée que le dépistage est un droit, qu’il n’est pas désirable d’avoir un enfant atteint de trisomie et que l’avortement sous ces conditions est une intervention socialement acceptable et acceptée.

Les associations civiles : une innovation qui menace leurs acquis

Les représentants des associations rencontrés sont généralement plus méfiants que les médecins par rapport à la qualité de l’information qui circule dans les arènes clinique et sociopolitique (voir Tableau 1). Selon certains, les futurs parents se font déjà bombarder d’information sur différents risques qui menaceraient le foetus, et les politiques publiques apparaissent hautement contradictoires puisque, d’une part, elles soutiennent l’intégration sociale des personnes souffrant de divers handicaps et, d’autre part, elles encouragent la diffusion du test de dépistage. La valeur du test apparaît également limitée car celui-ci ne précise pas la gravité de la maladie. La possibilité même d’un choix reproductif « éclairé » est donc mise en doute. Tout comme les médecins, les associations civiles rencontrées semblent reconnaître le rôle important des experts. Par exemple, il est évoqué le besoin de former des intervenants pour accompagner les familles, quelle que soit leur décision, du début jusqu’à la fin du processus (qu’il y ait avortement ou non). Toutefois, leur définition de l’expertise est plus large que celle des médecins : on souligne que les familles des personnes atteintes détiennent une expertise et un point de vue pertinent qui permettraient de bonifier la recherche et, ainsi, de mieux guider les politiques de santé. Aucune des associations rencontrées ne conteste le droit des parents à faire leur propre choix. Cependant, on reconnaît que le dépistage universel représente un danger significatif pour l’avenir des personnes atteintes du syndrome de Down et leur famille. L’enjeu est celui de perdre des acquis sociaux et politiques durement gagnés au cours des récentes décennies. La mission de deux de nos associations est effectivement de changer la perception sociale des personnes atteintes. Pour ces dernières, il ne s’agit pas de « consommateurs » de services, mais bel et bien de véritables acteurs de changement social, dotés de droits, notamment celui du droit à la différence.

Malgré la présence d’enjeux qui s’opposent, l’histoire qui vient à dominer l’arène médiatique et sociopolitique dans le cas du dépistage du syndrome de Down est qu’il est socialement désirable d’élargir l’accès à ce test, et ce, même si cela suppose de faciliter l’avortement de foetus (atteints ou sains). La revendication des associations civiles pour que les personnes atteintes puissent jouir d’un droit à la différence n’est pas aussi percutante que le plaidoyer des médecins en faveur d’un accès égalitaire au test pour toutes les femmes enceintes. Si, pour certains, il paraît immoral d’éliminer un foetus simplement parce qu’il présente des anomalies, en revanche, personne n’oserait obliger des parents à mettre au monde un enfant souffrant d’incapacités physiques et mentales. Le droit à la différence est subordonné à celui du droit au choix individuel. Aussi, à partir du moment où une innovation fournit cette information in utero, il devient pratiquement impossible de ne pas l’offrir à tous, et ceci, malgré les risques sociaux soulevés par les personnes concernées. De plus, connaître collectivement les aspects bénéfiques de vivre avec le syndrome de Down ne semble pas un argument convaincant devant l’appel des médecins et des médias à la neutralité et au choix éclairé. Puisque le test élargit le champ d’intervention clinique et soutient les choix reproductifs des parents, une politique publique favorable peut donc s’établir.

L’électroconvulsothérapie

L’électroconvulsothérapie (ECT), mieux connue sous le nom de traitement par électrochocs, traîne derrière elle une histoire chargée où la violence et les abus dominent. L’ECT est en effet appliquée à une population vulnérable ; les patients souffrant de problèmes de santé mentale dont les droits peuvent être aisément bafoués. Aujourd’hui administré sous anesthésie générale, le traitement serait beaucoup plus sécuritaire et moins invasif. Les effets secondaires (perte de mémoire et confusion) seraient mieux maîtrisés par les nouvelles procédures d’application. Néanmoins, à la fin des années 1990, le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, devant une recrudescence observée de l’utilisation de l’ECT, demande qu’une évaluation soit faite par l’agence d’évaluation provinciale. Le rapport d’évaluation démontre que l’ECT est un traitement très efficace pour un certain nombre d’indications cliniques (dépression majeure récalcitrante, catatonie pernicieuse), recommande un encadrement plus étroit de la pratique par les cliniciens et suggère que les groupes civils collaborent davantage avec les institutions soignantes (Banken, 2002). Cette évaluation, somme toute rassurante et positive de l’ECT, ne réussit pourtant pas à modifier la perception négative qui y est rattachée dans l’arène sociopolitique. Certains arguments résistent et des oppositions importantes perdurent (voir Tableau 2).

Tableau 2

Arguments des médecins, des médias et des associations civiles relatifs aux électrochocs

Arguments des médecins, des médias et des associations civiles relatifs aux électrochocs

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Les médecins spécialistes : une innovation cliniquement efficace

Que le ministère de la Santé commande une évaluation est en soi lourd de sous-entendus pour les psychiatres qui appliquent l’ECT. Le rapport a pu les rassurer sur un point important : bien que des variations régionales soient constatées dans l’utilisation de l’ECT, l’augmentation observée au Québec est semblable à celles observées ailleurs au pays et à l’étranger. Le problème est que le mode d’action de l’ECT demeure inconnu. Personne ne sait pourquoi le traitement fonctionne bien avec certains individus et pas du tout pour d’autres. Peu d’études ont examiné sur le long terme les effets secondaires associés au traitement. Alors que la science ne fournit pas de certitude, les médecins interviewés mobilisent largement leur expérience clinique pour justifier l’usage de l’ECT. Selon eux, les médecins qui utilisent ce traitement, tout comme les patients qui l’expérimentent, ne doutent aucunement de son efficacité. L’un d’eux avance que davantage de vies seraient sauvées grâce à l’ECT, si ce n’était de la mauvaise presse qu’elle subit depuis des décennies. À son avis, cette stigmatisation découle d’abus historiques et d’un traitement médiatique qui rapporte principalement des histoires vécues négatives. Un autre explique également que les patients pour qui l’expérience est positive ne vont pas le proclamer publiquement, car la maladie mentale demeure socialement honteuse. Les histoires qui nourrissent le savoir commun sont donc celles pour qui la thérapie a échoué. Par ailleurs, de l’avis d’un de nos interlocuteurs, les règles scientifiques qui animent le mouvement des pratiques fondées sur les données probantes pénalisent l’ECT et la psychiatrie dans son ensemble. Non seulement ce type de science se prête surtout à l’évaluation des traitements pharmaceutiques, mais, plus profondément, elle suppose qu’il existe un réservoir important d’essais cliniques dans lequel puiser des données. Or, la conduite d’essais cliniques dans le domaine de la santé mentale comporte plusieurs obstacles, dont celui du consentement éclairé. Son souci de défendre la légitimité de l’ECT s’inscrit donc dans une préoccupation plus large qui soit de combattre la stigmatisation de la psychiatrie elle-même. Même si certains des médecins rencontrés reconnaissent qu’il est pertinent de chercher à réduire les variations dans les pratiques, ils sont peu enclins à collaborer avec des groupes civils pour tenter d’harmoniser les processus décisionnels. Les incertitudes relatives aux résultats du traitement et à ses effets secondaires n’ont qu’à être expliquées aux patients concernés. En somme, on devrait faire confiance aux cliniciens qui sont les mieux placés pour connaître et transmettre une information de qualité et l’interpréter dans l’intérêt du patient.

Les médias : une innovation à réhabiliter ?

En formulant l’enjeu de l’ECT par le biais de cette interrogation, une majorité des articles que nous avons analysés ont en quelque sorte renforcé l’incertitude et le doute entourant l’ECT (voir Tableau 2). En effet, même si la publication du rapport d’évaluation a alimenté un nombre important de textes et a amené les journalistes à présenter de manière relativement équilibrée l’état des connaissances concernant la pratique de l’ECT, le discours et les images employées ont cultivé en grande partie le mythe inquiétant de ce traitement. D’une part, les médias soulignent l’efficacité du traitement et les changements apportés à son mode d’application et, d’autre part, ils donnent la parole à des opposants virulents de l’ECT et mobilisent des expériences vécues dramatiques. Ces expériences permettent d’illustrer les effets secondaires de l’ECT, mais renvoient également à des situations où les patients ont été amenés, contre leur gré, à subir le traitement. Neuf articles couvraient, entre autres, un cas d’abus flagrant : un procès intenté pour la patiente Kastner qui avait reçu ce traitement dans les années 1950. Quelle est la valeur médiatique de cette référence ? En quoi ce procès éclaire-t-il l’actualité ? Les médias, en choisissant de mettre à profit un passé trouble et une symbolique négative, racontent une histoire de l’ECT qui s’oppose à celle plus rassurante de l’évaluation scientifique et de l’expérience clinique.

Les associations de patients : une innovation qui n’est qu’une infime partie de la solution

De manière un peu contre-intuitive, très peu des représentants des associations civiles que nous avons rencontrés condamnent sans appel la pratique de l’ECT. Le Tableau 2 indique toutefois que des positions très distinctes sont adoptées par ces associations par rapport à la science et que celles-ci trouvent leurs échos lorsqu’il est question des services de santé et de sociopolitique. Par exemple, le discours d’une association, clairement opposée à l’ECT, contient des arguments relativement cohérents qui structurent une méfiance importante en regard de la science (elle manipule et est manipulée par les compagnies pharmaceutiques), un regard très critique sur les « services » que le système de soins offre à une population dont la vulnérabilité est elle-même causée par une médicalisation et une stigmatisation sociale de la maladie mentale et, enfin, une détermination forte à agir politiquement afin de transformer une société qui engendre l’exclusion et la vulnérabilité. Bien que les autres interviewés soient extrêmement sensibles à la nécessité de défendre les droits des personnes souffrant de maladie mentale et de les soutenir, ainsi que leurs proches, dans un registre élargi d’institutions sociales (famille, éducation, emploi, logement, justice, etc.), leurs discours présentent des variations et des nuances importantes. Certains accordent de la crédibilité à la science, mais souligne que le point de vue des patients — qui détiennent une expertise sur la façon dont est vécue la maladie et les différentes interventions médicales et sociales — et celui des organismes communautaires — qui connaissent bien « le terrain » de la santé mentale — pourraient contribuer à bonifier les recherches. De leur point de vue, une science qui se base uniquement sur un modèle biomédical pour évaluer la valeur de l’ECT est limitée et, ultimement, peu instructive. D’autres représentants d’associations soulignent l’absence d’une vision globale de la santé mentale et le schisme qui sépare l’approche « médicale » (la maladie mentale est posée d’abord comme un problème physiologique) de l’approche « sociale » (les racines du « mal être » sont familiales, culturelles, sociales et politiques). Dans cette perspective, l’ECT agit sur un aspect limité du problème et représente uniquement un complément à d’autres types de traitement et d’interventions. Le système de santé n’offre qu’une réponse extrêmement limitée au problème de la santé mentale. Sur un plan sociopolitique, les associations rencontrées sont extrêmement vigilantes et réactives face aux médias qui sont trop enclins, selon elles, à amalgamer des discours inquiétants sur la santé mentale (exposant par exemple des cas dramatiques de violence). Leur mission inclut presque toujours un volet communication afin de démystifier la maladie mentale auprès d’un large public et un volet éducation afin d’outiller les patients et leurs proches pour mieux vivre avec la maladie et faire valoir leurs droits. Un constat important s’impose à travers les discours des interviewés : leurs activités les mènent régulièrement à interagir avec les personnes qui vivent des expériences négatives et avec les institutions (juridiques, sociales, commerciales, etc.) qui, d’une façon ou d’une autre, les fragilisent.

En somme, l’histoire qui domine l’ECT demeure ancrée dans un passé lourd où les essais et erreurs de la science et de la clinique servent à cristalliser des positions conflictuelles entre les protagonistes. Si aujourd’hui la recherche a permis d’adapter l’intervention, de réduire ses risques et effets secondaires et de circonscrire ses indications, plusieurs aspects inconnus demeurent sources d’inquiétude. Les groupes concernés ne s’entendent pas sur l’enjeu principal de cette histoire et chacun accorde davantage de crédibilité à sa propre expérience. Pour les médecins, la clinique et ses succès visibles contribuent à une vision positive de l’ECT et la maladie mentale découle d’une pathologie physiologique sur laquelle il est légitime et important d’agir. Pour les groupes de patients, l’expérience de la maladie et les injustices sociales suscitent une position dubitative ou méfiante envers l’ECT, et les dimensions biopsychosociales à la source de la maladie mentale doivent impérativement être prises en compte. Les énoncés de connaissances qui circulent, établis à partir de savoirs et d’expériences largement hétérogènes, sont donc difficiles à arrimer les uns aux autres. Ici, il n’y a donc pas de façon de connaître collectivement la valeur de l’ECT. L’impasse communicationnelle significative qui en résulte fait en sorte que l’intrigue de l’ECT ne peut pas connaître de dénouement satisfaisant.

Le dépistage du cancer de la prostate par antigène prostatique spécifique (APS)

Le test par APS est un test qui permet de dépister le cancer de la prostate en mesurant la quantité d’une protéine dans le sang. Un taux élevé de cette protéine peut signaler entre autres la présence d’un cancer. Ce test est cependant peu sensible et peu spécifique (il comporte des taux élevés de faux positifs et de faux négatifs). Or, comme le but ultime du dépistage est de diminuer la mortalité, l’efficacité d’un test de dépistage est étroitement liée à celle des traitements. Dans le cas du cancer de la prostate, les traitements sont souvent agressifs et comportent des risques de complication importants comme la dysfonction érectile et l’incontinence. C’est pourquoi, dans de nombreux pays industrialisés, des controverses cliniques et scientifiques accompagnent ce test depuis longtemps. Un des enjeux pour la science régulatrice est de savoir si, dans ce contexte, le test par APS contribue à réduire la mortalité associée au cancer de la prostate lorsqu’il est offert systématiquement à des hommes asymptomatiques. Le rapport d’évaluation offrait une conclusion mi-figue, mi-raisin, suggérant que le test était utile, mais que les données probantes quant à son effet sur la mortalité laissaient à désirer. Devant l’absence de données probantes sur l’efficacité réelle du test, les auteurs recommandaient de 1) maintenir le statu quo provincial, à savoir ne pas offrir le test aux hommes asymptomatiques ou encore, 2) d’offrir le test sur demande en assurant une prise de décision éclairée de la part des patients tenant compte des risques associés aux traitements (Slaughter et al., 2002). Le Tableau 3 résume les arguments évoqués par nos acteurs, qui, à leur manière, évoquent un même enjeu, mais qui diffère de celui posé par l’évaluation : dans un contexte où il est socialement admis que les chances de guérison d’un cancer sont proportionnelles à la rapidité à laquelle il est dépisté et traité, est-il légitime de limiter l’usage du test par APS ?

Tableau 3

Arguments des médecins, des médias et des associations civiles relatifs au dépistage du cancer de la prostate

Arguments des médecins, des médias et des associations civiles relatifs au dépistage du cancer de la prostate

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Les médecins spécialistes : une innovation qui exige davantage de données probantes

Au moment de nos entrevues, les deux grandes études cliniques américaine et européenne sur l’efficacité du dépistage du cancer de la prostate sont toujours en cours (elles ont été publiées au début de 2009). Si l’un des médecins interviewés trouve problématique l’importance accordée au petit nombre d’études randomisées par rapport à la quantité de données fournies par les études non randomisées, les autres spécialistes rencontrés sont favorables à l’idée d’attendre que des données probantes solides soient disponibles avant de décider si le test doit ou non être déployé dans le cadre d’un dépistage systématique. L’obstacle principal est, selon eux, qu’une réduction de la mortalité associée à un dépistage systématique n’est pas encore démontrée. De plus, le test informe peu sur la pratique en ce qu’il ne permet pas de déterminer le meilleur traitement possible. Le cancer de la prostate évolue souvent très lentement et le test ne donne aucune information quant à la malignité du cancer. Il est parfois préférable de surveiller son évolution plutôt que de le traiter précocement d’autant plus que les traitements comportent des risques significatifs (dysfonction érectile et incontinence). Outre ces arguments scientifiques, l’un de nos interlocuteurs fait valoir qu’un système de soins bien gouverné ne devrait pas rembourser les innovations qui n’ont pas fait leurs preuves. Par ailleurs, on juge que ce test est utile lorsque son interprétation s’inscrit dans un contexte clinique plus large (par exemple, en suivant la vélocité du changement dans les résultats de l’APS ou pour détecter une hyperplasie bénigne). Donc, pour l’instant, la pratique répandue est d’utiliser le test selon le jugement clinique au cas par cas en communiquant clairement ses limites aux patients. Enfin, alors qu’aucun des médecins rencontrés ne discute de l’impact des traitements chirurgicaux actuellement disponibles sur la qualité de vie des patients, certains reconnaissent en revanche que les hommes n’osent pas parler ouvertement de ce cancer et de ses implications. Une situation qui en amène certains à reconnaître l’utilité des activités éducatives et militantes des associations civiles.

Les médias : une innovation souhaitable individuellement

Comme pour les deux autres innovations, les médias mettent en circulation plusieurs arguments scientifiques et cliniques pour décrire la controverse (voir Tableau 3). Ils présentent les arguments en faveur du test aussi bien que ceux qui s’y opposent. Toutefois, les arguments favorables sont beaucoup plus prépondérants en termes de nombre d’articles. Les médias mettent en fait l’accent sur la pertinence d’un diagnostic précoce afin d’augmenter les chances de guérison ; une notion qui s’arrime de façon assez cohérente avec le discours public des dernières décennies ayant animé la recherche et la mise au point de traitements dans le domaine du cancer en général. Même si les journalistes décrivent les conséquences reliées à la sensibilité et la spécificité sous-optimales du test et même s’ils font écho aux positions officielles adoptées par les grandes associations d’urologues qui ne recommandent pas un dépistage systématique, le message véhiculé en est un de prévention proactive. Ce message invite les hommes à discuter sur une base individuelle des risques et bénéfices du test avec leur médecin, donc de se faire tester afin d’éviter qu’un cancer ne soit pas détecté à temps. Bref, cette couverture « équilibrée » de l’enjeu que pose le test par APS transmet simultanément deux messages contradictoires : un appel personnalisé qui tire profit de la crainte de la maladie et un argument populationnel qui légitime un statu quo politique rationnel.

Les associations de patients : une innovation nécessaire à la santé des hommes

À l’exception d’une grande association oeuvrant dans le domaine du cancer en général, la majorité des énoncés recueillis auprès des représentants des associations de patients s’oppose à l’attitude passive décrite précédemment par rapport au test. Selon eux, la détection précoce par APS permet de sauver des vies : la solution légitime est donc d’universaliser l’accès au test. Comme pour les deux autres innovations, l’instrumentalisation de la science est palpable puisque celle-ci confère crédibilité et autorité à ceux qui la mobilisent. Alors que ceux qui sont contre le dépistage universel s’appuient sur les arguments des associations d’urologues et des chercheurs, ceux qui sont pour évoquent plutôt les arguments de « grands » médecins spécialistes et d’articles parus dans des revues médicales « prestigieuses ». Pour les groupes dont la mission est de favoriser l’accès aux services et aux médicaments, l’ennemi à abattre est clairement le gouvernement qui refuse de payer pour le test. Ici, on n’hésite pas à vilipender toute recherche financée ou commandée par le gouvernement, car elle reflèterait un point de vue de « statisticiens » ou de « bureaucrates » des données probantes. Curieusement, cette même position accorde de la crédibilité et de la légitimité aux recherches commanditées par les compagnies pharmaceutiques ; ces dernières viseraient le même objectif que les associations concernées, soit augmenter le nombre de survivants du cancer. Le savoir des patients et de leurs proches est valorisé, soit parce qu’il contribue à améliorer le soutien entre les personnes affectées, soit parce qu’il confirme la nécessité de poursuivre la lutte au cancer. Aussi, les médecins qui n’utiliseraient pas le test par APS sont perçus par l’un de nos interlocuteurs comme des « dinosaures » ou des menaces à l’intégrité physique des hommes. Bien que les limites du test soient reconnues, les gains qu’il permet justifient sa diffusion élargie auprès de la population. Enfin, il est intéressant de constater que plusieurs arguments sociopolitiques évoqués par les groupes pro-APS renvoient au déséquilibre perçu entre les politiques en matière de santé des femmes et celles relatives à la santé des hommes. Ces dernières accuseraient un retard important, notamment lorsque le cancer de la prostate est comparé au cancer du sein. L’activisme des femmes serait plus efficace et mieux reçu par la population et les hommes ne se préoccuperaient pas assez de leur santé. L’un de nos interviewés déplore ainsi que les hommes n’arrivent pas à faire entendre leur voix auprès des instances gouvernementales, malgré le fait qu’ils constituent la moitié de la masse électorale.

En somme, l’histoire du test par APS se déroule dans une arène médiatique et sociopolitique où des arguments quant à sa valeur collective s’opposent. Toutefois, ceux-ci ne nuisent pas à son utilisation sur une base individuelle. Ce test est relativement peu coûteux (25 $ CAD) et, en Ontario, il est remboursé par l’État si des symptômes sont présents ou si un diagnostic de cancer est posé ultérieurement. Autrement dit, l’arbitrage de l’enjeu principal se fait dans l’arène clinique, au cas par cas, et l’intrigue collective n’a pas à être résolue dans l’urgence. Les médecins spécialistes peuvent prendre le temps de laisser venir les données probantes et de s’entendre entre eux avant que des recommandations institutionnelles puissent être émises et les associations de patients peuvent poursuivre leur mission, que celle-ci comporte ou non des interventions auprès de l’État et des médias en faveur du test et de la santé des hommes.

Comment les innovations médicales deviennent-elles légitimes ?

En introduction, nous avons souligné que la manière dont l’usage d’innovations en arrive ou non à s’institutionnaliser au sein d’une société varie selon la culture politique et les modalités par lesquelles un savoir collectif légitime peut s’établir autour de la valeur des innovations. Dans nos analyses, nous nous sommes attardés plus spécifiquement au traitement médiatique de trois innovations et aux arguments évoqués sur chacune d’elles par deux groupes d’acteurs importants dans leur institutionnalisation. Bien que cette analyse ne porte pas sur la formulation des politiques propres à ces trois innovations, elle expose la façon dont les enjeux qui s’y rattachent sont formulés et débattus, ainsi que le processus par lequel une direction plus ou moins consensuelle se cristallise autour de chacune d’elles. Par voie de conséquence, en discussion, nous tenterons de dégager, dans un premier temps, comment une certaine institutionnalisation de chacune des innovations s’engage malgré des positions parfois largement conflictuelles et, dans un deuxième temps, les dynamiques qui sont transversales à ces trois innovations.

Malgré des points de vue conflictuels, une seule histoire domine

L’hypothèse de travail qui sous-tend nos analyses empiriques est que l’enjeu que pose chaque innovation est redéfini à travers les argumentaires mis en circulation par des acteurs ayant des poids politiques différents qui peuvent infléchir à des degrés variables la manière dont la légitimité de l’action collective autour de chacune d’elles sera établie. Le tableau 4 offre une synthèse, pour les trois innovations, des rationalités mobilisées par les médecins spécialistes et les associations civiles, de l’histoire qui domine l’arène sociopolitique, des arguments qui sont marginalisés et de la façon dont une résolution souple de chacune des controverses s’installe. Nous allons, à l’aide de ce tableau, clarifier comment s’effectue graduellement un rétrécissement des possibles politiques.

Tableau 4

Comment une histoire en vient à dominer pour chacune des trois innovations

Comment une histoire en vient à dominer pour chacune des trois innovations

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Le dépistage du syndrome de Down : personne ne peut s’opposer au test, car il s’agit d’un droit et d’un choix individuels. Dans cette histoire, l’innovation élargit le champ d’intervention médicale et soutient les choix reproductifs des femmes enceintes et des couples, mais menace les acquis politiques des groupes concernés par le syndrome de Down. Ces derniers ne veulent pas ou ne peuvent pas s’opposer avec autorité à la diffusion du test de dépistage. Aussi, le savoir commun qui se dégage de la circulation des différents argumentaires en présence tend à rendre plus solide l’idée qu’un accès égalitaire au test constitue une action collective légitime et ne retient pas l’argument du « droit à la différence » évoqué par ceux qui connaissent ce que vivre avec le syndrome de Down signifie. Ainsi, les associations civiles ne réussissent pas à intégrer à la base épistémologique commune leurs énoncés relatifs à la désirabilité sociale du syndrome de Down. Il en résulte une situation où un impératif technologique (un test précoce et peu invasif facilite la décision d’interrompre la grossesse) va de pair avec un impératif social (guider les choix reproductifs de façon à éviter la naissance d’enfants handicapés), tous deux pointant une direction plausible pour l’application routinière du dépistage.

L’électroconvulsothérapie : deux registres de connaissances expérientielles qui s’opposent. L’histoire récente de la résurgence de l’ECT est inséparable de son histoire ancienne et de la stigmatisation dont sont victimes à la fois les psychiatres et les patients. Les médecins croient ce qu’ils voient et expérimentent : l’ECT fonctionne et réduit la souffrance de nombreux patients. Les associations civiles croient également ce qu’elles voient et expérimentent : les effets secondaires sont importants, les droits des malades sont souvent lésés et la société dans son ensemble est à réformer. Les médias quant à eux dépeignent les deux versants de la controverse tout en cultivant le sens du mystère et de l’inquiétude autour de l’ECT. Il en résulte une situation où un blocage social empêche l’élaboration d’un savoir commun qui pourrait éventuellement transformer l’enjeu et où un certain impératif technologique s’installe. En effet, la clinique demeure le lieu d’administration du test et l’expertise des psychiatres, même si elle est mise à mal par les promoteurs de la médecine factuelle, elle peut néanmoins soutenir avec une certaine autorité une forme d’autorégulation légitime de la pratique de l’ECT.

Le dépistage du cancer de la prostate par APS : le statu quo est acceptable, d’autant plus qu’il n’empêche pas d’utiliser le test. Même si l’enjeu principal de cette histoire se situe publiquement au niveau scientifique (les données probantes confirment-elles la pertinence d’un dépistage systématique ?), son dénouement s’opère, tout comme pour l’ECT, dans la sphère clinique. Les rationalités des médecins et celles des patients tendent en effet à s’opposer lorsque l’action collective légitime est définie en termes de remboursement du test par l’État dans le cadre d’un dépistage proactif des hommes asymptomatiques. Toutefois, les argumentaires s’arriment assez bien lorsque la question de l’utilité individuelle du test prime. C’est pourquoi, tout comme dans le cas du dépistage prénatal, un impératif social qui valorise le choix individuel (mieux vaut savoir si on est porteur ou non de ce cancer) et un impératif technologique (le test s’inscrit dans une logique clinique légitime) s’imbriquent, favorisant à long terme la diffusion du test.

Observations transversales aux trois cas : le rétrécissement des possibles politiques

Qu’est-ce que ces trois histoires nous apprennent sur la construction des savoirs collectifs relatifs aux innovations médicales ? La Figure 1 suggère que les arènes médiatiques et sociopolitiques forment un espace public de délibération et de démonstration dans lequel divers énoncés scientifiques, cliniques et sociaux circulent et s’amalgament les uns aux autres de manière sélective. Ces amalgames, bien que relativement instables, permettent de façonner une résolution souple des controverses tout en légitimant une certaine forme d’institutionnalisation des innovations (voir Figure 1). Cette résolution souple s’appuie sur les énoncés dominants qui réussissent tant bien que mal à réduire les dissonances, à taire les voix marginales et à forger une direction dans laquelle engager les politiques de santé. Notre analyse permet ainsi de formuler cinq observations principales qui éclairent les processus par lesquels un rétrécissement des possibles politiques s’opère.

Figure 1

Le rétrécissement des possibles permettant l’institutionnalisation des innovations

Le rétrécissement des possibles permettant l’institutionnalisation des innovations
Adapté de : Lehoux et al., 2009c

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Premièrement, les épistémologies civiles qui se forment au sujet des innovations controversées s’appuient en grande partie sur des connaissances expérientielles, que celles-ci soient issues de la pratique clinique, de l’expérience de la maladie ou du système de soins, et sur des dynamiques sociopolitiques. Bien que l’expertise scientifique soit presque toujours mobilisée dans l’histoire respective à chaque innovation, le cadrage de leur désirabilité collective s’opère à travers des compromis établis entre les diverses connaissances expérientielles qui sont mises en circulation. C’est pourquoi, tel que la littérature sur les sciences et les technologies l’a déjà souligné, la rationalité scientifique explique assez peu, en fait, la dynamique par laquelle une controverse évolue (Cambrosio et Limoges, 1991).

Deuxièmement, contrairement à ce que laissent entendre certaines analyses portant sur l’exercice du pouvoir médical (Martin, 2004 ; Rizzo, 1993), les arguments qui dominent dans les trois histoires ne sont pas nécessairement ceux des médecins et les groupes médicaux concernés jouissent d’une autorité variable. Par exemple, dans le cas du dépistage du cancer de la prostate, les médecins sont d’avis que l’État ne devrait pas rembourser des innovations qui n’ont pas fait leurs preuves. Bien que cette position soit compatible dans les faits avec la politique actuelle, l’histoire qui domine renvoie plutôt à un savoir de sens commun : mieux vaut détecter et traiter précocement le cancer. Dans le cas de l’ECT, l’autorité médicale est nettement plus précaire ; ses arguments sont convaincants uniquement pour ceux qui expérimentent les bienfaits de l’ECT. L’intrigue collective au sujet de ce traitement reste en suspens.

Troisièmement, les impératifs par lesquels l’institutionnalisation des innovations s’engage ne sont pas que technologiques, ils sont aussi sociaux, c’est-à-dire que la désirabilité sociopolitique des innovations, telle que définie et redéfinie au cours du temps par les principaux acteurs, façonne largement leur institutionnalisation. Il n’y a pas simplement une dynamique de « résistance » ou « d’acceptabilité sociale » par rapport à laquelle l’impératif technologique agirait de manière autonome (Callon et al., 2001). Les impératifs sociaux opèrent sur un plan normatif qui est indissociable des innovations ; ils s’imbriquent étroitement aux impératifs technologiques, en font partie et les façonnent. De ce point de vue, la solution technique (technological fix) qui semble s’imposer n’efface pas, en pratique, les enjeux sociopolitiques sous-jacents au problème qu’elle tente de résoudre (Schlich, 2007). L’impératif technologique vient à exister, car il potentialise et traduit un impératif social qui est largement partagé au sein d’une société, dans un contexte donné. En effet, les arguments qui infléchissent l’histoire de chaque innovation sont principalement de nature sociopolitique, incluant ceux formulés par les médecins. Notamment dans le cas du dépistage du syndrome de Down, l’enjeu mis de l’avant par les médecins est celui de l’accès inéquitable au test, qui interpelle donc directement les politiques. Pourquoi ce même enjeu politique n’est-il pas retenu par les médecins qui prescrivent le test par APS ? Et pourquoi les arguments politiques des associations civiles qui défendent le droit à la différence des foetus atteints du syndrome de Down restent-ils lettre morte ? Selon nous, ce sont les impératifs sociaux qui, en s’imbriquant avec des impératifs technologiques, permettent de rétrécir les possibles politiques.

Quatrièmement, même si selon Jasanoff le cadrage des politiques publiques en matière d’innovations biotechnologiques « pose les citoyens en tant que consommateurs insatiables de technologies nouvelles, sondant inlassablement l’horizon afin d’y découvrir des biens et services susceptibles de satisfaire un éventail sans cesse croissant de besoins » (2005 : 276, traduction libre), nos analyses démontrent que plusieurs associations civiles développent plutôt des argumentaires étoffés pour faire valoir leur expertise. Elles adoptent une position stratégique vis-à-vis de la science et des données probantes (Denis et al., 2004). Remplir leur mission dans le monde sociopolitique, en offrant soutien et services aux patients ou en militant activement auprès des gouvernements et du public, demeure leur priorité. Parce qu’elles reconnaissent que les arguments scientifiques procurent une légitimité importante aux revendications sociopolitiques, elles n’hésitent pas à se constituer un réservoir sélectif d’énoncés scientifiques à partir desquels elles peuvent appuyer leur position. Ce constat ne devrait toutefois pas être interprété trop hâtivement, en opposant par exemple un usage savant et rigoureux de la science à une manoeuvre politique de subversion de la science. Tel que nos analyses le démontrent, en parallèle de leur expertise scientifique et clinique, les médecins aussi mettent de l’avant des arguments sociopolitiques. Il semble alors plus judicieux de reconnaître que les épistémologies civiles façonnées par les acteurs, qu’ils soient experts ou non-experts, s’ancrent à la fois dans des connaissances et des présomptions normatives quant à la désirabilité des innovations (Lehoux et al., 2009a).

Cinquièmement, cet article, en synthétisant les différents volets de nos travaux, indique que les médias jouent un rôle complexe dans les controverses technoscientifiques. Au sein de la démocratie américaine où les énoncés publics sont constamment (con)testés par des citoyens et des journalistes septiques, Jasanoff constate :

[…] l’idée même de démonstrations publiques en tant qu’espace d’expérimentation est une manière culturellement particulière, non universelle, d’engager les citoyens. Cela présuppose que la divulgation et la transparence sont possibles et que les gens ont la volonté, les moyens et la compétence leur permettant d’évaluer les arguments et les preuves qui leur sont présentés.

Jasanoff, 2005 : 263, traduction libre[5]

Parce qu’ils mettent en circulation les argumentaires de plusieurs détenteurs d’enjeux tout en participant au (re)cadrage des enjeux, les médias ne font pas que rapporter les opinions de leurs sources pour permettre aux publics d’en débattre, ils contribuent activement à façonner les épistémologies civiles[6]. Ceci n’est pas surprenant si l’on examine plus attentivement la nature du travail journalistique dédié à la science. Selon une enquête menée auprès des membres de l’Association des communicateurs scientifiques du Québec (Marcotte et Sauvageau, 2006 : 183), les journalistes scientifiques accordent une grande d’importance à trois fonctions journalistiques : 1) « enquêter sur les activités des gouvernements et des organisations publiques », 2) « discuter des politiques publiques lorsqu’elles sont en voie d’élaboration » et 3) « étendre le champ des préoccupations culturelles du public ». Ce que nos analyses éclairent toutefois c’est que la contribution des médias au façonnement des épistémologies civiles ne relève pas uniquement de ces fonctions journalistiques, elle les dépasse. Les acteurs de l’arène sociopolitique les utilisent de différentes manières et certains maîtrisent mieux que d’autres les règles communicationnelles qui régissent l’arène médiatique. Bien que les médecins et les représentants d’associations civiles que nous avons interviewés aient chacun à leur façon souligné que leurs propos sont parfois détournés, incompris, ou déformés par les journalistes et qu’il soit difficile de faire en sorte que leur message soit correctement véhiculé, il n’en demeure pas moins qu’il existe une relation d’interdépendance forte entre les acteurs et les médias. Sans sources, pas de nouvelles. Ainsi, ce que nos trois histoires démontrent, c’est que les médias contribuent à façonner les épistémologies civiles, mais personne, pas même les journalistes, ne contrôle l’arène. Comme l’illustre le cas de l’ECT, les médias choisissent certes à travers des mots et des images de créer un certain environnement symbolique, qui peut s’avérer puissant, mais ce sont les acteurs de l’arène sociopolitique qui leur fournissent les différents argumentaires. Dans ce cas, le message de réassurance véhiculée par l’agence d’évaluation n’a fait qu’attiser les doutes.

Conclusion

Notre étude dans son ensemble a été inspirée par le constat que les institutions publiques, qui produisent l’expertise et les énoncés scientifiques et qui ont pour mission d’appuyer les politiques publiques, sont un cas de figure particulier de « science régulatrice » (Jasanoff, 1990). En choisissant comme point de départ trois innovations controversées qui avaient fait l’objet d’une évaluation formelle, nous avons voulu mieux comprendre comment les médecins spécialistes, les associations civiles et les médias interprètent et recadrent ce qui est connu à leur sujet ainsi que la façon dont ils envisagent leur diffusion. Comme le souligne Jasanoff, « la science, pas moins que la politique, doit se conformer aux manières de connaître publiquement les choses afin d’obtenir un large support —spécialement lorsqu’elle aide à soutenir des choix collectifs significatifs » (2005 : 249, traduction libre). Dans cette perspective, notre cadre d’analyse a permis d’examiner comment, pour chacune des innovations, les acteurs définissent l’enjeu principal, ce que sont des connaissances solides et ce que serait une action collective légitime. Cet article a donc illustré empiriquement comment la légitimation et l’institutionnalisation éventuelle des innovations découlent des épistémologies civiles, qui se façonnent autour d’elles dans l’arène médiatique et sociopolitique.

Nous avons constaté un effet de rétrécissement des possibles qui soulève des enjeux sociaux et politiques importants puisqu’il rend routinier l’usage des technologies médicales et rend d’autant plus concret leur impact économique sur les systèmes de santé. Si l’analyse des controverses a toujours occupé une place importante dans le domaine des études sur les sciences et les technologies, cet article suggère qu’il faut accorder plus d’attention à la façon dont l’interdépendance entre les principaux acteurs de l’arène médiatique et sociopolitique renforce un savoir collectif, qui demeure sélectif et partiel par rapport aux transformations technologiques du vivant et du social (Lehoux, 2006). Ceci pose la question de la vitalité des environnements institutionnels au sein desquels circulent les connaissances et de la place qu’ils accordent à des débats productifs entre différentes perspectives (Foray, 1997).