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Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour.

La Rochefoucauld

1. Introduction

L’amour est devenu, en Occident, l’un des ingrédients fondamentaux du bonheur individuel et occupe une place particulière dans la constitution de la subjectivité contemporaine (Beck et Beck-Gernsheim, 1996 ; D’Andrea et Grassi, 2012 ; Genard, 1995 ; Grelley, 2007 ; Illouz, 2012). À cet égard, l’amour s’inscrit en contradiction avec l’idéal de rationalité qui anime l’Occident (D’Andrea et Grassi, 2012 ; Genard, 1995) où bon nombre de fonctions sociales s’exercent désormais indépendamment des caractéristiques personnelles de ceux qui les occupent, minimisant ainsi la place de l’individualité et des relations personnelles (Luhmann, 1990).

Dans cette perspective, l’amour serait l’envers de l’instrumentalité (Genard, 1995). En effet, seules les relations intimes opèrent sur la prémisse de l’irréductibilité de l’individualité et de la subjectivité des protagonistes. Opérer sur la base de cette prémisse pose de nombreux défis, dont le plus important, pour adopter la formule du sociologue allemand Niklas Luhmann (1990), est sans doute l’invraisemblance du succès de communications dont le locuteur se prend lui-même pour thème, tentant de rendre attrayant aux yeux d’un autre sa vision idiosyncrasique du monde et plaçant ce dernier dans la position paradoxale de confirmer son projet égocentrique. Le critère ultime d’évaluation dégagé par l’analyse sociosémantique de Luhmann (1990) est la mise à preuve du ou de la partenaire par la question que chacun lui adresse : « Agit-il de façon à placer mon monde (et non le sien) au fondement de son action ? » Dans l’affirmative, souligne Genard (1995 : 59), « celui qui est aimé trouve dans l’amour qui lui est porté le témoignage de son irremplaçabilité, de cette subjectivité irréductible qui est la source de sa valeur morale ».

Les relations intimes, comme toute relation sociale, sont donc confrontées au problème de l’indétermination sociale (Luhmann, 1995). Pourtant, la sociologie s’est assez peu intéressée, jusqu’à récemment, aux mécanismes discrets et aux déterminations sociales à l’oeuvre dans la construction et les variations du sentiment amoureux (Grelley, 2007). De plus, sa théorisation repose largement sur les acquis d’autres disciplines telles que l’anthropologie, l’histoire, la linguistique, la psychanalyse, la démographie ou la psychologie sociale (Grelley, 2007). Le projet d’élaboration d’une théorie sociologique de l’amour a néanmoins été tenté par plusieurs, notamment par Luhmann, dont les premiers travaux sur l’amour remontent aux années 1960 (cf. Luhmann, 2009) et qui propose l’une des théories sociologiques de l’amour les plus achevées sur les plans formel et épistémologique (Luhmann, 1990, 2012).

Luhmann (1990 ; 2012) estime que c’est à l’amour qu’a été assignée, au cours de l’évolution sociétale, la tâche de résoudre l’indétermination sociale des relations intimes. Il permet à celui ou celle qui s’y engage de « formuler, exprimer, simuler, supposer à d’autres ou nier des sentiments et se régler sur les conséquences que cela comporte quand une communication correspondante est réalisée » (Luhmann, 1990 : 33). Seule la communication — ou, plus précisément, le développement d’une sémantique — permet de résoudre le paradoxe qui consiste à créer et à maintenir l’unité des partenaires (à tout le moins son illusion) dans, ou en dépit de, leur différence. Comme le souligne Luhmann (1990), la sémantique amoureuse se pose donc comme un modèle, disponible avant même de s’y engager, qui permet de tenir pour vraisemblable le fait que des communications de nature personnelle soient accueillies par autrui, augmentant tant la disposition à les initier qu’à les recevoir.

Plusieurs facteurs contribuent à l’apprentissage du code communicationnel amoureux (Furman et Simon, 1999). Certains renvoient aux expériences relationnelles directes vécues, telles que les relations avec les parents, avec les pairs ou avec les partenaires amoureux. D’autres relèvent de l’observation, à travers des produits culturels médiatisés (romans, téléséries, films, etc.). Toutes ces expériences exposent la personne à des idéaux relationnels (Furman et Simon, 1999) qui se posent comme des normes (Ferris et al., 2007), qui sont internalisés (Franiuk et al., 2002) et qui deviennent des construits cognitifs cristallisant des attentes générales à l’égard de la relation amoureuse idéale (Furman et Simon, 1999).

Ces idéaux auraient pour fonction d’établir les critères à l’aune desquels évaluer le partenaire et la relation, ainsi que réguler les relations, les prédire et influencer leur cours (Fletcher et al., 1999). Ils poseraient tant les critères du succès du développement d’une relation amoureuse satisfaisante que ceux de son fonctionnement et de son maintien (Hefner et Wilson, 2013). Dans les termes de Luhmann (1990), ces idéaux constitueraient une structure d’attentes qui spécifie les conditions d’émergence et de dissolution du sentiment amoureux et sont une propriété d’un système social spécifique, l’intimité, plutôt qu’une caractéristique des personnes. L’amour, avant même d’être un sentiment ou un état psychologique de l’individu, est donc un discours ou une pratique sociale et culturelle (Ahmed, 2004). Cette structure d’attentes rend disponibles des formes communicationnelles qui fixent le cadre de référence pour la communication amoureuse, ces formes agissant comme des signaux qui permettent d’orienter les sentiments vécus par les participants et leur(s) partenaire(s), d’anticiper l’avenir d’une relation et d’orienter leurs décisions et comportements en conséquence.

Pour Luhmann (1990, 1995, 2012), de telles structures d’attentes se développent et se reproduisent à travers une sémantique spécifique. La sémantique est un condensé de formes de sens répétables (concepts, idées, images, symboles, etc.) disponibles pour communiquer. Elle joue le rôle de mémoire pour les systèmes sociaux en rendant disponibles ces formes de sens, à travers lesquelles elle permet l’émergence et la stabilisation d’une structure d’attentes et réduit la complexité qui caractérise l’indétermination sociale (Andersen, 2011 ; Stäheli, 1997). Dans le cas de l’amour, plusieurs formes sémantiques peuvent être dégagées historiquement, telles que l’amour courtois, l’amour-passion ou l’amour romantique (Luhmann, 1990). L’une des hypothèses centrales de la sociologie luhmannienne est que toute forme sémantique émerge dans la foulée de changements sociostructurels, résultant à la fois de ces changements et préparant les changements à venir (Andersen, 2011 ; Stäheli, 1997).

Ainsi, la sémantique évolue historiquement, sous la pression des problèmes émergents, afin d’introduire des solutions communicationnelles généralisées pour augmenter la probabilité de succès de communications invraisemblables que les sémantiques antérieures ne suffisent plus à assurer. Par exemple, la sémantique de l’amour romantique ayant émergé au xviie siècle aurait permis de réconcilier la domesticité et la sexualité au sein du mariage, là où la sémantique de l’amour-passion ayant prévalu du xve au xviie siècle les concevait comme strictement irréconciliables : la passion ne pouvait exister qu’à l’extérieur du mariage, qu’à travers l’interdit et la transgression de la domesticité. Le désir et le choix comme motifs premiers du mariage deviennent plus importants à la fin du xviiie et au début du xixe siècle, favorisant ainsi la résolution de la contradiction entre individualisation grandissante et choix contraint du partenaire dans le mariage (pour une analyse détaillée de ces transformations historiques, cf. Luhmann, 1990 ; Muchembled, 2005).

À partir des années 1920, en Occident, on assigne au mariage la fonction d’assurer aux deux membres du couple un bénéfice mutuel et une satisfaction personnelle (Shumway, 2003). L’émergence d’une sémantique axée sur la complémentarité et la recherche du bonheur entre deux personnes s’affirme, notamment à travers les lettres d’amour que s’adressent les amants (Hurtubise, 1991) ou les romans (Luhmann, 1990). Se dessine ainsi l’idéal de la relation pure et de l’amour convergent (Giddens, 1992), une relation détachée des contraintes institutionnelles passées, dont les fondements sont le désir et l’amour des partenaires l’un pour l’autre, ainsi que la réciprocité et le dévoilement de soi. Cette relation expose toutefois le couple à la contingence des revendications individualisées des partenaires et la sémantique amoureuse doit s’adapter aujourd’hui à la multitude de trajectoires revendiquées sous le signe de l’amour (Paris et Blais, 2006).

Ces évolutions sémantiques ont permis l’émergence de formes dominantes dont on trouve des traces notamment dans la psychologie du couple, la psychologie sociale et la sociologie de l’intimité. Hefner et Wilson (2013) rapportent quatre croyances courantes sur la relation amoureuse : le véritable amour permet de faire abstraction des défauts de l’autre ; il permet aux amoureux de surmonter les obstacles se trouvant sur leur voie ; il peut arriver par surprise ; et il permet de trouver le compagnon parfait.

Franiuk et al. (2002) rapportent les croyances sur l’amour à deux sémantiques dominantes : la théorie de l’amour comme usufruit du travail (work-it-out theory), qui consiste à présenter l’amour comme le résultat fructueux d’un travail sur la relation, et la théorie de l’âme soeur. La première semble davantage correspondre à l’amour contemporain dont la formule est cristallisée dans l’adage selon lequel aimer, c’est résoudre à deux des problèmes que l’on n’aurait pas eus à confronter si l’on était resté seul. Quant à la seconde, elle semble se rapprocher du discours d’Aristophane sur l’amour (Platon, Le Banquet) : la réalisation de l’amour surgit de la rencontre de notre moitié dont on souffrait jusqu’alors l’absence.

L’analyse de films proposée par Hefner et Wilson (2013) montre que, contrairement à la croyance populaire, les personnages masculins et féminins discutent en parts égales des relations intimes. Toutefois, les femmes exprimeraient davantage les défis rencontrés dans les relations amoureuses et les hommes, des idéaux amoureux. Ainsi, la conception de l’amour comme usufruit du travail apparaît plus fréquemment exprimée par les femmes, alors que les hommes exprimeraient davantage des idéaux romantiques propres à la théorie de l’âme soeur. L’hypothèse explicative avancée est que les femmes sont plus conscientes que les hommes du travail nécessaire au maintien d’une relation amoureuse, potentiellement parce que leur rôle a été traditionnellement associé au soin de l’autre et des relations interpersonnelles.

L’émergence de la sémantique de l’amour comme usufruit du travail pourrait résulter de l’échec de la sémantique de l’âme soeur à résoudre les paradoxes de l’amour contemporain précipités par l’individualisation et la diversité de ses formes qui rendent d’autant plus improbable la synchronisation des attentes intersubjectives et le maintien de la relation dans le temps. Concevoir l’amour comme l’usufruit d’un travail permet sans doute d’accepter plus facilement que sa réalisation est parsemée d’embûches et qu’il constitue un projet au long cours plutôt qu’une donnée de départ dans la relation. Fletcher et al. (1999) identifient quant à eux deux conceptions répandues de l’amour : la conception chaleur-loyauté, où l’amour se définit par l’honnêteté, l’engagement, le fait de prendre soin de l’autre, la confiance, le soutien et le respect, et la vitalité-passion, à laquelle se rapportent les concepts d’indépendance, d’amusement, de défi et d’humour.

Peu d’études se sont intéressées aux conceptions de l’amour chez les jeunes. Dans son étude sur les conceptions de l’amour chez des jeunes Norvégiens âgés de 12 ans, Haldar (2013) dégage plusieurs figures typiques : le héros, la synchronisation, celle qui pardonne et la déesse de la liberté. La figure du héros se présente dans les histoires écrites par les garçons et le héros s’oppose au n’importe qui en ce qu’il mérite l’amour qu’on lui donne. La figure de la synchronisation montre que les partenaires ont besoin de pouvoir se comparer à d’autres couples afin de pouvoir se convaincre du caractère spécial de leur relation et d’en attester, ce faisant, l’existence. La figure de celle qui pardonne joue un rôle de premier plan dans plusieurs histoires écrites par les filles. Il s’agit d’un personnage qui doit, pour jouer son rôle, avoir quelque chose à pardonner et qui vit le bonheur quand son pardon lui permet de récupérer quelque chose qu’elle avait perdu, comme l’être aimé. Enfin, la figure de la déesse de la liberté émerge dans certaines histoires des filles et décrit un personnage qui renonce volontairement à presque tout pour faire la preuve de son amour. L’ampleur du renoncement est ici directement corrélée à la force de l’amour. Les figures du héros et de la synchronisation montrent l’importance, dans la sémantique amoureuse contemporaine, de l’unicité des partenaires, de leur caractère irremplaçable, et de la singularité de leur relation comparativement aux autres (Haldar, 2013). Elles illustrent ainsi la prégnance de la théorie de l’âme soeur (Franiuk et al., 2002) dans la sémantique mobilisée par les jeunes. Quant à la figure de celle qui pardonne et de la déesse de la liberté qui renonce, elles semblent pouvoir être rapportées à la work-it-out theory qui présente l’amour véritable comme résultant d’efforts pour le cultiver et le maintenir. Garçons et filles attribuent tous un grand pouvoir à l’amour lui-même et non à l’autre aimé. Ainsi, il ne s’agit pas, pour les jeunes filles, de se subordonner à l’autre, mais à l’amour, inconditionnellement et sans réserve. L’absence de sacrifice est codifiée comme absence d’amour par ces jeunes filles (Haldar, 2013 : 575). Chez les garçons, au contraire, la notion de sacrifice n’émerge pas ; l’amour résulte plutôt d’une conquête héroïque. Si les jeunes, et les jeunes filles en particulier, ne se décrivent pas comme opprimés ou dominés dans leurs rapports amoureux, ils n’en dépeignent pas moins un portrait très genré.

Ainsi, l’étude des formes sémantiques qui qualifient l’amour permet de tracer le portrait de la structure d’attentes qui le guide. Comme l’avance Genard (1995 : 60-61), la structure d’attentes amoureuses est certes une idéalité, mais pas une abstraction : elle opère concrètement en meublant l’imaginaire, elle imprègne les projets des amoureux, pousse leur volonté, informe leur passion et suscite leurs espoirs comme leurs frustrations. Il est donc important de prendre en compte les représentations que s’en donnent les acteurs. Du point de vue historique, l’étude des formes sémantiques de l’amour permet de poser un jugement sur l’évolution de sa codification sociale, d’identifier les survivances de formes antérieures ainsi que l’émergence de formes nouvelles. La présente étude vise à décrire les formes sémantiques mobilisées par des adolescentes et adolescents québécois pour qualifier leur expérience amoureuse idéale et à explorer les différences de genre dans ces formes.

2. Méthode

2.1 Échantillonnage et procédure

Les données de cette étude sont tirées des réponses textuelles de 6 961 jeunes Québécois élèves de troisième, quatrième et cinquième secondaire, visant à qualifier leur plus belle expérience amoureuse vécue ou souhaitée. Ils ont été recrutés dans le cadre de l’enquête sur les parcours amoureux des jeunes (PAJ), une enquête visant à documenter leurs relations familiales, amicales, amoureuses et sexuelles ainsi que des caractéristiques telles que l’estime de soi, la résilience ou l’adaptation psychosociale. Elle interroge notamment les expériences positives (attachement, relation idéale) et négatives (victimisation par les parents ou les partenaires, perpétration de violence envers les partenaires amoureux ou sexuels).

L’enquête repose sur un plan d’échantillonnage par grappes, stratifié à un degré. La population des écoles a été stratifiée selon un découpage géographique (Montréal, Québec, régions périphériques et excentriques), socioéconomique (niveau de défavorisation, caractère privé ou public) et linguistique (francophone ou anglophone), pour un total de neuf strates. Les écoles ont été sélectionnées aléatoirement au sein de chaque strate. En raison de contraintes financières et logistiques, les écoles situées dans des régions éloignées telles que le Nord-du-Québec ont été exclues de la population échantillonnée.

Au total, 8 194 élèves de la troisième à la cinquième secondaire, répartis dans 329 classes et 34 écoles du Québec ont participé à cette enquête au cours de l’automne 2011. Tous les participants des écoles et classes sélectionnés ont été informés verbalement, par des assistantes de recherche, des objectifs, du contenu et des retombées potentielles de l’enquête, ainsi que du caractère volontaire et confidentiel de leur participation. Le formulaire de consentement et le questionnaire ont été remplis individuellement en classe, lors d’une période de cours de 50 minutes. Une liste de ressources psychosociales disponibles dans leur région était remise aux élèves et ils couraient la chance de gagner un lecteur de musique numérique et des chèques-cadeaux, attribués par tirage au sort, pour les remercier de leur participation. Ce projet de recherche a reçu l’approbation du Comité institutionnel d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université du Québec à Montréal.

L’échantillon inclus dans la présente analyse (n = 6 961) est composé de 59,5 % de filles et de 40,5 % de garçons. Leur âge moyen au moment de l’enquête était de 15,4 ans et variait de 14 à 19 ans. Plus de huit jeunes sur dix rapportaient une attraction sexuelle exclusivement hétérosexuelle (82,7 %) ; 10,1 % rapportaient une attraction envers les personnes des deux sexes ; 2,5 % rapportaient une attraction exclusive envers des personnes du même sexe et 4,7 % se sont dits en questionnement ou sans attraction sexuelle définie.

2.2 Traitement des données textuelles

La présente étude porte sur le texte des réponses des participants ayant fourni au moins une réponse valide à la consigne écrite suivante : « Écris 3 mots que tu associes avec la plus belle des expériences de relations amoureuses que tu as vécues ou que tu aimerais vivre. » Les participants ont indiqué des mots (par ex. confiance, bonheur) ou des expressions (par ex. « le faire », « premier baiser », « pour toujours ») pour qualifier leur plus belle expérience amoureuse vécue ou souhaitée. Chaque texte regroupe les trois mots ou expressions d’un même participant. Au total, 6 961 textes (un par participant) ont été analysés par contenu thématique à l’aide du logiciel de traitement de données textuelles Sémato (Plante, Dumas et Plante, 2013). Cette analyse a procédé en quatre étapes. Dans une première étape, un procédé automatique de lemmatisation a permis de réduire sous un même vocable, appelé lemme ou forme canonique, les mots d’une même famille (masculin, féminin ; singulier, pluriel ; verbes conjugués ou infinitifs, pronominaux ou non). Par exemple, les mots amoureux et amoureuse sont réduits à leur forme canonique amoureux, alors que les déclinaisons du verbe aimer telles qu’aimons, aimerons ou s’aimer ont été réduites à la forme aimer.

Dans une deuxième étape, les formes canoniques des mots et expressions ont été regroupées en champs sémantiques par le logiciel Sémato par une approche morphosémantique regroupant des synonymes ou des mots ayant la même base morphologique (par exemple, amour, aimer et amoureux). Dans une troisième étape, ces champs sémantiques sont regroupés en thèmes. Ce regroupement thématique procède de deux façons. Pour une grande part, le regroupement procède automatiquement : Sémato souligne par exemple la parenté thématique entre les champs sémantiques vérité, authenticité, sincérité et honnêteté et permet au chercheur de les assigner, avec ou sans modification, à un thème (en l’occurrence, authenticité). De même, le thème sexualité ne se limite pas aux formes canoniques de type sex- telles que sexe, sexualité, sexuel, sexuelle. Il inclut également des lemmes ou expressions tels qu’attouchement, pénétration, relation sexuelle. Dans certains cas, la parenté sémantique n’est décelable qu’à partir d’une connaissance approfondie des référents linguistiques et socioculturels du groupe étudié. Par exemple, l’expression « le faire » a été arrimée manuellement au thème sexualité. Il en va de même pour l’assignation des expressions souper romantique et souper à la chandelle au thème romantisme. Le terme chandelle mobilise ici une imagerie populaire pour décrire le caractère romantique du souper et non l’instrument d’éclairage dans son sens propre. Ce processus de codification implique donc une part de jugement des chercheurs, notamment pour dégager les expressions utilisées dans un sens figuré.

Il faut enfin ajouter que certaines expressions ont pu être associées à plus d’un thème. Par exemple, l’expression relation sexuelle consentie a été associée aux thèmes sexualité et consentement. Cette association à plusieurs thèmes permet de rendre compte plus fidèlement du contenu des textes analysés. Les décisions relatives à l’assignation des mots ou des expressions aux thèmes sont guidées par un processus itératif reposant à la fois sur les suggestions de Sémato et sur le consensus établi entre au moins deux des auteurs. Le Tableau 1 présente les thèmes les plus rapportés dans le corpus.

Dans une quatrième étape, les patrons de cooccurrence entre les thèmes ont été identifiés. Ces patrons sont identifiés sur la base de la cooccurrence, au sein d’un même texte, des thèmes et de la répétition de cette cooccurrence dans plusieurs textes. Par exemple, les thèmes confiance et amour se retrouvent conjointement dans 457 textes et les thèmes amour et bonheur, dans 390 textes (cf. Figure 1). Il s’agit des deux patrons de cooccurrence les plus fréquents dans le corpus total (dans les figures, le nombre de cooccurrences est indiqué dans les cases qui relient les thèmes entre eux). La mise en commun de ces patrons de cooccurrence dans une même figure permet de mettre en évidence la proximité thématique telle qu’observée au sein des textes des répondants eux-mêmes. Les patrons de cooccurrence reflètent donc des réseaux de proximité ou de distance conceptuelle. Par exemple, la Figure 1 montre la proximité conceptuelle du thème amour avec les thèmes de confiance, bonheur, fidélité, sexualité, notamment. Elle montre aussi la proximité des thèmes embrasser et enlacement, tout en soulignant la rareté relative des cooccurrences avec le réseau composant l’univers sémantique de l’amour, dont témoigne l’absence de relation entre les thèmes qui les composent. L’approche de codification assistée par Sémato et la quantification des cooccurrences thématiques permet de limiter la part de subjectivité du chercheur dans l’analyse des textes analysés.

3. Résultats

3.1 Analyse des fréquences textuelles

L’analyse des fréquences textuelles des différents thèmes selon le genre du répondant a permis de dégager des ressemblances et des différences entre les réponses données par les garçons et celles obtenues auprès des filles. Le Tableau 1 présente les thèmes les plus fréquemment évoqués, ainsi que des exemples de mots ou d’expressions composant leurs champs sémantiques sous-jacents. Nous incorporons, dans la description suivante, des exemples concrets de ce qu’ont écrit certains participants. Outre l’amour (vrai amour, se sentir aimé), thème le plus évoqué par les deux genres, filles et garçons ancrent prioritairement leur expérience amoureuse idéale dans les trois mêmes thèmes, à savoir l’amour, la confiance et le bonheur. Chez les filles suivent, par ordre d’importance, la passion, le respect, l’authenticité et la fidélité (sentiment d’appartenance, loyauté). Les garçons évoquent plutôt des thèmes centrés sur la sexualité, le plaisir (non exclusivement sexuel) et la passion. Outre ces différences de rang dans les thèmes auxquels les participants ancrent leurs idéaux amoureux, les filles sont proportionnellement plus nombreuses à évoquer la confiance et le bonheur, alors que les garçons sont surreprésentés dans les textes évoquant la sexualité et le plaisir.

Tableau 1

Occurrences des thèmes les plus populaires, par genre

Occurrences des thèmes les plus populaires, par genre
*

Les mots et expressions reprenant le libellé du thème (amour, confiance, bonheur, etc.) ne sont pas répétés dans la description des sous-thèmes pour éviter la redondance

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Les autres thèmes présentés sont évoqués par moins de 10 % des participants, mais leur fréquence différentielle dans les textes des garçons et des filles peut ouvrir des pistes d’interprétation des différences de genre dans la codification sociale de l’amour. Ainsi, en plus des thèmes évoqués précédemment, les filles mettent de l’avant la complicité (bien s’entendre, avoir une bonne chimie), l’affection et la tendresse (marques d’affection, qu’il soit tendre), et l’humour (moments d’humour, dire des blagues), le romantisme (souper romantique, gars vraiment romantique), le bien-être (bien être avec cette personne, bien dans sa peau, heureuse), la communication (belle communication, discussion de choses improbables), la magie (moments magiques, conte de fées), et le souci àl’égard de l’autre et celui de l’autre à son égard (faire attention, être à l’écoute, compassion pour l’autre). Les garçons évoquent quant à eux des thèmes comme embrasser (un bisou sur la bouche, embrassade), durabilité (relation stable, longévité), activités (faire des activités, jouer des tours) et loisirs (faire la fête, danse).

Certains thèmes ont été évoqués autant par les filles que les garçons, suggérant peu de différences de genre dans les domaines qu’ils couvrent : l’amour, la passion, l’enlacement (être collés, s’enlacer, gros câlin, être collés devant un film), les voyages et les pays étrangers (faire un voyage, voyage en Floride) et la compagnie de l’autre(cuisiner ensemble, être en sa présence).

3.2 Patrons de cooccurrences des thèmes

L’examen des patrons de cooccurrences thématiques illustre la force des relations entre les thèmes, mesurée par la fréquence de leur occurrence conjointe au sein des textes des participants (dans les figures, cette cooccurrence est indiquée par les chiffres dans les rectangles). Ces patrons offrent un accès aux rapprochements effectués par les participants eux-mêmes entre les thèmes et sont traités ici comme des formes sémantiques qualifiant l’expérience amoureuse idéale. Afin de simplifier les figures, seuls les patrons les plus fréquents ont été inclus ; néanmoins, les thèmes non inclus dans les graphiques sont nommés au besoin pour mieux décrire les univers observés.

Une analyse sur l’ensemble du corpus permet d’identifier deux formes sémantiques prédominantes (Figure 1). La plus prégnante montre que l’idéal amoureux chez les adolescents est solidement ancré aux thèmes confiance, respect, authenticité et fidélité. Deux formes secondaires se dégagent aussi, l’une associant amour, confiance et bonheur et l’autre, amour, bonheur et plaisir. Enfin, on trouve aussi les patrons amour-passion, amour-complicité et amour-sexualité. Une seconde forme révèle l’importance de la sensualité à travers la cooccurrence des thèmes embrasser et enlacement.

En raison du caractère peu discriminant des thèmes amour, bonheur et confiance dans le corpus (puisqu’ils sont partagés par la grande majorité des participants), ces derniers ont été retirés de l’analyse des patrons de cooccurrences afin de permettre une meilleure discrimination de formes secondaires, moins fréquentes, mais potentiellement plus diversifiées. La Figure 2 présente les cinq patrons ainsi obtenus sur le corpus total et les figures 3 et 4 en montrent les variations par genre.

Figure 1

Patrons de cooccurrences des thèmes pour l’ensemble du corpus

Patrons de cooccurrences des thèmes pour l’ensemble du corpus

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Figure 2

Patrons de cooccurrences excluant les thèmes amour, bonheur et confiance

Patrons de cooccurrences excluant les thèmes amour, bonheur et confiance

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Six formes sémantiques qualifiant l’amour idéal émergent de cette seconde analyse. Deux d’entre elles recoupent les patrons de cooccurrences identifiés précédemment, montrant leur stabilité et leur robustesse à travers le corpus. La première forme regroupe fidélité, respect et authenticité, auxquels est aussi fortement associée la confiance (Figure 2). La seconde renvoie au binôme embrasser-enlacement auquel se joignent, chez les garçons en particulier, la sensualité et la sexualité. Les quatre autres formes sémantiques mettent en relief : (1) l’ancrage de l’amour idéal dans la compagnie de l’autre et des activités concrètes telles que les sorties, les voyages ; (2) l’importance de la passion, qui renvoie à la fois à la magie (pour les deux genres) et au plaisir, de façon dominante chez les garçons ; (3) l’association union (me marier avec elle, qu’il me fiance) et enfants (fonder une famille avec elle,avoir un enfant), qui ancrent l’idéal amoureux dans des projets d’avenir ; et (4) la cooccurrence entre les termes évoquant le partenaire ou le couple (la vie de couple, faire un voyage avec mon chum) et des lieux précis évoquant des souvenirs (avoir dormi chez ma blonde, sa chambre, son mur…), ancrant l’amour dans un quotidien et des souvenirs tangibles.

Figure 3

Patrons de cooccurrences chez les filles

Patrons de cooccurrences chez les filles

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3.3 Les thèmes rares

Les thèmes rares sont aussi dignes de mention. D’une part, ils peuvent refléter des survivances des sémantiques amoureuses antérieures aujourd’hui peu endossées et soit en voie de disparition, soit en voie de réintégration dans la langue en évolution, sans qu’aucun indice ne nous permette pour le moment de trancher en faveur de l’une ou de l’autre de ces deux tendances. D’autre part, ils peuvent montrer au contraire des tendances émergentes, encore trop peu endossées pour s’inscrire en force dans la sémantique dominante de la relation amoureuse.

Figure 4

Patrons de cooccurrences chez les garçons

Patrons de cooccurrences chez les garçons

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Parmi les thèmes les moins fréquents (moins de dix occurrences), nous retrouvons galanterie, dévouement, gentillesse,générosité, odeur de l’autre et patience. Plus marginaux encore sont les thèmes consentement, égalité/équité, ouverture, solidarité, chance, proximité (« ses yeux à deux centimètres des miens »), perdre sa virginité et sensibilité.

4. Discussion

L’analyse des thèmes évoqués pour qualifier la plus belle expérience amoureuse, vécue ou souhaitée, a permis de dégager six formes sémantiques dominantes chez les jeunes Québécois âgés de 14 à 19 ans. Il est possible d’émettre l’hypothèse selon laquelle ces formes, à force de sélections répétées et de réduction de leurs variations au cours de l’évolution historique, se sont établies comme les normes qui fixent aujourd’hui les conditions d’émergence du sentiment amoureux chez les jeunes et qui guident l’interprétation des difficultés rencontrées et des solutions à y apporter.

4.1 La centralité du bonheur, de la sincérité et de la confiance

Amour, confiance et bonheur forment, dans le corpus global, une forme dont l’importance quantitative et qualitative surpasse celle de toutes les autres observées. Ainsi, pour les jeunes interrogés, l’amour ne semble heureux que s’il ne trahit pas la confiance et est authentique, comme le suggère le patron de cooccurrence respect, authenticité et fidélité. La fidélité et l’authenticité apparaissent être des piliers majeurs de ce respect. La fidélité suggère que l’amour idéal exige l’exclusivité des sentiments comme de l’accès à la sexualité. La sémantique de la fidélité permet de réguler les comportements des amoureux par l’interdiction de solliciter, ou d’accepter les invitations, d’autres partenaires. Ce faisant, elle diminuerait les interférences dans la création d’un monde commun et permettrait, de stabiliser la confiance mutuelle des partenaires.

La sincérité et l’authenticité se définissent en opposition à l’instrumentalisation de la relation à d’autres fins que l’amour lui-même. Elles peuvent être lues dans l’action, mais elles restent toujours à démontrer. En effet, la fréquence des thèmes de la confiance, de l’insincérité et de l’infidélité témoigne de l’importance qui leur est accordée. Ces enjeux montrent l’importance de la conception que Fletcher et al. (1999) qualifie de chaleur-loyauté dans l’imaginaire des jeunes interrogés.

Il faut souligner le paradoxe inhérent à la double exigence d’honnêteté et de respect à l’égard de l’autre, susceptible de créer des problèmes difficiles à concilier. En effet, l’expression par chacun des partenaires de son individualité fait diminuer la probabilité de consensus, notamment lorsque cette individualité s’exprime à travers le désaccord qui peut facilement passer pour un manque de respect de l’autre. L’intensification de l’individualité que permet l’amour constitue donc, paradoxalement, une menace pour l’autre et la confirmation de son monde. Comment, confronté à un tel paradoxe, est-il possible d’être à la fois honnête envers soi-même et envers l’autre, se respecter soi-même et ne pas briser l’illusion que le monde de l’autre est tout pour soi, le convaincre du respect qui lui est voué et gagner sa confiance ? Comment composer avec la nécessité que ceci soit réciproquement vrai, tant pour l’un que pour l’autre ? Ce paradoxe constitue l’une des sources d’instabilité amoureuse, laquelle fait partie, avec son point culminant qu’est la rupture, des pires expériences vécues par les adolescentes et documentées par Van Camp et al. (2014).

La sémantique de l’amour inconditionnel a pu constituer une solution à ce paradoxe, mais elle semble peu viable face à l’exigence de satisfaction réciproque qui caractérise l’idéal de la relation pure. Cette forme précise reste d’ailleurs absente du corpus analysé, seul le souci de l’autre s’en rapprochant. L’amour sans condition apparaît plutôt comme une injonction adressée à l’autre sous la forme du respect de son individualité, mais il n’est pas évoqué comme un don au bénéfice de l’autre. Le don de soi, observé par Haldar (2013) dans les figures de celle qui pardonne et de la déesse de la liberté qui renonce (Haldar, 2013), n’émerge pas explicitement dans le présent corpus, pas plus qu’on y trouve d’indicateurs clairs qui suggéreraient une conception de l’amour comme usufruit du travail.

4.2 La compagnie de l’autre

L’amour se rend lisible à l’autre, suggère Luhmann (1990), à travers l’activité. On le constate dans le corpus analysé, où autant les garçons que les filles évoquent l’importance de la compagnie de l’autre. Les patrons de cooccurrence thématiques suggèrent que la présence de l’autre s’actualise dans des activités permettant de s’isoler, en amoureux, de la routine et du quotidien pour se retrouver dans des lieux hors de l’ordinaire. Garçons et filles évoquent des activités telles que les voyages et la réunion des corps. L’évocation des vacances, de l’étranger, de lieux ensoleillés ou transgressifs, ou encore de la soustraction au regard d’autrui (chambre, chalet, maison, chez nous) suggère que l’amour peut notamment s’actualiser dans des activités au caractère exceptionnel, qui permettent de s’extraire de la routine ou des relations sociales du quotidien. Ces circonstances exceptionnelles permettraient aux partenaires de prendre l’un pour l’autre les traits du héros dans la vie de l’autre (Haldar, 2013), par opposition à n’importe qui d’autre qui, justement, n’a pu acquérir ce statut singulier. Une autre hypothèse visant à expliquer la place de telles activités exceptionnelles ou soustraites au regard d’autrui pourrait être que l’expression de l’amour est encadrée par des interdits qui n’en rendent possible l’expression, du point de vue des répondants, que dans la soustraction au regard d’autrui.

Pour plusieurs sociologues, c’est précisément en dehors de ces relations sociales structurantes que la relation intime, ainsi autonomisée, s’expose à l’instabilité (Giddens, 1992 ; Luhmann, 1990). L’amour doit constituer à la fois son propre fondement et l’unique solution aux problèmes qu’il génère. Les filles sont proportionnellement plus nombreuses à accoler le terme « ensemble » aux activités mentionnées. Elles décrivent davantage d’exemples relatifs à la communication (tels que discuter ensemble), à l’humour (rire ensemble) et au romantisme (manger ensemble). Elles évoquent, significativement plus que les garçons, la complicité, la bonne entente, l’affection, le bien-être et le souci de l’autre. Quant aux garçons, ils sont plus susceptibles d’associer la compagnie de l’autre à des exemples concrets d’activités ou de loisirs, tels que voyager,passer du bon temps,camper ou sortir, et d’évoquer les activités sensuelles et sexuelles. Les sémantiques de la compagnie de l’autre incarnée dans la communication et dans l’activité semblent constituer deux formes qui illustrent l’importance accordée, de façon différentielle selon les genres, à la densification des relations personnelles et à la création d’un monde commun. Ces tendances genrées semblent rapprocher les filles de la conception de l’amour comme chaleur ou loyauté identifiée par Fletcher et al. (1999) et les garçons, de celle de l’amour vitalité ou passion.

Ces différences de genre peuvent souligner une socialisation différentielle des modalités légitimes d’expression du désir d’être en compagnie de l’autre ou encore des modalités légitimes de réalisation de ce désir. Ainsi, les modalités d’expression et de réalisation socialement légitimées du désir pour les filles seraient plus émotionnelles et relationnelles, alors qu’elles seraient plus instrumentales chez les garçons, passant par un soutien tangible à travers la réalisation d’activités. Si l’accès aux formes sémantiques est généralisé (d’où le recours à l’expression, chez Luhmann, de « médium de communication généralisé sur le plan symbolique »), il semble que le processus par lequel ces formes sont sélectionnées par les personnes reste marqué par une socialisation différenciée sur la base du genre. L’articulation entre sélection des formes sémantiques et socialisation demande un approfondissement empirique.

4.3 L’importance de l’ancrage de l’amour dans une culture commune

L’ancrage de l’amour idéal dans les souvenirs des moments de communion avec l’autre, dans des lieux spécifiques, permet peut-être d’inscrire les partenaires dans une histoire ou une culture communes. Cette culture commune, établie graduellement, pourrait atténuer la méfiance et favoriser la confiance. Cette forme prédispose ainsi ceux et celles qui s’y réfèrent à cultiver des souvenirs spécifiques qui favorisent l’émergence de sentiments compatibles avec la sémantique amoureuse. La sémantique amoureuse incitait ainsi au repérage d’événements spécifiques qui servent d’indices ou qui laissent des traces auxquelles rattacher la justification du sentiment amoureux (parce que nous étions ensemble, parce qu’il m’a soutenu durant cette période, etc.). Ici encore, cet ancrage dans une culture commune pourrait contribuer à soutenir la figure du héros que chacun acquiert aux yeux de l’autre (Haldar, 2013).

L’amour s’inscrit également dans le temps présent, à travers des activités, des loisirs en compagnie de l’autre, parfois aussi en compagnie de tiers dont on peut penser que la fonction est celle de témoigner de l’intégration du partenaire au monde de chacun et de valider sa présence. Ces activités entre amis ont le potentiel de permettre à chacun de valider les sentiments de l’autre et de les exposer publiquement en tant que couple amoureux, évoquant la figure de la synchronisation identifiée par Haldar (2013) qui permet aux amoureux d’attester au monde leur union et de se convaincre de son caractère singulier.

4.4 Le rôle clé de la passion

La sémantique de la passion renvoie à l’assujettissement à l’amour, la subjugation, la force supérieure de l’amour à toute volonté, une interprétation non seulement cohérente avec les recherches historiques sur la sémantique de la passion (Luhmann, 1990), mais aussi renforcée par son association avec la magie, qui souligne encore une fois l’absence de contrôle rationnel du sujet sur l’amour et sa possession par l’amour, qui ne peut être expliqué (il est magique), plus fort que tout (désir, excitation), possiblement parce qu’il est présumé reposer sur les caractéristiques de l’autre, par définition incontrôlables par le sujet amoureux qui en est sous le charme. L’amour se décrit, non seulement dans l’histoire, mais aussi dans l’actualité des jeunes interrogés, comme l’envers du calcul rationnel et instrumental (Genard, 1995).

L’importance de la passion est manifeste chez les deux genres, mais les formes sémantiques qui y sont associées se déploient, ici encore, selon des voies genrées. D’une part, la sémantique de la passion est associée, pour les deux genres, mais particulièrement pour les filles, au registre de la magie et du sentiment (comme illustré par la forte cooccurrence entre les deux thèmes à la figure 3). D’autre part, chez les garçons, c’est plutôt dans le registre du plaisir et du désir (attirance, excitation) qu’elle se déploie particulièrement (voir les Figures 2 et 4). Cette double conception de l’amour-passion est repérée dès le xviiie siècle par Luhmann (1990) et renvoie à l’opposition entre amour frivole, associé au libertinage, et amour sentimental, associé à la vertu.

On voit cette distinction se manifester dans les symboles évoquant la place du contact corporel dans l’amour. Si le contact corporel renvoie aux thèmes embrasser et enlacement chez les filles comme les garçons, il recouvre chez ces derniers des formes plus explicitement affirmées de sensualité et de sexualité. Ici aussi, la reprise des formes sémantiques apparaît se faire de façon différentielle entre les genres : alors que les filles se limitent à l’évocation de la sensualité à travers l’énonciation de contacts sensuels sans référence directe à la génitalité, les garçons trouvent la légitimité de l’évoquer explicitement. D’une part, on peut avancer que la sexualité dans sa dimension génitale a été largement thématisée en conjonction avec une sémantique de la virilité, avec pour effet probable d’avoir mieux préparé les garçons à intégrer ces symboles dans leurs référents sémantiques intimes. D’autre part, on peut proposer que la codification morale des thèmes à connotation sexuelle, particulièrement chez les femmes à qui l’histoire a longtemps imposé à cet égard une obligation de réserve garante de leur vertu, joue un rôle persistant dans la légitimité qui a été accordée aux jeunes femmes, ou celle qu’elles s’accordent elles-mêmes, de s’en référer à des symboles explicitement sexuels pour qualifier l’expérience amoureuse. Ces différences sémantiques pourraient donc souligner une certaine persistance de la distinction traditionnelle entre vertu et frivolité dans l’expression de l’amour et de la sexualité, la noblesse du sentiment l’emportant sur l’obscénité de la génitalité.

4.5 L’institutionnalisation de l’amour dans l’union et la famille

L’amour idéal se projette aussi dans l’avenir, qui se cristallise dans les thèmes du mariage et des enfants, suggérant que le modèle familial constitue encore aujourd’hui un référent cardinal quand les jeunes envisagent le futur d’une relation idéale. Il est remarquable que les travaux sur la sémantique amoureuse observent cette forme, principalement au xixe siècle jusqu’au milieu du xxe siècle (Hurtubise, 1998 ; Luhmann, 1990), et en décrivent la disparition graduelle au profit d’autres formes centrées sur l’épanouissement de l’individu. Les résultats ne permettent pas de conclure à la disparition de cette forme amoureuse dans l’imaginaire des jeunes Québécois, mais plutôt à sa persistance. En fait, on peut émettre l’hypothèse que l’union et la famille aient pu reconquérir les générations plus récentes et redevenir compatible avec la quête d’épanouissement personnel, alors qu’elles avaient pu être conçues comme son opposé au plus fort de la révolution sexuelle.

5. Conclusion

Dans cet article, nous avons déterminé six formes sémantiques prégnantes de l’idéal romantique chez les adolescentes et adolescents québécois, dégagées à partir des thèmes évoqués par près de 7 000 participants à une enquête panquébécoise pour qualifier l’expérience romantique idéale. Ces formes sémantiques ont été décrites comme les éléments à partir desquels sont évaluées et régulées les expériences romantiques. Certaines limites doivent être soulignées. D’abord, la collecte par questionnaire en classe peut mobiliser des enjeux de désirabilité sociale chez les jeunes qui peuvent craindre que les autres élèves aperçoivent leurs réponses. Cette désirabilité peut se traduire par un effort pour paraître avantageusement aux yeux des autres et, dans le cas des réponses à la consigne sur la plus belle expérience amoureuse vécue ou souhaitée, conditionner des réponses à un idéal romantique traditionnel. Une autre limite de cette approche, comparativement à des entretiens par exemple, est l’impossibilité de questionner les participants sur leurs réponses pour les approfondir ou en comprendre les conditions individuelles et sociales de production. De plus, nous n’avons pas mis l’accent, dans la présente analyse, sur les caractéristiques individuelles des répondants susceptibles d’être associées différemment aux diverses formes sémantiques. La confrontation systématique de ces formes sémantiques aux éléments marquants du parcours biographique, tels que les conflits familiaux, le divorce des parents ou la victimisation par un partenaire amoureux, permettrait de mieux théoriser le processus individuel de leur adoption par les jeunes. Il serait aussi intéressant de suivre l’évolution de ces formes en fonction des groupes d’âge, de l’orientation sexuelle et de la trajectoire amoureuse, afin d’explorer la mesure dans laquelle la sélection de ces formes sémantiques, sur le plan individuel, contribue à résoudre les paradoxes inhérents au couple. Par exemple, la théorie de l’amour comme usufruit d’un travail augmente-t-elle en popularité chez les jeunes à mesure qu’ils sont confrontés au quotidien conjugal, au profit du délaissement de la théorie de l’âme soeur ? Malgré ces limites et ces questions en suspens, la présente analyse a permis de qualifier les formes dominantes chez les jeunes de notre époque, largement encore héritières des formes passées telles que la passion et le romantisme, mais aussi récentes, en accordant à l’expression de l’individualité une place certaine, notamment à travers l’importance accordée à l’authenticité.