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Soixante pour cent des travailleurs dans le monde n’ont aucun contrat de travail, la plupart étant à leur compte ou travaillant dans le cadre familial, indique un rapport de l’Organisation internationale du travail (Organisation internationale du travail, 2015). Mais, souligne aussi l’OIT, l’insécurité et la pauvreté au travail progressent partout, y compris dans les pays industrialisés du Nord, où le phénomène des travailleurs pauvres a explosé en trente ans, à la suite de la montée parfois exponentielle du travail atypique et des bas salaires.

Ainsi, si les inégalités persistent entre le Nord et le Sud, elles se recomposent toutefois et s’accroissent au sein des pays. Dans les pays industrialisés, on voit progresser le travail informel, c’est-à-dire un travail sans protection sociale ni droits collectifs afférents à la situation de salarié[1], à cause des mutations du travail et de l’emploi.

La mondialisation des activités de production et de financement, comme la tertiarisation de l’économie, sont allées de pair avec de nouvelles logiques de gestion de la main-d’oeuvre et la re-marchandisation du travail, tant au Nord que dans les régions industrialisées du Sud, qui avaient connu un développement de la société salariale (Ferraz, 2005 ; Barchiesi, 2010 ; Ramalho et Santana, 2003). Travailleurs temporaires, indépendants, sur appel, à domicile, chômeurs (sur) vivant de petits boulots… : ces situations favorisent le brouillage des frontières entre travail atypique et travail informel, en raison de la fragmentation des relations d’emploi et parce que les responsabilités d’employeurs se dissolvent dans la sous-traitance en cascade et le recours au travail atypique, notamment le travail indépendant et à domicile. Ces travailleurs — une majorité puisque, même parmi les salariés, seulement 42 % dans le monde détiennent un contrat permanent (OIT, 2015) — se retrouvent fréquemment exclus des protections sociales et de droits collectifs du travail, celles-ci étant souvent construites de manière à protéger les travailleurs employés dans une relation bilatérale et directe et non par des tiers employeurs, sous-traitants ou intermédiaires d’une entreprise cliente. Il arrive aussi souvent que les travailleurs ne sont pas syndiqués et ne sont couverts que par les lois du travail, dont les normes minimales s’avèrent insuffisantes pour les prémunir des pratiques prédatrices des employeurs, quand ces lois n’organisent pas le retrait des droits, comme c’est le cas pour les travailleuses et travailleurs immigrants (Noiseux, 2012) ou pour les travailleurs des agences de placement de main-d’oeuvre, en Amérique du Nord et dans certains pays d’Europe.

De nouvelles figures de l’exploitation

De nouvelles figures de l’exploitation émergent donc ; elles s’appuient cependant sur la recomposition mutuelle des divisions du travail entre classes sociales, entre sexes et entre groupes de populations racialisées[2] ou non (Kergoat, 2009 ; Yerochewski et al., 2015). Faut-il par conséquent continuer à parler de crise de la société salariale ou chercher d’autres cadres d’analyse que ceux issus de ce paradigme longtemps dominant, y compris au Sud ?

En regroupant sous la catégorie de travailleurs informels ces nouvelles figures de l’exploitation, ce numéro thématique s’inscrit dans une controverse entamée après l’introduction du concept dans les travaux pionniers de Hart au Ghana en 1973, et alimentée notamment par De Soto dans ses travaux (De Soto, 1986)[3]. Elle a trait à la façon de caractériser les situations, en réalité très hétérogènes, vécues par des travailleurs considérés jusqu’alors comme des victimes du sous-développement ou marginalisés par des rapports inégalitaires entre un Nord dominant et un Sud périphérique (Quijano, 1971). Or les études sur la progression ou la réactualisation du travail informel montrent que ces travailleuses et travailleurs s’avèrent surtout être au coeur des multi-dominations sur le marché du travail (Peck et Theodore, 2010) tant au Sud qu’au Nord.

Aussi, ce numéro s’inscrit dans ces débats en se démarquant des analyses qui voient l’informalité comme un « bassin latent de croissance » ou comme « un nouveau moteur de développement » (dans la foulée des travaux de Soto), ou qui cherchent à en faire la mesure, alors que cet objectif est voué à un éternel recommencement. Ledit secteur informel n’est pas un phénomène autonome des activités formelles mais y est imbriqué et en est dépendant (Lautier, 2004 ; Portes et al., 1989). Ses frontières changent au gré des jeux de pouvoir et des calculs politiques des États, qui cherchent à l’éradiquer le temps nécessaire pour offrir une image propre ou sécuritaire de trottoirs habituellement foisonnants de petits commerces (Lautier, 2004), ou qui le tolèrent et même le stimulent comme un moyen de promouvoir un patronage politique ou de résoudre des conflits sociaux potentiels. Cela est aussi devenu une pratique des gouvernements européens après 1980 (voir Portes et al., 1989 : 19), comme l’a notamment illustré la dissémination des ateliers « clandestins » de confection dans Paris et sa banlieue, au service de la restructuration de la filière (Yerochewski, 1997).

De protecteurs de la société salariale, les États en sont devenus des fossoyeurs : ils collaborent de plus en plus directement avec les intérêts économiques transnationaux pour réduire les normes de travail dans les entreprises privées, les régimes de retraite, les conditions d’accès à l’assurance-emploi, à l’aide sociale, et pour accélérer l’immigration de catégories ciblées de travailleurs étrangers, moins rémunérés et directement mis en concurrence avec les travailleurs résidents (Lesemann, 2015).

Les États sont ainsi devenus les agents d’une nouvelle régulation des sociétés, y compris au Nord (Lesemann, 2014 ; Yerochewski et al., 2015). C’est la nouveauté, car cette attitude ambivalente de l’État à l’égard des activités informelles, ainsi que l’imbrication des activités informelles avec les activités formelles et les institutions régulatrices, ont déjà été documentées pour les pays du Sud (cf. Lautier, 2004 ; Portes et al., 1989 ; Fernandez-Kelly, 2003). Ces auteurs soulignent qu’on ne peut espérer lutter contre l’informalité en cherchant seulement à « formaliser » l’économie et le travail, sans changer les relations de pouvoir et les modalités de régulation.

On peut résumer la situation comme suit : nouvelles figures de l’exploitation, mais aussi réactualisation des figures traditionnelles du travail informel pour accueillir de nouvelles activités (Leite, 2009) externalisées par l’économie formelle, et réorganisation des rapports de domination et d’oppression, qui continuent de s’appuyer sur la naturalisation des différentes formes sociales de division du travail, entre pays, mais aussi au sein des pays, entre femmes et hommes, entre groupes de populations racisées et ceux considérés comme Blancs, entre castes, entre jeunes et vieux, entre concepteurs et exécutants, entre qualifiés et non qualifiés…, et bien sûr, entre citoyens et immigrants, comme l’actualité nous le met cruellement en évidence, à coups de gros plans sur les morts échoués sur les plages d’une Europe qui tente de se barricader.

Nouvelles mobilisations

Quoique prolongeant certaines de ces analyses, ce numéro se démarque aussi de travaux comme ceux de Lautier (2003, 2004), qui soulignent les responsabilités des États tout en ayant tendance à considérer que les solutions ne peuvent venir que d’eux. En proposant d’adopter une entrée centrée sur l’informalité (Lesemann, 2015), l’objectif était d’ajuster la focale sur les travailleurs et leurs mobilisations, thème peu étudié (Bhowmik, 2009 ; Agarwala, 2013), en particulier dans les revues scientifiques de langue française. Il s’agit ainsi d’intégrer ce que les luttes de travailleuses et travailleurs informels ou atypiques apportent au renouvellement des perspectives théoriques, en examinant les aspirations et pratiques sociales sur lesquelles elles reposent et les alliances sur lesquelles elles débouchent (Lindell, 2010 ; Noiseux, 2008 ; Yerochewski, 2013).

Si les métamorphoses de la question sociale (Castel, 1995) et l’effritement de la société salariale ont modifié les conditions de lutte des travailleurs, on ne peut pas pour autant considérer que nous n’assistons, depuis trente ans, qu’à une spirale vers le bas (Silver, 2003). De nouvelles mobilisations se font jour, conduites par celles et ceux-là mêmes que l’on croyait trop affaiblis, trop isolés, trop précaires, pour s’organiser. Mais du fait des paradigmes dominants issus de la société salariale (Brenner, 1999), on dirige le regard sur l’impact qu’ont les politiques libérales et les réorganisations du capital sur les mouvements organisés de travailleurs, c’est-à-dire sur les syndicats et les institutions de représentation et de négociation collective traditionnelles (pour généraliser ce qu’Agarwala constate pour l’Inde, 2013), tandis qu’on continue encore souvent à assimiler travailleurs informels avec travailleurs inorganisés (Agarwala, 2013 ; Lindell, 2010).

Or, ces travailleuses et travailleurs informels contestent l’ordre social sous de multiples aspects. Leurs mobilisations s’établissent notamment aux « intersections » des sphères publiques et privées (Agarwala, 2013 : 16), en montrant l’interdépendance entre l’organisation du travail dit reproductif et celle du travail dit productif (Agarwala, 2013 ; Fernandez-Kelly, 2006). Les femmes constituent la plus grande part des travailleurs informels et, si cette situation n’est pas toujours très visible, il n’est pas étonnant de trouver une proportion importante de femmes dans les membres actifs et les leaders des organisations et mobilisations de travailleurs informels.

Ces organisations recherchent souvent l’appui des syndicats, qui continuent de regrouper essentiellement les travailleurs formels, ou typiques, même s’ils ont parfois réussi à syndiquer une proportion significative de femmes et de travailleurs temporaires. Mais les rapports avec les syndicats restent souvent conflictuels (Argawala, 2013 ; Lindell, 2010a). Les syndicats se sont construits à partir d’une certaine vision du travail et des travailleurs, assez étroite et centrée sur la société salariale. Celle-ci influence encore leurs revendications et leur répertoire d’action collective. Or, si les travailleuses et travailleurs informels recherchent des protections sociales contre les aléas économiques et de la vie, ils et elles ne défendent pas nécessairement l’extension de la société salariale et le statut de subordonné ayant accompagné ce pacte social (Yerochewski, 2014). Leurs mobilisations cherchent à promouvoir des solutions de rechange à cette société salariale, dont ils ont compris qu’il n’y avait en réalité rien à en attendre, parce qu’elle n’avait jamais eu vocation à englober tous les travailleurs ni toutes les régions du monde (Pizzorno, 1978 ; Silver, 2003 ; Dufour et Hege, 2005). Elles et ils se mobilisent donc sur de multiples sujets et peuvent trouver des alliés plus pertinents ailleurs que parmi les syndicats (Lindell, 2010). Ils se rapprochent notamment d’organismes communautaires (et de mouvements de foi), qui sont conscients de la prévalence des multi-dominations, et capables d’intervenir en prenant en compte l’ensemble des aspects touchant leur vie, à l’instar de ce qui se passe pour les travailleurs du bas de l’échelle aux États-Unis (Osterman, 2006), sans se restreindre aux revendications habituellement prises en charge par les syndicats, à savoir les salaires et les conditions de travail (restreints, en outre, en général aux lieux traditionnels d’activité). C’est ce qui leur permet de retrouver une capacité d’agir et de se représenter collectivement (Chun et al., 2013 ; Yerochewski, 2015).

Les alliances avec les syndicats n’ont donc rien de naturel (Lindell, 2010) et ces derniers n’ont pas plus naturellement un rôle d’avant-garde dans les luttes de travailleuses et travailleurs informels. En fait, les syndicats peuvent être autant des soutiens que des obstacles à la mobilisation de ces travailleurs « marginalisés », comme différents auteurs l’ont souligné (Lindell, 2011 ; Kenny, 2011 ; Lerner, 2011) et comme le montrent plusieurs articles réunis dans ce numéro.

Afin de mieux présenter ce qu’apportent les huit articles traitant des nouvelles figures de l’exploitation et des nouvelles mobilisations autour du travail et de l’informalité, on a privilégié deux entrées principales. L’une porte sur « l’agir, entre résistances et adaptations aux contraintes institutionnelles » et l’autre sur « mobilisations : ce qu’elles nous apprennent ». Tous les articles font ressortir si ce n’est la possibilité de transformer le monde, du moins la volonté de résister telle qu’elle est exprimée par ces travailleuses et travailleurs. Leurs mobilisations sont une source d’éclairage pour les multiples dominations qu’ils subissent, mais aussi pour les multiples aspirations qui les animent.

L’agir, entre résistances et adaptations aux contraintes institutionnelles

Les quatre articles regroupés sous ce thème nous donnent à voir différentes reconfigurations des figures de l’exploitation des travailleurs informels et de la façon dont l’agir individuel et collectif est placé sous tension par les politiques d’État, directement ou par défaut pourrait-on dire, comme c’est le cas aux États-Unis. Dans ce pays emblème du capitalisme, les travailleurs informels sont bien souvent ces travailleurs immigrants obligés de composer avec les agences de placement, non encadrées. Ils viennent de différentes régions du monde. Leur point commun est d’être entrés illégalement et de mal parler l’anglais, un facteur primordial de tri et de sélection dans le processus de recrutement, lorsqu’ils cherchent par eux-mêmes à convaincre le client potentiel qui a arrêté sa voiture au carrefour où ils attendent depuis l’aube. Sébastien Chauvin compare en effet dans cet article, « La rue, l’agence et le centre de travailleurs. La formalisation associative du travail journalier aux États-Unis », la façon dont s’opère l’allocation des emplois dans le travail journalier selon que l’embauche s’effectue dans la rue, à des endroits connus pour cela (on ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec les lieux de la prostitution gay ou féminine dans les villes), ou au sein d’un local, via une agence de placement ou encore via l’intervention d’organismes associatifs. Dans cette jungle qui a ses propres règles, en relation avec les rapports de pouvoir existant, les organismes associatifs se retrouvent à devoir s’adapter à certaines des règles du jeu dominant, de façon à disposer d’un bassin de main-d’oeuvre fiable qui leur permettra de fidéliser des clients (particuliers ou entreprises) puisque sans eux, pas de travail. Mais ils s’emploient parallèlement à favoriser l’organisation et l’empowerment collectifs de ces travailleurs (essentiellement masculins pour ceux observés). L’auteur compare leur action à celles des bourses du travail en France à la fin du xixe siècle.

Dans l’article sur La nouvelle informalité et la flexibilité du travail au Brésil, pays où le travail informel paraît être une vieille tradition, Jacob C. Lima et Felipe Rangel nous montrent comment le travail informel se réactualise tandis que parallèlement, les discours se recomposent. Ceux-ci mettent de l’avant les capacités entrepreneuriales des secteurs populaires pour habiller la recrudescence du travail informel dans le cadre de la réorganisation de la production (et de la consommation) autour de pôles baptisés arrangements productifs locaux (APL) — en référence à la Petite Italie. Les discours prolongent en fait la rhétorique éclose dans les années 1980 avec De Soto (1986). Instrument au service de la flexibilisation et de l’individualisation des rapports entre capital et travail, le recours informel à la sous-traitance et au travail à domicile est systématisé dans ces APL. Les ateliers installés au fond d’un jardin ou dans une pièce de la maison se multiplient tandis que les travailleurs invités à innover pour se créer des opportunités d’activité s’engagent dans des activités illicites ou carrément illégales (de la réutilisation de tissu à la contrebande de marques et de marchandises, en passant par le vol de cargaisons transportées par des camions), et s’y engagent plus ou moins selon les réseaux auxquels ils participent, compte tenu de leur capacité à composer, sous l’angle identitaire, avec les multiples acceptions de l’entrepreneuriat dans le discours public. Car le Brésil de Lula et de Dilma Rousseif, promeut, au nom de la formalisation de l’emploi informel, l’enregistrement d’activités connues pour être douteuses, alimentant ainsi le déploiement d’activités non seulement informelles mais criminelles. En organisant leurs critiques des discours sur la nouvelle informalité par des éclairages empiriques sur les réalités de cet entrepreneuriat et des nouveaux arrangements productifs, Jacob C. Lima et Felipe Rangel dévoilent les ressorts de cette débrouillardise vantée ici et là dans les discours d’institutions mondiales au nom de la flexibilité, qui banalise l’une des pires facettes de l’informalité, soit la corruption et les activités mafieuses.

On ne peut éviter de faire le parallèle entre cet article et ce que décrivent Tarrius et Bernet (2010) de la « mondialisation par le bas » dans le bassin méditerranéen jusqu’à l’Afghanistan, où des réseaux arrivent à écouler vers les pauvres des marchandises de grandes firmes ayant pignon sur rue, en les vendant moins cher puisqu’elles échappent aux taxes. Le problème est qu’ils ont fini par se rapprocher des activités mafieuses pour s’assurer un financement de leurs activités refusé par les banques depuis 2008.

Une autre démarche pour faire ressortir les ambivalences du droit et des États à l’égard de l’informalité est celle adoptée par Élise Panier, qui compare, en l’occurrence au Togo, deux espaces d’informalité : celui géographiquement délimité d’une zone franche où les entreprises installées bénéficient d’exonérations de taxes et impôts et sont peu contrôlées — une sorte de « paradis économique » où le droit du travail et de la syndicalisation n’ont longtemps pas eu droit de cité ; celui d’un espace ouvert, mouvant, formé par toutes les activités susceptibles d’avoir à s’acquitter d’impôts même si elles ne sont pas rémunérées, et dont les travailleurs se font harceler par les inspecteurs et policiers. En procédant ainsi, Élise Panier interroge non pas l’économie informelle mais la façon dont le droit la saisit. Elle remet en particulier en question la pertinence et la portée de la démarche de l’OIT, qui, en 2014 (CIT, 2014), se propose de « faciliter la transition de l’économie informelle vers l’économie formelle » en proposant un instrument normatif auquel on pourrait tout aussi bien soumettre l’économie formelle. C’est du terrain que viennent en réalité les contestations et revendications pour (ré) introduire le droit du travail et de la syndicalisation au sein de la zone franche, ou des formes de protection dans les activités considérées comme informelles ; ceci s’opère avec l’appui des syndicats dont les démarches innovantes ne sont toutefois pas dénuées d’ambiguïté liée à leurs fonctions politiques, sociales et économiques.

Le quatrième article inclus sous le premier thème s’intéresse aussi aux effets des politiques de formalisation, mais à l’égard des « pauvres parmi les pauvres », en l’occurrence les récupérateurs de déchets dans les rues de Casablanca. Bénédicte Florin parle de « l’inclusion perverse » de ces travailleurs à la marge. Rendus invisibles dans l’espace public, car stigmatisés, mais essentiels au fonctionnement de la chaîne de recyclage et des activités menées formellement par des grandes entreprises, ils ont vu divisés par quatre les revenus qu’ils tiraient de cette activité, à la suite des réformes des politiques publiques de gestion des déchets. Pour mener cette étude, et saisir comment les politiques publiques ont pu avoir de tels impacts, l’auteure a mené des entretiens auprès des récupérateurs de déchets et de divers acteurs relatifs à cette activité pendant deux ans et a effectué des relevés topographiques et pris des photographies. Sont ainsi présentées toutes les facettes de ces activités de travail, menées dans des endroits de fortune, prises dans la complexité de relations entre personnes qui peuvent avoir des liens de parenté et des rôles à la fois d’employeur et d’organisateur de la résistance. Son enquête permet de saisir les difficultés à transformer les situations, du fait des contraintes dans lesquelles est prise l’action individuelle et collective. Ces contraintes sont imposées par l’État et des politiques formelles qui entretiennent l’informalité, la mise à la marge, le recours à d’autres formes de protection que celles fournies par les institutions formelles. Elles sont aussi consenties par le fait, de la part des travailleurs, de renverser dans le discours l’assignation à la marge en une forme de liberté, au risque encore de finir par s’appuyer sur les réseaux mafieux.

Mobilisations : ce qu’elles nous apprennent

Changement de focal avec ce deuxième groupe de textes qui s’intéressent à ce que ces travailleurs informels, aux marges de la société salariale, mettent de l’avant quand ils se mobilisent et comment ils y parviennent. En se plaçant à leur hauteur, on constate que dans les situations qui paraissent les plus contraignantes pour qu’une mobilisation se construise et aboutisse, des ressources parfois inattendues se révèlent des points d’appui. Les articles ici regroupés montrent que cela n’est pas antagonique avec le fait que ces travailleurs et travailleuses poursuivent leurs aspirations, au contraire même.

Ainsi, peut-il y avoir une mobilisation plus « improbable » que celles venant de migrants prisonniers de l’île de Lampedusa, en Italie, qui refusent de se faire enregistrer sur place ? Officiellement enfermés dans un centre de premiers secours et d’accueil, ils doivent vivre dans le pays où ils sont entrés, comme le prévoit la législation européenne. Réfugiés en Italie, ils sont dès lors censés, comme l’indique leur document d’identité une fois tamponné, s’y installer et y chercher du travail. Mais l’Italie n’est pas leur destination. Et l’auteure Annalisa Lendaro nous donne à voir dans cet article « Investir la rue alors qu’on n’en a pas le droit. L’improbable mobilisation des demandeurs d’asile à Lampeduza (Italie) » une mobilisation qui se déroule en un temps très court, avec un défilé, au milieu des touristes et de la police, regroupant des personnes venues de divers horizons, qui ne se connaissent pas, mais sont arrivées à se coordonner pour obtenir de partir de Lampeduza sans laisser leurs empreintes, sans se retrouver assignées à ce pays sur les rives duquel elles ont débarqué. Et ce, au nom de leur qualité de « travailleurs », identité collective que ces gens ont construite dans la courte durée de leur mobilisation, et au nom de laquelle ils réclament non de s’installer mais de partir. Concours de circonstances improbable ? Ou démonstrations de la capacité d’agir individuellement et collectivement à partir du moment où les personnes savent mouler leurs aspirations dans des cadres d’interprétation légitimes ou, du moins, difficilement contestables ? Mais qu’est-ce qui fait la légitimité de ces cadres ? À ces questions qui renvoient aux débats agitant encore les courants d’analyse des mouvements sociaux, l’article apporte des éclairages en nous indiquant qu’en réalité, ce n’est pas la première mobilisation de ce type sur cette île. On parle d’ailleurs de ces mobilisations jusqu’à Berlin, parmi les personnes sympathiques à la cause des migrants. Se dessinent ainsi en creux un réseau de solidarité, une transnationalisation de cette action collective, comme si s’était diffusée l’idée qu’un migrant est un travailleur qui possède à ce titre des droits, et comme si cette référence aux droits entretenait les mobilisations à Lampeduza et leur succès.

L’article suivant nous plonge parmi des femmes ayant vécu une action collective forte, sur la durée, et qui pourtant restent très différentes les unes des autres quant à leurs représentations et aspirations, même si, toutes travailleuses du bas de l’échelle, elles ont fait front commun derrière plusieurs revendications clés de cette mobilisation, notamment les rémunérations, les congés, la protection sociale et le régime de retraite. Ces résultats ressortent d’une enquête menée quelques mois à peine après la conclusion d’une première entente collective, qui mettait un terme provisoire à des années de lutte de ces femmes responsables de services de garde en milieu familial au Québec. L’enquête a été menée par questionnaire, dans le cadre d’un projet de recherche réalisé en partenariat avec la Centrale des syndicats du Québec, troisième centrale en effectifs au Québec, très implantée dans le secteur parapublic de l’éducation. Martine D’Amours, la conceptrice du projet de recherche et auteure de l’enquête, a voulu comprendre les aspirations et motivations de ces femmes à qui le gouvernement a retiré le statut de salariées (les privant donc des protections sociales et collectives afférentes) pour leur attribuer celui de travailleuses indépendantes. Cependant, après ces années de lutte, elles n’aspirent pas toutes à retrouver le statut de salariées, même si elles sont loin de bénéficier de l’autonomie de gestion théoriquement caractéristique de l’indépendance. Pour faire apparaître ces résultats, trois variables dépendantes — le statut préféré (salariat ou indépendance), le degré d’importance accordé à certaines revendications syndicales (relatives aux conditions de travail, à l’autonomie et à la professionnalisation) et les perspectives de carrière dans le métier (emploi de carrière, emploi transitoire ou emploi par défaut) — ont cherché à être expliquées par trois blocs de variables indépendantes concernant la trajectoire professionnelle antérieure, la situation familiale et l’expérience migratoire. Car ces métiers du care n’échappent pas au Québec au fait d’être investis par des femmes immigrantes. En s’appuyant sur une analyse en termes d’espaces sociaux (Zavella, 1997 ; Jurik, 1998) et en cherchant à saisir comment interfèrent classe, ethnie, genre et âge, façonnant « les possibilités, contraintes et stratégies des travailleurs indépendants au bas de l’échelle » (D’Amours, dans ce numéro), l’auteure nous montre qu’il est impossible d’expliquer les choix et aspirations de ces femmes en isolant l’une ou l’autre des blocs de variables indépendantes. Une autre façon de mettre en lumière que l’identité collective ne peut ni se déduire des positions structurelles (Lindell, 2010 ; Pizzorno, 1978) ni résulter d’une simple agrégation opérée par les leaders syndicaux.

Un autre éclairage vient de l’Inde. Il porte sur les multiples façons dont les travailleuses et travailleurs informels, nombreux (plus de 90 % des travailleurs en Inde) s’organisent. Après avoir rappelé les raisons de cette explosion du travail informel dans les récentes années et pourquoi les syndicats formels ne les organisent pas, Supriya Routh examine, dans « Informal Workers’ Aggregation in India : An evolving model of collective action », principalement deux organisations, à savoir, d’un côté, SEWA, créée en 1972 et devenue une référence mondiale dans l’organisation des femmes travailleuses informelles à leur compte (self-employed) et, de l’autre, KKPKP, organisation plus récente de récupérateurs de déchets (et mixte). Le deuxième exemple vient confirmer ce qui a fait la force du développement de SEWA, à savoir l’engagement d’universitaires et de militants convaincus que ces personnes ont des droits à faire reconnaître (et en l’occurrence pour KKPKP, la mobilisation a commencé par des campagnes sur le droit à l’éducation des enfants de ces travailleurs). Développant différentes méthodologies d’organisation et de formation de leadership populaire, fonctionnant en réseaux (universitaires, militants, organismes communautaires ou ONG, et travailleuses et travailleurs), ces études de cas fournissent la matière à une proposition théorique sur les modalités d’organisation des travailleuses et travailleurs aux marges de la société salariale, qui reprend le titre de cet article. La proposition est construite à partir du constat que le principal soutien est venu non des institutions existantes comme les syndicats (même si l’on peut retrouver des syndicalistes très engagées aux côtés de travailleurs informels), mais de personnes dont leur position socioéconomique ne les prédestinait pas à jouer ce rôle clé auprès de travailleurs et travailleuses parmi les plus reléguées.

Le dernier article nous ramène au Brésil, mais il s’agit du Brésil des mouvements sociaux pour la démocratie, qui se sont construits dans la lutte contre la dictature militaire puis, une fois la nouvelle constitution adoptée en 1988 et un président néolibéral élu, se sont réorientés dans une seconde lutte pour la démocratisation. Celle-ci a pris la forme de la lutte contre l’exclusion et pour la dignité des pauvres et s’est appuyée sur les démarches participatives pour déboucher sur le mouvement de l’économie solidaire. Celui-ci est à la fois un mouvement citoyen et un mouvement de travailleuses et travailleurs, qui s’organisent en créant des coopératives et autres groupes autogérés. Dans cet article, « Controverses sur la réactualisation du travail informel au Brésil : l’Impact des mobilisations dans l’économie solidaire sur les conceptions du changement social et les stratégies syndicales et politiques », Carole Yerochewski montre comment s’est construite la reconnaissance des luttes de ces travailleurs aux marges, en s’appuyant notamment sur la mise en oeuvre des budgets participatifs. Ils ont favorisé un débat dans la société civile qui a aussi été alimenté par les échanges et confrontations lors des forums sociaux mondiaux qui ont commencé à se tenir à Porto Alegre à partir de 2001. La question du travail et des travailleurs informels est devenue un problème public. Ces divers mouvements sociaux, dont ceux organisant les catadores (les récupérateurs de matériaux recyclables au Brésil), et les réalisations de l’économie solidaire ont réussi à influencer les politiques de recyclage dans un sens totalement différent de celui dépeint à Casablanca, puisque les catadores en sont partie prenante et ont quadruplé leur revenu au lieu de le voir divisé par quatre. L’article met aussi en lumière comment les syndicats d’une même centrale syndicale peuvent adopter des stratégies opposées dans l’économie solidaire selon la façon dont eux-mêmes s’impliquent dans ce mouvement. L’expérience au Brésil met en lumière les étroites relations qu’entretiennent conflits sociaux et conflits du travail et les raisons possibles de l’intensification des conflits sociaux depuis 2011, nourries par les aspirations à la démocratie, dans la vie et au travail.