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Penser les modes de percevoir l’art appelle à une réflexion nécessairement plurielle, déterminée d’une part par les divers sens qui, d’une manière hiérarchisée ou bien synergique, participent à la définition de l’oeuvre, dévolue d’autre part à la multiplicité des phénomènes qui, indissolublement, s’y rattachent. S’il est question ici de perceptions, d’ores et déjà au pluriel donc, c’est moins dans le but de reprendre les découvertes scientifiques expliquant notre organisation sensorielle, qu’en vue d’approfondir comment ces données physiologiques s’intègrent à l’intérieur du complexe culturel articulant le savoir humain. Les perceptions mises en jeu dans l’art et par l’art ne cessent pas, en fait, de transformer nos capacités sensibles, de les bouleverser, de les affiner, jusqu’à faire percevoir autrement ce qui nous environne. En ce sens, l’appréhension esthétique comporte, sans aucun doute, une forme d’esthésie privilégiée, où toutes les potentialités sensorielles, qu’elles soient actives ou anesthésiées en l’occurrence, se trouvent magnifiées. Implications visuelles, kinesthésiques, tactiles, auditives, etc. sont travaillées de manière à chaque fois particulière non seulement suivant les genres artistiques, les lieux de création et de réception et les époques, mais presque d’un objet esthétique à l’autre. Par-delà ces relations physiques qu’autant les artistes que les observateurs mettent en scène, les oeuvres véhiculent à maints égards des perceptions psychiques du monde et, quoique leur ancrage à des instances référentielles soit notamment brouillé par le travail artistique lui-même, leur action sur l’imaginaire personnel ou collectif ne peut que redessiner sans trêve les contours du contexte dans lequel elles s’inscrivent.

À vouloir restreindre le sens du terme en dépit de son emploi figuré — en délaissant par exemple le fait de signifier par perception la « vision », la conception du monde propre à quelqu’un —, on n’est néanmoins pas à l’abri de la complexité des phénomènes qui y fusionnent. D’un point de vue génétique, qu’il s’agisse de la morphogenèse ou d’une quelconque figurativité émergente des formes — entendues, bien sûr, dans une acception générale qui rassemble leurs diverses manifestations matérielles —, la perception dévoile un devenir perpétuel, où le flux des impressions et des sensations parvient à la conscience. Si des seuils de perceptibilité paraissent ainsi se définir, cela n’exclut pas par ailleurs que des éléments d’en dessous y interviennent et influencent, en quelque sorte, la perception par des apports que l’on peut différemment dénommer comme inconscients, subconscients, subliminaux ; sans compter qu’à tout moment la focalisation perceptive peut être remise en cause et questionnée dans ses rapports entre la forme et l’informe, la figure et le fond, le central et le marginal.

De cette relation complexe entre sensation et perception, participe également la typologie variée des perceptions, qui n’a pas toujours été arrêtée en un répertoire partagé. Aux perceptions relevant des cinq sens (vue, ouïe, toucher, odorat, goût) s’ajoutent en fait d’autres types, dus le plus souvent à des phénomènes d’interaction (superposition ou globalisation) des perceptions précédentes ; on peut ainsi énumérer, avec des degrés d’abstraction ou de généralité variables, des perceptions thermiques, kinesthésiques, endogènes ou proprioceptives, qui peuvent se combiner en des saisies polysensorielles ou bien par synesthésie, et qui contribuent toutes à déterminer la phénoménologie des perceptions spatiales et temporelles. Cependant, la liste ne se limite pas là, si l’on retient des formes d’appréhension plus immatérielles effleurant l’ordre de l’entendement. Sans vouloir recourir à un mythique sixième sens qui échapperait à toute concrétisation, il est intéressant de noter qu’en 1805, l’idée d’un « sens intime » soulevait les questions de l’existence d’« aperceptions internes immédiates », à distinguer « de l’intuition » qui est elle-même à distinguer de « la sensation et [du] sentiment », des liens qu’entretiennent « ces actes ou état[s] d’âme avec les notions et les idées [1] ». Si ces problématiques conduisaient désormais à reconsidérer la division des faits psychologiques et physiologiques, elles resserreront également les réflexions entre aperception et perceptions. C’est d’ailleurs sur ces bases que les discours sur la sympathie, entendue dans son acception esthétique, se renouvelleront en termes d’empathie et, revendiquant l’implication directe du corps percevant, relanceront tout un champ de recherches à la fois théoriques et artistiques, dont la richesse n’a pas été épuisée à ce jour.

Si la distinction entre perception et cognition est encore de droit, du moins d’après une confrontation non catégorique qui y reconnaîtrait les deux pôles d’un même processus, il est loyal d’enquêter sur la manière dont le sens émerge de la perception. Sans prétendre résumer les innombrables positions théoriques qui divergent décidément sur ce point, le problème de rattacher le sens aux sens, de dépasser la schize du corps et de l’esprit ou, pour l’exprimer encore autrement, de retrouver le sens dans la matière — dans ce continuum matériel qui englobe tout à la fois et l’expression et le contenu —, nous incite à faire retour sur la notion même d’appréhension perceptive et sur ses possibles réalisations.

Les contributions sollicitées dans ce but et recueillies dans le présent dossier honorent le projet bien au-delà de nos attentes. Loin de vouloir fournir un panorama complet, ces articles donnent, dans l’ensemble, un aperçu assez varié de différentes esthétiques, méthodes d’analyse et pratiques artistiques qui ont été proposées et se développent en matière de perceptions. L’idée de croiser des recherches aussi diverses que des travaux en philosophie, en sémiotique, en théorie, en histoire de l’art et en littérature sur les arts permet en effet de saisir les multiples facettes du thème, par-delà les frontières de ces champs disciplinaires. La réflexion sur les présupposés épistémologiques propres à chaque approche aidera alors à comprendre comment la saisie des données optiques et, plus généralement, physiques de la perception (compte tenu aussi des derniers apports scientifiques et mathématiques à cet égard) a été renouée avec les enjeux psychiques et symboliques qui découlent inexorablement de la dimension anthropomorphe de l’être humain.

La perception du soi et de l’autre se construit, d’après Pierre Ouellet, suivant un devenir complexe où la singularité entre forcément en relation avec la communauté. Dans un no man’s land entre l’esthétique et le politique, l’espace énonciatif anime une ré-présentation où les sujets, autant que le sens, se créent dans et par le partage, la mise en commun du sensible. Le réel se modèle ainsi à l’image d’un univers de discours, dont les oeuvres d’art et de littérature participent. Les oeuvres deviennent le lieu esthésique où les pratiques de création et de réception se mettent en place et, tout en définissant leur objet dans l’intersubjectivité, manifestent la singularité de leur mode d’énonciation. Cet ethos énonciatif connote alors le signe d’une identité et d’un sens toujours mouvants.

L’herméneutique du mythe rendue en peinture constitue, pour Clélia Nau, le pivot pour s’interroger sur le double mouvement interprétatif qui s’instaure entre le texte et l’image : d’une part, le travail de la représentation donnant figure au récit ou, mieux, à une constellation de récits, de l’autre, l’ouverture du tableau à une exégèse structurellement plurielle. Une oeuvre inachevée de Nicolas Poussin devient le lieu pour approfondir la fonction imageante de la métaphore, dont l’artiste paraît avoir fait usage en peinture. La perception par la métaphore déclenche une aperception du semblable faisant voir, à l’intérieur même de l’image de représentation, un autre ordre d’image, de type hypoiconique, qui en figure le sens tout en le déplaçant continuellement. Si l’identité du tableau est ainsi remise en cause en ce qui concerne son historia, la superposition du visible et du figurable ne fait que multiplier la dynamique des regards croisés et en accroître la perception afin de repérer, à l’intérieur de l’espace du tableau et suivant une temporalité souvent disjonctive, les topiques multiples qui s’y déploient.

La comparaison de deux dessins de Saul Steinberg permet à Boris Eizykman d’interpréter l’évolution du regard critique que ces oeuvres adressent à la société américaine des années 1950 aux années 1970. L’analyse se développe à partir des dynamiques complexes qui s’engendrent dans la perception. Loin de s’imposer un balayage continu du champ, le regardeur suit les relations que formes et couleurs tissent dans leur agencement spatial, compte tenu de leur degré de saillance perceptive. Tensions plastiques entre lignes et masses, conflits de perspective, rimes visuelles eidétiques et chromatiques, rythmique de la disposition spatiale des figures, poids et équilibres de la composition dévoilent ainsi la cohérence esthésique de ces dessins, tout comme leurs défaillances par rapport au dispositif perspectiviste, de même qu’à une conception abstraite du tableau. C’est exactement dans cet écart des modèles perceptifs contemporains que se niche la poïétique de l’artiste, ainsi que l’engagement éthique de son art.

L’effet de présence généré par la perception du portrait suggère à Anne Beyaert de déplacer la question de la ressemblance pour approfondir les relations et les composantes qui participent à la constitution de ce genre pictural. Le repérage d’une distance optimale dans la représentation, les rapports de la figure au fond, ainsi qu’entre la figure, le visage et le regard conduisent à abstraire, de l’histoire de l’art, une forme canonique du portrait pour mieux mesurer les tensions qui entrent en jeu dans la réalisation de ses variantes. La confrontation avec ce modèle canonique traditionnel met ainsi en relief les recherches de certains artistes de l’époque contemporaine, et d’Alberto Giacometti en particulier, où la singularité du visage s’efface de plus en plus pour laisser surgir la généralité d’un portrait, qui perd ainsi un peu de sa caractérisation épiphanique et qui, par conséquent, transforme sa temporalité perceptive, dont la tête devient désormais le modèle même du vivant.

La réflexion de Jean-Claude Chirollet porte sur la théorisation d’une esthétique fractaliste dépassant le mouvement artistique contemporain, dont il est aussi l’un des promoteurs. Les oeuvres fractalistes procèdent d’une perception mésoscopique — d’ordre physique autant que psychique — qui joue sur la variation des échelles d’observation, sur les phénomènes d’autosimilarité des structures dynamiques complexes, sur la discontinuité morphologique et le degré d’irrégularité statistique variable des systèmes capables de s’autoréorganiser. Que les artistes s’attachent à une implication directe des théories physico-mathématiques du fractal ou bien à leur transposition métaphorique, cette esthétique introduit un mode de perception par détails, où l’assemblage des éléments locaux, générés par la complexité en réseau de l’ensemble, ne peut être jamais totalisant.

L’idée que l’oeuvre vit dans le devenir de sa relation avec le sujet percevant, qu’il soit artiste ou observateur, amène enfin à s’interroger sur les développements d’un tel réalisme psychophysique dans l’art. Un regard historique sur les débuts de la période contemporaine montre comment cette conception imprégnait les théories et les recherches artistiques de l’époque et comment elle a contribué à l’éclosion de l’abstraction. En oscillant de la réflexion théorique à l’analyse, une oeuvre de Kandinsky permet de saisir les dynamiques complexes qui forcent le regardeur à se mouvoir au sein du tableau. Cette appréhension esthésique devient tout aussitôt esthétique et cognitive, dans la mesure où elle engendre l’émergence d’un sens qui s’enracine déjà dans la perception.

Les parallélismes et la variété de ces problématiques étant ici à peine esquissés, je ne peux que laisser les auteurs exprimer eux-mêmes leurs réflexions et oser vous souhaiter finalement le plaisir d’une bonne lecture.