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Le visage d’autrui est sa manière de signifier

Emmanuel Lévinas [1]

Si le portrait est un genre de la peinture qui recherche la représentation ressemblante d’une personne, cette définition consensuelle ne résiste guère à l’examen. La beauté d’une oeuvre, la réussite d’un portrait ne sont pas dans la ressemblance mais dans « un surcroît », comme l’explique par exemple Paul Ricoeur. Elles ne tiennent, précise le philosophe, « ni à la qualité de [la] représentation, ni au fait que c’était ressemblant à un modèle, ni à leur conformité à des règles prétendues universelles, mais à un surcroît par rapport à toute représentation et à toute règle [2] ».

Ainsi la ressemblance s’efface-t-elle sous l’effort qui porte le portrait vers la présence, et l’effet de présence. Comme l’indique déjà Alberti dans De pictura [3], « [la peinture] a en elle une force tout à fait divine qui lui permet non seulement de rendre présents, comme on le dit de l’amitié, ceux qui sont absents, mais aussi de montrer après plusieurs siècles les morts aux vivants [4] ». Cet effet de présence du portrait se conçoit au sens de la philosophie et reste alors pour nous ineffable, mais il se satisfait aussi d’une conception sémiotique, c’est-à-dire relationnelle, pour rendre compte de ce que deux sujets sont l’un pour l’autre. Nous plaçant du point de vue de la sémiotique, et plus particulièrement de la sémiotique tensive actuelle, notre projet est d’examiner quelques conditions essentielles de cette présence du portrait pour, dans un second temps, identifier celui-ci à trois instances : le visage, la tête et le regard.

La « bonne distance »

La philosophie et la sémiotique s’accordent à voir dans la distance la toute première condition de la présence du portrait. Dans Tension et signification [5], en effet, Jacques Fontanille et Claude Zilberberg relient, sans s’attacher à vrai dire au domaine visuel, la présence et la distance, la proximité accordant aux objets une présence actuelle qui devient potentielle lorsqu’ils s’éloignent du sujet. Cette approche, qui fait de la distance le critère de la présence sémiotique, valide cependant un lien déjà établi par la phénoménologie. Ainsi Merleau-Ponty évoquait-il son incidence sur la perception :

Pour moi qui perçois, l’objet à cent pas n’est pas présent et réel au sens où il l’est à dix pas […] Cette perception privilégiée assure l’unité du processus perceptif et recueille en elle toutes les autres apparences [6].

Et le philosophe appréciait plus loin la distance qui convient précisément à la figure humaine :

Un corps vivant vu de trop près, et sans aucun fond sur lequel il se détache, n’est plus un corps vivant, mais une masse matérielle aussi étrange que les paysages lunaires […] vu de trop loin, il perd encore la valeur de vivant, ce n’est plus qu’une poupée ou un automate. Le corps vivant lui-même apparaît quand sa microstructure n’est ni trop, ni trop peu visible, et ce moment détermine aussi sa forme et sa grandeur réelles [7] .

La « bonne distance » du portrait, telle que la définit Maurice Merleau-Ponty, peut prendre un sens tout à fait littéral pour les portraitistes tels qu’Alberto Giacometti par exemple, qui, pour marquer une fois pour toutes l’écart entre les deux sujets, avait fixé au sol de son atelier le siège de son modèle et le sien.

Cette proximité des corps que l’espace pictural traduit par un plan rapproché trouve sa première motivation dans la possibilité d’une reconnaissance de l’objet à peindre. La distance permet de contrôler la grandeur du modèle et d’accomplir la visée mimétique, une propriété qui engage à lui préférer la notion de profondeur. La profondeur, en effet, domine toutes les autres dimensions de l’objet, comme l’a encore indiqué Merleau-Ponty. Selon le philosophe, la profondeur se conçoit dès lors comme « une “ localité ” globale où tout est à la fois, dont hauteur, largeur et distance sont abstraites, d’une voluminosité qu’on exprime d’un mot en disant qu’une chose est là [8] ».

Si elle maîtrise le volume de la figure, la profondeur selon Merleau-Ponty prescrit leur orientation relative et manifeste alors, plus largement, l’emprise des corps l’un sur l’autre. Elle témoigne dans ce cas d’un effort du portrait qui, pour restituer l’identité de l’être, en recherchera les caractères essentiels. À lire le philosophe, le processus perceptif tout entier tendrait ainsi vers un « point de maturité de ma perception [9] » où l’autre apparaît tel qu’en lui même.

S’il s’accorde à la « bonne distance » du portrait que recherchent les peintres, ce « point de maturité » de la phénoménologie rencontre aussi la notion de « distance personnelle » de l’anthropologie. Edward T. Hall [10] a défini quatre modes de distance en usage dans la vie sociale. Examinée à l’aune de cette typologie, la « bonne distance » du portrait correspond à la « distance personnelle » qui se déploie entre 45 cm et 125 cm, limite supérieure correspondant à l’amplitude des bras. À cette distance, le sens de la vue manifeste une acuité inégalée et révèle les moindres détails de l’apparence de l’autre. De plus, la vue parvient alors à différencier volumes et textures, illustrant cette capacité à « toucher du regard » (Henri Maldiney) que maints auteurs ont désignée sous le nom d’haptique [11]. À distance personnelle, la perception peut encore mobiliser tous les sens, avec une prédilection pour le toucher. Elle offre ainsi une perception polysensorielle du corps de l’autre et sollicite, en guise de sujet percevant, un corps-chair susceptible d’éprouver.

Parce qu’elle exploite tous les sens et entremêle, de façon optimale, les informations cognitives et affectives, la distance personnelle est propice à l’expression des émotions. Cette incidence pathémique s’exprime par une polysémie, banale mais toujours heureuse, qui relie la proximité affective aux prérogatives de la distance, l’être qui vous « touche » au sens figuré du terme vous touchant aussi — ou à peu près — au sens propre, parce qu’il entre dans votre sphère corporelle. En cela, l’empathie, la compréhension affective de l’autre, ne serait qu’une inférence de la distance. Cette incidence affective s’exprime dans un commentaire de l’artiste Maurice Grosser :

Ce sont seulement la solidité et la profondeur des objets tout proches qui nous permettent d’éprouver de la sympathie ou de nous identifier à ce que nous voyons […] À la distance normale de l’intimité sociale et de la conversation courante, l’âme du modèle commence à transparaître [12].

La place du fond

Si le portrait suppose une proximité des deux corps, énonçant et énoncé, un rapprochement excessif doit néanmoins être évité. La « bonne distance » du portrait se conçoit plutôt comme un terme neutre (ni… ni…) par lequel les corps en présence ne seront ni trop éloignés ni trop proches l’un de l’autre. Il importe en effet que le corps à peindre se détache sur un fond [13] qui maintiendra la distance de l’identification, celle où il apparaîtra comme une figure humaine et non comme « une masse matérielle » (Merleau-Ponty). On voit donc s’affirmer la double incidence de la distance personnelle qui, assurant la compréhension affective de l’autre, permet aussi de conserver la stature humaine que la distance intime, en nous amenant trop près du corps de l’autre, en deçà de 45 cm, ferait perdre de vue. Ainsi la distance personnelle participe-t-elle à l’accomplissement de la visée mimétique.

Il faut donc accorder un second avantage à la distance personnelle qui, en préservant cet éloignement relatif qu’exclut la distance intime, la plus petite, permet aussi de ménager un fond. Pour être efficace, le fond ainsi obtenu devra de surcroît rester neutre, suivant en cela la recommandation de Jean-Luc Nancy :

[il est] exigible, légitimement, que rien n’entoure la figure et que l’organisation du tableau tende vers le plus simple détachement de ladite figure sur un fond monochrome valant autant qu’une absence de fond [14].

À vrai dire, la prescription du philosophe n’engagerait guère le fond au-delà de son statut épistémologique : un fond est neutre, par définition. Le commentaire de Nancy contient d’ailleurs toutes les propriétés du fond pour la sémiotique [15] : neutre, doté d’une existence sous la figure qu’il fait avancer et désigne à l’attention. Et puisque la distinction de la figure et du fond s’effectue canoniquement par un tracé, on en déduit que le corps doit être décrit par un contour net qui le délimite précisément [16] et améliore l’identification. L’uniformité de la couleur préconisée par Nancy procède d’un même souci mimétique, puisqu’en ménageant des contrastes de couleurs et de textures [17], le fond permet d’accuser la forme du corps. Ainsi conçu, faisant contraste et sachant pourtant s’effacer, le fond accomplit alors un double projet : du point de vue du corps représenté, sa neutralité s’apparente à une opération canonique de tri qui concentre toute l’intensité sur la figure ; du point de vue du sujet énonçant, le contraste occasionné permet de guider l’attention.

Cette implacable efficacité du fond monochrome qui garantit la saisie d’une figure littéralement offerte à l’observation, explique sans doute la pérennité d’un modèle déjà cher aux maniéristes mais dont l’emploi se vérifie jusqu’aux plus récents portraitistes, telle la Britannique Gillian Wearing dont les oeuvres bouleversantes — fussent-elles des photographies ou des vidéos — tirent leur éloquence du modèle pictural ancien qui prédispose à l’empathie.

Reproduisant ce modèle ancien, le portrait s’attache au « sujet absolu, détaché de tout ce qui n’est pas lui, retiré de toute extériorité », comme l’écrit Nancy [18]. Pour cet auteur, l’isolement de la figure sur son fond abstrait suffit d’ailleurs à circonscrire le genre puisque le « portrait véritable » ne saurait être qu’« un portrait autonome, où le personnage représenté n’est pris dans aucune action ni même ne supporte aucune expression qui détourne de sa personne elle-même [19] ». Une telle conception trouve une formulation radicale chez Jean-Marie Pontévia avec cette définition du portrait : « tableau qui s’organise autour d’une figure [20] ».

Si l’on conçoit aisément l’intérêt du fond monochrome qui met en évidence la figure, lui accordant la « présence intensive », certains portraits dérogent néanmoins au modèle, multiplient les couleurs ou font entrer d’autres objets dans le champ de présence. Ces derniers déplacent alors nécessairement le centre d’intérêt du tableau et distraient l’attention promise à la figure du portrait. C’est le risque que fait encourir, par exemple, une perspective creusante qui porte le regard vers le lointain, au-delà de la figure, et plus généralement, celui qui vient avec une narrativité mal maîtrisée. L’artiste doit donc mesurer l’importance des objets qui, dès lors qu’ils entrent dans le champ de présence, reconfigurent le sens et déterminent la métaphore. Que Paul Cézanne introduise des pièces de vaisselle dans son portrait, et il fera une Femme à la cafetière [21]. Qu’Édouard Manet brosse le portrait d’Émile Zola devant une citation de l’Olympia, une estampe et un paravent japonais, et l’engagement de l’écrivain dans la modernité, auprès des artistes de son temps, fixera pour la postérité la signification du tableau [22].

Détails et tensivité

En peinture, ces objets métaphoriques se laissent identifier à des détails voire, lorsqu’ils condensent le sens du tableau, aux détails-emblèmes dont parle Daniel Arasse [23]. Pour la sémiotique tensive qui observe la relation entre les objets, la caractéristique essentielle de telles instances est d’entrer dans un rapport de rivalité avec la figure principale [24], une rivalité que traduisent les modalités existentielles. En effet, toutes les figures rassemblées, secondaires ou principales, cherchent à capter l’attention de l’observateur, à imposer leur poids perceptif, la présence intensive si l’on préfère. Une présence actuelle qui, lorsqu’elle est fragmentée, dispersée en de multiples instances demandant toutes la même attention, peut aussi devenir potentielle.

Cette présence tensive, nécessairement relationnelle des figures les unes aux autres, permet d’apprécier le rôle des détails dans l’élaboration de la métaphore visuelle. Le détail peut enrichir, déterminer cette métaphore mais il peut aussi la mettre en péril, la défaire par des apports sémantiques concurrentiels qui en compromettent la netteté. Une telle « dispute sémantique » se conçoit en outre, nous l’avons vu, en termes de présence, la présence intensive de la figure principale se trouvant toujours disputée. Les périls qu’occasionnent de telles tensions engagent en tout cas l’artiste à la plus grande circonspection dans l’utilisation des détails : l’effort du portrait doit être concentré sur le modèle. Les mauvais portraits, estime d’ailleurs Jean-Luc Nancy, sont « une énumération de traits signalétiques [25] », alors qu’ils devraient exposer « la nudité du sujet » toujours en réserve de lui-même.

Faire un acteur

Mise en valeur, assistée au besoin d’un détail métaphorique, la figure du portrait pourra délivrer la signification. Encore faut-il qu’une certaine épaisseur sémantique lui soit dévolue, ce qui revient à l’investir d’entrée de jeu, d’une compétence d’acteur allant au-delà d’une simple compétence sémiotique d’actant. Une telle promotion dotera cette instance de qualités singulières que Greimas et Courtès [26] assimileraient à des « sèmes d’individuation », le faisant « apparaître comme une figure autonome », mais elle prescrira de surcroît certaines déterminations thématiques et affectives propres à l’avantager, à révéler la dimension d’un être. En somme, l’effort du peintre consiste à instruire, à saturer une figure actorielle qui, désignée à l’attention, saura soutenir la visée et manifester l’intensité d’une présence sémiotique, voire philosophique.

Faire un visage

La figure actorielle ainsi constituée peut s’accomplir en des instances assez différentes et, le plus souvent, celle-ci est un visage. L’invention du visage en peinture peut être précisément datée. Elle remonte, pour l’art occidental, au xve siècle, aux Primitifs flamands et italiens qui, abandonnant le profil, le « portrait en effigie » pour représenter le visage de face, témoignèrent d’une attention nouvelle à la ressemblance. Il conviendrait sans doute de commenter plus précisément cet avènement du visage pour lui restituer l’importance qu’il mérite. Au risque de la légèreté, nous préférons renvoyer aux ouvrages d’historiens tels Édouard Pommier et Enrico Castelnuovo [27] et conserver une perspective sémiotique. Aux yeux du sémioticien, le visage présente en effet quelques caractéristiques essentielles qui consacrent la difficulté de son approche. La première tient à la nécessité de construire le visage, à proprement parler de le « faire », celui-ci n’étant jamais donné [28]. En effet, de même que le paysage tient sa définition de l’observateur qui le vise, le visage appartient à celui qui le regarde plutôt qu’à celui qui le porte [29]. Je connais le visage de l’autre mais, pour découvrir le mien, il me faut un miroir. Grâce à lui, je deviens observateur de ma propre apparence. Merleau-Ponty a évoqué cette dépendance au point de vue : « “ L’être d’objet ” de mon visage, dit-il, n’est [donc] pas un être-pour-le-sujet-pensant, mais un être pour le regard qui le rencontre sous un certain biais et ne le reconnaît pas autrement [30]. » Au moyen d’une métaphore, le philosophe explique aussi comme l’observateur construit le visage :

Voir un visage […] c’est avoir sur lui une certaine prise, pouvoir suivre à sa surface un certain itinéraire perceptif avec ses montées et ses descentes, aussi méconnaissables, si je le prends en sens inverse de la montagne où, tout à l’heure, je peinais quand je la redescends à grand pas [31].

Si cette métaphore paysagère montre assez comment l’observateur chemine sur le visage en vis-à-vis, elle récuse également toute « loi de constitution » (Merleau-Ponty) objective, tout modèle préétabli. Pour mieux comprendre l’intérêt de cette conception phénoménologique, le mieux serait sans doute de l’introduire dans une controverse en l’opposant, par exemple, au point de vue de Léonard. Dans ses Préceptes du peintre, celui-ci avance en effet une acception essentiellement méréologique du visage :

Si tu veux retenir facilement dans ton esprit l’expression d’un visage, apprends d’abord par coeur différentes sortes de têtes, yeux, nez, bouches, mentons, gorges, les cous et les épaules. Prends par exemple les nez : ils comportent dix types : droit, bulbeux, concave, proéminent soit au-dessus soit au-dessous du milieu, aquilin, régulier, camus, rond, pointu. […] Vus de face, les nez sont de douze sortes : gros en leur milieu, minces en leur milieu, le bout épais et fin à la base, ou inversement ; les narines larges ou étroites, hautes et basses, à trous soit apparents, soit cachés par la pointe. Tu trouveras la même diversité dans les autres traits : toutes choses que tu devras étudier d’après nature et fixer ainsi dans ton esprit [32].

À suivre ce conseil, la ressemblance se satisferait de questions de cohérence et de cohésion entre des parties (un nez, deux yeux…), restituées — c’est toute la difficulté — dans leurs justes proportions. Or s’il en était ainsi, la représentation du visage n’apporterait rien de bien nouveau à la question de l’énonciation dans le domaine visuel. Comment restituer le visage de l’autre ? L’effort de peintres tels Dürer, Rembrandt ou Van Gogh qui, tous, donnèrent des dizaines d’autoportraits, porte à croire que la visée mimétique ne se trouve pas aussi aisément satisfaite. Il indique au contraire qu’un visage n’est pas seulement un assemblage de parties, le portrait exigeant dès lors « autre chose que la correspondance des traits [33] ». Plus encore, cet effort inlassable nous amène à souscrire à l’opinion d’Antonin Artaud pour qui le visage est l’objet d’une quête éperdue :

Les traits du visage n’ont pas encore trouvé la forme qu’ils indiquent et désignent ; et [ne font qu’]esquisser, mais du matin au soir, et au milieu de mille rêves, pilonnent comme dans le creuset d’une palpitation passionnelle jamais lassée. Ce qui veut dire que le visage humain n’a pas encore trouvé sa face [34]

Le temps et les affects

Où se situe donc la difficulté ? Pourquoi le visage nous échappe-t-il ainsi ? La résistance semble en premier lieu temporelle. Le visage que je montrais hier n’est pas celui d’aujourd’hui et je crains fort qu’il ne soit plus le même demain… Un visage ne se conçoit jamais hors de l’emprise d’un devenir et, sitôt fait, le portrait n’est déjà plus qu’un vestige. En ce sens, l’accommodante taxinomie de Léonard ne fournit guère qu’une « charpente » au portrait, une esquisse où la chair n’est jamais portée de la même façon.

Une seconde difficulté tient aux variations des affects. Le visage est un point de passage privilégié entre un « intérieur » et un « extérieur » de l’être, un lieu de conversion des valences interoceptives et extéroceptives, où l’intériorité apparaît au grand jour tandis que le monde extérieur l’affecte au-dedans. « Faire un visage », c’est donc rechercher des traits intimes autant que des qualités proprement morphologiques sans qu’à vrai dire, et la correspondance des peintres le montre bien, on parvienne à démêler les uns des autres pour circonscrire deux desseins du portrait. Et l’on appellerait, parmi bien d’autres, au témoignage de Vincent Van Gogh [35] qui, lorsqu’il décrit son zouave rayonnant, révèle l’étroite intrication du dedans et du dehors, c’est-à-dire la dimension proprioceptive du visage :

Une tête un peu comme celle de Socrate, […] le crâne chauve, de petits yeux gris, des joues pleines, hautes en couleur, une grande barbe poivre et sel, de grandes oreilles. L’homme est un terrible républicain et socialiste ; il raisonne très bien et sait beaucoup de choses. Sa femme a accouché aujourd’hui et il n’est pas peu fier ; il rayonne de satisfaction [36].

Modelé par le temps et les affects [37], le visage appelle donc une définition épiphanique. Le portrait s’efforce de restituer une personne à un moment donné, en un certain lieu, avec une pose précise de la main et la grâce d’une lumière particulière qui souligne l’arête du nez, des modalités précieuses de l’instant qui tâcheront de la donner tout entière. Dans L’oeuvre ouverte, Umberto Eco rappelle d’ailleurs une définition de l’épiphanie qu’informe déjà l’exemplarité du visage :

À tout moment, dans une main ou dans un visage, apparaît une certaine perfection de la forme ; certaine coloration sur les collines ou sur la mer est plus exquise que le reste ; une passion, une vision, un excitation intellectuelle devient à nos yeux irrésistiblement réelle et attirante — pour un moment seulement [38].

De cette définition, on retiendrait une définition aspectuelle du visage, prompt à se faire et à se défaire, prompt à s’accomplir sous le regard de l’autre qui, l’instant d’après, en perdra déjà le chemin. Mais, pour représenter le visage ainsi conquis et restituer cette épiphanie, une ultime condition doit encore être satisfaite. Car pour gager de la présence de ce visage, le peintre doit encore introduire un défaut dans la symétrie qui évitera à l’observateur de fastidieuses vérifications de la concordance latérale des parties. Il suffira alors d’incliner ce visage pour oblitérer l’impression de symétrie ou, pour plus de commodité, de le présenter de trois-quarts face pour se concilier des ombres d’un côté. De cette façon, on rencontrerait la « pose prototypique » du portrait [39], dont le buste et le visage s’orientent différemment, l’un se tournant de côté quand l’autre cherche l’angle inverse.

Faire une tête

Ce visage épiphanique, dont des générations d’artistes n’ont pu épuiser l’énigme, s’oppose à la tête du xxe siècle, celle de Francis Bacon par exemple, « peintre de têtes et non de visage » qui « nettoie le visage de ses traits », comme l’observe Gilles Deleuze [40]. Mais la définition la plus accomplie de la tête, recherchée dans ses écrits, dans ses conversations avec ses modèles, avec Jean Genet [41] ou Pierre Schneider [42] et dans sa pratique de peintre, est sans doute celle d’Alberto Giacometti. Passée sa période surréaliste, cet artiste s’est en effet consacré aux êtres vivants pour se limiter bientôt à l’être humain, puis à sa tête seule, portée par un torse raide, reprise sans cesse pour en découvrir l’impérieux mystère.

Têtes surtout, tête (d’abord), figures après. Diego, Annette, Caroline, autres sculptures, peintures, dessins.

Tout reprendre à la base, tels que je vois les êtres et les choses, surtout les êtres et leurs têtes […], se promet-il [43].

En quoi la tête se distingue-t-elle du visage ? Les commentaires de Jean Genet permettent de saisir certaines différences essentielles. Giacometti, explique-t-il, s’efforce de mettre à jour un principe vital qui relie les humains et constitue leur beauté. Une telle qualité les rapproche des animaux, invoquant alors le devenir-animal de Deleuze, mais elle suggère aussi « la violence d’une pomme » pour intégrer l’homme au vaste règne du vivant.

À la différence du visage porté vers le particulier, la tête recherche la généralité et, sous les traits, met à jour un modèle du vivant. Sous les traits, c’est-à-dire au niveau du crâne qui est la matrice de la tête. Durant tout l’hiver 1923, le peintre s’efforça d’ailleurs de représenter un crâne, toujours le même, et ce souvenir se teinte de nostalgie lorsqu’il l’évoque plus tard :

Depuis, j’ai toujours envie de reprendre cela. Et alors, peu à peu, voir un crâne devant moi ou un personnage vivant, la différence devient minime… Le crâne prend, pour finir, une présence vivante […] Travaillant d’après le personnage vivant, — et cela avec presque de la frayeur — j’arrivais, si j’insistais un peu, à voir à peu près le crâne à travers [44]

En observant le crâne, il s’agit de mettre à jour le modèle de la tête, un modèle qui nous fait tous semblables. Quand son frère Diego manque aux séances de pose, Alberto Giacometti continue sa tête en y fixant ses propres traits. À discuter avec le peintre, Jean Genet éprouve aussi ce sentiment, douloureux tient-il à préciser, que n’importe quel homme en vaut exactement n’importe quel autre. Il souligne bien : « exactement ». Par ailleurs, lorsqu’il offrira à Genet le portrait fait de Genet, Giacometti s’exclamera : « Comme vous êtes beau ! », avec cette constatation qui l’émerveille plus encore aux dires de l’écrivain : « Comme tout le monde, hein ? Ni plus, ni moins ».

Mais il est temps de quitter, à regret bien sûr, l’atelier de Giacometti pour rassembler nos résultats. On opposerait alors le visage et la tête sur les traits liminaires du particulier et du général, de l’unique et du générique, ce qui porte le visage à récuser le modèle que la tête, au contraire, recherche. Surtout, ces différences induisent deux rapports à la temporalité. Visage et tête ne sont pas les mêmes « devant le temps [45] ». Ils convoquent des valences temporelles distinctes où le visage se donne dans un moment et obéit à une temporalité épiphanique — la féconde épiphanie des métaphores — tandis que la tête suggère une aspectualité durative sinon une intemporalité.

Si visage et tête appellent des points de vue différents selon le temps, ils requièrent néanmoins le même point de vue dans l’espace, la même distance et le même rapport au fond, pour accomplir l’effet de présence recherché.

Cet ultime résultat suppose qu’on restitue à la notion de présence sémiotique la dimension affective qu’elle mérite. La présence, en sémiotique, est toujours relationnelle et tensive. C’est une présence de X à Y lorsqu’elle concerne une représentation de la tête, universelle, qui se conçoit plutôt comme une présence de lui à moi ou de moi à lui (ou à elle) si elle s’incarne dans le visage, singulier. La présence est une relation à l’autre — fût-il une instance générique ou un être singulier —, une relation que la distance rapprochée du portrait, conforme à la distance personnelle qu’évoque Edward T. Hall, rend possible. Cet autre est alors présent pour moi. Parce qu’il est proche de moi dans la distance, il me touche et l’heureuse confusion de la proximité spatiale et affective [46] dans la langue française est sans doute la leçon principale du portrait qui, avec une sûreté qui vient de la longue expérience, prédispose ainsi à l’empathie, à la compréhension affective de l’autre.

La présence du regard

Ce cheminement dans l’univers du portrait trouve sa nécessaire conclusion dans le regard, point commun du visage et de la tête. S’il est vrai que le portrait est un tableau qui s’organise autour d’une figure, celle-ci gravite nécessairement autour du regard. Pour la sémiotique, le regard est donc un élément essentiel dans l’accomplissement de la présence, comme le souligne Éric Landowski :

[…] ce sont avant tout les yeux, ou mieux, c’est le regard, mis en image, qui conjugué à d’autres agencements scénographiques, réussit à produire ce simulacre : le simulacre d’une présence [47].

Comment s’accomplit un tel simulacre ? On pourrait faire l’hypothèse d’une sémiosis particulière du regard qui, lorsqu’il se dégage du visage pour prendre les devants et revendiquer l’accent (niveau de l’expression), recueille aussi l’intensité des grandeurs qu’il a potentialisées (plan du contenu). Ainsi apparaît-il en tout cas comme le point d’affect principal de la relation intersubjective, point qui « donne prise » à l’empathie : c’est souvent par son regard que l’autre nous touche…

Lieu de la présence sémiotique, point d’affect, de telles définitions du regard méritent sans doute un examen plus attentif. Pourquoi, selon quelles forces secrètes parvient-il à « sensibiliser » la relation à autrui, et quelle est sa part précise dans l’attachement empathique ? Le regard du visage et celui de la tête sont-ils les mêmes ? Le regard de la tête est-il concerné par la généralité ? Exprime-t-il alors l’humanité de la tête, son être vivant ? Et le regard du visage, que dit-il de sa singularité, de l’être particulier dont nous faisons la rencontre ? Si l’on pressent que ce regard-là participe à l’épiphanie et la dirige même, n’est-ce pas lui, après tout, qui accomplit le visage de l’autre ? Cette étude, on le voit, achoppe sur mille questions qui dépassent largement son ambition.

Conclure, ouvrir les yeux

Un point semble pourtant acquis qui, à vrai dire, récompense nos efforts autant qu’il les décourage : c’est que le regard ne s’offre jamais seul dans le portrait. En effet, Giacometti avait, lui aussi, suivi ce cheminement concentrique jusqu’au regard et constaté qu’il ne se laisse guère isoler, mais reste attaché aux autres parties de la tête, sinon au corps entier :

Je ne pense qu’aux yeux ! Je ne pense pas au regard, mais à la forme même de l’oeil […] Si j’ai la courbe de l’oeil, j’aurai aussi l’orbite ; si j’ai aussi l’orbite, j’ai la racine du nez, j’ai la pointe du nez, j’ai les trous du nez, j’ai la bouche. Donc le tout pourrait à la fin donner quand même un regard, sans qu’on se fixe sur l’oeil même [48].

Une telle recension qui sollicite la délinéation de la tête tout entière trouve son écho sous la plume de Jean-Luc Nancy qui concède : « le regard ne regarde qu’avec le concours du visage entier, de la bouche et des pommettes, des narines, des oreilles ». Et si, à suivre le philosophe, le regard ne peut être réifié, c’est, ajoute-t-il, qu’« il met en jeu, avec le visage et toute son avancée, l’ensemble du sens, de la capacité à être affecté et à se laisser toucher [49] ».

C’est la leçon, somme toute paradoxale, qu’on retiendrait de ce parcours à la recherche de la présence, de l’effet de présence du portrait. Si la figure, fût-elle visage ou tête, tourne autour du regard, ce regard ne se laisse jamais saisir sans convoquer aussitôt tous les traits du visage où s’expriment les sens. Le regard, ce sont les yeux, mais aussi l’arête du nez, mais aussi les narines, et le reste.

Si le portrait est un tableau qui s’organise autour d’une figure, elle-même gravitant autour du regard, ce dernier invoque les autres sens épanouis dans le visage, cette sensibilité de l’autre qui est sans doute la plus nécessaire condition de la présence sémiotique, et nous comble de cette heureuse polysémie où le sens (la signification) s’accomplit dans les sens. Le portrait est un genre de la peinture qui prédispose à l’empathie parce qu’il dispose un corps pour l’autre et les sens de l’un pour l’autre. Des sens, un sens, que condense le regard.