Corps de l’article

L’émergence des écritures francophones a été saluée — à partir de plusieurs points de vue — comme une prise de parole en réponse à un discours occidental sur l’autre [2]. La prise de parole des intellectuels et écrivains africains en général, au-delà de (ou parallèlement à) l’émergence des discours littéraires dans le contexte colonial, est une étape marquante dans le panorama des discours sur l’autre construit par l’Occident [3]. Il n’est pas exagéré de parler de changement de paradigme dans une situation où les écritures francophones viennent, dans leur première phase, s’afficher comme une parole en réplique.

C’est donc sur les enjeux de cette écriture que je propose de réfléchir. Il s’agit de s’attarder au fait même de l’écriture dans ce qu’elle a de relationnel, pour la mettre en lien avec un autre objet qui participe tout aussi intrinsèquement à la relation au double sens du terme : dialogique et narratif. Cet objet est le corps. Ma réflexion s’articulera donc autour de deux textes, l’un étant de Ferdinand Oyono, l’autre d’Henri Lopes, qui mettent en scène tous deux des personnages dont les postures et les parcours relèvent de l’ordre de l’allégorique et renvoient au statut de l’écriture elle-même. Ils donnent ainsi l’occasion de lire le roman en s’interrogeant sur ses frontières, c’est-à-dire les limites réelles et surtout symboliques d’un dire en situation, lié et voué à la transgression pour pouvoir être entendu. C’est en cela que la discussion sur les formes transculturelles du roman francophone devient indispensable, puisque l’objet en présence s’inscrit dans un rapport de forces et de formes auquel seule une mise en relation pourra rendre justice.

Le cercle de chaux

L’histoire des écritures francophones peut être appréhendée comme la somme des attitudes de lecture, des sollicitations diverses dont celles-ci ont été l’objet. De ce point de vue, l’étude de ces sollicitations donne accès à ce quelque chose d’essentiel qu’il y a dans les liens qui fondent le rapport des textes littéraires francophones africains avec le reste du monde, non pas de manière thématique à partir de la mise en scène du rapport à l’autre, mais au plan de la lecture et des métadiscours, c’est-à-dire des questions adressées à la littérature, qui deviennent très rapidement des questions que l’on pose à l’autre, à sa culture. Ainsi, le texte devient, une fois de plus, prétexte, mais non pas dans le sens courant (et péjoratif) d’un détournement de l’objet littéraire africain francophone de ses fins propres — au cas où celles-ci existeraient. Il s’agit plutôt d’un prétexte qui, en regard des intentions de lecture, devient ce lieu d’un détournement du sens qui ne met pas longtemps à devenir l’alibi d’une quête, celle de soi à travers les questions que l’on pose à l’autre en prenant sa littérature comme lieu de rencontre.

C’est en cela que le roman francophone africain devient le lieu d’une monstration, l’occasion d’un donner-à-voir qui, parfois sollicité, quelquefois suspecté, ressemble à ce passage obligé d’une rencontre avec l’autre qu’il rend possible à partir de ce qu’il dit de son propre chef. Ce discours qui devient, dans une acception très idéalisée, un lieu de la convivialité, obéit à un principe qui est celui de l’ostentation, de la monstration. Ostentation, monstration (prostitution, dirait Bisanswa [4], dans son acception étymologique d’exposer, placer en avant) : nous nous retrouvons dans un champ sémantique qui s’ouvre au corps biologique et en fait son enjeu principal. Il faut donc s’y arrêter.

Le premier texte permet de jeter un regard global sur la situation des écritures francophones en favorisant notamment une lecture des relations entre colonisateurs et colonisés : il s’agit d’un roman de Ferdinand Oyono, Le vieux nègre et la médaille [5]. Ce roman, qui est celui de la désillusion, décrit la dégradation des relations entre Blancs et Noirs dans un contexte pourtant marqué par l’apparente crédulité des colonisés vis-à-vis des colonisateurs :

Meka [le personnage principal du roman] était souvent cité en exemple de bon chrétien à la mission catholique de Doum. Il avait « donné » ses terres aux prêtres et habitait une petite case misérable […] Il avait eu la grâce insigne d’être le propriétaire d’une terre qui, un beau matin, plut au Bon Dieu. Ce fut un père blanc qui lui révéla sa divine destinée. Comment pouvait-on aller contre la volonté de Celui-qui-donne ?

VNM, p. 16

En plus de ses terres, qu’il a très généreusement « données » aux missionnaires à la requête de Dieu lui-même, Meka a toujours livré un cacao de qualité aux Blancs et, chose très importante, deux de ses fils ont trouvé « une mort glorieuse » en combattant pour la France lors de la Seconde Guerre mondiale. Pour récompenser tant de générosité, Meka se voit l’heureux récipiendaire d’une médaille qu’on évoque en ces termes : « La médaille que nous te donnerons veut dire que tu es plus que notre ami » (VNM, p. 27). Pour recevoir sa médaille, Meka doit se rendre dans le quartier blanc, selon la configuration courante des lieux qu’observe l’administration coloniale et qui est fondée sur la distinction entre quartier blanc et quartier indigène. Le jour de la cérémonie, un 14 juillet, Meka se retrouve dans une situation des plus ahurissantes :

Tête nue, les bras collés au corps, Meka se tenait immobile dans le cercle dessiné à la chaux où on l’avait placé pour attendre l’arrivée du Chef des Blancs. Des gardes maintenaient à grand-peine ses congénères massés derrière lui. Des Blancs qui étaient en face, dans l’ombre de la véranda, Meka ne reconnut que le Père Vandermayer à sa soutane et à sa barbe noires.

VNM, p. 95

La situation de ce vieil homme appelé à recevoir une médaille des mains du Haut-commissaire mérite que l’on s’y attarde. De fait, elle met en évidence la rencontre entre Blancs et Noirs, colonisateurs et colonisés de manière quasi paradigmatique, au même titre que Samba Diallo [6] est devenu le symbole même de l’écartèlement entre les cultures occidentale et africaine. La suite du texte nous permet de voir un homme isolé et dont la posture deviendra de plus en plus éloquente et intéressante pour notre propos :

Meka regarda timidement autour de lui comme un animal qui se sait observé. Il se fit violence pour résister à l’envie de passer sa paume sur son visage pour essuyer la sueur qui perlait sur le bout de son nez. Il réalisa qu’il était dans une situation étrange. Ni son grand-père, ni son père, ni aucun membre de son immense famille ne s’étaient trouvés placés, comme lui, dans un cercle de chaux, entre deux mondes, le sien et celui de ceux qu’on avait d’abord appelés les « fantômes » quand ils étaient arrivés au pays.

VNM, p. 95-96

Je propose une double lecture de cette situation. La première, à laquelle je ne vais pas m’attarder, c’est celle, thématique et quasi dénotative, d’un homme exploité sans vergogne par le colonisateur et humilié ensuite au cours d’une cérémonie qui, sous des dehors de distinction et de reconnaissance, est plutôt l’occasion de lui manifester un évident mépris. La seconde lecture est celle qui s’arrête au corps et à la notion d’ostentation déjà évoquée :

Il faisait chaud. Meka commença à se demander si son coeur ne battait pas dans ses pieds. Il avait chaussé ses souliers au sommet de la colline d’où l’on apercevait le bureau de M. Fouconi […] Ce fut d’abord son cou raide qui se fatigua. Meka se mit encore à regarder autour de lui. Maintenant qu’il sentait son coeur battre dans ses pieds, il se demanda s’il tiendrait dans son cercle jusqu’à l’arrivée du grand Chef des Blancs […] Il essaya de bouger un pied, il serra les poings et s’abstint de respirer […].

VNM, p. 96-97

Le supplice de Meka, qui s’étend sur plusieurs pages (p. 95-109), atteint cependant son paroxysme lorsqu’une soudaine envie le prit et qu’il se mit à prier intérieurement :

Dieu Tout-puissant, […] Toi seul qui vois tout ce qui se passe dans le coeur des hommes, tu vois que mon plus cher désir en ce moment où j’attends la médaille et le Chef des Blancs, seul dans ce cercle, entre deux mondes — il ouvrit les yeux, regarda devant et derrière lui puis les referma — entre deux mondes, oh ! mon Dieu ! Que tu fis totalement différents, mon cher et grand désir est d’enlever ces souliers et de pisser… oui, de pisser… Je ne suis qu’un pauvre pécheur et je ne mérite pas que tu m’écoutes… mais je te prie de m’aider dans cette position sans précédent dans ma vie, au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Ainsi soit-il… Je fais le signe de croix intérieurement [7].

VNM, p. 99

Cette obligation à se tenir droit dans un cercle de chaux par un jour de grande chaleur est un moment important de la rencontre entre les différents pôles culturels et de l’émergence d’une nouvelle conscience chez le Noir. D’un point de vue allégorique, Meka, dans le cercle de chaux, est un corps en souffrance, séquestré et soumis à la discipline. L’obéissance au code vestimentaire et l’interdiction de faire le moindre mouvement, renforcées par une hiérarchisation au niveau spatial qui inscrit le rapport à l’autre sous le signe de la verticalité — Meka se tient dans le cercle de chaux, sous le drapeau qui « flottait au-dessus de sa tête » — sont des indices qui font du corps et de la situation physique l’objet d’une mise en scène destinée à attirer l’attention sur l’inconfort et la soumission du sujet. Meka incarne ici un corps-objet, exposé aux regards des uns et des autres (les Blancs, assis devant lui, et les siens, massés derrière lui), un corps observé qui doit se faire violence pour répondre aux impératifs du pouvoir en place. De cette situation, il faut retenir ceci : la rencontre des deux mondes, des deux cultures se vit pour ce dernier dans une vaine tentative mimétique et un désir de répondre aux exigences de l’autre [8] — qui donne lieu, subséquemment, à une violence subie par le corps. Placé sous ce jour, ce corps type du colonisé revêt les attributs de l’incarcération et de la discipline, et s’offre sous un aspect auquel nous a familiarisés Foucault [9] : le costume européen corseté, la torture des souliers et la soumission à une autorité impitoyable et supérieure, symbolisée ici par le drapeau sous lequel Meka se tient et qui semble constamment le rappeler à l’ordre. Malaise identitaire symbolisé, en somme, par le malaise physique de ce corps exposé et observé. Par conséquent, l’espace de célébration de la prétendue amitié est loin d’être un lieu interculturel de convivialité et de rencontre, au sens où celle-ci signifierait un désir d’interaction procédant d’un respect mutuel : nous avons plutôt affaire à un rituel qui fait du corps un objet soumis à une entreprise d’attribution, de localisation et d’exposition. C’est une mise en demeure que l’on adresse à Meka, qui l’oblige à se tenir droit dans un cercle de chaux, fixant les limites de l’espace qui est désormais le sien.

Attribution, localisation, exposition

Cette mise en scène à travers le rituel de la décoration invite, sur le plan symbolique, à une lecture des rapports entre les cultures et les forces en présence — au cas où l’une n’impliquerait pas déjà l’autre. Cela se fait en trois temps, mais sous la forme de deux modalités qui s’opposent pour mieux se compléter : la dynamique d’un regard qui voyage répond à l’immobilité du corps prisonnier dans le cercle de chaux, à la quête d’une complicité refusée par le Blanc et, plus tard, renouée avec le Noir. Les deux premiers temps forts de cette mise en scène sont d’ordre spatial.

Il s’agit d’abord de l’attribution d’un territoire qui est désormais celui de l’autre, le dominé : ce territoire, c’est ici le cercle de chaux, le lieu du partage qui n’en est pas un, l’espace de la rencontre qui représente au fond bien plus l’ombre que la proie, une parodie de l’échange se substituant à l’échange lui-même. Meka se retrouve étranger sur son propre territoire. Le cercle de chaux dans lequel il se tient, tout comme les limites du quartier indigène, procède d’une conception rigide et exclusive de la frontière, profondément étrangère à toute rencontre entre les cultures dans la mesure où, comme le souligne Christoph Wulf, « La place faite à la différence est une condition préalable à la genèse d’une conscience interculturelle [10] ». Cette notion de place présente deux aspects : elle évoque, d’une part, un acte motivé qui détermine une attribution (« la place faite à la différence ») ; et, d’autre part, l’objet même de cette attribution. Sur le simple plan dénotatif, le texte d’Oyono fait effectivement place à la différence à laquelle, dit-on, on rend même hommage. En revanche, toute la violence que subit le corps et qui accompagne la reconnaissance au niveau symbolique de la différence, en-deçà de la conscience interculturelle, annule ipso facto ce qui pourrait passer pour une tentative de rencontrer l’autre. L’attribution est ici violence : elle est astreignante, elle lie et localise l’autre.

Ces remarques invitent à considérer le deuxième élément de cette triade. La localisation du territoire suppose, en effet, un partage symbolique des lieux de discours que l’on aura raison, après Foucault, de mettre en relation avec les modalités d’exercice des pouvoirs constitués. La localisation du sujet colonial est déterminée par les limites imposées par le cercle de chaux. C’est une frontière difficile, voire impossible à franchir. C’est le lieu d’un isolement et d’une solitude dont Meka aura de plus en plus conscience, au fur et à mesure qu’il perdra ses illusions sur le monde des Blancs.

Enfin, l’exposition de ce corps souffrant est un élément fondamental de cette triade que met en oeuvre, selon moi, la cérémonie. Elle accomplit ce qui, désormais, s’offre comme un carrefour, une posture intermédiaire. Meka se trouve pris dans une situation qui l’éloigne des siens sans l’intégrer au monde des Blancs. Il est l’attraction principale qui fixe toutes les curiosités : celle des Blancs, qui se moquent du Nègre au garde-à-vous sous le drapeau, dans le cercle de chaux, et celle des Noirs qui, venus pour admirer leur confrère qui sera décoré, finiront par se rendre compte de l’humiliation dont il est l’objet. C’est donc un corps exposé, qui ne se sait pas seulement observé, mais qui, lui aussi, observe à son tour. À l’attribution d’un espace, que renforce un ensemble de connotations qui immobilisent le sujet en lui assignant un territoire, vient s’ajouter un élément nouveau : celui d’un corps observé, mais aussi observant.

Le roman francophone pourrait se lire comme la lettre de cette mise en scène. Le texte d’Oyono s’impose à la relecture avec un double statut : celui d’un dire qui dénonce les humiliations et les exactions du système colonial, mais surtout celui d’un regard sur la fonction et le devenir des lettres qui prennent ce discours en charge. La nuance est presque insensible, mais elle est importante. Face au monopole discursif exercé sur le Noir et sur l’Afrique, la prise de parole africaine a été perçue comme un moment important qui mettait fin à une tradition monologique et impériale. Mais en même temps, cette prise de parole se donne aussi à lire selon le principe de l’ostentation déjà évoqué : elle se profère dans un rapport qui sollicite également le regard de l’autre, indispensable surtout pour la validation d’un discours de la revendication tel qu’il s’est forgé à l’époque coloniale. Ostentation et mise en scène d’un discours quelquefois sollicité, d’un corps utilisé et lui aussi campé dans un cadre qui ressemble plus à un carcan qu’à un lieu de rencontre et de liberté. De la mise en scène de ce corps-texte à l’affirmation d’une conscience de l’observé observant, il n’y a qu’un pas à franchir, une modalité à privilégier dans l’axe triadique de l’attribution, de la localisation et de l’exposition. Au principe de la monstration s’ajoute donc une autre variante, celle du regard qui permet de déjouer les stratégies de cloisonnement et de fixation d’un corps dressé, afin d’aller en quête non plus d’une simple complicité, mais bien d’un savoir sur soi et sur l’autre. Il faudra donc parler désormais d’une transitivité de l’écriture romanesque, qui fait de la situation du corps qui est dans l’entre-deux une posture assumée, le lieu d’une nouvelle conscience et d’un nouveau rapport au monde. Ce corps dressé, redressé, assume et transforme les contraintes qu’on lui impose, et entre dans ce qui sera, on le verra, un lieu d’énonciation à partir d’une situation initialement inconfortable. Si, comme le dit David Le Breton, le corps produit continuellement du sens, celui que nous lisons maintenant chez Oyono produit ce double sens : thématique, afin de témoigner des violences d’un système répressif, mais aussi textuel, afin de donner à lire une attitude d’énonciation, centre et moteur de regards redistribués sous forme de nouvelles prises de parole. Ce corps est un corps figuré, éloquent dans la thématique de son évocation romanesque. Mais il est aussi un corps figurant, en tant que métadiscours sur la posture et l’acte même de l’écrivain africain.

Transitivité, lieu

La discussion sur le plan théorique des enjeux du roman francophone — et des écritures francophones en général — n’est pas prête d’être close. S’il est plus ou moins acquis que le roman francophone n’est pas autarcique et qu’il n’ignore pas les autres formes de pratiques littéraires et artistiques, il est moins évident de s’entendre sur les principes théoriques et idéologiques qui motivent, accompagnent ou expliquent a posteriori cette ouverture des pratiques d’écriture. Un peu partout, en effet, apparaît de plus en plus clairement un désir de dépasser les notions, devenues courantes, d’intertextualité — au sens restreint du terme — dans l’étude du texte francophone et dans celui du roman en particulier [11]. Au regard de la discussion de ces notions chez Bakhtine et chez Genette, il faut songer qu’il ne s’agit plus ici de seulement réfléchir aux liens existant entre différents textes, mais aussi de repenser la périodisation même des littératures francophones issues des contextes coloniaux. C’est ainsi que Françoise Lionnet parle de « transcolonialisme » à partir d’une analyse de l’intertextualité dans des textes de Marie-Thérèse Humbert et de Maryse Condé, « quand elles s’inspirent de traditions multilingues pour en réécrire une dans la langue de l’autre [12] ». Au niveau conceptuel, Lionnet ramène cette écriture à ce qu’elle appelle un transcolonialisme, notion qui permettrait d’insister sur la continuité dans le passage (linguistique, spatial, métaphorique, etc.). Pour sa part, Josias Semujanga parle d’une esthétique transculturelle :

Cette critique part, en effet, de l’hypothèse selon laquelle comprendre l’univers d’une oeuvre de création, c’est le situer dans ses rapports avec la macrosémiotique internationale des productions symboliques comme les oeuvres littéraires. Car le champ culturel mondial, avec ses moyens de communication et de transport qui sont les plus perfectionnés depuis que l’homme vit sur terre, pourrait être considéré comme une macrosémiotique, c’est-à-dire un ensemble de signes culturels expliquant selon quels mécanismes et selon quelles lois les productions artistiques élaborées dans une civilisation donnée du globe collaborent à la structuration et au développement de celle-ci, mais également à la structuration et au développement de l’ensemble d’autres civilisations [13].

Il y a un élément commun à ces approches qui, à l’exemple de Lionnet, déclinent le paradigme colonial ou encore s’inscrivent dans une large perspective pour loger le roman africain à l’enseigne de la littérature et des pratiques artistiques d’une époque marquée par l’ouverture des frontières, comme le propose Semujanga. Ce dénominateur commun est la notion de transitivité, qui arrache l’écriture romanesque aux essentialismes des lectures premières pour faire de l’éclatement et de l’intégration de productions esthétiques et culturelles environnantes son mode de fonctionnement [14]. Ainsi, la part de la culture, ou des cultures, paraît indéniable, affichée même de manière programmatique chez Semujanga lorsqu’il définit l’esthétique transculturelle. J’aimerais pousser cette réflexion jusqu’à ses ultimes conséquences, pour faire constater que le texte n’apparaît plus seulement comme le fait d’une production fermée sur elle-même, mais qu’il fait la part belle à des pratiques s’inscrivant dans le domaine de la culture [15]. Je propose de définir cette culture dans une perspective double, qui intègre aussi bien la composante anthropologique que celle purement livresque ou, si l’on préfère, purement sémiotique de la notion de texte [16]. La lecture du roman francophone, lorsqu’elle décide de prendre en considération la culture sous ce double aspect, se veut donc aussi le fait d’une sensibilité attentive à cette charge signifiante qui, dans le texte, ne saurait se réduire à une textualité autoréférentielle affranchie de tout contexte. Il est donc aussi question de cette dimension anthropologique de la littérature qui, peut-on l’ignorer, a entraîné la critique sur le sentier des essentialismes dont on a abondamment parlé. « L’ensemble des signes culturels » (dont parle, entre autres, Semujanga) inclut inévitablement une double quête, c’est-à-dire une quête qui se veut consciente de l’ampleur du champ dans lequel puise l’écriture romanesque.

L’impératif de l’ouverture d’une part — à la suite des forts cloisonnements dus aux lectures afrocentristes et autres regard-tiroir des textes africains —, et la critique en réaction à cette récupération « idéologique » de la littérature d’autre part, ont pour conséquence un éloge de la transitivité (sous-entendu dans les différentes déclinaisons du préfixe trans) qui, sans perdre sa raison d’être, ne devrait pas faire écran à une redéfinition opératoire du lieu. Il y a en effet un risque à insister sur le transitoire, le transversal et la combinatoire incessante de formes culturelles et scripturales. Ce risque consiste à tourner le dos, en guise de réaction à ce qui a été identifié comme autant de lectures idéologiques du texte africain, à un être-là qui, sans prendre des allures d’éternité, doit être présupposé en tant que lieu d’une praxis ponctuelle, scripturale, mais aussi culturelle. Si tout devient transition et passage, intégration et combinatoire perpétuelle d’une machine quasi infernale en proie à la frénésie des signes produits au quotidien, le lieu d’ancrage du discours devient fuyant, et l’évanescence érigée en principe disqualifie, lorsqu’elle ne l’exclut pas automatiquement, toute posture énonciative digne de ce nom.

C’est la raison pour laquelle il faut revenir à l’allégorie du cercle de chaux. J’y ai parlé de localisation, et ce fait relève de la pratique d’attribution décrite plus haut et que détermine le mode même de fonctionnement d’un pouvoir répressif. Cette violence, qui s’inscrit dans l’espace, en fait un lieu à partir duquel un corps, d’abord objet, devient sujet en passant par le processus de l’observé-observant, puis transforme enfin le cercle en lieu d’observation et d’énonciation. Ce lieu est celui d’un support qui, même temporaire, reste indispensable à l’avènement d’un dire (en réponse). Il inclut la notion de transitivité, et retarde, retient même le passage, la traversée, en un moment privilégié d’observation-énonciation. La posture de ce sujet qui s’énonce conduit à une double prise en charge : celle du cercle devenu lieu et, par conséquent, objet d’une prise en possession, et celle d’un rôle introduisant une nouvelle conscience qui fait du corps exposé un corps s’exposant. Dans L’interculturation du monde, Jacques Demorgon décrit d’ailleurs un processus, une résultante de la rencontre des cultures, qui me paraît utile pour étayer ce propos, alors qu’il parle de « structures et contenus “entre” [qui] vont se constituer comme un mixte de contraintes et d’appropriations [17] ».

J’applique cette forme de rencontre culturelle dont parle Demorgon au lieu réel et symbolique du corps et de l’écriture tel que je les perçois ici. Ce « mixte » est constitutif de deux phases, inversant — pourquoi pas ? — une situation initiale pour faire d’une contrainte l’objet d’une appropriation : c’est, avant d’être l’apologie d’une dynamique entre textes et cultures, un lieu. Momentané, éphémère, traversé de part et d’autre par les regards des autres, il est d’abord un état de fait, un « mixte » qui se négocie et s’assume dans la solitude [18].

Mort-à-l’autre du corps objet

Le second texte que j’aimerais analyser, plus brièvement certes, est celui de l’écrivain congolais Henri Lopes et s’intitule Sur l’autre rive [19]. Ce livre est l’histoire d’une transition, une traversée qui s’observe sur le plan culturel, identitaire, géographique et individuel. Marie-Madeleine, originaire du Congo, se retrouve aux Antilles avec une nouvelle identité, Marie-Ève Saint-Lazare. Elle a quitté le Congo et son foyer en simulant une noyade qui, longtemps après son départ, a nourri les récits de la disparition mystérieuse. Dans un récit à la première personne, elle écoute sa propre histoire de la bouche d’une Africaine venue passer des vacances sur l’île :

Une histoire étrange. L’auteur des toiles aurait disparu, noyée […] ou bien dissoute dans l’atmosphère par un de ces phénomènes inexplicables, comme il en abonde là-bas, et qui relèvent de mystères dont seuls les sorciers connaissent le secret […]. M. A. serait partie un matin de bonne heure se promener dans les environs de Brazzaville, du côté des rapides du Djoué, et, depuis lors, plus personne ne l’aurait jamais revue. Seuls la voiture et quelques effets personnels ont été retrouvés sur le sable. Les uns parlent de suicide, les autres de noyade, d’autres encore de fuite à travers la frontière du Zaïre, les plus nombreux de dissolution dans l’atmosphère.

SLR, p. 15 et 17

Avant de nous attarder un peu à ce récit complexe d’une nouvelle naissance, il faut noter que Marie-Ève Saint-Lazare, alias Marie-Madeleine, est peintre, photographe, et que la pratique de son art avait constitué un refuge pour elle, dont la vie de couple était malheureuse. Il serait de bon ton de parler d’une mort-à-l’autre dans le récit de vie de Marie-Ève Saint-Lazare, dont le nom d’artiste est Mapassa (en lingala, « Les jumelles ») (SLR, p. 37). Dans un contexte de domination masculine, la femme et l’artiste se trouvent réduites à vivre dans des zones de réclusion desquelles elles ne peuvent s’échapper qu’en soustrayant leur propre corps, objet sur lequel s’exercent désirs et contraintes, aux violences conjugales et culturelles de leur Congo natal. À partir d’une situation de l’entre-deux, ce texte de Lopes retravaille donc la notion de transitivité de manière radicale, en la redéployant sur trois niveaux : physique/géographique, textuel et identitaire.

La traversée de Marie-Madeleine, dans sa dimension géographique et corporelle, est une fin et un recommencement qui ne s’accomplissent que dans la distance que créent la fuite et la mort simulée. Cette mort du corps pécheur (n’oublions pas qu’elle s’appelle Marie-Madeleine !) s’accomplit au rebours de la mort rédemptrice selon le modèle biblique : en lieu et place d’une mort à soi pour une nouvelle naissance, c’est donc une mort aux yeux de l’autre, une mort-à-l’autre, qui s’effectue par le simulacre et le déguisement.

La traversée au niveau textuel constitue un autre versant de ce processus. Elle suppose ici le déploiement de stratégies narratives qui font du roman lopésien un carrefour : l’intertexte biblique fait ici office de programme, Marie-Madeleine au Congo, après sa mort déguisée, renaît aux Antilles sous l’identité de Marie-Ève Saint-Lazare. Ces noms-programmes permettent de lire le texte dans le jeu d’une écriture qui ne craint plus de franchir les frontières et puise ses ressources dans plusieurs récits. L’intertextualité, qui se joue ici sur le plan onomastique, n’est pas le fait d’un hasard : elle signale une pratique de la transitivité encore liée au texte, mais que l’on n’aura aucune peine à rattacher à la culture.

Le dernier niveau de cette transitivité est d’ordre identitaire. Il se définit comme le lieu par excellence de l’expérience individuelle de la culture dans la formulation d’un récit cohérent à portée identitaire. Ce lieu, réel et métaphorique, ce sont les Antilles, mais c’est aussi l’art. Il est l’espace d’une pratique basée sur des choix, des versions et des vérités ponctuelles, reformulées, trahies par endroits. Les tableaux de Mapassa reprennent des motifs peints par M. A., si bien que les ressemblances sont frappantes entre cette peintre des Antilles et la disparue du Congo. En choisissant ce nouveau territoire pour se livrer à une pratique artistique de nature fortement mimétique (elle est photographe et peintre), le personnage de Lopes déplace les enjeux de l’écriture et de la pratique artistique en général dans un autre cadre. Les niveaux de représentation se côtoient ici pour faire de la spécularité une caractéristique importante du texte. Le personnage et ses doubles, le premier récit de sa vie et ceux qui suivent au gré des mutations et simulations, invitent à être attentif à la pluralité des sens. On fait moins face à des vérités établies a priori dans les cadres bien définis d’un système qui emprisonne et l’artiste et le corps, mais bien à des récits d’une conscience en train de se donner les moyens de s’énoncer.

En somme, le rapport à l’autre, comme nous l’avons vu chez Oyono, cesse d’être dialogique et dichotomique : au lieu de s’enfermer dans l’opposition entre Noirs et Blancs, il devient pluriel en s’ouvrant aux rapports aux autres, qui sont à leur tour propices à l’émergence de choix assumés. Quant au discours qui s’articule à partir de ce type d’entre-deux, il est de nature spéculaire et annonce quelque chose que l’on ne trouve pas assez chez Oyono, qui a pourtant eu le mérite d’établir l’axe de l’observateur-observé : c’est le retour sur soi d’un regard qui a exploré le monde. Sur l’autre rive est donc le théâtre d’une spécularité : non seulement dans l’écriture romanesque d’un « je » qui s’énonce à partir d’un lieu conquis ou assumé, mais surtout dans la mise en scène de la pratique artistique, c’est-à-dire d’un « je » qui se dit et se projette pour mieux s’observer.

Ainsi, le tour est fait. Du corps mis au pilori au corps auquel sont attribués un lieu et une identité, nous arrivons à une situation où la frontière n’est plus infranchissable. Le regard du corps-objet devient celui d’un sujet qui décide de franchir le cercle infernal et de rejoindre d’autres rives. L’espace de l’oeuvre devient le lieu physique et métaphorique, stable et dynamique à la fois, d’une plongée et d’une quête : mais cette fois-ci, ce mouvement fait l’objet d’un choix, qu’accompagne la conscience-mémoire des lieux vécus et projetés.