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L’expérience est ici mère de talents car le sel de la vie n’est pas dans l’inaction [1].

Lorsqu’il publie, à 82 ans, le premier volume de ses mémoires, André Beucler l’intitule De Saint-Pétersbourg à Saint-Germain-des-Prés [2], résumant ainsi l’itinéraire qui le conduisit d’une naissance sur le sol russe à une errance sur le pavé parisien, avant que ses multiples talents lui ouvrent la porte des milieux littéraires et artistiques où il tint une place non négligeable, jusque dans le saint des saints, à savoir les bureaux des Éditions Gallimard, dès la fin des années vingt [3].

Le romancier et ses racines

Son père, originaire du pays de Montbéliard et missionnaire du Quai d’Orsay, était professeur de français à l’École de droit et à l’École militaire impériale des cadets, à Saint-Pétersbourg, où il épousa Marie, la fille du général Souvorkoff ; c’est là qu’André Beucler vit le jour, le 23 février 1898. Pendant près de huit ans, à l’occasion des grandes vacances, il parcourt l’Asie Centrale, l’Oural, le Caucase, le Turkestan et emprunte même le Transsibérien jusqu’à Vladivostok. Après la révolution de 1905, par sécurité, ses parents l’envoient vers le berceau familial : en train, il fait seul, en charge de son frère cadet, le voyage de Saint-Pétersbourg à Belfort. Un peu plus tard, au lycée de Besançon, un professeur d’exception, Albert Thibaudet, déjà critique influent à la NRF, lui fait découvrir les auteurs « modernes », Jean Giraudoux ou Jules Romains, dont les oeuvres éveillent son désir d’écrire.

« Monté » à Paris, tout en cherchant à s’ouvrir une carrière de dessinateur — activité qu’il exercera toute sa vie en amateur doué —, il commence à publier des textes de fiction, le coup d’éclat, qui fut un coup de maître, retentissant avec son roman La ville anonyme, paru chez Gallimard en 1925 ; le succès fut encore plus évident, l’année suivante, pour Gueule d’amour, dont l’adaptation cinématographique lui apporta la gloire que l’on sait [4]. Trois autres récits — Le pays neuf (Gallimard), La belle de banlieue (Kra), L’amour automatique (Éditions de France) — donnés en 1927, précèdent Le mauvais sort (Gallimard, 1928) qui sera au coeur de notre étude dans la mesure où il se présente comme le plus « russe » des romans de Beucler ; cinq autres devaient suivre jusqu’en 1968, parallèlement à plusieurs dizaines de nouvelles [5].

Notons pour terminer que notre écrivain, russe par sa mère, avait rencontré à Paris, en 1927, Natacha, elle-même demi-russe, née à Petrograd en 1907, et qui allait devenir une figure remarquable du Tout-Paris de l’entre-deux-guerres : son pouvoir fut tel qu’il l’épousa trois fois, en 1928, 1945 et 1969… Ce genre de passion, très slave, contribue à faire d’une vie une légende.

La russophilie d’un Franco-Russe

L’attachement de Beucler à ses origines prit plusieurs formes littéraires, d’abord par le biais de traductions, la plus remarquable étant sans doute celle de la biographie par Anna Grigorievna Dostoïevskaïa de son mari, Dostoïevski, Mémoires d’une vie, parue chez Gallimard en 1930 [6], puis par des impressions de voyage, dont Paysages et villes russes (Gallimard, 1929), largement salué par la critique — Henri de Régnier et Marc Chadourne, entre autres — ou Caucase (1931), dans la collection « Ceinture du Monde » dirigée chez Émile-Paul Frères par Jean-Louis Vaudoyer ; on compte encore de nombreux articles sur la politique soviétique et l’émigration (« Russes de France », Revue de Paris du 15 octobre 1936), des préfaces (Le nez de Gogol, chez Édouard Loewy), des études également consacrées à des artistes russes comme le graphiste Lebedeff ou le cinéaste Eisenstein. Tout en se montrant ouvert aux possibilités sociales offertes par le nouveau régime, Beucler reste nostalgique de la Russie blanche et ne manque pas de défiance à l’égard du bolchevisme : il n’est que de lire La ville anonyme pour y voir transposé un évident pessimisme sur la liberté octroyée à chacun par les totalitarismes modernes ; en cela, il partage, et sans surprise, les idées d’une grande partie de la communauté « slave » vivant à Paris, dans laquelle figurent des écrivains comme Emmanuel Bove ou Joseph Kessel, dont Beucler est un proche et dont il sera souvent rapproché, au plan romanesque. Mais c’est justement dans ses romans qu’il faut chercher la marque la plus sensible du sentiment de l’écrivain pour la patrie — on a envie de dire la « matrie » — qui a donné naissance à un type pour lui éternel, la femme russe, séduisante, conquérante, aventurière, aimante et infidèle à la fois, bref un condensé de tout ce que peut exprimer la passion [7]. Il n’est peut-être pas un récit de Beucler où ce caractère n’est pas développé — que l’héroïne qui l’incarne soit donnée ou non pour slave —, le plus explicite s’intitulant précisément « La Russe », publié par la Revue hebdomadaire en juin 1926 [8]. Ce n’est pourtant pas sous cet angle que nous voudrions aborder la relation entretenue par Beucler avec la littérature russe, car ce serait la meilleure, c’est-à-dire la pire, façon de sacrifier au cliché et de s’en tenir à la surface.

Beucler lecteur des romanciers russes

Deux documents, au moins, permettent de se faire une idée de l’attention portée par Beucler à la littérature romanesque russe, celle d’avant et après l’avènement du communisme ; le premier, facilement identifiable, provient de la participation de l’écrivain aux séances du Studio franco-russe où il donna, le 4 novembre 1930, une conférence intitulée « Littérature et actualité soviétique [9] ». De manière assez attendue, l’orateur commence par constater les directives de la nouvelle ligne esthétique — « Pas de place aux sentiments personnels, aux tentatives d’un seul. Un écrivain indépendant ne se conçoit même pas [10] » — en ne cachant pas une certaine ironie :

Autant la vie individuelle n’a plus rien à proposer comme sujets — et c’est pour cette raison que nous nous sommes réfugiés dans l’inquiétude ou dans la poésie — autant la vie collective est riche, abondante, prospère. Autant la monotonie sociale est une menace pour l’art, autant la révolution peut être copieuse, éloquente et féconde [11].

Il poursuit par l’éloge des auteurs issus de la révolution, Pilniak, Fédine, Ivanov, mais surtout Maïakovski et Gladkov, l’auteur du Ciment, « le premier roman véritablement unanime que l’on connaisse [12] », Beucler rendant par là leur monnaie aux commentateurs qui avaient voulu reconnaître dans ses premières oeuvres la doctrine de Romains ; et, de fait :

Cet unanimisme, ce lyrisme collectif et fidèle prennent toutefois leurs sources dans le sentiment et s’alimentent de tendresse. Nous sommes en Russie. Au regard des siècles, la révolution d’octobre est minuscule, et ce qui chemine dans l’âme est plus durable. Les mouvements d’une imagination libre et qui ne se savait pas si furieuse ne font pas oublier l’humour naturel, le goût de la métaphore et le sens de la terre, si anciens dans la littérature russe [13].

Autrement dit, « au point de vue littéraire, la révolution n’[a] pas changé grand-chose en Russie » parce que, quels que soient les soubresauts qui agitent la surface, le fond demeure tel qu’en lui-même l’éternité ne le trouble pas ; outre ses opinions politiques, le choix de Beucler se porte nettement vers une permanence du « génie » russe dont il ne perçoit nulle part de meilleure expression que chez les auteurs de l’« ancien régime », au premier rang desquels figure évidemment Dostoïevski.

C’est à lui qu’est consacré notre second document, plus difficile à dater dans la mesure où il ne nous est parvenu qu’à l’état de dactylographie, ornée d’une mention de la main de Beucler : « texte non corrigé/pas paru » ; cette étude, intitulée « Dostoïevski et l’homme idéal » et développée sur une dizaine de feuillets, a dû néanmoins être rédigée dans le début des années trente [14], ce qui en fait le pendant de l’analyse que l’on vient d’évoquer et des romans qui établissent à cette époque la renommée de leur auteur, Le mauvais sort, en particulier. Le propos s’organise principalement autour d’une question, celle du primat de l’émotion sur le calcul, du coeur sur la raison ; ces oppositions peuvent se traduire, au plan lexical, par des couples comme « vie/raisonnement », « sentiment/intelligence », la visée première étant de montrer que pour créer l’« homme idéal », Dostoïevski s’est servi du « langage d’âme », « [c]e langage qui fait les hommes orgueilleux dans leurs humeurs et humbles dans leurs conscience [15] ». Or, cet homme, nul autre ne pouvait mieux l’incarner que l’Idiot, dans le roman éponyme dont Beucler rappelle que le vicomte de Vogüé l’avait présenté aux lecteurs français en ces termes :

L’idée mère de L’Idiot est celle-ci : un cerveau, atteint dans quelques-uns de ses ressorts que nous considérons comme essentiels, et qui ne nous servent que pour le mal, peut rester supérieur aux autres intellectuellement et moralement, — moralement surtout [16].

Et notre auteur d’opposer cette démarche à celle d’un Flaubert — « Pas de monstres, pas de héros » —, d’un Zola — « Étudier l’homme tel qu’il est, non plus le pantin métaphysique, mais l’homme physiologique » —, pour la rapprocher de celle d’un Benjamin Constant, estimant que la qualité humaine prend sa « source dans ses émotions et non dans ses principes [17] ». Autrement dit, pour Dostoïevski, « [l]’homme idéal est celui dont les émotions auraient toujours raison » et, pour Beucler, le prince Muichkine [18] ne serait que la version russe, quoique parfaitement aboutie, d’un modèle commun à toutes les cultures :

On sait aujourd’hui que ce que l’on entend par âme slave et roman russe ne sont que des commodités de langage. L’âme slave est un aspect, une facette de l’âme universelle. Un moment plus aigu, plus chauffé, de l’âme universelle [19].

Une telle position est significative dès lors que, partant de l’étude du roman russe, dans les deux textes que nous commentons, on en vient à une théorie de la littérature narrative qui s’élève du particulier au général ; après avoir réduit la révolution soviétique à une péripétie, Beucler semble faire du « positivisme », voire du « réalisme », une erreur du monde moderne :

Le sentiment a été attaqué, et non seulement par des écrivains, puis dépouillé de ses richesses. On ne lui a laissé qu’une défroque. Aujourd’hui le sentiment a été remplacé un peu partout par l’intelligence [20].

La vérité de l’artiste résidera donc, comme chez l’auteur de L’idiot, dans le « tête à tête avec la liberté intérieure et la générosité complexe de l’âme [21] ». Ce mot d’« âme », employé avec beaucoup d’insistance [22] — relayé, on l’a dit, par « coeur », « émotion », « sentiment » —, aurait de quoi surprendre sous la plume d’un écrivain qui n’a jamais fait confession de spiritualité ou de préoccupations morales telles qu’on les trouve, par exemple, dans les milieux littéraires catholiques de l’entre-deux-guerres, et c’est vrai qu’on associe plus volontiers Beucler, par ses pratiques et son esthétique, à l’esprit nouveau qu’au conservatisme ; pourtant, nous l’avons vu, il tenait le « système » en horreur, aussi bien au plan politique que philosophique et littéraire, par respect pour l’individu tout autant que de la « mode », fondant sa conviction sur la permanence de l’être : en cela, et ses amitiés le prouvent, il était en profond accord avec ceux qui, jusqu’à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, ont voulu croire que, fût-elle laïque, « la sainteté est toujours possible [23] ». Dans l’un de ses livres de souvenirs, il évoque un déjeuner pris en compagnie de Jean Giraudoux, de Saint-Exupéry et de Jean Prévost, réunion que Jacques Body estime « aussi légendaire que Molière, La Fontaine, Racine et Boileau accoudés à la même table [24] » ; n’est-ce pas, cependant, la rencontre idéale du classicisme et de la modernité, non pas entre auteurs mais en chacun d’entre eux ? C’est sans doute en cela, et pour cela, que les écrivains russes emblématiques des « deux mondes » ont connu un tel succès, en France, au début du xxe siècle, parce que, à l’instar de Dostoïevski pour Beucler, ils ont été reçus comme des « prophète[s] [25] », à savoir comme ceux qui, par leur parole, étaient capables d’établir un lien absolu entre l’ancien et le nouveau.

La réception française du roman russe

On pourrait donner de multiples exemples de l’engouement des romanciers français pour les Russes, dès avant 1914 et jusque dans les années quarante, au moins, mais nous n’en prendrons qu’un, parmi les plus significatifs. Dans la correspondance entre Jacques Rivière et Valery Larbaud, qu’elle a publiée tout récemment, Françoise Lioure commente ainsi l’article du premier, « Le roman d’aventure », paru dans la NRF du 1er juillet 1913 :

Ce qu’entend Rivière par « roman d’aventure » est une oeuvre foisonnante, « travaillée par l’énormité » et dont les personnages restent imprévisibles dans leur développement pour le lecteur et pour l’auteur lui-même. Il cite L’Adolescent de Dostoïevski comme exemple parfait de « roman psychologique d’aventure » parce qu’« il n’y a pas d’aventure plus passionnante à déchiffrer que l’hésitante et diverse découverte qu’il [le héros] fait de lui-même » [26].

Et elle rappelle qu’il admirait Dostoïevski depuis longtemps, ainsi que l’atteste une lettre à Jacques Copeau du 13 décembre 1910 : « Baudelaire avait Poe pour intercesseur. Moi, c’est Dostoïevsky [sic] qui est mon intercesseur [27]. » Enthousiasme qu’on retrouve dans ce qu’il écrit à Larbaud le 10 juillet 1913 :

Quant à Dostoïevsky, je vous en prie, lisez-le tout de suite. En ce qui me concerne, je peux dire, sans presque aucune exagération, que ma vie est divisée en deux parties : avant Dostoïevsky et après. Rien ne tient à côté de lui. Et il n’y a peut-être pas de plus grand saint [28].

L’intérêt sans nuance que Rivière prend à la lecture des romans de Dostoïevski tient pour une grande part aux mêmes raisons que nous avons évoquées chez Beucler dans sa conférence sur la littérature russe, c’est-à-dire le primat du « coeur », de l’« âme » sur la « raison », celle, en tout cas, que les Occidentaux cultivent ; et le directeur de la NRF s’emploie même à expliquer, comme le montre Françoise Lioure, « les raisons profondes de l’établissement du régime bolchevique », parce qu’il pense que « [l]e bolchevisme est l’épanouissement à peine organisé, à peine systématique, des instincts russes [29] ». Nous avons vu que Beucler ne l’aura pas suivi aussi loin, mais l’essentiel subsiste : la conception d’un univers romanesque où aucune « aventure » ne saurait être plus « passionnante » que l’exploration par le personnage des profondeurs obscures de son être ; on ne sera pas autrement surpris que les « nouveaux romanciers » qui, telle Nathalie Sarraute, avaient eu le temps de lire l’oeuvre de Proust l’aient rapprochée de celle de Dostoïevski pour en tirer les leçons de la modernité narrative [30]. L’auteur des Karamazov s’est donc imposé, pour des motifs qu’il n’y a pas lieu de développer ici, et Beucler, on l’a dit, le plaçait au sommet. À cet égard, il est intéressant de noter que, parmi les écrivains qu’Eugène Melchior de Vogüé avait « présentés aux lecteurs français » dans son fameux ouvrage, Le roman russe [31], Dostoïevski, comparé à Pouchkine, Gogol, Tourgueniev, Tolstoï et même Gorki — très apprécié dans les milieux de « gauche » —, a connu une faveur incomparable pour ce qui concerne les techniques narratives d’une part, les interrogations morales de l’autre.

Toutefois, ainsi que l’a pertinemment remarqué François de Labriolle, Vogüé a passé sous un silence quasi complet un écrivain pourtant indispensable, Ivan Gontcharov, et son chef-d’oeuvre, Oblomov (1858) ; le vicomte n’en dit que « deux mots, il est “si caractéristique” [32] », mais on ne sait pas de quoi ni pourquoi. Mutisme d’autant plus surprenant si l’on admet qu’en Ilia Ilitch, « Gontcharov a su incarner une des composantes fondamentales du caractère russe […] un produit du terroir et du climat autant que de l’époque [33] ». L’explication, hélas, n’a rien de littéraire puisque Tourgueniev, qui avait joué « un rôle essentiel et très sélectif dans la diffusion en France des lettres russes […] a réussi apparemment à occulter Gontcharov avec qui il était brouillé [34] » ; et, fait plus grave, la fonction de censeur, occupée par Gontcharov, de 1856 à 1874, « en plein épanouissement du mouvement populiste […] lui a valu le mépris des milieux intellectuels et la haine des milieux libéraux [35] ». Il est néanmoins évident que cet ostracisme fut sans efficace pour la génération de Beucler dans la mesure où, dans l’entre-deux-guerres, Oblomov était déjà devenu un type légendaire et l’oblomovisme, une posture référentielle.

Le mauvais sort face à la critique

Hormis quelques rares chroniqueurs qui ont vu en Beucler un émule d’André Gide — à cause du prétendu « acte gratuit » au finale de son récit —, tous s’accordent à en faire l’héritier de Dostoïevski, de manière directe ou plus contournée [36], et d’une façon plus générale, veulent rattacher son esthétique à ses racines, comme Edmond Jaloux, par exemple : « Certaines des hérédités de M. Beucler, qui sont russes, jouent ici un rôle essentiel. […] M. André Beucler, je le répète, présente un visage français, tiraillé par l’instinct russe[37] » ; et, du coup, on lui crée une parenté avec Emmanuel Bove (qui, lui, était de père russe), notamment pour La coalition (1927) [38], parce qu’il se dégage du Mauvais sort, « un instinct profond de l’âme slave [39] ». Mais, dans ce pas de deux, commence à se faire jour une intuition qui ira s’affermissant, par exemple à travers le compte rendu donné par Chantecler :

Peut-être pourrait-on trouver dans ses héros et leurs exaltations, de même que chez Bove, l’influence d’une origine russe, ne serait-ce que ce refus systématique de ne vouloir accepter aucun travail, attendant de la vie les événements providentiels qui dispensent d’un choix [40].

D’autres parleront de « maladie de la volonté », ce qui nous achemine vers l’oblomovisme, que Georges Charensol a eu la perspicacité d’ajouter à la présence dostoïevskienne — de surcroît en convoquant le héros de L’idiot —, même si le point de vue, encore une fois, semble se focaliser sur l’élément biographique :

Si les personnages de Julien Green présentent tant d’analogie avec ceux des soeurs Brontë, si une étroite parenté semble unir le prince Muichkine ou Oblomoff avec les héros de Joseph Kessel, d’Emmanuel Bove et d’André Beucler, on peut admettre que les origines américaines du premier, russes des seconds, ne furent pas étrangères à la formation de leurs personnalités littéraires [41].

Et la conclusion de l’article montre que l’esprit oblomovien a bien été saisi :

À quoi bon agir, pense-t-on en refermant Le Mauvais Sort, puisque rien ne sert à rien ? On se reprend ensuite, mais il se pourrait que ce soit quand même Beucler qui ait raison [42]

Ce voisinage de Philippe Bohême, le protagoniste du Mauvais sort, avec le personnage de Gontcharov, Claude Estève, dans la longue analyse publiée par la NRF, le situe non plus du côté de Dostoïevski mais de Flaubert :

Cet Oblomoff de chez nous, cet échappé de L’Éducation sentimentale, manque de révolte et d’insolence à l’égard du destin.

Sa vie pensée empêche sa vie véritable d’être. Tout au moins ses émotions suffisent-elles à le dépenser et à l’épuiser [43].

Quelque vingt ans plus tard, ce n’est plus à Frédéric Moreau que songe Henri Clouard mais, sans doute, à Julien Sorel lorsqu’il écrit de Beucler : « Il jette des brandons stendhaliens dans un brasier d’étrangetés slaves [44]. » Pendant que les parrains français varient, l’identité exogène, à tort ou à raison, perdure ; Clouard, dans son chapitre « Inspirations étrangères naturalisées », classe : 1. Emmanuel Bove, 2. Julien Green, 3. Henri Troyat, 4. Guy de Pourtalès, 5. André Beucler, 6. Georges Simenon [45]. Trois « Russes » sur six, l’avantage est indéniablement dans le camp de ceux qui semblent avoir hérité de leurs célèbres aînés, alors que l’historien ne paraît en dénombrer ni en Amérique, ni en Suisse, ni en Belgique… Par l’éclairage porté sur les prosateurs slaves dans les milieux littéraires français, un écrivain comme Beucler incarne une modernité [46] qui, adossée à une tradition, a donné naissance à un personnage, non seulement héritier d’un type, mais aussi en phase avec ceux des récits les plus significatifs de son époque et, mieux encore, préfigurant quelques-uns des anti-héros les plus fameux, Roquentin ou Meursault. Car il n’y a pas, assurément, de meilleur terme pour définir le sentiment régnant dans le roman français, dès les années vingt, que celui de l’impotence, qu’elle soit physique, psychologique ou sociale ; et, justement, c’est l’oblomovisme qui en fournit la pleine mesure.

Philippe Bohême, émule d’Oblomov

Jacques Catteau, dans sa préface au roman de Gontcharov, note :

Oblomov […] a l’humilité des grands romans envers la vie : changeante, diverse, ignorante des hommes, et leur fidélité envers les destins, fussent-ils brisés comme celui de notre héros dont le nom Oblom-ov signifie la cassure [47].

Il est frappant, à cet égard, de remarquer qu’au tout début du Mauvais sort, le narrateur [48] livre cette réflexion :

On peut se risquer à penser que ceux qui vont à la rencontre de l’erreur, ou d’autres qui se hâtent sans le savoir vers un dénouement tragique, se souviendront un jour qu’une circonstance les avait peut-être avertis et qu’il était encore temps de se refuser au hasard, de revenir en arrière.

MS, p. 19

Le titre même du roman fait bien entendu allusion à la croyance, à peu près universelle, que la vie obéit à une destinée peu maîtrisable par la volonté individuelle, comme si le mal-heur était commandé par la fatalité, alors qu’une simple décision, ici et maintenant, suffirait à dévier la trajectoire, ou à manoeuvrer l’aiguillage pour filer la métaphore ferroviaire qui sert d’incipit. Le manque de volonté, jusqu’à la pathologie, on l’a dit, c’est bien ce qui caractérise l’oblomovisme [49] et qui semble avoir contaminé le personnage de Beucler ; chez celui de Gontcharov, nombreux sont les symptômes trahissant l’inertie constitutive, le plus évident étant la capacité à rester allongé [50], jusque dans la fin heureuse que connaît Ilia Ilitch, reposant « sur son lit de mort dans la même douce attitude que dans son sommeil » (O, p. 659), mais, concernant le fatum, il suffit de relever celui-ci :

Quelque chose l’avait empêché de se jeter sur l’océan de la vie pour le survoler toutes les voiles de la volonté et de l’esprit dehors. On eût dit qu’un ennemi caché lui avait apposé sa lourde main tout au début du voyage, et l’avait rejeté loin de sa vraie destination d’homme.

O, p. 137

De là, son « aquoibonisme [51] » — qui serait un défaut —, mais aussi son acheminement vers l’ataraxie — qui est une vertu :

Il triomphait intérieurement […] d’avoir perdu de vue ces horizons […] où l’homme est rongé, consumé par sa propre pensée et tué par la passion […] Lui qui sans avoir éprouvé de voluptés gagnées au combat y avait renoncé, ne se sentait calme que dans un coin oublié, étranger au mouvement, à la lutte, à la vie.

O, p. 642

Dans le cas de Philippe Bohême — son patronyme est évidemment lié à son « errance » psychologique et sociale [52] —, même si le dénouement de son drame sera moins paisible que pour Oblomov, on trouve une propension semblable à la néantisation ; outre le thème de la paresse [53], fortement appuyé (MS, p. 36, p. 39-40, p. 52, p. 115, p. 180), de l’indécision et de la faiblesse [54], se fait jour chez lui l’intuition de la vérité existentielle :

Je sais maintenant pourquoi je vais être heureux, et plutôt recommencer de 1’être. Je ne désirerai plus rien, je me viderai de toute ambition ; je m’efforcerai de ne rien trouver de noble, de grand, de nécessaire dans l’avenir. Je serai parfaitement moi-même pour le plaisir. Plus d’oeuvres, plus d’élans, plus d’intérêt, plus de liberté. La jouissance seulement de savoir que je n’attends plus. D’abord je n’arriverai nulle part, je ne me dépasserai pas ; je n’ai fait aucun progrès, je n’en ferai jamais. Il faut se tenir ferme où je suis.

MS, p. 177

Pourtant, cette forme de « sagesse » n’aboutit pas dans la mesure où Bohême ne parvient pas, malgré sa tentative [55], à vaincre cette pulsion primaire qu’est la jalousie et qui le conduit au meurtre de son rival ; mais, avant de traiter cet aspect dostoïevskien du récit, il faut préciser davantage la ressemblance entre ce personnage et celui de Gontcharov. À commencer par le sentiment de l’inutilité et de la non-valeur, voire de la vacuité de l’être, tout ce qui peut être contenu dans le monosyllabe le plus énigmatique, peut-être, de la langue française, ce rien dont le vide qu’il suppose laisse entrevoir une infinie possibilité de sens. Oblomov l’utilise à l’envi — et si ce n’est lui, c’est le narrateur à son sujet —, nous en avons signalé quelques occurrences, en voici d’autres, parmi de très nombreuses :

— […] devant moi, je ne vois rien.

O, p. 322

[…] il n’avait plus rien à chercher.

O, p. 642

Dans le roman de Beucler, le terme fait également thème :

Il ne faisait rien, ne lisait aucun livre, n’écrivait pas, ne cherchait à voir personne.

MS, p. 116

Il se disait qu’il n’était plus bon à rien […].

MS, p. 133

— […] C’est moi qui ne vaux rien.

MS, p. 140

Jusqu’à cette déclaration d’amour, inouïe, que Bohême fait à sa maîtresse :

— Francine, murmura-t-il, je t’aime pour rien.

MS, p. 195

Et c’est sans doute cet aveu qui, dans son extrême simplicité, convoque la comparaison entre le héros du Mauvais sort et celui de L’idiot, mais en gardant Oblomov comme pivot. En effet, s’il est une qualité qui transcende tout ce que l’oblomovisme peut avoir de contraire à l’énergie vitale, c’est la candeur ; ainsi Stolz le représente-t-il à Olga Serguéevna, celle qui aurait pu sauver « le philosophe en robe de chambre [56] » de son ennui :

Son âme demeurera toujours aussi pure, limpide et honnête… C’est une âme transparente, cristalline ; des gens comme ça se rencontrent rarement, ils sont comme des perles dans la foule ! […] J’ai connu beaucoup d’hommes de qualité, mais jamais je n’ai rencontré un coeur plus pur, plus limpide, plus simple que le sien ; nombreux sont ceux que j’ai aimés, mais je n’ai jamais voué à personne une affection aussi solide et profonde. Une fois qu’on le connaît, on ne peut cesser de l’aimer.

O, p. 634

Le refus du mensonge, l’absence de calcul, Philippe Bohême en devient même la victime, comme le diagnostique le médecin appelé à son chevet :

— […] Ce garçon est un émotif, que sa trop grande et trop complète sincérité use peut-être un peu […].

MS, p. 83-84

De là, ce caractère entier qui nous fait passer de l’inoffensivité oblomovienne à la fougue dostoïevskienne.

Les deux versants de l’idiotie

Restons cependant encore un moment dans la réunion à trois personnages, en relevant, d’abord, une curieuse similitude dans la seule « activité » professionnelle dont Oblomov, Muichkine et Bohême sont ou ont été capables. Le premier a travaillé « tant bien que mal pendant deux ans […] Un jour, au lieu d’envoyer un papier à Astrakhan, il l’envoya à Arkhangelsk » (O, p. 85), ce qui entraîne sa démission. Le second propose au général Épantchine de lui servir de secrétaire :

— J’ai une excellente écriture. Sous ce rapport, j’ai peut-être même du talent. Je suis un véritable spécialiste en calligraphie. Tenez, si vous voulez je vais vous écrire immédiatement quelque chose à l’essai […] [57].

Le troisième s’insurge contre le reproche que lui fait sa compagne :

— Comment peux-tu parler de ma paresse, Francine ? J’ai travaillé, j’ai fait ce que j’ai pu. Deux mois après ton départ, j’entrais dans un bureau […] Il y a des jours où j’étais très fier de moi, tu sais. J’avais une armoire, une lampe, une immense table. Je dictais des lettres, je recevais des lettres, je classais des lettres du commencement à la fin de la semaine.

MS, p. 39-40

Nos protagonistes ne savent donc s’employer qu’à lire, écrire, manier du papier, ce qui, dans une certaine conception de l’industrie humaine, s’appelle ne rien faire : on ne s’étonnera pas qu’à l’instar des modèles russes — et du Bartleby de Melville —, les « anti-héros » du roman français de l’entre-deux-guerres soient des scribes, le plus exemplaire étant le Salavin de Georges Duhamel, exact contemporain de Philippe Bohême. Il ne s’agit pas seulement d’une image de l’écrivain plus ou moins raté ou du parasite social ; plus profondément, au moins pour les récits qui nous occupent, la parfaite inutilité de la tâche traduit, chez ceux qui l’accomplissent, une forme d’« innocence » — ne rien faire, c’est en tout cas ne pas faire de mal — qui participe de l’esprit d’enfance [58] tel que le revendique le Prince, celui qu’on nomme l’Idiot. Aussi son entourage ne voit-il en Oblomov qu’un simple d’esprit [59] pendant que le personnage de Beucler manque singulièrement de maturité, à ses propres yeux, vraisemblablement (« […] au lieu d’entrer comme aurait fait un homme, il avait pensé qu’il n’entrerait pas et il n’était pas entré », MS, p. 32), et à ceux de Francine : « Mon pauvre Philippe, tu as cru, tu crois encore souffrir, mais tu ignores à peu près tout, comme un enfant » (MS, p. 119).

C’est à cette disposition du caractère qu’il faut relier le penchant au désir sans nuance, au désir « pur », trait commun encore une fois aux trois jeunes hommes, surtout à l’origine de leur trajectoire [60]. Mais aussi, du moins chez Bohême, le goût pour le jeu de hasard [61] qui réfère à un autre personnage de Dostoïevski, Alexis Ivanovitch dans Le joueur, tout comme le crime qu’il commet l’apparente, sur un autre plan, à Raskolnikov. On voit qu’à ce stade, la frontière qui sépare le bien du mal devient fragile, ce pourquoi il nous faut désormais abandonner Oblomov — que son apathie empêche de nuire — pour suivre les méandres de l’« idiotie ».

Dans son commentaire de L’idiot, Louis Martinez cite une analyse tout à fait éclairante de Nicolas Berdjaev :

Dostoïevski affirme le tragique sans issue de l’amour. Aussi ne nous dévoile-t-il pas la nature androgyne des êtres humains. L’être humain demeure pour lui un mâle tragiquement dédoublé, et qui ne possède point sa Sophia, sa Vierge. […] Ce qu’il y a de profond en lui, c’est sa manière de présenter le thème de la femme comme destin de l’homme. Mais il resta lui-même dissocié de la nature féminine et ne connut dans ses profondeurs que le dédoublement [62].

Car il s’agit bien de dualité dans la création de Muichkine et de Bohême, là où Oblomov présentait une personnalité, non pas une, mais unie ; en effet, si ce qui est commun aux trois romans, c’est la présence de deux femmes dans la sphère sentimentale de chacun des héros, l’une suscitant les tourments de la « passion [63] », l’autre offrant la quiétude d’une affection bienveillante, leur attitude diffère : Ilia Ilitch décourage Olga Serguéevna pour épouser sa logeuse, Agafia Matvéevna, pendant que, en schéma inverse, le Prince se perd pour Nastassia Philippovna alors qu’Aglaé Ivanovna aurait pu lui procurer l’apaisement ; de même que Philippe Bohême renonce à la douce et maternelle Véra Serre, s’attachant de façon morbide à Francine Alexandrovna. Et on notera, à cet égard, l’humour de Beucler qui dote la femme française d’un prénom slave quand celui de la Russe [64] sonne on ne peut plus cocardier ; sans doute a-t-il voulu inscrire sa double origine et la complexité de sa propre nature dans le croisement de ces identités [65]. Francine, telle la Nastassia de L’idiot, présente un caractère « violent » et surtout « sauvage » (MS, p. 51, p. 69, p. 132), ce qui, pour son oncle, est dû à « l’influence de la race » (MS, p. 106) ; c’est ce comportement que ni Bohême ni Muichkine n’arrivent à maîtriser et qui les conduit à leur ruine. Voilà leur âme « noire », la blanche se révélant dans leur capacité à la compassion, au pardon, à l’égard même de ces femmes qui les font souffrir. La charité du Prince, qui en fait une figure christique, l’homme « idéal » dont parle Beucler, on sait qu’elle s’exerce du début à la fin du roman, d’abord par la tentative de convaincre Nastassia Philippovna de son intégrité morale (« Je ne suis rien ; vous, vous avez souffert et vous êtes sortie pure d’un pareil enfer, et c’est beaucoup », I, p. 243), puis en cherchant encore à l’épouser, malgré toutes les trahisons, parce que, dit-il, « c’est… une enfant ; maintenant c’est une enfant, tout à fait une enfant » (I, p. 852), projetant en elle cette qualité qui le détermine fondamentalement. Bohême, quant à lui, retrouvant Francine alors qu’elle mène une existence publiquement scandaleuse, a cette réaction : « il la considéra comme une merveilleuse fille qu’une affliction profonde lavait de tout péché » (MS, p. 117). Mais il y a un épisode nettement plus « évangélique », au cours duquel le jeune homme, totalement égaré, rencontre une pauvre prostituée, l’invite à dîner, écoute le récit de sa vie — lamentable et horrible — et, sans rien exiger d’elle, la réconforte discrètement (MS, p. 147-152). Malgré tout, cette image de la Pécheresse, à la fois victime et coupable, se fond dans la nuit, Bohême n’étant pas plus apte à la sauver qu’il ne l’est à sortir Francine de l’ornière, imitant en cela Muichkine, « assurément impuissant à désarmer le Mal », écrit Louis Martinez, Nastassia Philippovna ne pouvant « être sauvée par ce prince trop fragile, et qui n’est pas un homme [66] ».

C’est à ce point qu’il faut aller plus loin dans l’analyse du dédoublement de la personnalité caractéristique de nos deux personnages. L’étude des carnets de Dostoïevski a montré qu’à la suite d’une sorte d’illumination, le 4 décembre 1867, « L’Idiot-Stavroguine éclate soudain en deux figures — naissent d’un seul coup, Mychkine et Rogojine, deux frères, Caïn et Abel — qui portent, enfin, après une recherche frénétique, “une vérité vécue”  [67] ». De son côté, Louis Martinez, note :

Rogojine est lié dès le début au héros, échange avec lui le symbole d’une fraternité spirituelle, mais demeure emmuré dans une damnation que le prince ne peut empêcher, dont au contraire il souligne le caractère fatal [68].

On sait par ailleurs qu’avant de fixer les traits du Prince, l’écrivain l’avait conçu comme un être orgueilleux, égoïste, brutal, « capable de tuer [69] », tendances qui définissent Rogojine dans le roman définitif ; toutefois, cette « marque » génésique n’est pas totalement effacée et explique pour partie l’étrange complicité entre les deux personnages, jusqu’après la mort de Nastassia. Dans l’ouvrage de Beucler, on trouve des ressemblances troublantes entre le « couple » formé par Philippe Bohême et son adversaire, Laurent Morailles, et celui inventé par Dostoïevski, à commencer par les circonstances qui les ont fait se connaître ; l’histoire débute, on l’a dit, dans un train et Marie-Laure Picot [70] a fait justement remarquer que cet épisode initial est une réplique des premières pages de L’idiot au cours desquelles Muichkine et Rogojine, voisins de compartiment, lient conversation, dans la mesure où Bohême et Morailles sont mis en présence dans le rapide qui les conduit vers la Côte d’Azur. On se rappelle également que le Prince est obsédé par le regard pénétrant de Rogojine « qui travers[e] l’oeuvre de part en part [71] », pendant que dans Le mauvais sort, le narrateur dit du héros venu chez Morailles : « Bohême se retourna et vit les yeux perçants de son hôte ; il s’effaça aussitôt pour ne plus les sentir derrière lui » (MS, p. 93). Il n’est pas difficile de comprendre que s’exprime là la crainte de voir, comme dans un miroir, le reflet de sa mauvaise conscience : la situation est courante dans les récits fantastiques, tel le « William Wilson » d’Edgar Poe. De fait, si dans L’idiot, le meurtrier est le « démon » Rogojine, chez Beucler c’est « l’homme doux, prévenant et craintif » (MS, p. 149) qui finit par tuer son rival, prototype de la virilité triomphante et de la réussite sociale crapuleuse, au moins en apparence, car le romancier brouille volontiers les cartes dans cet univers du jeu mondain que symbolise la ville, non nommée mais aisément identifiable, qu’est Nice. L’ambiguïté tient, en effet, à la relation entre les deux hommes qui, au-delà des impressions superficielles, comprennent leur parenté, imprimée sur les deux faces de leur personnalité respective ; en voici quelques exemples :

Morailles avait les traits fermes, clairs et rigoureux d’un satrape. Bohême était pur et pâle comme un malade. L’énergie certaine et directe du premier envoyait en avant de l’homme une féconde promesse de despotisme ; mais l’indifférence soutenue du second avait quelque chose de plus puissant et de plus étrange que la force.

MS, p.108

Et, plus tard, peu avant que Bohême tue Morailles, avec le revolver de celui-ci, « sombre et luisant, précieux et parfait comme un organe humain » (MS, p. 183) :

Chassés tous deux de leur tranquillité, rejetés par la vie, traînant eux aussi leurs décombres, et plus unis qu’ils ne pensaient par une sympathie factice et trouble, les deux hommes s’étaient tus pour piétiner ce lendemain de fête dont l’aspect dépeuplé contribuait encore à leur ruine.

MS, p. 188

Avatars du bifrons Muichkine/Rogojine, ils se rejoignent ainsi, dans le néant, mort pour l’un, solitude pour l’autre [72] — le meurtre est un suicide social —, tous deux exclus d’un rêve d’amour qui, comme chez Dostoïevski, n’aura abouti qu’à « la découverte de l’absurde et l’exploration du délire [73] ». Pour les protagonistes, c’est une faillite mais, au plan littéraire, c’est un gain si l’on veut bien considérer que le roman psychologique des années vingt et trente, en France, s’est heureusement nourri des recherches menées par les écrivains actifs sous d’autres cieux, dès le milieu du xixe siècle.

Patho- ou onto-logie

À ce stade, il nous faut revenir à la question primordiale de la réception des oeuvres envisagées ; l’oblomovisme, on l’a vu, a été considéré comme une « maladie de la volonté », le désir du non-désir — « I would prefer not to » — paraissant révéler une inaptitude constitutive au vouloir vivre ; s’agissant de l’« idiotie » du Prince, la présentation donnée par le vicomte de Vogüé, que mentionne Beucler, ne manque pas d’intérêt :

[…] je ne crois pas qu’il y ait une lecture plus passionnante pour le médecin, le physiologiste, le philosophe, pour tous ceux que préoccupe l’étude de cette mystérieuse machine à penser, logée dans l’animal humain. […] Ce qui distingue les écrivains classiques d’un Dostoïevsky, — en dehors des questions de mesure et d’intensité, — c’est que les premiers n’ont jamais soupçonné qu’ils s’aventuraient sur un terrain où leur art se rencontrait avec celui du médecin [74].

Ces lignes datent de la toute fin des années 1880, époque marquée, comme chacun sait, par le physiologisme et l’étude des phénomènes psychiques à la Faculté : la science médicale se met à ausculter l’âme et la Salpêtrière — amphi-théâtre — devient la scène des passions, nouvelle manière. Les romanciers, Maupassant, bien sûr, mais aussi Bonnetain, Bourget, Renard, vont tous s’interroger sur les causes de l’anormalité, des pulsions perverses ou criminelles, et sur l’influence des organes sur l’esprit et réciproquement. Le débat est loin d’être clos à l’époque où Beucler compose Le mauvais sort, cet entre-deux-guerres qui voit à la fois le succès des romans d’« action » dominés par des héros positifs — on pense à ceux de Malraux ou Martin du Gard — et, sur un mode plus controversé, des récits décrivant des personnages « ratés », des gris, des mous, des fades, dont le prototype s’impose avec le Bardamu de Céline. Mais, pour l’historien de la littérature, l’arbre ne doit pas cacher la forêt, car le Voyage, quelle que soit son importance, ne saurait faire oublier l’oeuvre d’un Bove, d’un Bost, d’un Duhamel [75], au moins pour Salavin, on l’a évoqué, ou d’un Beucler : tous ces auteurs, parmi d’autres, ont voulu privilégier l’introspection « froide » ou « neutre » — étrangère au psychologisme —, chez des êtres qui, parce qu’ils sont sans relief, valent tous les autres et que tous les autres valent. Cette équivalence, formulée par Sartre aux dernières lignes de son autobiographie [76], indique assez bien le déplacement qui s’est produit depuis l’analyse d’un « caractère » à l’expression d’un état : au plan technique, on constate que le dialogue l’emporte sur la description et on ne sera pas étonné que, quelques années plus tard, nous l’avons indiqué, Nathalie Sarraute, autre « Russe », rétablisse l’auteur des Possédés dans son rôle précurseur de la psychologie moderne [77]. La différence de lecture entre la fin du xixe siècle et le milieu du suivant tient à l’effondrement des certitudes, trop vite acquises sans doute à force de scientisme humaniste, quant au « bon » et au « mauvais » de l’individu ; la leçon que les romanciers français ont pu apprendre des écrivains slaves [78], et d’une façon plus explicite au lendemain de la Grande Guerre, c’est qu’aucune invention littéraire ne peut faire sens si elle ne plonge le lecteur dans une profonde inquiétude [79], celle-là même qui le fait s’interroger sur la vérité de sa nature : projeté en Oblomov, Muichkine ou Bohême, est-il le gardien de son frère ou son meurtrier, son semblable ou son ennemi [80], la victime — et on pense à Baudelaire héautontimorouménos — ou le bourreau ? De la passivité à la violence, de la bienveillance à la nocivité, du hasard à la nécessité, de l’aboulie au fatalisme, l’homme « idéal » n’appartient ni à la réalité ni à la fiction, raison pour laquelle André Beucler a choisi de faire osciller son pendule imaginaire entre Gontcharov et Dostoïevski, dans l’espoir d’atteindre une juste mesure.