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En Afrique de l’Ouest, la libéralisation des télécommunications, qui a accompagné les transitions démocratiques au début des années 1990, a permis la prolifération des médias privés après plusieurs décennies souvent caractérisées par le monopole étatique (Tudesq 1999 ; Myers 2000 ; Hyden 2002). Les différents mouvements religieux de toutes les confessions ont alors saisi l’opportunité de la déréglementation et de l’expansion rapide des médias de masse pour utiliser la presse, la radio, la télévision et plus récemment l’internet pour inonder la sphère publique et promouvoir leurs objectifs religieux, politiques et sociaux (Meyer et Moors 2006). La plus grande accessibilité des médias a ouvert la voie à de nouvelles figures religieuses, qui n’ont pas nécessairement le profil classique et qui ont mis à profit ces nouveaux outils de communication pour acquérir une légitimité voire une autorité dans la sphère publique (Schulz 2003 ; 2006a ; 2006b ; Holder 2012 ; Soares 2004 ; 2005 ; Launay 1997 ; Masquelier 1999 ; Sounaye 2013). La médiatisation religieuse répond également à une volonté d’accentuer le prosélytisme qui s’inscrit dans le cadre d’une compétition interconfessionnelle, mais aussi — de plus en plus fréquemment — au sein d’une même religion (Krings 2008 ; Hackett 2010 ; Samson 2011 ; Savadogo et Gomez-Perez 2011). Comme l’a souligné Mayrargue, dans un contexte de « champs religieux extrêmement diversifiés et concurrentiels » (2004, 103) qui caractérise l’Afrique subsaharienne d’aujourd’hui, il n’est pas surprenant que la « compétition religieuse » dans la sphère publique ait mené les différents acteurs religieux à « recourir à des modalités d’action, identiques ou proches, montrant qu’une situation de concurrence peut aussi générer des formes d’emprunts » (2009, 98).

Contrairement aux pays voisins fortement islamisés tels que le Sénégal, le Mali et le Niger, le Burkina Faso se caractérise par son contexte multiconfessionnel. Ceci est particulièrement le cas à Ouagadougou, la capitale, qui compte 55,7 % de musulmans contre 42,8 % de chrétiens (Barbier 1999). Par ailleurs, suivant la libéralisation politique et sociale entamée par le régime du président Blaise Compaoré (1987-2014) avec l’adoption d’une nouvelle constitution en 1991 et la fin du Front populaire, le Burkina Faso a assisté à une vague de médiatisation spirituelle où les médias ont été employés comme voies de prosélytisme et d’affirmation religieuse. À l’instar de ce qui s’observe dans la sous-région où le christianisme et les mouvements pentecôtistes s’impliquent fortement dans la sphère publique et dans les médias (Hackett 1998 ; Ukah 2003 ; 2008 ; Meyer 2004 ; 2005 ; 2006 ; de Witte 2003 ; Marshall-Fratani 1998 ; 2001), le Burkina Faso voit s’opérer les mêmes processus. Radio Évangile Développement, issue d’une initiative de l’association protestante « Jeunesse pour Christ », a officiellement émis le 2 juillet 1993 ; la radio catholique, Radio Maria, a été créée, en 1993, par le Cardinal Zoungrana ; Radio Lumière Vie Développement a été fondée en 1995 par la Fédération des Églises Évangéliques. Par ailleurs, une télévision évangélique, Canal Viim Koèga (CKV) a été lancée en 1996, et une catholique, TV Maria a été mise de l’avant en décembre 2009 par l’archidiocèse de Ouagadougou. La sphère publique burkinabè est ainsi devenue un espace de compétition et de concurrence religieuse marquée par l’émergence d’entrepreneurs religieux.

Alors que l’islam burkinabé était généralement considéré comme peu dynamique et en retard par rapport aux autres confessions quant à la médiatisation et à l’utilisation des nouvelles technologies, il répond dorénavant de plus en plus à la tendance de la marchandisation du religieux observée à plus grande échelle en Afrique de l’Ouest (Schulz 2006b ; 2007 ; Hassane 2009 ; Sounaye 2011 ; 2013). En effet, il est aujourd’hui animé d’une effervescence particulièrement importante notamment caractérisée par une visibilité accrue dans la sphère publique urbaine avec la prolifération de mosquées (Kouanda 1996 ; Gomez-Perez 2009), le foisonnement associatif (Cissé 2007 ; Traoré 2010) et la création de nouveaux médias islamiques (Savadogo et Gomez-Perez 2011). Plusieurs périodiques islamiques sont apparus avec la publication des mensuels Al Qibla, La Preuve et Al Mawada ainsi que l’hebdomadaire islamique francophone An-Nasr Vendredi en janvier 1997. À cela s’est ajouté le lancement, en décembre 2004, de la première chaine de radio privée islamique à Ouagadougou, la radio Al Houda, financée en grande partie par la fondation islamique d’Arabie Saoudite Abdallah Ben Massoud. Une deuxième, radio Ridwan, a été mise en onde le 13 mars 2010 sous l’initiative de cheikh Aboubacar Doukouré[1]. Plus récemment, la chaine de télévision islamique Al Houda a été lancée au printemps 2012 notamment grâce au financement de la fondation Abdallah Ben Massoud. Aux médias plus « traditionnels » que sont la presse, la radio et la télévision s’est ajouté l’internet dans lequel la communauté musulmane burkinabé manifeste de plus en plus sa présence. La majorité des principales associations islamiques ont dorénavant leur propre site web[2].

La présence de l’islam burkinabé sur une grande variété de médias a favorisé l’émergence de prêcheurs(ses) de plus en plus médiatisés. Leur visibilité a aussi été accentuée par la vente de cassettes audio, de CD et de DVD de sermons et prêches dans les kiosques situés notamment devant la Grande mosquée de la Communauté Musulmane du Burkina Faso (CMBF) et à côté de la grande mosquée du Mouvement Sunnite (MS) dans le quartier de Zangouettin au centre-ville. Des enregistrements de plusieurs de ces figures populaires sont même disponibles sur internet en téléchargement en format mp3 sur le site web « Le Musulman du Faso », créé en 2012[3]. La participation active des hommes et récemment des femmes invite l’ensemble des membres de la communauté musulmane du pays à faire évoluer les prônes et les discours religieux pour atteindre des fidèles aux profils diversifiés et pour tenter de répondre à la forte concurrence des catholiques (Otayek 1997), et plus récemment des pentecôtistes (Fancello 2007 ; Laurent 2005 ; 2009).

L’« hypermédiatisation des prêches » tend à concerner autant de jeunes prédicateurs(trices), que des plus âgés (Madore 2013a ; 2013b ; 2015). Ce phénomène touche, d’une part, une nouvelle élite d’arabisants revendiquant l’autorité spirituelle par leurs connaissances religieuses et leur maîtrise de la langue arabe (Otayek 1993a) — ceux-ci sont notamment actifs au sein du MS, une association à tendance salafiste[4] (Koné-Dao 2005 ; Cissé 2009), et dans le mouvement Itihad Al Islami-section femmes qui, depuis sa création en 1984, forme des cohortes de militantes parmi lesquelles certaines sont repérées pour avoir le profil adéquat afin d’animer une émission radiophonique dans les deux radios citées plus haut. D’autre part, des musulmans francisants sont aussi touchés par ce phénomène de forte médiatisation. Ces derniers, malgré leur formation dans les écoles publiques, réclament une place aux côtés des arabisants en tant qu’acteurs religieux légitimes et ainsi, s’efforcent d’investir la sphère publique, d’animer des émissions à la radio et à la télévision et de prêcher activement. Ces francisants sont pour la plupart impliqués au sein de l’Association des Élèves et Étudiants Musulmans du Burkina (AEEMB), une association créée en 1985 qui vise la promotion de l’islam dans le milieu éducatif francophone, et du Cercle d’Études, de Recherches et de Formation Islamiques (CERFI) créé en 1989 qui est le prolongement de l’AEEMB. Lorsque les membres n’ont plus le statut d’élève ou d’étudiant et qu’ils se sont insérés sur le marché du travail, ils deviennent membres du Cercle.

Alors que la littérature tend à souligner au Burkina Faso que les phénomènes de conversion sont « très différents selon qu’il s’agit d’une conversion à une religion majoritaire (comme l’islam), à une religion minoritaire (comme le protestantisme charismatique) ou au culte des ancêtres » (Languewische 1998), notre étude montre que les logiques de conversion interne au sein de la communauté musulmane connaissent non seulement des permanences (quête de visibilité, de moralisation du comportement social et de fidélité aux fondements islamiques), mais aussi des ruptures dans la mesure où cette communauté est traversée par plusieurs courants aux statuts tant complémentaires que concurrents. Ceux-ci n’ont pas nécessairement les mêmes stratégies pour gagner une légitimité religieuse et n’utilisent pas systématiquement les mêmes outils de communication et de promotion. Nous avons choisi d’utiliser le terme de « conversion », car il permet d’identifier certains nouveaux profils de fidèles et de montrer en quoi les diverses figures du converti sont des agents de leur propre expérience de raffermissement de leur foi. Comme le soulignent très clairement Mary et Piault (1998, 7), la notion de « conversion » lie « le salut individuel à la sincérité de la “foi”, à l’engagement personnel et à un choix de vie exclusif ». Plus précisément, nous examinons ici le processus d’« internal conversion » (Geertz 1973, 170-190), qui inclut la transformation radicale du mode de vie et des pratiques religieuses d’un individu, mais sans transfert vers une autre religion (voir aussi LeBlanc 2003). Ce processus s’inscrit d’ailleurs dans une dynamique de « (re)moralisation » de la sphère publique en Afrique subsaharienne (LeBlanc et Gomez-Perez 2007 ; Saint-Lary et Samson 2011) et de réinterrogation de l’identité islamique dans un contexte de déprivatisation du religieux (Casanova 1994 ; Hann 2000 ; Göle 2002) et de globalisation (Coulon 2002 ; Roy 2002). En effet, comme le suggère Roy, ceci est « la conscience que l’identité musulmane, jusqu’ici simplement considérée comme allant de soi parce que faisant partie d’un ensemble culturel hérité, ne peut survivre que si elle est reformulée et explicitée » (2002, 10).

Nous avons opté pour analyse longitudinale des dynamiques de raffermissement de la foi en croisant certaines de nos données empiriques issues d’entretiens semi-directifs lors de terrains successifs (juillet 2009, mars-avril 2010, juillet-août 2011, octobre-novembre 2011 et mai 2013). Ces entretiens ont été menés auprès de différentes cohortes de prédicateurs(trices) à Ouagadougou où siègent, d’une part, les associations islamiques dans lesquelles ces derniers(ères) agissent (MS, AEEMB, CERFI et Al Itihad al Islami) et, d’autre part, les radios islamiques privées (Al Houda et Ridwan). En parallèle, nous avons dépouillé et analysé les journaux produits par ces associations et le contenu de plusieurs émissions radiophoniques pour mieux appréhender les aspirations de ces converti(e)s, tout comme celui de la presse nationale afin de mettre en contexte certains faits d’ordre religieux et politique ainsi que les discours de ces figures de converti(e)s.

Dans le cadre de cet article, nous proposons trois angles de vue. Nous analyserons d’abord la figure du converti qui permet d’entrer dans les logiques de raffermissement de la foi lesquelles passent à la fois par la pratique, le sentiment d’appartenance à une communauté et un comportement social qui se veut exemplaire. Dans un deuxième temps, nous étudierons le profil du « nouveau » converti francisant, les stratégies mises en oeuvre pour l’atteindre et les moyens pour attirer les nouveaux autres convertis dans un contexte de forte concurrence entre les acteurs religieux et d’utilisation de médias diversifiés. Enfin, en troisième lieu, il sera question d’examiner le profil du « converti-éclaireur », sa capacité à gagner en autorité et en légitimité et sa stratégie à oeuvrer pour une forme de citoyenneté sociale par le religieux.

1. Le converti ou le musulman en situation de raffermissement de sa foi

En dépit de la diversité du paysage religieux, l’ensemble des tendances islamiques met l’accent sur tous les éléments qui peuvent favoriser le raffermissement de la foi du converti. Dans cette perspective, la pratique religieuse est au centre du processus, considérant que pour « être un bon musulman », celui-ci doit mener une vie de pratiquant exemplaire tant individuellement que collectivement. Ce discours est d’autant plus visible qu’il est relayé dans tous les médias par des associations islamiques qui oeuvrent pour que l’islam soit de plus en plus présent dans la sphère publique. Cette médiatisation a conduit à la mise en exergue de certains marqueurs identitaires d’ordre normatif et à l’appel récurrent à l’unité de la umma[5].

1.1 L’assiduité dans la prière et le respect des cinq piliers de l’islam

Nombre de prêcheurs(ses) considèrent que l’influence culturelle occidentale, qualifiée d’« athée », a perverti les valeurs islamiques inhérentes aux sociétés africaines. Un article du An-Nasr Vendredi paru en 2007 résumait bien cette perception : « dans nos sociétés actuelles, la question de Dieu passe pour être une question secondaire : les programmes, les ambitions, le divertissement octroient peu de temps pour se souvenir de Dieu. […] Ce phénomène prend de l’ampleur et beaucoup de coeurs sont conquis par le pouvoir qu’exercent les biens de ce bas monde[6] ». En fait, cette préoccupation était déjà mise de l’avant dès la fin des années 1980. Pour Ibrahim Bara, président du bureau national de l’AEEMB de 1986 à 1988, l’influence de la civilisation occidentale se manifestait auprès des jeunes burkinabés à travers « les maux douloureux que sont l’impolitesse, l’alcoolisme, la drogue, la prostitution, le désordre sexuel[7] ».

Dans ce contexte, l’importance centrale donnée à la prière est un argument souvent utilisé tant dans les milieux arabisants que francisants (LeBlanc et Gomez-Perez 2007, 46-52). La prière, considérée comme un bienfait, est mise au centre du dispositif pour le raffermissement de la foi[8]. Selon des responsables du CERFI, l’objectif premier était d’apprendre la prière aux musulmans francophones qui n’ont pas accédé à l’école coranique et de recommander la connaissance et la compréhension des sourates pour faire la prière correctement. Les croyants sont aussi invités à revenir aux bases des fondements de l’islam comme source culturelle et morale première. L’importance du salut du croyant[9] (Saint-Lary 2011a) et le respect des cinq piliers de l’islam sont évoqués régulièrement[10]. Le raffermissement de la foi passe également par un travail de réforme des pratiques cultuelles des musulmans. Cette volonté de bien pratiquer sa religion était déjà mise en exergue par les différents mouvements réformistes dans les années 1970-80[11]. Ceux-ci, incluant de nombreux jeunes arabisants de retour au Burkina Faso de leurs études dans des écoles supérieures ou des universités islamiques dans le monde arabe[12], se posaient comme les détenteurs d’un islam « authentique », critiques des « interprètes populaires » de l’islam (les marabouts) (Otayek 1993b ; Madore 2013b ; 2015). Or, le rôle central joué par les différents médias pour accentuer la figure du converti comme pratiquant exalté, c’est-à-dire plus visible dans la sphère publique, est un élément nouveau surtout depuis les années 2000.

1.2 Foi, appartenance communautaire et visibilité dans la sphère publique

La nouveauté des vingt dernières années réside dans le fait que ces conseils sont véhiculés par tous les médias. Pour nombre de musulmans burkinabés, dans un contexte de libéralisation des télécommunications à partir de 1991 (Lejeal 2002, 142-144 ; Balima et Frère 2003, 17-18), il s’agit de « promouvoir l’image de marque de l’islam[13] ». C’est également ce que soulignait cet intervenant lors d’une conférence-débat organisée par le CERFI :

Nous sommes à l’ère des autoroutes de l’information. […] Il ne faut rien laisser de côté. Il faut utiliser tout ce qui est possible, la presse parlée, la presse écrite, la presse audiovisuelle, les autoroutes de l’information pour transmettre le message de l’islam de la manière la plus convenable[14].

Le rôle joué par les médias correspond en fait à une forte dynamique du sentiment religieux qui se traduit par une soif irrépressible de connaître sa religion et de bien la pratiquer afin de renforcer le sentiment d’appartenance à la communauté religieuse. Ce sentiment traverse les générations et les milieux sociaux. Dans cette perspective, les grands rassemblements dans des stades, l’organisation de conférences, la diffusion de prêches à la radio et à la télévision participent de cette volonté d’investir l’espace public du religieux et du coup, de mettre en exergue la figure centrale du converti, habité par sa foi et vivifié au contact des autres ressentant le même sentiment d’appartenance à un moment précis et investissant des lieux moins conventionnels. Il ne s’agit donc plus seulement d’aller se recueillir à la mosquée, de suivre des cours de Coran à la madrasa[15] ou dans une annexe de la mosquée et de prêcher en français — considérant que les étudiants francisants dans les mosquées étaient lésés du fait de prônes prononcés uniquement en arabe[16] —, mais aussi d’investir des lieux publics considérés comme « non religieux » et éminemment populaires tels que les stades ou encore les hôtels[17]. En fait, ceci participe à un phénomène plus général qui s’observe dans la sous-région et notamment au Mali (Soares 2004 ; Schulz 2006a ; 2006b ; Soares 2006 ; Schulz 2007 ; Holder 2012) et au Niger (Hassane 2009 ; Sounaye 2011 ; 2013).

Bien que les prêcheuses, même les plus reconnues, ne soient pas encore au stade d’investir de tels lieux, il n’en demeure pas moins que ces dernières, toutes générations confondues, en ayant toujours insisté sur la nécessité pour les femmes de connaître et de comprendre le Coran afin de prendre conscience de l’importance de leur rôle en islam, ont d’abord privilégié des lieux de la sphère privée (les maisons) dès les années 1970 ou les lieux d’entre-soi (associations féminines de quartiers et salles de prière réservées aux femmes). Faisant le constat que les femmes étaient ignorantes sur les fondements de l’islam et sur le contenu du Coran, certaines femmes, plus au fait de leur religion, ont eu pour objectif de réunir leurs coreligionnaires, de les alphabétiser en arabe et leur dispenser quelques commentaires en mooré afin qu’elles comprennent des sourates-cibles qui ont trait aux rôles, responsabilités et devoirs des femmes en islam[18]. La création d’Itihad Al Islami-section femmes en 1984 est l’aboutissement de cette dynamique. En effet, cette association a été voulue comme un lieu par excellence de rencontres, d’échanges et de promotion du statut de la femme en islam et d’émulsion pour les jeunes générations qui, en animant des conférences dans les quartiers, se sont fait connaître par un auditoire plus large et mixte, ce qui leur a permis d’être progressivement repérées pour animer des émissions à la radio. Selon les volontés de la fondatrice de cette association, l’Itihad Al Islami-section femmes doit être un lieu où est facilité le passage de témoins des aînées aux plus jeunes[19]. Ainsi, bien qu’ayant toujours choisi des lieux plus conventionnels, les femmes ont néanmoins su s’adapter au nouveau contexte de médiatisation du religieux et prendre au vol les quelques opportunités qui s’offraient à elles sachant que la programmation de leurs émissions n’est pas continue.

Cette nuance faite, il reste qu’en investissant de tels espaces, les musulmans ont la volonté de changer l’image rétrograde souvent accolée à l’islam dans l’imaginaire collectif du Burkina Faso. Ce faisant, ils peuvent mieux attirer de nouveaux profils de fidèles tels que des cadres, des intellectuels, des fonctionnaires, des industriels, etc. Comme le souligne l’imam très reconnu de l’AEEMB/CERFI, Alidou Ilboudo, « sortir de la mosquée, c’est toucher la communauté, aussi faire valoir les positions de l’islam, communiquer avec la société, se faire connaître[20] ». Cette logique, qui s’observe également dans les autres pays de la sous-région, participe aussi à une remoralisation de la sphère publique (LeBlanc et Gomez-Perez 2007, 51). Ce phénomène s’observe également un peu partout en Afrique de l’Ouest tant du côté de l’islam (Masquelier 1999 ; Sounaye 2009 ; Samson 2009) que du côté des mouvements pentecôtistes (Mayrargue 2004). En ce qui concerne les femmes, le fait d’investir les lieux traditionnels, dont la mosquée, participe déjà d’une évolution marquante du refus de celles-ci de vivre leur foi seulement dans la sphère privée. La présence de femmes à la radio ne fait que renforcer cette évolution et rendre compte du fait que le savoir transcende les frontières de genre et que les femmes sont tout aussi à même de participer à la dynamisation de l’islam. Au-delà de l’ambition de vivifier l’appartenance religieuse du musulman dans la sphère publique notamment grâce à l’utilisation des médias, il s’agit aussi de mettre en exergue la figure du converti qui a un comportement social exemplaire.

1.3 Le converti comme figure exemplaire en vue d’une unité de la umma

L’entreprise de raffermissement de la foi, qui passe par la remoralisation, nécessitait la création de médias islamiques en réaction à la nature considérée comme immorale de certaines émissions de chaines de radios ou de télévisions privées. La remoralisation de l’individu, omniprésente dans les discours des prêcheurs(ses), a pour modèle la figure du « bon musulman » qui est marquée par une conduite de vie irréprochable. Des prêches font régulièrement état du problème du contenu des télénovelas[21]. Ce type d’émission est présenté comme un « danger » pour la société, car il véhicule un mode de vie occidental « contraire à la morale » et participe à la « colonisation des esprits[22] ».

En contrepoint à cette image d’Épinal collée à la civilisation occidentale, est proposée une autre représentation censée véhiculer une éthique islamique à travers laquelle sont mis en avant des marqueurs identitaires communs aux convertis. Parmi ceux-ci, on trouve l’importance de la pudeur[23], de l’hygiène corporelle (port de la barbe), des règles de conduite avec l’Autre (serrer ou non la main à une femme, être seule ou accompagnée lorsqu’une femme est avec un homme dans une salle sans témoin), de l’hygiène vestimentaire[24] (porter le voile, des habits amples et non transparents pour les femmes voire porter des habits noirs pour les femmes sunnites jusqu’à porter ou non des gants, des chaussettes et le voile intégral afin de cacher l’ensemble du corps ; porter la tunique blanche comme les wahhabis ou non pour les hommes, etc.) et des signes d’humilité (ne pas parler fort, avoir une certaine retenue dans ces propos, etc.). La figure de la « bonne musulmane » est associée à un comportement vertueux dans la vie de tous les jours avec pour référents notamment les femmes du Prophète et de ses compagnons[25]. Dans cette optique, tant les prêcheurs que les prêcheuses formulent nombre de recommandations et d’injonctions d’ordre comportemental pour le/la converti(e).

Outre ces marqueurs identitaires, le principe d’unicité au sein de la umma et la lutte contre la fitna[26], qui a régulièrement affecté les musulmans du Burkina Faso (Otayek 1984 ; Cissé 1994 ; Kouanda 1998), sont souvent abordés. Les prêches tendent à minimiser les spécificités cultuelles des différentes tendances de l’islam burkinabé au profit d’un islam plus « universel » dégagé de toute division et en lien avec les premiers temps de l’islam. Ainsi, peu importe l’appartenance islamique, un consensus semble avoir émergé en faveur d’un discours « islamiquement correct » afin de s’adapter aux demandes des nouveaux profils de fidèles. Ceux-ci, pour la plupart, préfèrent connaître les préceptes de base du musulman pratiquant plutôt que d’entrer dans les débats théologiques, qui exacerberaient les dissensions religieuses (Saint-Lary 2012). C’est ainsi que dans l’optique de lutter contre la fitna pour ne pas désintéresser les convertis qui ne souhaitent pas se rattacher formellement à une tendance de l’islam, plusieurs initiatives ont émergé pour impulser des rapprochements entre les différentes tendances islamiques du Burkina Faso[27].

La cohésion effective de la communauté musulmane dans son ensemble demeure en réalité ambivalente. Certes, le long conflit entre la CMBF et le MS est de l’histoire ancienne (Cissé 2009, 25-29) ; le fait qu’Ismaël Derra soit le responsable des émissions religieuses à la radio Al Houda et soit identifié comme un homme qui a la confiance tant du milieu sunnite que celui de la CMBF en est un bon exemple. Cependant, les tenants de la Ahmadiyya font l’objet de critiques virulentes de la part de l’ensemble des tendances de l’islam burkinabé au point d’être exclus de l’umma (voir notamment Cissé 2010 ; Samson, 2011). L’imam Sana de la Grande mosquée de Ouagadougou gérée par la CMBF la critique régulièrement et l’accuse de subterfuge dans ses prêches. Les Tidjanis sont également très acerbes envers ce mouvement (Samson 2011) tout comme Dr Kindo du MS ou Ismaël Derra. Les membres de la Ahmadiyya ont même été traités de mécréants et d’hérétiques dans la presse généraliste[28].

Pour leur part, les prêcheuses n’entrent pas dans ce type de débat pour deux raisons principales. D’abord, elles ne se sentent pas encore aptes à rivaliser avec les prêcheurs sur de tels débats. C’est notamment le cas des francisantes. Plus important encore, les francisantes comme certaines arabisantes, considèrent que la priorité est ailleurs, soit celle de traiter de sujets relatifs aux rapports de genre en mettant l’accent sur la vie en couple à travers les devoirs et droits tant des femmes que des hommes et en invitant à prendre de la distance avec des interprétations patriarcales des textes religieux.

Dans un contexte de raffermissement de la foi, la prière est le premier élément dans le dispositif pour mettre en exergue la figure d’un converti exemplaire et exalté. Cette figure sera d’autant plus mise sur le devant de la scène que s’opère la visibilité de l’islam dans l’espace public via les médias. Ce nouveau contexte conduit à standardiser les comportements et propager la figure du pratiquant, gage d’unité de la umma. Pour autant, l’objectif est d’attirer des profils diversifiés de convertis, rendant compte d’un jeu de complémentarité, mais aussi de concurrence entre les francisants et les arabisants.

2. La figure du « nouveau » converti : quêtes identitaires diversifiées

Les vingt-cinq vingt dernières années ont été marquées par l’émergence de « nouveaux » profils de convertis, dont les francisants. Formés dans les écoles publiques, ils sont à la recherche d’une plus grande connaissance de leur religion et d’une légitimité au sein de la communauté musulmane. Pour les atteindre dans une optique de raffermissement de leur foi, des activités religieuses diversifiées ont été instaurées de même que l’utilisation plus importante de médias. Du côté des prêcheurs et prêcheuses arabisant(e)s, la volonté de répondre à la forte concurrence entre les acteurs religieux d’une part, et de rejoindre un grand nombre de convertis d’autre part, a favorisé l’utilisation de la radio, des langues nationales et plus récemment de la télévision.

2.1 Le converti francisant en quête d’une foi plus affirmée et d’une légitimité

Au-delà du bon comportement que le musulman doit adopter dans l’optique d’un raffermissement de sa foi, les années 1990 ont été marquées par l’émergence de la figure du « nouveau » converti. Celui-ci, souvent issu du système éducatif public, comprend des hommes et femmes fonctionnaires, actifs ou retraités pour beaucoup — les « marabouts à cravate » comme les surnomme Miran dans le contexte ivoirien (2007, 99-100) qu’on retrouve au CERFI —, des commerçants, des techniciens, ainsi que des étudiants et des lycéens impliqués au sein de l’AEEMB[29]. Ayant hérité de la religion de leurs parents, ils redécouvrent leur foi et aimeraient la prendre en main. Ils souhaitent prouver qu’ils peuvent s’épanouir dans leur voie tout en revendiquant leur identité musulmane. Les musulmans francophones souffraient cependant d’un déficit de légitimité religieuse. Au moment de la création de l’AEEMB vers la fin des années 1980, le jeune âge et la formation dans le public de ses membres faisaient l’objet de réserves et de critiques notamment de la part des arabisants. Beaucoup étaient d’avis que l’école publique ne pouvait former que des sujets peu religieux, des « musulmans non pratiquants » sinon antireligieux si bien que les francisants durent s’engager dans « une longue campagne d’explication et de sensibilisation auprès de toutes les communautés musulmanes[30]. »

Ces nouvelles figures du converti étaient donc en quête de savoir islamique, car durant toute leur scolarité, ils n’avaient effectivement pas reçu, ou très peu, d’éducation religieuse[31]. Ce contexte explique leur complexe d’infériorité vis-à-vis des arabisants et leur timidité à affirmer leur identité islamique. Avec les années 1990 caractérisées par une réaffirmation du religieux, les francisants ont souhaité mieux connaitre leur religion. Pour cela, ils bénéficient de guides en la personne de certains imams francisants tels que Alidou Ilboudo, Ismael Tiemdrebeogo, Tiégo Tiemtoré qui, dès la fin des années 1980, ont montré leur militantisme dans l’AEEMB. Par exemple, Alidou Ilboudo était en 1988 responsable de l’information du Kadiogo et faisait partie, entre 1990-1992, du bureau de l’association comme délégué aux affaires culturelles[32]. Dans ce nouveau contexte, nombre d’imams et de prêcheurs de l’AEEMB et du CERFI mettent l’accent sur l’apprentissage du Coran et des préceptes islamiques, car comme le souligne l’imam Tiégo Tiemtoré, être un bon musulman nécessite la connaissance : « La finalité de l’éducation en islam est de former et instruire un individu musulman […] Ça veut dire de l’habiller de vertus, le parer de qualités […] pour qu’il lutte pour le bien et s’érige en défenseur des bonnes causes et pour qu’il soit un rempart contre les antivaleurs[33] ».

Outre la volonté d’acquérir de meilleures connaissances religieuses pour gagner en légitimité auprès des arabisants, les francisants cherchent à déconstruire les préjugés ternissant l’image de l’islam au Burkina Faso. Pour Ibrahim Bara, « l’islam est l’objet d’une diffamation séculaire [et] est présenté comme une religion traditionnelle d’analphabètes — la religion du fanatisme, de l’intolérance, de la paresse et de la mendicité. Et de fait, l’islam à travers cette présentation est “l’opium du peuple[34]” ». Pour guider et attirer les « nouveaux » convertis au profil particulier seront mises en place de nouvelles stratégies de communication.

2.2 Du raffermissement de la foi des francisants à la figure du converti ancré dans la globalisation

Pour mieux rejoindre les musulmans francisants, l’AEEMB met l’accent sur un travail d’éducation et de formation religieuses en organisant des conférences dans les établissements scolaires et universitaires, des cours du soir, des causeries-débats, des projections de films, des séminaires, des colonies de vacances, des semaines culturelles et des activités récréatives (théâtre, sport). Ces animations ne sont pas nouvelles et s’inspirent largement de ce que les mouvements réformistes islamiques faisaient depuis les années 1980 dans la sous-région, notamment au Sénégal, au Mali ou au Niger. La nouveauté réside plutôt dans le fait que ces animations visent à renforcer les connaissances religieuses et la foi au sein des francisants en quête d’une identité et d’une légitimité islamique dans le cadre de la da’wa[35], en ciblant un profil de fidèles, garçons comme filles, grandement ignoré jusque-là. Dans cette optique, l’AEEMB a institué un organe de formation mixte à trois niveaux — l’émir 1 (instructeur), l’émir 2 (moniteur) et l’émir 3 (conférencier) — et a mis en place en 2000-2001 l’« opération Khadidja », qui est réservée aux lycéennes et aux étudiantes[36]. L’objectif est double : d’une part, offrir un cadre aux filles pour qu’elles se sentent plus libres de s’exprimer qu’au sein de structures mixtes et, d’autre part, donner l’image d’une religion ouverte et moderne en alliant activités récréatives (cantiques, tricotage, art culinaire) et formatives (conférences sur des thèmes religieux portant sur les femmes). Les meilleurs éléments féminins sont aussi repérés pour être formés à devenir conférencières dans le cadre de la « formation élite pour soeurs/da’wa pour soeurs » pour qu’elles puissent prêcher devant un public mixte[37].

La volonté des musulmans francisants de mieux connaître et pratiquer leur religion se manifeste aussi par l’apprentissage du Coran dans le cadre des cours du soir. La Ligue burkinabè à la lecture et à la mémorisation du saint Coran (Libulmesco), créée il y a près de 10 ans, a pour vocation d’offrir à un public francophone, qui est, ou a été, scolarisé en français, des cours du soir pour l’apprentissage du Coran et la maîtrise de l’arabe classique. Ces musulmans francophones se forment donc sur un terrain où les arabisants pouvaient auparavant se distinguer (Saint-Lary 2011b). Parallèlement à cela, les cellules féminines des associations islamiques organisent des cours du soir afin que les femmes analphabètes ou francisantes apprennent à lire le Coran pour bien pratiquer et pour qu’elles puissent comprendre globalement le sens du texte sacré[38].

La recherche d’une visibilité dans les médias est aussi une autre stratégie pour rejoindre les nouveaux convertis francisants. Depuis 1998, l’émission « Comprendre l’islam » est diffusée en direct tous les mardis de 21h à 22h à la radio nationale Arc en ciel. Cette émission est rediffusée le dimanche à la radio Al Houda sous le nom « Apprendre l’islam » avec un contenu qui peut être modifié. L’émission a pour but de faire comprendre les fondamentaux de l’islam, mais elle a dû être suspendue à la radio nationale sans que la raison nous soit précisée alors que son statut est précaire à la radio Al Houda en raison de l’absence d’un animateur régulier provenant de l’AEEMB. Par ailleurs, deux émissions sont proposées à la radio Ridwan par des membres de l’AEEMB et durent chacune une heure avec un invité : « Nutrition » animée par des médecins de l’association et « Santé pour tous » par d’autres qui sont nutritionnistes dans l’optique de transmettre des conseils d’hygiène de vie afin de répondre au principe central d’être un « bon musulman » dans un corps sain.

Une diffusion plus régulière s’observe à la télévision même s’il s’agit d’un seul cas. En effet, l’émission de télévision « Foi de Croyant » est diffusée depuis 2010 de façon hebdomadaire à la Radiodiffusion Télévision du Burkina (RTB), une chaine de télévision nationale publique. Un comité regroupant six associations (AEEMB, CMBF, MS, Association des Tidianes du Burkina de Maïga, Al Itihad et le CERFI) gère la programmation de l’émission réservée à l’islam[39]. L’imam Alidou Ilboudo de l’AEEMB/CERFI a été choisi pour animer cette émission de 30 minutes. Il sélectionne un thème, l’introduit et pose des questions à un ou deux invités, généralement l’imam Ismael Tiemdrebeogo et l’imam Tiemtoré, dans un décor très neutre. Telle que conçue, cette émission permet en réalité aux deux associations — l’AEEMB et le CERFI — d’acquérir une visibilité. Du même coup, les francisants peuvent gagner une légitimité aux yeux de tous dans la mesure où cette émission est régulière et met en scène des cadres francophones pour parler des préceptes religieux. À travers les thèmes choisis — « Le Hadj », « Le sens et les types de jeûnes », « La lecture du Coran », etc. —, on remarque que le médium télévisuel reste un prolongement de ce qui était déjà offert à travers le journal An-Nasr, s’inscrivant clairement dans l’optique d’un raffermissement de la foi des fidèles. La répétition du contenu sur des supports différents fait partie de la stratégie de communication des associations, car leurs responsables considèrent que l’auditoire n’est jamais le même ou est désireux d’entendre une nouvelle fois le message à des heures et circonstances différentes.

Bien que l’utilisation de l’internet au Burkina Faso demeure encore restreinte à une très faible proportion de la population — 4,4 % selon Internet World Stat[40] — un nombre croissant de musulmans maîtrisant le français se servent du web pour obtenir des informations religieuses. De toutes les associations musulmanes du pays, le site web de l’AEEMB a toujours été le plus fréquemment mis à jour et le plus riche en termes de contenu, que ce soit des nouvelles concernant les activités de l’association, des commentaires de l’actualité nationale et internationale ou la possibilité de s’abonner à une newsletter[41]. Pour les musulmans en quête de raffermissement de leur foi, les forums de discussions sont des endroits privilégiés pour discuter des comportements adéquats en regard aux préceptes de l’islam. Sur le forum du Musulman du Faso[42], en ligne depuis plus de deux ans, les internautes, basés au Burkina Faso ou expatriés, soumettent des situations concrètes portant autant sur les devoirs cultuels et notamment sur la prière (les ablutions, la posture, réciter les sourates, conjuguer travail et heures de prières)[43] que sur les pratiques sociales et les rapports hommes-femmes. Ils attendent des réponses concrètes pour les éclairer sur le « bon » comportement que le musulman doit adopter.

L’anonymat qu’assurent l’internet et l’utilisation d’un nom d’utilisateur permettent également de poser des questions sur des sujets plus sensibles comme ce fut le cas pour cette femme :

Le problème est que mon mari me méprise depuis des années et ne respecte pas mon droit physique et ne me donne même pas un baiser. En plus, il regarde des films pornographiques. J’ai des enfants et je crois que le divorce ne serait pas une solution à cause d’eux. Quelle solution faudrait-il adopter ? Je suis très gênée d’avoir à parler de ces choses avec lui[44].

Ainsi, bien que ce procédé soit nouveau et encore peu utilisé, ce médium offre une liberté d’expression accrue de la part des fidèles sans que cela conduise à créer un environnement délibératif mais plutôt à accentuer l’ancrage identitaire religieux[45]. Pour les prêcheuses, la radio demeure le médium privilégié étant donné qu’elle est très écoutée par les populations et leur a permis de prendre de l’assurance et de ne pas être confronté aux regards des hommes. Elles considèrent, en effet, que la radio crée une distance physique avec l’auditoire de plus en plus mixte.

Si les francisants ont exploité des moyens non-conventionnels (théâtre, activités sportives, etc.) et « modernes » comme l’internet pour rejoindre un profil particulier de converti généralement issu des milieux éducatifs publics et francophones, les prêcheurs et prêcheuses arabisants ont, grâce au soutien financier de la Fondation Abdallah Ben Massoud d’Arabie Saoudite, ciblé les médias radiophoniques puis télévisuels. L’accent a été mis sur l’utilisation de plusieurs langues locales pour rejoindre un plus grand bassin de convertis parmi lesquels plusieurs ne connaissent pas ou très peu l’arabe.

2.3 Stratégies de communication vers les arabisants et musulmans non-francophones : être visible à tout prix et après… ?

Selon des données de 2005, deux tiers des ménages burkinabés disposent d’une radio alors qu’un sixième d’entre eux ont une télévision (Capitant 2008, 202). Ainsi, le lancement de la radio Al Houda en 2004 visait à rejoindre un maximum de fidèles et pour « apprendre l’islam aux ignorants[46] » par le biais du médium le plus répandu à l’échelle nationale. Ce lancement était aussi une réaction à la marginalisation de l’islam dans l’espace public face à aux communautés chrétiennes, en position hégémonique, et aux pentecôtistes, très influents sur la scène politique[47]. Le comité de pilotage pour la création de la radio Al Houda avait utilisé l’argument selon lequel les musulmans n’avaient encore aucune radio à Ouagadougou à l’inverse des chrétiens et des pentecôtistes pour acquérir un droit d’émettre et « répondre au dynamisme des chrétiens[48] ». Comme nous l’avons précisé dans l’introduction, les chrétiens et les pentecôtistes avaient fondé des radios confessionnelles au Burkina Faso dès les années 1990.

Toutefois, bien que la radio Al Houda ait été ouverte à tous les musulmans, sa ligne éditoriale demeure proche de la tendance wahhabi en raison du commanditaire, l’ONG d’Arabie Saoudite Abdallah Ben Massoud et des principaux animateurs, des théologiens du MS dont Mohamed Kindo et Mohamed Sawadogo. De plus, la radio ne parvient pas à répondre entièrement aux exigences du Conseil Supérieur de la Communication (CSC). Il est notamment difficile à la direction de trouver des animateurs francophones pour animer certaines émissions d’ordre généraliste[49]. La très grande majorité des responsables de cette radio, n’étant pas issue du milieu radiophonique, considère la radio comme un moyen supplémentaire pour poursuivre l’effort de da’wa ce qui ne permet pas de réserver une tranche horaire aux émissions non religieuses et de diffuser un discours religieux consensuel voire neutre.

La mise sur pied d’une chaine de télévision Al Houda, au printemps 2012, répond d’une certaine manière à la même logique que celle utilisée pour la radio. Son lancement relève non seulement d’une stratégie d’occupation de la sphère publique, mais aussi d’une volonté de s’adapter à la demande du public qui est attiré par l’image selon les responsables. Moussa Sana, directeur de la télévision Al Houda, faisait remarquer qu’« une image vaut 1000 mots » et que « la télévision a plus d’impact que la radio[50] ». Ce type de discours montre une volonté affichée de donner une allure moderne à l’islam pour attirer une nouvelle catégorie de convertis. Par ailleurs, le souci est de concentrer plusieurs expertises : celle technique avec le directeur, Moussa Sana, qui est issu du milieu radiophonique, celle francophone et communicationnelle avec le chef de programme, Souleymane Kologho, venant de l’AEEMB et ayant une ancienne expérience de la radio et de coordination, et enfin, celle arabisante et religieuse avec le chef de programme religieux, Ismaël Derra, qui a su gagner la confiance du MS.

Dans la même optique, une place est réservée aux femmes dans les médias et notamment à la radio et la télévision Al Houda afin qu’elles puissent animer des émissions. Cela s’inscrit dans la volonté de Mohamed Kindo, grand imam du MS et coordonnateur du conseil des sages de ce mouvement, d’inviter les femmes à sortir de chez elles, afin qu’elles puissent aussi oeuvrer à la da’wa comme les hommes auprès d’autres femmes[51]. Bien que cette ouverture offerte aux femmes soit le signe d’une volonté de changement dans les rangs du MS, celles-ci rencontrent malgré tout des difficultés à obtenir une place pérenne dans la sphère médiatique. En effet, la plupart rapportent qu’elles ont été confrontées à la défiance d’une part, de certains membres masculins de leur association qui considèrent que les femmes n’ont pas à « parler haut et fort » et d’autre part, des responsables des radios qui considèrent que leurs connaissances religieuses sont à encadrer car sont à parfaire[52]. Outre l’aspect purement religieux, les animatrices ne bénéficient pas d’une rémunération ; seule une indemnité pour les frais d’essence leur est accordée. Ceci ne contribue pas à voir augmenter la visibilité des femmes à la radio, même si cela est considéré par ces dernières comme une consécration. L’absence de visibilité s’avère plus prégnante à la télévision dès lors que l’enjeu est de voir comment une femme, membre du MS de surcroit, peut ou doit se présenter à l’écran suivant les principes religieux véhiculés par l’association à tendance salafiste. Les femmes ne sont pas non plus présentes sur le web.

Nonobstant ces signes de défiance de nature religieuse, la situation pourrait se modifier à moyen terme dans la mesure où de plus en plus de femmes, membres ou non du MS, poursuivent des études religieuses à l’université Al Houda ou au Centre polyvalent, obtiennent des diplômes validant leurs connaissances, côtoient et forment d’autres femmes à être mieux informées sur leur religion. Cette situation contribuerait à approfondir l’intérêt pour le religieux auprès des femmes de différents milieux et profils, ce qui ne devrait pas laisser indifférents les responsables cherchant à étendre leur auditoire. Des signes de changement de perception des femmes sont d’ailleurs déjà perceptibles à la radio Ridwan où trois jeunes femmes, habillées en noir et voilées presque intégralement, animent une émission interactive qui a un fort succès d’écoute et suscite l’intérêt des hommes comme des femmes de différentes tranches d’âge ; elles abordent des sujets délicats tels que le mariage forcé ce qui conduit, de façon subtile, à rediscuter des normes sociales voire les critiquer dans certains cas pour éveiller les consciences[53].

Depuis les années 1990, de « nouveaux » profils de convertis musulmans aux quêtes identitaires et religieuses ont émergé. Les hommes et les femmes ayant suivi un cursus scolaire dans le système public en font partie. Musulmans de naissance et faiblement pratiquants, ils souhaitent réaffirmer leur foi. Ce désir passe par l’acquisition de meilleures connaissances religieuses par le biais de nouvelles activités religieuses dans le cadre de la da’wa et l’utilisation de médias tels que la télévision et l’internet. Les prêcheurs(ses) arabisant(e)s ont, quant à eux, misé sur l’utilisation de la radio puis la télévision pour rejoindre le plus grand nombre possible de convertis. Outre ces nouveaux convertis, certaines figures musulmanes se sont posées dans les dernières années en « converti-éclaireur » par leur autorité et leur légitimité religieuses ainsi que leur mise en valeur d’une forme de citoyenneté religieuse.

3. Le converti-éclaireur guide de sa communauté ou comment acquérir une reconnaissance sociale par le religieux

La médiatisation progressive de l’islam dans les années 1990 a conduit à l’émergence de personnalités qui jouent le rôle de guides pour leur communauté et qui jouissent d’une influence grandissante au sein de celle-ci, au point de devenir des figures d’autorité. Ce phénomène de « starisation » est d’autant plus intéressant qu’il transcende les différentes tendances de l’islam, les différents milieux — tant francisants qu’arabisants — et les générations. Cette médiatisation permet, dans certains cas, de confirmer l’autorité de certaines figures déjà considérées comme des références dans leurs milieux et d’ouvrir la voie à de nouvelles générations de convertis dès lors que ce converti-éclaireur met en exergue l’engagement citoyen de chaque musulman.

3.1 Entre starisation et mise en autorité progressive

À la faveur de la création des différents médias islamiques, de nouvelles figures de prêcheurs(ses) ont émergé et sont mises sur le devant de la scène. Certaines émissions contribuent à accentuer une hyperpersonnalisation de l’animateur dans la mesure où est mis en scène son savoir religieux afin de rendre compte de son autorité, de son éloquence et de sa légitimité religieuse auprès des auditeurs. On assiste donc à un phénomène de starisation de certains prêcheurs qui se sont posés en figures d’autorité reconnues pour leurs connaissances islamiques, et ce, devant un auditoire de plus en plus important. L’« hypermédiatisation des prêches » traverse les différents courants islamiques au Burkina Faso et les cohortes — avec la présence tant de prêcheurs de la cohorte des années 1980 que d’autres des deux décennies suivantes.

Un exemple éloquent de prêcheur nous vient des années 1980, en la personne d’Aboubacar Doukouré. Né en 1952, il a fait partie de la première promotion de trois étudiants boursiers pour l’Arabie Saoudite en 1967-1968 où il a poursuivi ses études secondaires puis universitaires à l’Université islamique de Médine, avec un doctorat d’État en droit islamique à la clé en 1983[54]. De retour à Ouagadougou, il est devenu imam, puis le cheikh d’Hamdallaye, et a choisi de se détacher de la tradition soufie paternelle pour s’orienter vers un islam « réformiste » (Vitale 2012, 378-379 ; Dasseto et al. 2012). En 1986, il a été à l’origine de l’implantation d’une ONG islamique koweïtienne au Burkina Faso, la Fondation islamique internationale de charité. Son réseau dans le monde arabe lui a permis de devenir membre permanent de l’Académie de Jurisprudence de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) en 1987 et conseiller aux affaires islamiques de façon ponctuelle pour le Ministère burkinabé des Relations extérieures[55]. En 2009, il a été élu, pour la troisième fois consécutive, président du Conseil exécutif de l’Organisation islamique pour l’éducation, la culture, la science et la communication (ISESCO)[56]. Fait intéressant à noter, son autorité a précédé sa médiatisation : compte tenu de son aura, il a en effet été approché par un cercle de ses amis pour l’inciter à lancer la radio Ridwan[57].

D’autres prêcheurs arabisants appartiennent en revanche à une cohorte plus récente, étant revenus des pays arabes à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Parmi ceux-ci, Aboubacar Sana, grand imam de la Grande mosquée de Ouagadougou de la CMBF, Mohamad Kindo, grand imam du Mouvement Sunnite et Mohamed Sawadogo, imam de la mosquée Al Houda, sont devenus des figures musulmanes très médiatisées tant dans les médias islamiques que dans le médias non confessionnels. Ces arabisants ont en commun d’avoir un talent d’orateur et d’avoir poursuivi des études islamiques à l’étranger. Aboubacar Sana a fait ses études universitaires en Arabie Saoudite et a été désigné comme imam par la CMBF en 1997[58]. Mohamad Kindo a étudié dans une madrasa à Bobo-Dioulasso avant de partir en Arabie Saoudite en 1982 en tant que boursier de l’Université de Médine, où il a obtenu une thèse en théologie en 2003[59]. Il a été le premier président du comité du spirituel à la radio Al Houda entre 2004 et 2006. Quant à Mohamed Sawadogo, boursier, il est parti en Arabie Saoudite en 1979 où il a obtenu un doctorat en rhétorique prophétique. Il est recteur de l’université Al Houda depuis la rentrée 2007 et est superviseur général de la fondation Abdallah Ben Massoud[60].

Pour ce qui est des prêcheurs francisants de la cohorte de la transition démocratique, les figures les plus médiatisées ont la particularité d’être issues de milieux universitaires francophones et d’avoir majoritairement étudié au Burkina Faso, tout en ayant suivi des cursus scolaires très différents les uns des autres. Ainsi, certains imams et prêcheurs de l’AEEMB/CERFI possèdent une formation en mathématique, en sociologie ou encore en communication. L’imam Ismaël Tiemdrebeogo a fait une maîtrise en droit et un master en gestion des entreprises à l’Université de Ouagadougou[61]. L’imam Alidou Ilboudo est enseignant de formation[62] alors que l’imam Tiégo Tiemtoré a suivi une formation en journalisme et en communication[63].

La médiatisation des prêcheurs au Burkina Faso tend à toucher autant les prédicateurs plus âgés comme ceux évoqués précédemment que des plus jeunes comme Ismaël Derra, et ce, toutes tendances confondues. Derra, membre de la CMBF, est devenu une figure incontournable de l’islam ouagalais, car il fait le pont entre la CMBF et le MS et il est reconnu pour son savoir religieux. D’ailleurs, après avoir suivi des études en pédagogie islamique en Égypte en tant que boursier de l’Université Al-Azhar en 1996, il est retourné au Burkina Faso en 2004, après avoir obtenu sa licence, et s’est fait connaître par ses prêches à Ouagadougou[64]. Dans ce contexte, les responsables de la radio Al Houda l’ont invité à les rejoindre comme d’autres arabisants reconnus, pour aider au lancement de la programmation radiphonique. De fil en aiguille, il est devenu le responsable des émissions religieuses dans cette radio après le retrait de Dr Kindo.

À l’inverse du Sénégal, on ne peut cependant pas parler de figures-stars au sein des prêcheuses au Burkina Faso. Toutefois, quelques figures ascendantes, qui animent des émissions à la radio Al Houda et quelques fois à la radio Ridwan, se démarquent. Zara, après être passée à la madrasa de Samandin entre 1974-1977 et à la madrasa centrale de la CMBF entre 1977 et 1982, a obtenu le BEPC en 1991 à l’institut Aorèma puis est repassée par la madrasa centrale pour obtenir son baccalauréat[65]. Quant à Amia, elle a aussi été formée dans la madrasa centrale jusqu’au BEPC. En 1998, elle est allée à l’institut de Doukouré pour suivre des cours afin de passer le baccalauréat (obtenu en 2001)[66]. Parallèlement, dès les certificats obtenus, elles ont décidé de suivre des cours du soir en français (car selon leur constat, c’est la langue parlée dans l’administration), des cours de perfectionnement (dactylographie, informatique) et enseignent, pour la plupart, dans des établissements privés.

Un autre type de figure de converti-guide a émergé dans les dernières années suite à l’utilisation des nouvelles technologies de la communication. Ce sont ceux qui, à travers l’utilisation croissante des forums, ont acquis une certaine autorité ou à tout le moins une légitimité. Ainsi, sur le forum du site le Musulman du Faso, un certain Harouna Sawadogo semble être la personne-ressource/experte par excellence, étant celui qui apporte le plus souvent les réponses aux internautes et fournit régulièrement des liens externes vers d’autres pages web en arabe dans la majorité de ses réponses. Par ce procédé, il peut laisser entendre qu’il a une excellente maîtrise de l’arabe, langue considérée comme sacrée et d’autant plus prestigieuse dans un espace musulman non arabophone. Il est intéressant de noter que sa formation ou son profil n’est pas spécifié sur le site. Bien qu’il ne puisse pas s’appuyer sur le prestige lié à une formation à l’étranger comme c’est le cas de Mohamed Sawadogo et de Mohamed Kindo, le fait que les autres internautes ne complètent pratiquement jamais ses réponses peut témoigner du fait qu’il a acquis une certaine autonomie voire autorité sur ce forum.

L’utilisation de l’internet pose toutefois le problème de l’identité véritable de l’internaute. L’utilisation potentielle d’un pseudonyme ne permet pas de valider l’identité. D’ailleurs, quelqu’un du nom d’Ismaël Tiemdrebeogo est déjà intervenu sur le forum. L’internet rend donc poreuses les frontières de la légitimité et de l’autorité religieuse et permet en quelque sorte une démocratisation de l’interprétation religieuse. Le converti-guide, de par son statut privilégié, est ainsi au centre de l’entreprise de remoralisation des fidèles et de conversion et s’ingénie à former une lignée de convertis afin que le travail de la da’wa se perpétue.

3.2 Pour une lignée de convertis : de l’action sociale à l’engagement citoyen ?

Le converti-guide s’évertue à ramener des membres, un temps exclus de la communauté, sur le droit chemin. Ceci s’observe dans le cadre de visites dans les prisons ainsi que dans les hôpitaux et répond à l’exigence de la da’wa, c’est-à-dire de conversion par l’action sociale. Par exemple, à l’occasion de la Tabaski 2011, l’ONG Hasene, en collaboration avec l’association An Nasr pour la promotion de l’enseignement islamique a offert 10 boeufs aux prisonniers de la Maison d’arrêt et de correction de Ouagadougou (MACO)[67]. La commission jeunesse de la CMBF a, quant à elle, remis des vivres aux malades de l’hôpital Yalgado Ouédraogo en juillet 2012. Une semaine plus tard, une délégation de la CMBF conduite par Mahamoudou Bandé a remis des vivres aux détenus de la MACO[68]. Au terme de cette visite, la CMBF avait fait savoir son désir de poursuivre ses gestes de solidarité à l’endroit d’autres groupes en difficulté[69]. En fait, ceci s’inscrit plus largement dans un contexte où, depuis les années 1990, les associations et les ONG islamiques s’impliquent de plus en plus dans les secteurs de l’éducation et de la santé pour pallier les carences de l’offre des structures sociales publiques (Couillard 2013) et répondre au dynamismes des pentecôtistes et de l’Église dans ce secteur.

En dehors de quelques émissions qui portent indirectement sur des débats de société tels que le mariage forcé, certaines prêcheuses initient des actions sociales en direction du milieu carcéral et du milieu hospitalier. Par exemple, Lisa donne une formation depuis 1999 aux femmes musulmanes à la MACO sur ses propres fonds — cette initiative est aussi soutenue par Itihad islami — après qu’elle ait reçu une formation en 1999 sur les dangers de l’excision par le centre national de lutte contre l’excision et une formation en Libye sur la vie de la femme musulmane en islam, la même année, sur des financements de l’Association de l’Appel Islamique (AMAI)[70]. En prison, les discours invitent les femmes à abandonner de mauvaises pratiques telles que l’excision qui ne sont pas reconnues par l’islam ainsi qu’à leur adresser des formules de pardon et de réintégration dans la société. Quant aux visites à l’hôpital, il s’agit d’appeler les familles des enfants malades d’avoir la foi et de ne pas faiblir devant l’épreuve. Ces visites ont lieu le plus souvent durant le mois de Ramadan[71].

Pour les figures de converti-guides, l’action sociale religieuse passe également par l’engagement citoyen du musulman. Dans ce contexte, l’individu et le collectif sont donc étroitement liés. Ainsi, à l’occasion de la prière de l’Aïd el-Fitr[72] en septembre 2010, l’imam Tiégo Tiemtoré rappelait aux fidèles qu’à l’approche des élections présidentielles de novembre, « la foi musulmane invite le croyant à l’engagement citoyen », car les musulmans ont « une responsabilité vis-à-vis de Dieu, mais aussi des hommes[73] ». La présence et l’action citoyenne du bon musulman dans sa cité sont fondamentales. Pour autant, la revendication d’une meilleure visibilité du religieux dans la sphère publique qui peut être symbolisée par la figure du converti bon citoyen ne va pas sans l’usage de précautions d’ordre technique, politique et idéologique. Les nouvelles figures-guides religieux expérimentent les règles inhérentes à la diffusion de messages dans les médias. Elles expérimentent de nouvelles façons de transmettre des messages religieux en s’éloignant de positions islamiques radicales et révolutionnaires propres aux années 1970-80 pour mieux s’adapter à un nouveau contexte de la « normalization » (Göle 2002, 174 ; Savadogo et Gomez-Perez 2011 ; Gomez-Perez 2012). Par exemple, dans un article du An-Nasr Vendredi intitulé « Élections législatives du 6 mai 2007 : voter pourquoi faire ? », l’auteur faisait valoir que le boycottage n’est pas une expression politique fructueuse. Que la meilleure façon de changer les choses, c’est de participer aux élections dans la persévérance puisque l’impunité et l’injustice se nourrissent de l’inaction[74].

Cependant, bien que ces prêcheurs encouragent les bonnes actions citoyennes, ils ne formulent pas vraiment de véritable programme politique concret. Le discours de l’AEEMB/CERFI met souvent l’accent sur le retour aux premiers temps de l’islam pour régler les problèmes actuels de la société. Par exemple, le calife Omar et Ibn Abdelaziz sont montrés comme des modèles de bonne gouvernance dans les sermons et articles du An-Nasr Vendredi[75]. De plus, il apparaît être plus facile pour les prêcheurs d’aborder l’actualité sous-régionale et internationale[76] que l’actualité nationale ou locale dans la mesure où cela ne concerne pas la politique nationale du président Compaoré. En fait, l’apolitisme est largement répandu chez les prêcheurs burkinabés de toutes les tendances dans un contexte d’État semi-autoritaire (Hilgers et Mazzocchetti 2006 ; Hilgers 2010).

Conclusion

Trois figures de converti ont émergé dans l’espace public à la faveur de la médiatisation croissante du religieux depuis les années 1990 et surtout depuis le début des années 2000 : celui du converti en situation de raffermissement de sa foi, le nouveau-converti en quête identitaire et enclin à mieux comprendre sa religion, et le converti-guide de sa communauté, qui a le rôle de remettre sur le bon chemin des convertis égarés. À travers ces trois figures de converti se mêlent deux logiques d’appartenance : celle de l’individualisation qui passe par l’exaltation de la foi, l’exemplarité du comportement et la moralisation de soi ; celle de l’individuation qui passe par l’ancrage dans la communauté religieuse, par une volonté de lutter contre toute division de la communauté et par un effort de da’wa.

Pour attirer un maximum de convertis, des stratégies de communication diversifiées sont mises en place à travers lesquelles s’établissent plusieurs logiques : le désir de renforcer les connaissances religieuses des francisants à travers différentes activités éducatives, culturelles et récréatives bien ciblées afin qu’ils acquièrent une plus grande légitimité auprès des arabisants ; la volonté de ces derniers à rejoindre davantage de convertis en utilisant les langues locales et la radio et, pour certains, à entrer en compétition pour se poser en figure d’autorité ; la volonté pour les femmes de s’autonomiser religieusement en utilisant notamment certains médias.

À travers la figure du converti-guide se pose la question de la mise en autorité du religieux et des effets de la médiatisation du religieux. En effet, l’utilisation de différents médias permet de transformer les rapports entre le converti-guide et sa communauté, voire de les rendre plus fluides, car la barrière de l’âge ou du sexe n’entre plus autant en ligne de compte. Il s’opère ainsi une certaine démocratisation des relations entre instructeur et apprenant. La légitimité religieuse semble plus immédiate, plus directe, car le prêcheur(se) ne souffre d’aucun intermédiaire ni artifice et entre plus directement en contact avec des profils de convertis plus diversifiés. C’est notamment le cas via le web, même si les convertis ont des demandes religieuses qui relèvent surtout du dogme. Si la médiatisation donne une plus grande audience aux discours du converti-guide dans l’espace public, les propos de celui-ci doivent cependant respecter un ensemble de normes qui résultent en une certaine retenue et standardisation, comme c’est le cas pour les discours à teneur plus politique.